Love Ineffably

Chapitre 13 : Comment parler aux anges pendant une averse ?

6733 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 11/02/2024 15:05

You don't fool me, you don't fool me

You don't fool me, you don't fool me

You don't fool me

You don't fool me, you don't fool me

You don't fool me, you don't fool me

You don't fool me

You don't fool me those pretty eyes

That sexy smile you don't fool me,

You don't rule me you're no surprise

You're telling lies hey, you don't fool me

Mmm, mama said be careful of that girl

Mama said you know that she's no good

Mama said be cool, don't you be no fool

You don't fool me

You don't fool me

You don't fool me, she'll take you (you don't fool me) break you (you don't fool me) and break you

Sooner or later you'll be playing by her rules


You Don’t fool Me, Queen



– Je ne le crois pas.


Ces simples mots s’enfoncèrent dans le cœur de Crowley, cœur qu’il s’efforçait pourtant de blinder depuis des millénaires ! Les paroles d’Aziraphale étaient aussi affûtées qu’une lame qu’il savait manier à la perfection. Crowley resserra ses doigts autour du volant mais ne laissa transparaître aucune émotion : au fil du temps, il avait su panser les blessures infligées. Sauf une. Il redressa le menton et se concentra sur le mouvement de balancier des essuie-glaces : celle ouverte lors d’une certaine nuit.


– Je te crois, toi, tenta de se rattraper Aziraphale, mais je pense que Kelen t’a menti. Après tout, c’est un démon et les démons mentent !

– Et les angelots sont des êtres pétris uniquement de bonnes intentions, ricana son acolyte démoniaque.

– Oh, Crowley ! Ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit ! Je voulais juste suggérer…

– Que tu ne crois pas qu’on puisse en vouloir à ta foutue vie en hauts lieux ! Par les cornes de Satan, on a fait capoter leur putain d’Apocalypse ! Bien sûr que certains culs-bénis doivent rêver de ta Chute !


Le visage d’Aziraphale se décomposa. Il tourna les yeux pour masquer ses larmes et fixa son attention sur le ballet des secours s’agitant autour du magasin Harrods pour dissimuler sa peine. Son cœur se contracta sous le coup de l’émotion. Saisi d’une quinte de toux, il porta la main à ses lèvres et lorsqu’il la retira, il vit avec horreur que des pétales rouges étaient accrochés à ses doigts. Le mal gagnait du terrain et les ronces continuaient leur inexorable croissance afin de nourrir l’œillet s’épanouissant en son sein.


– Aziraphale ? s’enquit le démon quelque peu troublé par sa toux, ça va ?

– Parfaitement, mon cher ! s’empressa de répondre son compagnon en essuyant ses doigts sur un mouchoir en dentelle qu’il dissimula dans la poche de son manteau. Nous devrions plutôt discuter de la suite de notre plan !


L’ange se retourna vers le démon en arborant son masque jovial, un sourire artificiel accroché à ses lèvres blêmes. Crowley ne put réprimer un grognement agacé : Aziraphale avait toujours eu l’art de détourner une conversation. La pluie gagna en intensité tandis qu’au loin, un éclair illumina le ciel orageux. Le démon commença à s’agiter. Il pouvait sentir autour de lui, bien que masquée par l’averse que Je venais de faire tomber, l’odeur rendant fou quiconque la humait. L’emprise de Kelen sur la ville s’était accrue et la rue était à présent envahie par une horde de policiers masqués tentant de faire entendre raison à une population paniquée. Foutue pluie, songea Crowley : leur existence semblait liée à ces maudites averses depuis leur première rencontre en tant qu’ange et démon, sur ce mur abritant le jardin d’Eden.


– Le plan ? marmotta le démon, il est simple : je m’occupe de Kelen et toi, tu restes en dehors de ça, une bonne fois pour toutes !

– Je suis un ange ! Je ne crains pas les pouvoirs de ce démon ! Sa Toute-Puissance me protège ! se rebiffa Aziraphale dans une nouvelle toux sifflante. Je suis incapable de ressentir de véritable désir tout comme un démon est incapable d’aimer !


