Tombé des nues

Chapitre 2 : Eritis sicut dii

3266 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 07/09/2023 18:47

Eritis sicut dii [1]


Dans la vaste plaine de Shinear [2], les humains étaient unis. Ils avaient réussi à s’entendre pour bâtir une tour gigantesque, symbole de leur confiance et de leur foi en l’humanité, mettant de côté leurs différends et leurs inimitiés. Plus de guerres, plus de querelles, plus de divisions. Ils travaillaient côte à côté, main dans la main, en frères. Et Crawley [3] ne voyait pas très bien comment semer entre eux la discorde et la dissension. Il ne décelait pas en eux la moindre once de méfiance ou d’antipathie sur cet immense chantier à ciel ouvert, comme si l’humanité avait été, en cet endroit précis, touchée par la grâce divine.

Pourtant, sa mission était très claire (et, il fallait bien le dire, un peu répétitive) : foutre le bordel parmi les hommes. Sans oublier les femmes, bien sûr. Pourquoi l’envoyait-on toujours faire le sale boulot ? « Oh, Crawley, toi qui t’es si bien débrouillé avec Eve, tu n’irais pas embrouiller un peu la situation ? » Et les autres démons, une fois cette phrase prononcée, de retourner tranquillement à leurs petites tentations minables, leurs plans sans envergure, leur paperasse infernale et leurs rêves de revanche sur les emplumés d’en haut. Aucune vision d’ensemble, aucune curiosité, aucune imagination.

Cela dit, cet état de choses ne dérangeait pas vraiment Crawley. Il râlait pour le plaisir de râler, mais il aimait se balader sur Terre. A la surface, les choses étaient tellement plus colorées, contrastées, intéressantes. Pour l’heure, il profitait de cette mission pour goûter de nouvelles nourritures terrestres – épices qui mettaient la langue en feu, poissons grillés brûlants et croustillants, dattes sucrées qui fondaient dans la bouche et, bien sûr, cette succulente boisson à base de raisins fermentés qu’ils importaient du Nord et qui faisait tourner la tête. Tout en errant de ci-de là, il se heurtait à l’obstacle infranchissable de l’enthousiasme collectif et fervent dont faisaient preuve tous ces gens rassemblés dans un but bien plus grand qu’eux, qui les dépassait tous et dont ils formaient pourtant, à leur humble niveau, une infime partie.

Il en était là de ses réflexions, se demandant quelle énergie miraculeuse allait bien pouvoir lui coûter un tel exploit, lorsqu’il aperçut dans la foule bigarrée trois silhouettes clairement identifiables, vêtues d’amples tuniques blanches. Ils irradiaient, pour qui savait voir, la lumière céleste, mais avaient décidé de la dissimuler aux yeux des hommes. Crawley s’inquiéta. Les envoyés divins venaient-ils admirer l’œuvre des créatures, la bénir, la renforcer ? Si tel était le cas, seul, il ne ferait pas le poids. Se glissant sans bruit dans la peau de serpent qu’il utilisait de moins en moins, préférant sa forme humaine, il se coula au sol et s’approcha des trois anges.

Connais ton ennemi.

En l’occurrence, l’ennemi formait un groupe composé d’un Archange, d’une Principauté et – plus problématique – d’une Domination. Crawley se faufila entre l’établi d’un tailleur de pierres et la tente d’un porteur d’eau pour écouter leur conversation.

– Ces humains ! s’écria Michael avec irritation. Vous allez voir qu’ils vont y arriver !

Le démon, surpris du dégoût clairement perceptible dans la voix de l’Archange, faillit quitter sa forme serpentine (il lui fallait une certaine dose de concentration pour la maintenir longtemps). Il aurait pensé que le peuple de Dieu se réjouirait de l’ambition et de la coopération humaines.

Visiblement, il se trompait.

– Une tour pour monter jusqu’au ciel, égaler Dieu, cracha Omaël [4], quelle outrecuidance !

Ah. Les choses se précisaient.

– Ils n’ont pas explicitement dit que tel était leur but…

Le troisième ange, qui avait parlé d’une voix hésitante, semblait intimidé en présence de la Domination qui s’exprimait de manière si catégorique, mais il ne pouvait apparemment pas s’empêcher de plaider en faveur de l’humanité. Ce qui le rendait sympathique à Crawley. Mais, il pouvait bien se l’avouer, il lui avait été sympathique depuis le tout début. Et depuis l’autre début, au jardin d’Eden, lorsqu’il avait pris la peine de le protéger de son aile après avoir offert son épée enflammée à Adam. Aziraphale était le champion des causes perdues : rien d’étonnant à ce qu’il prenne la défense des humains face à la parole quasiment infaillible d’une Domination.

