Love Ineffably

Chapitre 14 : Le Rossignol et l'Oeillet (partie 1)

4563 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 18/02/2024 17:14

Be happy, cried the Nightingale, be happy ;

you shall have your red rose. I will built it out of music by moonlight,

and stain it with my own heart’s blood.

All that I ask of you in return is that you will be a true lover. 

The Nightingale and The Rose, Oscar Wilde


Londres, 10 novembre 1891


En cette nuit pluvieuse, Aziraphale avait bravé les éléments pour se rendre à la coquette demeure située au 16. Tite Street. Il s’avança sur le perron et cacha dans la poche de sa redingote, le petit bouquet de violettes acheté à une vieille mendiante errant dans les rues de Londres. L’ange se saisit de son mouchoir en dentelle et le tritura avec nervosité. La perspective de faire face, seul, à des humains le rendait toujours nerveux, sans compter qu’il venait tout juste de sortir de sa retraite forcée. Suite à sa dernière rencontre avec Crowley, qui s’était achevée de manière fort regrettable, l’ange s’était coupé du monde et s’était plongé dans les livres pour combler sa solitude. À chaque instant, depuis ce jour de 1862, il avait redouté d’apprendre que le démon avait commis un geste irréparable, mais aucune nouvelle de sa disparition ne lui était parvenue. Crowley, au cours des années écoulées, n’avait pas cherché à le contacter, sans doute trop occupé à exercer quelques tentations sans son concours.


L’ange secoua la tête : il devait cesser d’y penser ! N’était-ce pas mieux ainsi ? Leur petit « arrangement » aurait fini par leur valoir des ennuis et il refusait d’être la cause, à nouveau, des tourments de Crowley, comme lors de leur expédition à Edimbourg. Chassant le souvenir du démon de son esprit, Aziraphale se saisit du heurtoir et le relâcha. La porte s’ouvrit sur la silhouette d’un domestique entre deux âges. L’homme le salua et s’écarta pour le laisser entrer dans le vestibule. Tout en remettant son chapeau et son manteau au domestique, Aziraphale ne put s’empêcher de jeter un œil à la bibliothèque que laissait entrevoir la porte d’un bureau entrebâillée. À son grand regret, ce fut à l’étage qu’il fut conduit, dans un luxueux salon d’où s’échappaient quelques notes de piano et le brouhaha de discussions animées. Une sensation d’étouffement s’empara de l’ange, peu enclin à apprécier ses mortelles mondanités. Il s’apprêtait à fuir à toutes jambes pour regagner son antre, lorsqu’un violent coup de canne lui vrilla la cheville droite. Il émit un couinement douloureux. Une femme d’un âge respectable, assise sur le sofa devant lequel il se tenait, abaissa sa canne.


– Jeune homme, déclara-t-elle d’une voix empreinte de dédain, la vue de votre postérieur ne me sied guère.


Le pauvre Aziraphale s’empêtra dans une série de confuses excuses qu’elle accueillit d’un « fi » tout à fait dédaigneux : Lady Wilde, poétesse de son état, défenseuse de la cause irlandaise et mère d’un génie, n’était pas femme à s’en laisser conter par l’un de ses malotrus que son fils aimait à côtoyer ! Elle appuya son face-à-main contre son visage et détailla l’ange avec minutie, lui trouvant un manque certain d’élégance. Elle le congédia d’un petit signe de la main impatient avant de réclamer du Xérès au pauvre jeune domestique courant à travers la salle, un plateau à la main. Aziraphale se saisit d’un verre et fit quelques pas pour masquer sa nervosité grandissante. Il ne savait comment engager une plaisante conversation avec l’une des femmes présentes. Il porta son verre à ses lèvres. La chaleur de l’alcool se répandit dans ses veines, lui apportant un peu de réconfort.


– Mr Fell, c’est un plaisir de vous revoir.


La maîtresse de maison lui sourit avec amitié. Aziraphale s’empressa de la saluer par une petite révérence de circonstance. Mrs Wilde était l’une de ces femmes nées pour tenir salon. Elle avait été élevée pour devenir l’épouse d’un homme d’importance et savait, mieux que n’importe quelle femme, comment donner l’illusion d’un bonheur conjugal parfait. Aziraphale l’avait déjà rencontrée à deux reprises et avait été touché par la triste grâce émanant de cette femme qui faisait front contre les odieuses rumeurs commençant à entourer son époux et ses « disciples ».