Aucune insulte n’aurait pu à cet instant, jeter un pareil froid que celui que venait de lancer l’ange. Crowley eut un rire méprisant et d’une voix mielleuse, rendant le coup, lui rappela ce qui venait tout juste de se produire lors de leur petite expédition chez Harrods. Aziraphale baissa les yeux.


– Je voulais dire, bredouilla-t-il d’une voix coupable. Je ne voulais pas…

– C’est tout là le problème, Aziraphale. Tu ne dis jamais ce qu’il faudrait dire. Enfin, tu as bien raison sur un point : tu es un ange et tu ne désires pas et je suis un démon incapable d’aimer.


La porte côté passager de la Bentley s’ouvrit. La pluie s’insinua dans l’habitacle, frappant l’ange comme une gifle. Comprenant le message, Aziraphale tenta de faire amende honorable :

– Je n’aurais pas dû dire ça… vraiment. Je crois… je crois que nous devrions… Pour l’Amour du ciel, ferme cette porte !

Le démon claqua des doigts et la porte se referma. Aziraphale sécha ses vêtements avant de prendre une profonde inspiration :

– Cette histoire me concerne aussi, Crowley. Ce démon essaye de me faire du mal ! Tu n’as pas à jouer les chevaliers servants pour une fois !

– Qu’est-ce que tu t’imagines ? Ça n’a rien à voir avec toi, je veux simplement protéger la paisible petite existence que j’ai construite loin de ce foutu Enfer !

– Tu mens.


Crowley eut un nouveau ricanement. Soudain, non loin de la Bentley, il aperçut Shax qui les observait avec le regard d’un matou ayant repéré une proie à son goût. Il ne pouvait laisser Aziraphale seul à la merci de Kelen et de la Représentante de l’Enfer. Cette satanée créature serait capable d’abuser de la crédulité d’Aziraphale pour pénétrer dans l’Ambassade céleste et qui sait, ce qu’elle pourrait faire d’un ange affaibli. Aziraphale, bien que mis au placard, restait une prise de premier choix qui pourrait lui valoir une jolie promotion. Sans compter qu’elle serait bien capable de lui faire révéler quelques-uns de leurs petits secrets, ce qui leur voudrait à coup sûr, une nouvelle confrontation avec les hautes autorités célestes et infernales. Quant à Kelen… il ne voulait même pas y penser !


La Bentley quitta son emplacement, abandonnant Harrods et le chaos provoqué par le démon désirable. Aziraphale, loin du lieu de la tentation parut retrouver un peu de ses couleurs. L’orchidée, qui s’était prise d’affection pour l’ange, tendit sa feuille vers lui et lui tapota la joue. Crowley donna un coup de volant afin de faire cesser cette minauderie florale. La plante eut un frémissement effrayé et se cacha derrière ses plantes afin d’échapper à l’humeur maussade de son propriétaire.


– On devrait peut-être en parler, murmura Aziraphale.

– Quoi donc ? grogna son compagnon en franchissant un sens interdit.

– Tu le sais bien… de l’autre ARRANGEMENT !


Le démon faillit emboutir le taxi venant face à lui. Il appuya sur la pédale de frein et laissa passer le véhicule. Comment osait-il remettre ce sujet sur le tapis ?! Après tout, n’était-ce pas lui, Monsieur le Serviteur du Bien, qui lui avait imposé ce foutu accord ? Oublier ce qui s’était passé et qui n’aurait jamais dû se produire ! Continuer à prétendre, comme ils savaient si bien le faire, et poursuivre cette petite danse du mensonge menée par Aziraphale ! Il accéléra un grand coup, faillit renverser un groupe de policiers s’apprêtant à braquer une banque (sombre histoire dont il serait très inintéressant de vous faire le récit).


– Quel putain d’arrangement ?! hurla le démon en proie à l’excitation. Celui qu’on a passé depuis quelques siècles ou celui dont on ne doit pas parler et qui n’a jamais existé ?! Inutile d’user de lettres capitales pour une chose inexistante !


