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Chapitre 2 : Juste pour un café

2358 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 03/08/2023 22:53

Une éternité plus tard 

(Ou seulement quelques semaines) 



L’Archange suprême Aziraphale effectuait le travail de l’Archange suprême du Ciel. De fait, cela faisait exactement six semaines, trois jours, dix-sept heures et vingt-neuf secondes qu’il n’avait pas eu un aperçu de la Terre — que ce soit par les yeux, le goût ou même l’ouïe. Les sushis lui manquaient. Le son de son tourne-disque lui manquait. Le bruit de Londres lui manquait. Les humains lui manquaient. Les Anges étaient si… Si… Oh ! se gourmanda-t-il en secouant la tête, les Anges sont parfaits comme ils sont, oui, parfaits. Il passait ses journées à travailler sur les Grands Projets du Ciel, si ce n’était pas fantastique ! Que pouvaient donc valoir les sushis face à ça ? 

Trois nouvelles semaines passèrent. Quand il demandait des nouvelles de la Terre, on lui répondait : « Tout va toujours bien sur Terre ! ». Et s’il venait à questionner les quelques rares personnes susceptibles d’avoir une réponse à lui donner à propos de sa librairie, elles se contentaient de vanter les qualités de Muriel qui dépassait toutes les espérances. Ce qui ne permettait pas à Aziraphale de savoir ce qu’il se passait en bas, mais il n’osait pas poser de questions directes à propos de ce qui le tourmentait réellement. D’ailleurs, la plupart du temps, lui-même ne se demandait pas ce qui le tourmentait autant. 

Ce matin-là était un jour comme les autres. Du blanc à n’en plus pouvoir et des conversations à des lieux de ce à quoi pouvaient penser les humains. Aziraphale travaillait à un quelconque grand projet quand il décida qu’il avait besoin d’un café de chez Give Me Coffee or Give Me Death. Un café, voilà tout, sans arrière pensée ! Cela faisait tant de temps qu’il n’avait pas avalé de nourriture humaine.


Il ne s’en ouvrit pas à ses camarades angéliques qui l’auraient regardé avec beaucoup d’inquiétude s’il avait énoncé tout haut ses envies humaines. Il quitta son bureau sans bruit, un sourire confiant aux lèvres et les mains serrées avec angoisse contre son ventre. Allait-on lui interdire de quitter le Ciel ? Après tout, personne n’avait véritablement répondu à ses questions à propos de la Terre et de son temps, Gabriel quittait très rarement ce bel endroit. Mais il était l’Archange Suprême ! Il avait le droit d’aller où bon lui semblait, n’est-ce pas ?

Angoissé à l’idée de se faire pointer du doigt, Aziraphale traversa le hall immaculé et atteignit l’ascenseur sans encombre. Son cœur battait follement dans son corps. Il était à deux doigts de rendre le vide qui lui pesait sur l’estomac. Mais ce qu’il ressentait là ressemblait si follement à ce qu’il avait pu ressentir par le passé quand il agissait dans le dos du Ciel que ne lui vint même pas à l’esprit de revenir sur sa décision. Non, il appuya sur le bouton correspondant et sourit avec toutes ses dents quand l’ascenseur descendit en direction de la Terre et de toute son humanité. 

Le premier pas qu’il fit dans la rue encombrée et bruyante de Londres lui fit ressentir plus de choses qu’il n’en avait ressenti ces dernières semaines. Aussitôt, son regard se balada le long des bâtiments familiers. Il remarqua la devanture inchangée de son café préféré et en face, celle de la disquaire ; ici, la boutique de magie et là le restaurant. Aziraphale s’efforça d’englober tout cela du regard sans s’arrêter sur l’emplacement étrangement vide le long du trottoir, là où se garait ces dernières semaines la Bentley. 

Il émit un bruit satisfait et traversa la route ; il n’avait pas perdu ce bon vieux réflexe humain de regarder à droite puis à gauche, cela lui fit plaisir. Il s’arrêta sur le trottoir et leva un regard hébété sur sa librairie, sa bonne vieille librairie. Les carreaux étaient propres et l’intérieur semblait calme et vide. Le panneau “ouvert” était visible de la rue. Malgré l’étau qui lui coinçait la gorge, Aziraphale se décida à avancer. Le son familier de la cloche fit courir des frissons le long de son dos. 

Aussitôt, une silhouette blanchâtre se présenta à lui. L’archange cligna des yeux en regardant Muriel de haut en bas. Des semaines qu’elle était là mais elle n’avait pas trouvé nécessaire de se défaire du costume dans lequel il l’avait toujours connue. Heureusement, elle ne portait plus son casque d’officier. 