– Le plaisir est partagé, Mrs Wilde.


Soudain, un bruit sourd résonna au-dessus de leurs têtes, interrompant les discussions. Constance Wilde rassura l’assemblée en leur disant qu’aucun fantôme ne hantait sa maison et ajouta, d’une voix tendre :

– Veuillez excuser ce tapage. L’heure du conte de mes fils se transforme bien souvent en jeu lorsque leur père s’en charge !


Des rires accueillirent ce parfait modèle d’amour paternel. Quelques dames s’en émurent, elles dont les maris se désintéressaient de leurs progénitures. Constance Wilde perdit de son beau sourire et son regard se chargea d’une indicible tristesse. Elle laissait parfois tomber le masque de la mère de famille comblée lorsque nul ne la voyait. Elle, l’épouse laissée de côté, reléguée au rang de femme au foyer alors que dans sa jeunesse, et aux premiers temps de son mariage, elle avait aspiré à d’autres idéaux. Elle retrouva son assurance lorsque sa belle-mère l’interpella d’ « un Connie » agonisant. Constance s’excusa et prétextant un devoir filial, accourut auprès de sa tyrannique belle-mère.


Aziraphale termina son verre et se mit à déambuler dans le salon. Il parvint jusqu’à la cheminée où il crut y dénicher un refuge en attendant la venue du maître des lieux. Il fit mine d’admirer une statuette de Pyrame et Thisbé afin d’éviter toute conversation et d’un petit miracle, remplit à nouveau son verre. Le souvenir de Crowley le détourna de Thisbé serrant le corps mort de son amant. C’était Crowley qui l’avait initié aux plaisirs de l’alcool, comme il l’avait initié à celui de la chère. Aziraphale effleura le visage de Pyrame du bout des doigts. C’était lors de l’orage tombant sur la maison incendiée de ce pauvre Job : ils se trouvaient encore dans le cellier où défiant le plan divin, Crowley avait caché les enfants, changés en lézards, du brave homme. Il les avait plongés dans les délices du sommeil et s’était assis aux côtés d’Aziraphale, complice plus ou moins consentant de ce sauvetage adressé comme un pied de nez à Dieu. Le démon avait regardé l’ange goûter à sa toute première bouchée de nourriture et avait finalement réussi à le convaincre de boire un verre de vin pour accompagner sa dégustation. Le souvenir était quelque peu confus, mais Aziraphale avait gardé en mémoire la sensation provoquée par l’alcool réchauffant son corps et surtout, le frisson ayant traversé cette même enveloppe charnelle lorsque la tête d’un Crowley somnolent s’était niché au creux de son épaule…


– Un sou pour vos pensées, mon ange, glissa une voix grave à son oreille.

– Crowley ! laissa échapper l’être céleste avec soulagement avant de se retourner avec vivacité.

Un éventail s’abattit sur le bout de son nez.

Lady Crowley, le corrigea Crowley vêtue d’une robe de deuil et arborant une simple alliance en guise de parure. Je suis une veuve respectable.



Aziraphale ne put réprimer un sourire face à ce nouveau personnage incarné par sa compagne. Lady Crowley ramena son éventail contre sa poitrine et il devina, à travers les lunettes masquant son regard, que le plaisir de leurs retrouvailles était partagé. Ils s’observèrent un long instant, perdus dans une mutuelle contemplation.


– Veuve ? s’enquit Aziraphale d’une voix nouée, pour amorcer un début de conversation.

– Veuve d’un riche armateur ayant succombé aux chants des sirènes, répondit Crowley, longue histoire.

– Je n’en doute pas. Et que faites-vous en ces lieux, Lady Crowley ?

– Je participe à la réunion mensuelle de l’Association des Bonnes Dames Patronnesses pour l’Élévation Morale et Spirituelle des Femmes et des Enfants de Whitechapel.

L’ange répéta le titre pompeux d’un air incrédule. Crowley esquissa un rictus sardonique.

– Ces esquisses dames de la haute souhaitent changer les filles en saintes et leurs bâtards en enfants de choeur. À croire qu’elles veulent s’assurer une place dans ce maudit Paradis !

– N’est-ce pas là, un acte des plus louables que d’exercer la charité ?

– Charité, cracha le démon avec dédain. Tout cela n’est que l’esbroufe, mon ange ! Une comédie des bonnes mœurs rondement menée ! D’ici quelques mois, elles se seront trouvé un autre passe-temps pour combler leur existence mortelle : les culs-de-jatte de L’East End ou les orphelins aveugles, sourds et muets de St Mary !