Cette fois-ci, ce fut lui qui tira la balle frappant en plein coeur. De ce duel envenimé par les miettes d’effluves tentateurs baignant l’intérieur de la Bentley, ils en sortiraient perdants l’un et l’autre. Crowley savait que c’était là, le but de Kelen : les affaiblir en les mettant face à leurs propres contradictions, tous ces non-dits empoisonnant leur relation, leurs désirs enfouis et le souvenir de cette nuit… Aziraphale n’avait pas la force de lutter et décida de rendre les armes, choisissant la trêve silencieuse plutôt que d’affronter son adversaire intime. Il appuya sa joue contre la vitre, cherchant un peu de froideur pour apaiser la fièvre grignotant son corps.


– Pourrais-tu t’arrêter, s’il te plaît ? demanda-t-il d’une toute petite voix en apercevant Westminster.

La Bentley se gara devant l’abbaye. Aziraphale le remercia du bout des lèvres et descendit de la voiture.

– Attends-moi.

– Où veux-tu que j’aille ? Et qu’est-ce que tu comptes faire là-bas ? Te confesser ?

– Ne sois pas ridicule, répliqua Aziraphale en faisant claquer la porte de la Bentley, ce qui lui valut une salve d’invectives de la part du démon.


Crowley le regarda franchir la porte du lieu saint d’un pas titubant. Une fraction de seconde, il songea à abandonner l’ange et à se lancer à la poursuite de Kelen pour lui régler son compte mais il se reprit bien vite : laisser Aziraphale dans cet état, seul, serait une grossière erreur de sa part !


L’autoradio s’alluma, répandant un flot d’informations continu : la vague de « désir » avait désormais atteint la Pologne, les températures de l’Europe atteignaient à présent les 30° et de violents orages étaient annoncés sur le Royaume-Uni ; le Premier ministre rappela l’importance de respecter le couvre-feu à partir de dix-sept heures et invita toute personne en extérieur, à bien se couvrir le nez afin de se protéger des miasmes inconnus. La station radiophonique changea et trois humains – des imbéciles – débattaient sur l’origine de cette vague de désir. L’un prétendait que c’était dû au changement climatique, l’autre qu’il s’agissait de l’effet secondaire du nouveau vaccin contre la grippe alors que le troisième mettait en cause les extraterrestes. Pauvres cons, siffla Crowley en changeant à nouveau la fréquence radio. Cette fois-ci, la voix du président belliqueux s’éleva et le démon n’eut aucune peine à traduire son allocution : ce dernier, d’une voix entrecoupée de sanglots, proposait à son rival politique insensible à ses avances, de régler cette affaire par une partie de pharaon, tout en ajoutant qu’il était sûr de gagner grâce à sa botte secrète, incluant une Dame de pique.


Le démon éteignit la radio, lassé de la stupidité des mortels. Il laissa son esprit vagabonder en des contrées plus délicieuses. Il ferma les yeux, plongeant dans un demi-sommeil, le meilleur des remèdes à la contrariété. Il pleuvait aussi, cette nuit-là. Il effleura ses lèvres de ses doigts. Mais ce n’était pas le fait le plus marquant de cette curieuse soirée. Il accentua sa caresse, cherchant à retrouver les sensations éprouvées. Avant cette certaine nuit, le démon ne savait pas ce qui se cachait réellement derrière le mot « désir ». Bien sûr, on ne passe pas quelques millénaires sur Terre sans en avoir un petit aperçu. Il avait assisté aux banquets donnés par quelques empereurs romains et même à un dîner offert par Casanova, mais toujours en simple spectateur, écœuré par ces débauches dont il ne comprenait pas le sens. D’autres démons à l’instar de Kelen ou Asmodée – jusqu’à ce que ce dernier n’ait la stupide idée de jouer avec un réacteur nucléaire –, s’étaient spécialisés dans ce domaine et en connaissaient tous les secrets, mais lui, le serpent ayant mené Eve à la tentation, n’en savait rien. Rien avant cette certaine nuit. Il s’était pourtant juré d’oublier, de remiser ce souvenir dans un coin de sa cervelle morcelée, afin de préserver son lien avec Aziraphale. Il lui arrivait parfois de s’y replonger en s’enfermant dans le sommeil pour mieux y goûter à nouveau dans ses rêves.