Stupide et risqué, mais pas étonnant.

Les trois ou quatre fois où Crawley avait fortuitement rencontré Aziraphale, la dernière remontant au déluge, le démon avait été fasciné par l’ingénuité de son interlocuteur, qui confinait parfois à la bêtise. Incapable de remettre en cause le Grand Plan, mais prêt à se lancer corps et âme (ou plutôt âme et corps, par ordre chronologique) dans des missions auto-proclamées pour venir en aide à l’humanité qui n’avait rien demandé, parfois sans directive claire du Ciel qui n’avait rien demandé non plus.

Omaël esquissa une grimace qui en disait long sur ce qu’il pensait de la naïveté de son subordonné.

– Et pour quelle autre raison construiraient-ils cette tour ?

– Pour… pour réaliser ensemble quelque chose de grand et de beau.

L’expression sur le visage de l’Archange et de la Domination aurait fait reculer le plus brave des héros, mais Aziraphale sembla ne rien remarquer. Chez lui, Crawley l’avait déjà remarqué, l’inconscience semblait tenir lieu de courage.

– Peut-être même le font-ils pour honorer le Tout-Puissant !

Tais-toi, mais tais-toi, pour l’amour du… euh…

Crawley se surprit à vouloir réaliser un petit miracle pour fermer la bouche de cet ange si candide qu’il risquait de se faire damner à la vitesse de la lumière. Une protestation de trop, et un de ses supérieurs, Omaël ou un autre, pourrait décider qu’il n’avait plus sa place au Paradis. Or, imaginer Aziraphale en Enfer était tout simplement impossible. Crawley sentit une sorte d’angoisse l’étreindre à cette idée et il en fut le premier surpris. Pourquoi se souciait-il autant du sort de cet inconscient ? Une partie de son travail consistait justement à attirer des créatures de lumière de l’autre côté.

– Pour honorer le Tout-Puissant ? siffla Michaël. En cherchant à l’égaler ? Quelle outrecuidance ! Quelle que soit leur intention, nous devons les châtier. Avec une légion céleste, je devrais pouvoir…

– Tu ne vas tout de même pas envoyer une légion contre des humains !

Crawley se serait mordu les lèvres s’il en avait eu. Il ne pouvait donc pas la fermer deux minutes ?

– On dirait, ajoura la Domination, les yeux fixés sur Aziraphale, que tu veux à tout prix leur trouver une excuse pour leur épargner le châtiment.

– Non, non, non, pas du tout, protesta faiblement le pauvre ange, cloué par le regard glacé des deux autres. Mais envoyer une légion céleste… peut-être que ce n’est pas… judicieux. Lorsque viendra la bataille finale, nous devrons avoir le maximum d’humains de notre côté. Les légions célestes doivent rester associées, dans l’esprit des hommes, à la lutte contre les démons.

Pas mal trouvé, reconnut Crawley, surpris de la perfidie de l’argument. Mais si tu veux sauver les humains sur cette plaine, il va falloir trouver mieux. Ils ont décidé de les anéantir de toute façon.

– Tu as raison, approuva Michaël. Nous pouvons toujours déclencher une catastrophe naturelle…

– Il faudrait peut-être quelque chose de plus innovant, fit remarquer pensivement Omaël. Une guerre, une épidémie, une famine, quelque chose comme ça. Les quatre cavaliers seraient ravis de venir traîner un peu dans le coin.

– Ou alors, on ne tue personne !

Crawley ferma les yeux de dépit. Il ne voulait pas voir la curée. Mais comme le silence s’éternisait, il les rouvrit pour constater que Michaël et Omaël fixaient Aziraphale avec une expression proche de l’horreur. [5]

– J’ai une idée ! enchaîna l’ange, qui ne semblait pas s’apercevoir des marches qu’il dégringolait vertigineusement dans l’esprit de ses congénères et dans l’escalier de la hiérarchie divine. Et si on les empêchait de se comprendre ? Ils ne pourraient plus bâtir leur tour, chacun repartirait chez soi et tout le monde serait content. Non ?

Un silence lui répondit. Les créatures célestes, arborant un air dubitatif mais malgré tout vaguement intéressé, semblaient peser le pour et le contre d’une telle proposition. Visiblement, ils n’avaient pas passé suffisamment de temps sur Terre pour se rendre compte que ce plan était, Crawley en était convaincu, absolument brillant. Pourquoi n’y avait-il pas lui-même pensé plus tôt ? Pas d’humain à tuer, pas de guerre en perspective, une solution pacifique qui satisferait le Ciel et l’Enfer, que pouvait-il demander de mieux ? De fait, si les anges se décidaient dans ce sens, il n’aurait pas même un miracle à faire et pourrait s’empresser d’exposer son élégante résolution d’un problème épineux à qui de droit, en bas. Mais pour cela, il fallait qu’Omaël, véritable décisionnaire, comprenne l’intérêt de la proposition…

… et s’il fallait l’y aider d’un petit claquement de doigts discret, Crawley était tout disposé à reprendre sa forme humaine et à donner un coup de pouce au destin.