– Crowley ! Ce n’est guère aimable de remettre en doute leur générosité !

Lady Crowley pour vous, mon cher Mr Fell. Foin de leur bonté ! Elles se régalent bien plus, croyez-moi, à se conter des histoires sordides sur les bas-fonds de Londres plutôt qu’à exercer leur foutue charité ! Elles tournent encore en boucle sur ce cher Jack !

Crowley ouvrit son éventail et le mit en mouvement d’un geste non dépourvu de grâce.

– C’était un brave homme, reprit-elle avec emphase, et un excellent coiffeur ! Sauf quand il devenait un peu trop « tranchant » à la nuit tombée.


Aziraphale prit un air offusqué et se lança dans une diatribe contre ses propos, lui rappelant que les meurtres de l’Éventreur, jusqu’à ce jour demeurés irrésolus, avaient semé la panique dans Londres. Crowley accueillit ce sermon avec un sourire de pur contentement, satisfaisait d’avoir retrouvé son « ange » et ses bondieuseries. Aziraphale et lui retrouvèrent le rôle qu’ils savaient si bien jouer à la perfection. Crowley provoquait, Aziraphale se scandalisait de ses paroles et tous deux accentuaient le trait pour mieux profiter de cette petite danse entamée depuis quelques millénaires. Le démon lançait le tempo et laissait ensuite le soin à l’ange de mener la valse, le rythme de Crowley tentant de s’accorder à celui d’Aziraphale. Cette fois-ci, pourtant, Crowley commit un faux pas, le tout premier d’une longue série, et laissa échapper avec sincérité :


– Tu m’as manqué, mon ange.


Ces simples mots, dépourvus de moquerie, déconcertèrent son partenaire mettant un coup d’arrêt à la petite gigue si bien partie. Ils ne s’étaient jamais avoué le manque de l’autre. L’ange se tut et bredouilla une série de borborygmes que lui-même fut incapable de déchiffrer. Comprenant sa détresse, Crowley détourna les yeux et, à regret, fit dévier le cours de la discussion :


– À propos, que faites-vous ici, Mr Fell ? Il est fort rare de vous voir « fraterniser » avec des humains ; et je doute que ce cher monsieur Wilde organise une collecte pour les orphelins de l’East End… à moins qu’ils ne soient parés des grâces d’un Antinoüs.

– Je ne fraternise pas ! Un ami de Mr Wilde souhaite me vendre un livre qui m’intéresse.

– Un livre ? l’interrogea le démon afin de dissiper leur gêne, quel genre de livres ?

À nouveau le regard de l’ange se fit fuyant. Crowley, piqué par la curiosité, non dénuée d’une petite pointe de jalousie – le démon était parfaitement au fait des rumeurs courant sur les accointances du célèbre auteur –, se pencha vers lui et lui chuchota d’un ton pressant :

– Quel genre de livre ? répéta le démon, dents serrées.

– Rien qui puisse t'intéresser, répondit son acolyte d’un air coupable… et puis, zut ! Tu m’ennuies à la fin avec tes questions !

– Alors permettez-moi, mon cher Mr Fell de vous tirer de cet ennui.


Un jeune homme, le seul individu masculin de l’assemblée, s’était approché d’eux en toute discrétion et leur souriait avec la malice de la jeunesse se sachant éphémère. Aziraphale s’empressa de le saluer d’une voix enrouée par la nervosité tandis que Crowley, assumant son rôle de lady, lui répondit d’un ton charmeur que c’était plutôt ce cher Mr Fell qui l’ennuyait avec ses histoires de livres ! Elle ajouta qu’elle ne comprenait pas que l’on pût s’enivrer autant de fiction et s’entêter à se tenir loin de cette bonne vieille réalité !


– Comment ! protesta le jeune homme avec passion. Madame, si Oscar vous entendait, vous seriez mise à la porte de sa maison manu militari ! L’art nous console de la vie et nous permet d’en transcender la laideur !

– Seriez-vous poète, monsieur…

– Ross. Mon piètre talent ne me permet pas de satisfaire les desseins des Muses, madame. Je dois me contenter d’admirer les beautés créées par d’autres.