La sonnerie de son téléphone l’arracha à ses divagations. Il s’en empara. Il ne connaissait pas le numéro mais décrocha tout de même. Une voix familière se fit entendre :

– Bonjour Mr. Crowley.

– Mia, répondit-il en se redressant, que puis-je faire pour vous ?

– Gordon m’a chargé de vous prévenir que la petite soirée, suite à l’annonce du couvre-feu, est annulée. Il a pourtant essayé de faire jouer ses relations…

– Et je me doute qu’elles sont nombreuses…

– Mais le maire de Londres refuse toute exception. J’ai un autre message à vous transmettre, de la part de notre ami commun, chuchota la jeune secrétaire.

– Mia, intervint le démon, vous jouez avec le feu. Avez-vous conscience de ce qu’implique un pacte infernal ?

– Je suis prête à tout pour Gordon, même à donner mon âme !

– Il y a toujours des clauses… les avez-vous seulement lues ?!

– Kelen m’a promis de m’offrir Gordon, c’est tout ce qui m’importe !

– Pauvre idiote, siffla Crowley, vous et vos petits serre-têtes ridicules n’allez vraiment pas apprécier l’Enfer !

– Notre ami vous demande de le retrouver à la galerie d’art où était prévu le cocktail. Vous avez plutôt intérêt à vous y rendre, le menaça Mia avant de couper court à la discussion.


Crowley écouta quelques secondes « le bip » agonisant avant de raccrocher. Il n’avait jamais passé de pacte avec un être humain – même si à une certaine époque, cette pratique avait été encouragée par les hautes autorités infernales –, mais il en connaissait les rouages. Les mortels, avides d’obtenir ce qu’ils convoitaient, oubliaient de lire les petits paragraphes écrits en minuscules caractères précisant les modalités du contrat. Ils ignoraient que le fait simple de signer ce pacte, les condamnait à brève échéance. Ils profitaient de leurs gains pendant quelques mois avant d’être entraînés, malgré leurs supplications, dans le plus terrible des Cercles de l’Enfer. Les instances démoniaques avaient finalement limité le nombre de pactes infernaux, car leur efficacité s’était amoindrie au fil du temps, les humains étant devenus moins crédules. Leur quota avait été réduit à une dizaine de contrats par an, réservés à la classe politique. Crowley leva les yeux vers l’orage menaçant. À bien y réfléchir, l’Enfer avait cédé sur de nombreux points au cours des siècles écoulés et ce, depuis le fameux Concile de Trente-et-un, ayant réduit à néant la population des succubes et des incubes suite à une inquiétante prolifération de leur progéniture avec des humains au sein du Vatican. L’Enfer n’avait eu de cesse, depuis cette date, d’être dépouillé peu à peu, de certains droits acquis de longue date : quota imposé sur les pactes démoniaques, perte de le l’exclusivité sur les épidémies mortelles, interdiction des possessions démoniaques. Si une nouvelle bataille devait éclater entre les deux camps, Crowley savait qu’elle finirait par arriver, la victoire de l’Enfer en perte de vitesse semblait bien compromise. Le retour d’Aziraphale, cachant quelque chose dans la poche de son manteau, chassa le début de la chanson iconique de La Mélodie du bonheur de son esprit.


– Comment était la confesse, mon ange ? demanda-t-il avec malice tandis que son partenaire reprenait sa place sur le siège passager.