« Archange Aziraphale ! s’étonna-t-elle. Venez-vous me donner des instructions de… Vous savez… » 


Du menton, elle désignait le ciel d’un mouvement fort peu discret. L’Ange secoua donc la tête, un sourire gêné sur les lèvres. 


« Oh non, non… Vous… Vous… » 


Il s’éclaircit la gorge ; Muriel le regardait avec son éternel sourire, insensible à sa gêne, l’air un peu figé. 


« Les affaires se déroulent-elles bien ? » 


Dieu, que c’était étrange de se retrouver comme un étranger dans sa propre librairie ! Ci-et-là il voyait des traces de son absence. Sa tasse ailée avait disparu, son confortable fauteuil était remisé dans un coin et… Et, oh ! Son tourne-disque ! Où était donc passé son tourne-disque ? 


« C’est amusant, répondit Muriel en l’observant promener son regard effaré dans toute la pièce, votre ami Crowley m’a demandé la même chose pas plus tard qu’hier ! » 


Aziraphale eut l’impression de se prendre un coup dans l’estomac ; entendre ce nom fit exploser toute la retenue qu’il s’efforçait d’avoir. Il perdit son air tranquille — et tout à fait mensonger — pour braquer un regard avide et inquisiteur, et quelque peu méfiant, sur l’Ange Muriel. 


« C-Crowley, vous avez dit ? Il est venu ici ? 

— Il vient tous les jours ! sourit Muriel en attrapant une pile de livres et en la déplaçant sur une autre surface. 

— Tous les jours ? 

— Tous les jours, » confirma-t-elle en déplaçant une nouvelle pile. 


Aziraphale déglutit péniblement. Son cœur battait le rythme dans son corps, un rythme familier auquel il s’efforçait de ne pas accorder d’attention. Il suivait Muriel du regard. Elle avait l’air fortement affairé. Elle ne faisait qu’avoir l’air, cependant : elle se contentait de déplacer des livres et d’en bouger d’autres, comme si cela avait une quelconque utilité. En plus, remarqua Aziraphale, elle ne faisait qu’accentuer le capharnaüm déjà bien présent dans sa librairie auparavant tellement, tellement ordonnée ! 

Muriel s’arrêta soudainement au milieu de la librairie, la tête penchée sur le côté et les sourcils froncés. 


« C’est d’ailleurs étrange, non ? 

— Étrange ? demanda Aziraphale, un sourire pâle sur les lèvres. 

— Qu’il vienne ici tous les jours. N’est-il pas… Vous savez… » 


Elle s’approcha de lui et chuchota à son oreille un mot qui, cela se voyait, la faisait particulièrement frémir : 


« Un démon

— Oh…, fit l’Ange. Oh… » 


Il hocha péniblement la tête, ne sachant qu’ajouter de plus. Il déglutit encore, l’esprit tourné vers le démon. Pourquoi venait-il ici ? Pour s’enquérir des affaires de la librairie ? Ou venait-il… Était-il possible qu’il puisse, peut-être, vouloir avoir de ses nouvelles ? Aziraphale suivit Muriel qui parcourait les rayons, affairée sans l’être réellement. Il s’arrêtait quand elle s’arrêtait et reprenait son chemin quand elle le faisait également. Il ouvrait la bouche et la refermait, incapable de poser la question qui le taraudait. Pourtant, puisque Muriel gardait le silence sans ne jamais s’arrêter de sourire et de le qualifier de regards fascinés, il se décida à s’éclaircir la gorge : 


« A-t-il… 

— Oui ? » fit Muriel en s’arrêtant pour lui faire face. 


Ses yeux curieux mettaient Aziraphale mal à l’aise. 


« A-t-il… Demandé… Et bien… 

— Oui ? » 


Toujours ce grand sourire sur les lèvres. Aziraphale pris une grande inspiration. Grande Dieu, il était l’Archange Suprême ! Il avait le droit de poser des questions ! Il retrouva une contenance, leva le menton avec fierté et demanda sur un ton tout à fait neutre : 


« S’est-il enquis de ma santé ? 

— Qui donc ? » 


Il ne lui en fallut pas plus pour perdre sa superbe. Ses épaules s’affaissèrent et il se remit à s’entortiller les doigts. 


« Et bien… Crowley. 

— Oh ! Crowley ! Le démon ! 

— O-oui, marmonna Aziraphale en coulant un regard vers la rue. 

— Non. » 


La réponse tomba brutalement, comme un coup de tonnerre : avec force et violence. 


« Ah bon…, murmura l’Archange. 

— Il n’a jamais parlé de vous, » annonça joyeusement Muriel. 