Crowley referma son éventail et offrit son plus beau sourire au jeune amateur d’art et de poésie. Aziraphale leva les yeux vers son compère et fut surpris de découvrir l’absence de raillerie dans ce sourire offert en toute honnêteté. Lady Crowley dut s’avouer qu’elle n’était pas insensible aux charmes discrets – et quels yeux ! – de celui qu’on disait être l’une des ombres d’Oscar Wilde. L’une des plus effacées et des plus loyales, écrasée par la présence des autres astres, plus flamboyants, gravitant autour du poète. Un toussotement agacé l’arracha à sa délicieuse contemplation et elle détourna son attention du jeune mortel qui s’était lancé dans un long monologue – rappelant ceux assommants d’Aziraphale – sur les vertus de la fiction.


– Désirez-vous nous faire part de votre opinion, Mr Fell ?

– Non, marmonna l’ange délaissé.

– Mr Fell a la plus impressionnante collection de Bibles d’Infamie qu’il n’ait été donné de voir ! s’écria le jeune homme. Je regrette qu’il ne veuille pas me vendre son exemplaire de la Bible des Pieuvres d’esprits.

– Mes livres ne sont pas à vendre.

– Mr Fell a une conception toute particulière de son métier, expliqua Robbie Ross à l’intention de lady Crowley, c’est un libraire qui refuse de se délester de ses ouvrages.

– Il nous est parfois difficile de nous détacher de nos plus précieuses possessions, murmura Lady Crowley.


Aziraphale acquiesça à ses propos, tout en resserrant ses doigts autour du verre qu’il venait à nouveau de remplir à l’aide d’un petit miracle frivole. Il ne parvenait pas à expliquer le curieux sentiment s’étant emparé de lui, lorsqu’il avait surpris le regard que Crowley avait posé sur le jeune homme. Il porta son verre à ses lèvres et en but une gorgée pour noyer ce vilain sentiment, mais la chaleur de l’alcool échauffa le poison distillé dans ses veines et gonfla son cœur d’une rage nouvelle. Tout d’un coup, la main de Robbie Ross se mit à trembler et, défiant toutes les lois de la gravité, le vin jaillit de son verre et vint éclabousser son plastron immaculé. Lady Crowley esquissa un sourire amusé. Elle jeta un coup d’œil entendu à un Aziraphale confus par son propre geste, et se mit à tapoter le vêtement du jeune homme avec le mouchoir qu’elle venait juste de subtiliser à l’ange jaloux.


– Ma chère Lady Crowley, balbutia le jeune homme rougissant, je crains fort que cela ne soit bien vain…

– Mon pauvre petit, faites-moi confiance.


À la grande stupeur de Robbie Ross, son vêtement retrouva sa blancheur éclatante. Le jeune homme la remercia avec chaleur, tandis que sa sauveuse remit le mouchoir en dentelle maculé de vin à un ange fort contrit. Une voix tonitruante se fit entendre, épargnant à Aziraphale quelques explications sur son coup d’éclat. Robbie prit congés et traversa le salon à grandes enjambées pour rejoindre le maître des lieux qui, comme à son habitude, venait de faire une entrée remarquée. Aziraphale et Crowley virent le jeune homme se replacer dans le sillage de cet homme qui l’avait si cruellement délaissé pour succomber à des beautés plus solaires. L’ange éprouva un sentiment de pitié pour le jeune Robbie dont la fidélité n’était pas reconnue à sa juste valeur et qui se contentait de quelques miettes d’amour lancées par le poète. Les êtres humains avaient une bien drôle de façon de s’aimer, songea l’ange en replaçant le mouchoir dans sa poche. Ils se montraient parfois si cruels avec les personnes censées être les plus chères à leurs coeurs. Crowley quant à lui, observait d’un intérêt non dépourvu de compassion, Constance Wilde, souriant à son époux. L’amant et l’épouse délaissés vouaient une admiration sans borne à cet homme orgueilleux se croyant protégé des vicissitudes par son génie. À cette époque, nul n’aurait pu prédire, pas même un ange et un démon, que la déchéance frapperait bientôt cet être trop sûr de son pouvoir, ruinant tout ce qu’il avait bâti. Ainsi était faite l’existence des humains. Elle n’était qu’une longue et pathétique succession de triomphes illusoires, de terribles échecs, d’amours éphémères, de tromperies bien réelles et de nombreuses souffrances.