Aziraphale se contenta de lui décrocher un regard outré et se lança dans un abominable sermon sur le blasphème. Crowley ne prêta aucune attention à son monologue et redémarra la voiture qui quitta l’emplacement au moment où un policier s’apprêtait à venir frapper à la vitre du démon. La Bentley reprit sa course effrénée à travers les rues de Londres. Crowley informa l’ange du coup de fil de Mia et lui demanda de fouiller dans la boîte à gants afin de retrouver la carte de visite. L’ange s’exécuta et lut rapidement le nom de la rue. Crowley perçut le changement dans sa voix lorsqu’il acheva de donner l’information. Les doigts d’Aziraphale froissèrent la petite carte. Cette adresse, il la connaissait… Quant au nom du galeriste, c’était le même que celui d’un peintre rencontré, une fois, lorsque Londres se remettait des crimes de Jack l’Eventreur. Il avait consigné le souvenir de cette rencontre dans son journal, pour en garder une trace, mais n’avait jamais confié ce qu’il avait expérimenté cette nuit-là…


♠♠♠


La Bentley était garée depuis une heure devant la galerie d’art, située juste en face d’un petit hôtel. Ces soixante minutes, un rien dans l’éternité de deux êtres immortels, leur parurent aussi longues que le quatorzième siècle – siècle détestable comme chacun sait –. L’averse orageuse, recouvrait la voiture d’une chape poisseuse, attisant la nervosité des deux compagnons qui n’avaient pas échangé un mot depuis leur arrivée. Lassés des informations, toujours les mêmes tournant en boucle, ils avaient fini par couper l’autoradio.


Un simple mot de travers et tous deux savaient que leur querelle reprendrait et que des paroles regrettables risqueraient d’être prononcées. Le silence était brisé de temps à autre par les quintes de toux d’Aziraphale. Crowley allait finir par devenir fou, dans ce maudit habitacle, enivré par l’odeur de l’ange se tenant à ses côtés ! Il aurait pu feindre le sommeil pour échapper à la situation, mais il craignait de laisser échapper un gémissement équivoque lors d’un rêve un peu trop intense. Crowley fit mine de s’intéresser à la rue déserte, espérant y dénicher le démon mais celui-ci se faisait désirer, comme s’il savait que cette attente, ensemble, ne faisait qu’accroître la colère et la confusion de ses ennemis. Crowley devait reconnaître que c’était un coup habile de sa part ! Il l’en féliciterait avant de l’étrangler à mains nues ! Kelen était bien plus malin que ce sans-cervelle d’Asmodée qui était en train d’éplucher des comptes financiers dans le Cercle le plus ennuyeux de l’Enfer, occupé principalement par les banquiers, les agents d’assurance, le personnel des Ressources humaines et les courtiers.


La toux d’Aziraphale redoubla d’intensité. Cette fois-ci, Crowley osa lui demander si tout allait bien. L’ange admit qu’il se sentait un peu « patraque » mais que tout finirait par s’arranger avec une bonne tasse de thé agrémentée d’une petite touche de miel biologique. Crowley serra les dents pour éviter tout nouveau conflit : il n’y avait rien de naturel dans le fait de voir un ange cracher ses poumons depuis plus d’une heure ! Le démon avait fréquenté les charmantes demoiselles de Whitechapel et Aziraphale avec son teint livide, offrait une douloureuse ressemblance avec Betsy la Frisée, qui avait succombé à une tuberculose foudroyante entre les mains d’un bon médecin.


Crowley éteignit les phares de la Bentley et sortit du véhicule. Aziraphale lui lança un regard interrogateur.

– Où vas-tu ?

– J’ai soif, répondit son compère en traversant la route pour se rendre dans le petit hôtel faisant également bar.

Aziraphale mit quelques secondes avant de le rejoindre. Ils trouvèrent porte close. L’ange jeta un œil à la petite plaque apposée sur le mur indiquant que le peintre Basil Sickert avait séjourné en ces lieux jusqu’à sa mort. Il frissonna en lisant le nom de l’artiste et se saisit du bras de son compagnon.

– Retournons à la voiture ! C’est fermé !

Crowley se dégagea de son emprise.

– Fermé pour les humains, pas pour nous, répondit-il en claquant des doigts.