Aziraphale ne s’attendait pas à ressentir un tel accablement. Comme si le monde s’était effondré une seconde fois. Sauf que le jour de la non-Apocalypse, l’ange ne se sentait pas aussi seul qu’à présent. La tristesse prit une place si grande dans son cœur qu’il se demanda s’il pourrait un jour s’en débarrasser. Il lui semblait que non. Il aurait dû rester au Ciel et ne jamais en redescendre. Se concentrer sur les Grands Projets puisque de toute manière Crowley n’avait pas voulu rester à ses côtés, comme l’Ange qu’il était encore au fond de lui. Mais à présent, Aziraphale commença à douter — peut-être que Crowley était un tel démon qu’il avait même oublié l’amitié qui l’avait lié à un ange… Oh, c’était idiot. Il devait partir, maintenant, et ne plus penser à tout cela. Il œuvrait pour le Bien du Ciel ! Il ne devait pas remettre en question les décisions ne lui appartenant pas.

Avant de quitter la boutique, Aziraphale se tourna une dernière fois vers son bureau, autrefois agencé comme il l’aimait, aujourd’hui complètement étranger. Il trouva la force de s’adresser une dernière fois à Muriel qui s’affairait encore sans réellement le faire. 


« Où donc est passé mon tourne-disque ? la questionna-t-il d’une voix affaiblie mais toujours aussi affable. 

— Votre quoi ? » 


Il soupira. Comment expliquer à un ange qui ne connaissait pas grand chose des affaires humaines ce qu’était un tourne-disque ? 


« C’était posé là, précisa-t-il en se déplaçant vers le meuble en question. Un objet conséquent, avec un espace aussi rond qu’une auréole au milieu. 

— Oh, cette chose ! 

— Oui, cette chose, fit Aziraphale avec un sourire crispé — la chose était vieille d’un bon siècle et il y tenait comme à la prunelle de ses yeux. 

— Il l’a récupéré ! » 


Elle lui sourit, d’un grand sourire, et repartit dans les rayons. Aziraphale la suivit du regard, bouche bée. 


« Il ? souffla-t-il après quelques secondes à combattre le faible espoir qui commençait à grandir en lui. 

— Il ! confirma Muriel. 

Il qui ?

— Vous savez… ! Le démon ! » 


Les yeux de l’archange s’agrandirent sous le choc. Crowley avait récupéré son tourne-disque ! Mais… Pourquoi ? Et quand ? Pour la première fois depuis qu’il était rentré dans la librairie, Muriel fut prise d’une inspiration soudaine et répondit à une question avant même qu’il ne la pose : 


« Il l’a récupéré il y a des semaines. Tellement de semaines. Quand il y en a trop, je ne sais plus les compter. » 


Et elle repartit à ses affaires après lui avoir offert un énième grand sourire respectueux. Persuadé qu’il n’aurait pas davantage de réponse, Aziraphale quitta la librairie. Il avait l’impression que ses jambes s’étaient transformées en coton. Il n’arrivait plus guère à penser correctement. Il savait qu’il devait remonter au Ciel et effectuer ses nombreuses tâches d’Archange Suprême, et tout ça, mais son esprit refusait de songer à autre chose qu’au démon. 

Crowley qui avait refusé son offre. Crowley qui n’avait pas fait parler de lui depuis des semaines. Crowley qui doutait de la bonté du Ciel et du bien fondé des plans des anges, qu’ils soient Grands ou non. Crowley qui avait traversé la pièce et qui avait osé… 

Aziraphale porta ses mains tremblantes à ses lèvres avant de baisser soudainement le bras, le rouge aux joues. Il jeta des regards furtifs autour de lui, persuadé d’avoir été pris sur le fait, mais non, personne ne le regardait. 

À cet instant précis, Aziraphale aurait pu prendre la décision de remonter au Ciel et d’abandonner ses pensées sur Terre, comme il l’avait fait ces derniers temps. Il aurait pu se noyer dans le travail et dans les Grands Projets de toutes sortes en se persuadant que son rôle était de faire le Bien avec un grand B et qu’il n’y avait pas de meilleur endroit pour le faire que celui où il se trouvait. Il aurait pu. Sauf qu’il leva la main et effectua un geste vers le bas. L’air se tordit autour de lui, légèrement plus chaud, plus fébrile, comme à chaque fois qu’il faisait un miracle et… 

Pof ! 

Il disparut pour réapparaître dans un endroit tout à fait inconnu. Devant lui se dressait une porte en fer derrière laquelle s’échappait une musique puissante et violente — exactement le genre qu’écoutait… 


« Crowley…, » murmura Aziraphale d’une voix troublée.

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