***

– Tu t’es servi de mon idée pour… pour te faire bien voir en Enfer ? Et tu as… tu as influencé l’esprit d’une Domination pour qu’elle me laisse carte blanche sur la plaine de Shinear ?

Aziraphale bafouillait d’indignation autant que de stupéfaction. Jamais le démon ne lui avait jamais avoué avoir été présent dans la plaine de Shinear. Encore moins avoir manipulé ainsi le Ciel et l’Enfer, dans un coup de maître qui ne lui avait coûté qu’un miracle. Un miracle probablement difficile à réaliser, mais somme toute bien moins fatigant qu’une catastrophe naturelle ou le déclenchement d’une guerre.

Crowley haussa les épaules, mais tout dans son attitude respirait la suffisance.

– Avoue que c’était beaucoup mieux ainsi. La division des langues, c’est vrai, ce n’était pas très sympa, et même assez retors de ta part, mais c’était un moindre mal en comparaison de ce que prévoyait Omaël pour l’humanité. Le Français, d’accord, ça, c’est un développement assez traître, mais bon, ça nous a évité un certain nombre de morts, alors je suppose que c’est… pour la bonne cause.

L’ange n’en revenait pas. Jamais il ne s’était douté de rien, et c’était peut-être ce qui le mortifiait le plus. Avoir passé toutes ces années en compagnie – plus ou moins en compagnie – de Crowley et avoir manqué un événement aussi fondamental… Que lui cachait-il d’autre ? Comment avoir confiance en lui à présent ?

– Aziraphale, déclara l’intéressé comme s’il avait lu dans ses pensées, je te rappelle que je suis un démon.

– Je sais… mais quand même…

– Si ça peut te rassurer, ça ne m’a pas apporté la promotion que j’espérais. Les basses autorités ont décidé que la manière dont j’avais géré le démantèlement de la tour de Babel n’avait pas été assez… radicale. J’étais sûr de mon coup, et je me suis planté. A partir de ce moment, ils m’ont regardé différemment, parce que je n’avais tué personne.

Aziraphale se sentit rougir de nouveau, de façon tout à fait importune. Maintenant qu’il y pensait, il était certain que la division des langues l’avait desservi au Ciel aussi sûrement qu’elle avait fait déchoir Crowley dans l’esprit de ses supérieurs. L’ange avait été convoqué peu de temps après et s’était vu proposer une « ambassade permanente du Ciel sur Terre ». Gabriel avait l’air de présenter ça comme une magnifique promotion, mais si ç’avait vraiment été le cas, il se serait jeté sur l’occasion. Or, Gabriel ne semblait pas spécialement désireux de s’incarner à la surface plus que nécessaire. C’était pourtant le rôle des Archanges – établir un contact, une liaison avec l’humanité – mais, à l’exception notable de Raphaël [6], qui était un peu spécial, aucun d’entre eux ne se précipitait lorsqu’une mission divine requérait la présence d’un ange sur Terre.

Pourtant, quand Métatron lui avait proposé le poste, Aziraphale avait sauté de joie. Il aimait sincèrement et profondément l’humanité, cette imprévisible création à qui Dieu avait donné le libre-arbitre et qui dansait au bord du précipice comme un feu follet. Il s’était même senti coupable d’éprouver un tel enthousiasme à l’idée de quitter le Paradis. La Terre était imparfaite, sale, malodorante, en désordre et livrée au Mal. Et pourtant, Aziraphale se sentait attiré par cette vie grouillante, ces éclairs de génie qui traversaient parfois les humains, leur capacité à le surprendre en permanence. Et puis, il en était certain, il pouvait leur venir en aide. Il lui arrivait même de penser qu’il les aidait mieux que ne le feraient jamais un Gabriel ou un Michael… mais cette pensée était en elle-même répréhensible, et il l’enfouissait au plus profond de lui lorsqu’elle lui venait.

– On dirait que ça s’est passé pour toi à peu près comme pour moi, non ? demanda Crowley.

Aziraphale tenta vainement de ne pas laisser paraître le moindre sentiment sur son visage. Comment faisaient donc les humains pour contrôler leurs muscles faciaux ? La seule solution était de répondre par une nouvelle question.