La porte se déverrouilla et le démon en franchit le seuil. Aziraphale poussa un soupir et le suivit dans le hall d’entrée. Ils aperçurent une jeune réceptionniste, le nez rivé à son téléphone portable, épinglant des images de son obsession du moment sur son Pinterest , tout en jetant des coups d’œil à sa série favorite. Elle quitta l’application et, perdue dans les profondeurs de Tumblr, ne vit pas les deux êtres surnaturels se dirigeant vers elle. Elle répondit à un post à grands coups d’emojis, comblant sa solitude en se nourrissant des amours vécues par des êtres fictifs et en croyant entretenir des liens amicaux avec des célébrités qui n’avaient que faire de sa petite existence.


La jeune réceptionniste leva enfin les yeux de ses écrans et leur jeta un regard ébahi.

– Mais, vous n’avez pas le…

Elle ne put achever sa phrase. Crowley la fit taire d’un claquement de doigts. Aziraphale toussota avant de lui lancer un regard furieux :

– Tu n’as pas le droit de faire ça ! Ce n’est pas gentil !

– Tu préfères quoi, qu’on finisse la nuit au poste pour avoir enfreint leur petit couvre-feu à la noix ?

Aziraphale et lui s’approchèrent du comptoir. Tout en grommelant qu’ils étaient en train de commettre une belle infraction à leur code d’honneur, l’ange tendit la main vers la demoiselle et lui offrit son plus beau sourire angélique. La jeune femme cligna des paupières et esquissa un sourire à son tour :

– Que puis-je faire pour vous ?

– Mon… La personne qui m’accompagne et moi-même avons une chambre réservée dans cet hôtel. Nous souhaiterions nous rendre dans le bar.

– Le bar est fermé, je regrette.

– Pas pour les clients déjà présents, poursuivit Aziraphale.

– Pas pour les clients déjà présents, répéta la demoiselle.

– Pourriez-vous nous donner la carte d’une chambre ?

– Tout de suite, monsieur.


La jeune réceptionniste ouvrit le tiroir et en tira une fiche de réservation où les prénoms des messieurs Fell, ainsi que leur adresse et numéro de téléphone, étaient miraculeusement inscrits. Crowley se pencha vers elle, intrigué. Ses narines se mirent à palper son odeur et reconnut les effluves caractéristiques d’un mal pernicieux se répandant en elle, sans qu’elle ne le sût, tant elle ne se souciait guère de son état de santé.


Elle tendit à l’ange une petite carte magnétique portant le numéro 53 et lui demanda s’ils passaient un bon séjour dans la capitale. Aziraphale s’empressa de la rassurer sur ce point :

– Excellent, ma chère. Maintenant, vous allez vous réveiller d’un sommeil réparateur, en vous rappelant un charmant rêve…

La demoiselle se mit à glousser de plaisir :

– Je suis en compagnie du Onzième Docteur.

– Si vous voulez ma chère, même si je dois avouer une nette préférence pour le Dixième, fit Aziraphale en levant sa main. Un, deux…

Crowley interrompit son geste.

– Attends ! Avant de la réveiller, dis-lui d’aller se faire examiner le sein droit.

– Voyons, Crowley ! Je ne peux pas, c’est… c’est indécent !

– Il y a une moche de tumeur là-dessous…

– Très bien.

Il se retourna vers la réceptionniste et s’éclaircit la voix :

– Mon ami vous conseille de vous… enfin de vous faire ausculter l’organe glandulaire droit.

– Organe glandulaire droit !? Foutus angelots et leurs périphrases à la con, intervint le démon en se penchant vers la jeune femme. Fais-toi examiner la poitrine, tu piges ?

– Entendu, docteur, répondit-elle avec un grand sourire.


Aziraphale claqua des doigts et la demoiselle leur adressa un sourire étrange avant de se rasseoir face à son ordinateur. Elle interrompit son unième visionnage de sa série afin de rechercher le numéro de téléphone d’un médecin compétent. Quelques jours après, elle eut un rendez-vous et dans la salle d’attente, rencontra un jeune homme de son âge. Je ne saurais vous dire s’ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants – est-ce vraiment important ? –, mais il la soutint pendant son combat contre la maladie, elle guérit et goûta au bonheur.