Les discussions reprirent. Crowley et Aziraphale échangèrent quelques banalités, frustrés l’un comme l’autre, de ne pas pouvoir échanger en toute quiétude, en tête-à-tête, loin de ces mortelles mondanités. Oscar Wilde sonna la fin de leurs plaisants échanges en rappelant à l’ange qu’ils étaient attendus. Aziraphale salua le démon et se dirigea vers la porte. Il sortit ses gants de sa poche et en laissa tomber un, avant de rejoindre les deux hommes hors du salon. Ils descendirent l’escalier. Wilde laissa échapper un long soupir de soulagement et avec un air de conspirateur, glissa à l’oreille du libraire qu’il était bien heureux d’abandonner ses assommantes discussions pour des distractions bien plus enivrantes ! Ce simple mot lui attira un sombre regard de la part de Robbie Ross, regard qu’Aziraphale fut incapable d’interpréter. Ils sortirent dans la rue où un fiacre les attendait. Au moment de montrer dans la voiture, l’ange fit mine de remarquer l’absence de son gant droit. Il s’excusa auprès des deux hommes et s’en retourna dans la demeure.


Il bloqua la porte que le majordome s’apprêtait à refermer et sans se soucier, cette fois-ci, des convenances pesantes de cette fin du dix-neuvième siècle, il se précipita dans l’escalier, le cœur battant. Crowley s’y trouvait, le gant d’Aziraphale serré dans sa main gauche. L’ange le rejoignit, une seule marche les séparait. Le domestique s’éclipsa avec discrétion, leur permettant de savourer, enfin, ses retrouvailles tant désirées.


– Crowley, murmura Aziraphale d’une voix haletante.

Lady Crowley, fit-elle avec douceur avant de lui remettre le gant égaré.

– Merci. Crowley, je …

– Sois prudent, fit sa compagne en lui relevant le menton à l’aide de son éventail.

– Que veux-tu dire ?

– J’ai l’impression que Wilde s’est acoquiné avec de drôles de personnages.

– Un démon ? frissonna Aziraphale.

– Je mène ma petite enquête à ce sujet mais depuis notre dernière rencontre, il semblerait que l’Enfer ne soit guère enclin à me transmettre certaines informations, fit le démon grimaçant.

– Crowley, chuchota l’ange d’une voix enrouée, ce soir, viens à la librairie.


Elle parut hésiter puis accepta l’invitation d’un petit hochement de tête. Elle sentait le danger rôder mais ne pouvait renoncer à leurs plaisants échanges, surtout qu’ils avaient bien des choses à se dire depuis leur dernière querelle. Elle voulait le revoir, reprendre leurs longues discussions et danser à nouveau cette valse rythmant leur curieuse relation. Le souvenir de l’ange avait accompagné le démon lors de ces longues années passées loin l’un de l’autre. Elle s’était promis, suite à son refus de lui remettre l’eau bénite, de l’oublier pour se renfermer dans la solitude. Il y avait de cela quelques mois, elle avait eu vent de sa relation naissante avec l’écrivain, nouée lorsque ce dernier s’était aventuré dans la libraire pour y dénicher un exemplaire d’une Bible d’Infamie. Le démon s’était insinué dans le cercle d’amies de Mrs Wilde pour garder un œil sur l’ange imprudent. Elle connaissait la réputation de Wilde et surtout, avait cru entendre parler d’un jeune démon dont il se serait entiché…


Aziraphale plongea sa main dans la poche de sa redingote et en retira le petit bouquet de violettes qu’il lui tendit. Leurs doigts s’effleurèrent. Ce simple contact leur arrachèrent de délicieux picotements et raviva les émotions si bien enfouies. L’ange aurait voulu lui avouer que leur rupture lui pesait de plus en plus ; qu’il n’avait pas voulu accéder à sa requête par crainte de la voir se servir de l’eau bénite contre elle-même et que l’idée de la perdre lui était intolérable. Qu’il craignait de la voir disparaître et qu’il redoutait que l’Enfer et le Paradis ne finissent par mettre un terme à leur danse ininterrompue. Aziraphale aurait tant voulu lui confesser toutes ses peurs, qu’un ange n’aurait jamais dû éprouver, et que sa présence à ses côtés rendait plus belle son existence éternelle… mais Aziraphale était ainsi fait : il aimait les mots mais était incapable d’en user à bon escient lorsqu’il devait exprimer les secrets que son cœur dissimulait. Au fond, il était un couard, incapable de renoncer à une routine faite de non-dits confortables pour s’engager sur une voie beaucoup plus périlleuse, en faisant preuve de sincérité. Il retira sa main. Crowley porta le bouquet contre sa poitrine. Ils murmurèrent un dernier « au revoir » avant de se séparer.