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Dagon a fait remarquer, comme ça, en passant, que je n’étais pas très pressé de tuer des humains, ni même de les tenter du côté du Mal, si tout ce que j’avais trouvé, c’était de leur attribuer des langues différentes. Comme je te le disais, certains démons ont commencé à me regarder bizarrement, et c’est là qu’on m’a proposé de devenir ambassadeur permanent de l’Enfer sur Terre. Ça leur semblait une bonne blague, m’éloigner de Lucifer, m’empêcher de progresser dans la hiérarchie. Moi, ça m’arrangeait, parce que l’Enfer… bon, c’est sympa deux minutes, mais…

Crowley s’interrompit et l’ange s’émerveilla de la similitude de leur parcours. C’était comme si un voile avait été retiré de devant ses yeux, d’un seul coup, et que lui avait été révélée une vérité fondamentale, essentielle.

– Je parie que tu n’y avait jamais pensé avant, ricana le démon. C’est pour ça que je te demandais, tout à l’heure, si tu n’avais rien vu venir… mais j’étais à peu près certain de la réponse.

La remarque piqua Aziraphale au vif.

– Une ambassade est un poste prestigieux, protesta-t-il sans trop y croire lui-même.

Bien évidemment, Crowley avait raison. Dès lors qu’il s’agissait de comprendre les motivations des humains, des démons et même des anges, il se montrait beaucoup plus lucide et clairvoyant que lui. Le démon sentit-il le désarroi dans lequel l’avait plongé cette révélation ? Toujours est-il qu’il lui versa un nouveau verre de vin blanc et cessa ses provocations. Aziraphale n’était pas certain de comprendre pourquoi Crowley agissait ainsi avec lui, de manière presque… gentille. Un mot à ne jamais prononcer devant lui, cependant. Le temps et l’énergie qu’il passait à le nier était révélateur, mais pénible.

Crowley demeurait à ses yeux une des plus fascinantes énigmes qui fût. Comment expliquer, sinon, l’intérêt que lui portait l’ange depuis près de 5700 ans ?

– Ça te pose problème ? s'enquit son interlocuteur.

Aziraphale tressaillit.

– Quoi ? Oh, tu veux parler de ma place parmi les anges ? demanda-t-il, soulagé.

Le démon le regarda par-dessus ses lunettes cassées et le transperça de son regard ophidien, l’épingla sur sa chaise comme un vulgaire papillon sur une planche de liège.

– De quoi d’autre pourrions-nous être en train de parler ?

– Non, je… je réfléchissais, c’est tout, s’empressa de répondre l’ange. Je n’avais « rien vu venir », comme tu le dis. Je m’étais posé des questions au moment des noces de Cana, mais pas avant.

Crowley se redressa sur sa chaise, l’air profondément intéressé.

– Ça tombe vraiment bien que tu en parles ! Parce que moi aussi, j’ai des questions à ce sujet !



[1] Eritis sicut dii : en latin, « Vous serez comme des dieux ». C’est ce que le serpent tentateur dit à Eve pour la convaincre de manger le fruit défendu. A partir du moment où l’homme a la connaissance du Bien et du Mal, il devient d’une certaine façon l’égal de Dieu.


[2] La plaine de Shinear est l’endroit mentionné dans la Bible où aurait été construite la tour de Babel, dans le sud de la Mésopotamie (actuel Irak).


[3] J’ai gardé l’orthographe première de son nom puisqu’il n’est pas encore devenu « Crowley » à ce moment de la chronologie.


[4] Omaël est une Domination selon la hiérarchie de la Kabbale. J’ai pris ce nom parce que je le trouvais joli, c’est tout.


[5] Je pars du principe que, dans la série, les anges se fichent bien des pertes humaines. Dans la série, on se rend compte que les anges ne comprennent pas grand-chose aux hommes et aux femmes (cf. Job et ses enfants !) et je pense qu’à part Aziraphale, aucun ne s’y intéresse vraiment. Les humains sont là pour servir les desseins de Dieu et la Terre sera le décor final de l’Apocalypse, c’est tout. Les anges ont une conception du Bien et du Mal qui n’a rien d’humain et je pense que pour eux, tuer des hommes, ce n’est absolument pas grave… il y en a plein d’autres !


[6] Il existe traditionnellement quatre Archanges : Gabriel, Michel, Raphaël et Uriel. La série nous montre trois d’entre eux, mais pas de Raphaël… Je vais peut-être en faire quelque chose un peu plus tard, c’est la raison pour laquelle je souligne sa différence par rapport aux autres.

Laisser un commentaire ?