L’ange retrouva Oscar Wilde et Robbie Ross en pleine discussion. L’écrivain était appuyé contre la portière du fiacre et mâchonnait le cigare pendu au coin de ses lèvres. Robbie, apercevant Aziraphale, mit fin à leur conversation et se réfugia à l’intérieur de la voiture.


– Avez-vous retrouvé votre gant, Mr Fell ? s’enquit Wilde en expirant un halo de fumée. Comme je le dis toujours, un gentleman sans ses gants est tel un ange dépourvu de ses ailes !

– Connaissez-vous des anges, Mr Wilde ? fit Aziraphale avec amusement.

– Oui, deux exquis mauvais anges…

Aziraphale vit le jeune Robbie Ross baisser les yeux afin de masquer ses larmes.

– Et vous, demanda Wilde indifférent à la souffrance intime de son ami, avez-vous déjà rencontré un ange ?

– Un seul véritable, répondit Aziraphale en levant le regard vers le ciel étoilé.

– Et comment avez-vous su qu’il s’agissait bel et bien d’un ange ?

– Lui seul était capable de donner vie aux étoiles, répondit-il en repliant ses mains contre son cœur où germaient déjà les graines d’un sentiment qui n’osait croître.


Notes et autres blablas:


1. Le titre de ce chapitre est inspiré du titre d'une nouvelle d'Oscar Wilde : Le Rossignol et la Rose. Le rossignol est l'oiseau favori du fandom. Quant à l'oeillet, Oscar Wilde portait un oeillet vert à sa boutonnière et c'était un symbole pour se reconnaître entre homosexuels lors de la période victorienne. L'oeillet est aussi une fleur symbolisant l'amour (avec des nuances en fonction de la couleur).


2. Pyrame et Thisbé : C'est un récit mythologique : Pyrame et Thisbé ne peuvent s'aimer car leurs familles se vouent une haine féroce et tenace. Ils décident de s'enfuir, mais Thisbé parvient la première au lieu de rendez-vous et voit un lion. Prise de panique, elle monte dans un arbre et laisse tomber son voile. Le lion dévore son voile et le laisse sur place avant de partir. Pyrame arrive et voyant le voile déchiré, croit que Thisbé a été dévorée. Fou de douleur, il se poignarde et Thisbé se tue à son tour. Ils sont ensuite changés en mûres par les dieux.


3. Un Antinoüs : Antinoüs fut l'amant de l'empereur Hadrien. Réputé pour sa beauté, le jeune homme est mort très jeune. Au XIXe siècle, un Antinoüs peut désigner un très beau jeune homme.


4. Parlons un peu de Robbie Ross: je vous donnerais dans le prochain chapitre, la référence de la biographie utilisée, mais sachez que Robbie Ross fut effectivement l'amant délaissé d'Oscar Wilde. C'était un critique d'art et l'un des rares à le soutenir lors de sa sortie de prison. Robbie a assisté aux derniers instants de Wilde, a veillé sur ses manuscrits et a fait preuve d'une incroyable loyauté jusqu'au bout. Depuis les années 50, les cendres de Robbie Ross ont été placées dans le tombeau de Wilde qui se trouve au Père-Lachaise.


Dans le biopic sur Wilde, intitulé Wilde, le jeune Robbie Ross est interprété par un tout jeune Michael Sheen (Aziraphale).


5. Dans le roman, Aziraphale collectionne les Bibles d'Infamie (des Bibles contenant des erreurs ) et les oeuvres d'Oscar Wilde.


6. Ce chapitre a été divisé en deux parties : dans la deuxième partie, Aziraphale va faire la rencontre du peintre évoqué dans le précédent chapitre. Il va également faire une autre rencontre un brin déroutante... A l'origine, cette première partie devait se terminer avec une Lady Crowley entretenant une conversation "polissonne" avec un couple de vieux comédiennes: Mrs Spink et Mrs Forcible (le couple de vieilles comédiennes que l'on retrouve dans Coraline de Neil Gaiman) mais j'ai renoncé à cette partie car j'ai préféré terminé le chapitre sur l'ange "inconnu" d'Aziraphale... Lors de cette conversation, les deux comédiennes versent du rhum dans la tasse de la pauvre Lady Crowley et elles essayent de la convaincre de renoncer à son veuvage pour épouser Mr Fell qui a une bonne situation.



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