L’ange et le démon entrèrent dans le bar désert La porte se verrouilla derrière eux, bloquant toute entrée indésirable. Crowley jeta un regard moqueur à son compagnon :

– Le Dixième Docteur, vraiment ? Je ne vois vraiment pas ce que tu lui trouves !

– Dis celui qui n’a pas cessé de me casser les oreilles avec sa série médicale.

– Sur le sexe, mon ange. Et le docteur Masters vaut bien mieux que ton docteur voyageant dans une foutue cabine d’essayage ! déclara le démon en se glissant derrière le comptoir.


Aziraphale ne put réprimer un sourire à la vue de son compère fouinant parmi les bouteilles d’alcool en parlant avec un improbable accent espagnol. Crowley avait toujours eu le chic de s’inventer des personnages à travers l’Histoire. Il gardait un souvenir amusé de Bildad le Shuhite et son accoutrement ridicule ou de Lady Crowley, veuve d’armateur et dame exerçant la charité auprès des âmes égarées de l’East End. Crowley se mit à jongler avec deux bouteilles, mettant en pratique le petit talent qu’il s’était découvert lorsqu’il avait traîné du côté de San Francisco dans les années 70. Leur exaspération mutuelle s’apaisa quelque peu et chacun retrouva le rôle qu’il savait si bien jouer.


– Gin ? Tequilla ? Mojito ? Cherry ? Bloody Mary ? Sourire d’ange ? énuméra le démon.

– Un thé suffira, répondit un Aziraphale taquin.

Lo siento, señor, pero la casa sólo sirve bebidas alcohólicas.

¿Puede hacer una excepción con un ángel cansado?

Crowley se prit au jeu, retira ses lunettes de soleil, et s’accouda au comptoir en faisant frémir une moustache inexistante – il eut une pensée nostalgique pour la belle paire qu’il arborait en plein apogée du disco –, et décrocha un clin d’oeil à son compagnon.

Es posible, mi ángel.


Aziraphale le remercia avec malice avant de se diriger vers le piano posté près de la fenêtre aux rideaux clos, laissant Crowley à ses préparations. L’ange souleva le couvercle de l’instrument, les touches s’animèrent, diffusant une douce musique qui le détendit : Tchaïkovski avait toujours eu un drôle d’effet sur lui : à la fois apaisant et mélancolique. Il ferma les yeux et balança la tête au rythme de la mélodie. La musique avait mauvaise presse au Paradis et il aurait été bien triste de se voir priver de cet ineffable délice si l’Apocalypse était arrivée à son terrible terme. La musique, comme la lecture et la nourriture, les meilleurs plaisirs offerts par la vie terrestre, lui avaient permis de mieux comprendre les êtres humains et leurs nombreux mystères. Il se surprit à fredonner la mélodie. Un peu de quiétude dans cette éprouvante journée, qui avait commencé comme une plaisante comédie de Shakespeare et s’était muée en une mauvaise parodie d’une de ses tragédies. Cette pensée le fit frémir et les notes de musique moururent au coin de ses lèvres. Il tenta de chasser ce mauvais pressentiment : ils finiraient bien par mettre Kelen hors d’état de nuire, il se débarrasserait du mal le dévorant et Crowley et lui retourneraient à leur petite existence qui à défaut d’être pleinement satisfaisante, leur offrait un illusoire sentiment de liberté.


– Tchaïkovski, vraiment ? souffla la voix de Crowley. Comme si cette journée n’était pas assez déprimante comme ça !


L’ange sentit le souffle du démon cogner contre sa nuque. Il aurait tant voulu s’abandonner contre sa poitrine, comme il l’avait si souvent lu dans de nombreux romans, et laisser sa tête se nicher contre l’épaule de son compagnon d’éternité. Il ne s’était jamais senti aussi fragile qu’à cet instant, seul avec lui, cette maudite fleur du mal croissant en son sein, bercé par la musique de l’un de ses compositeurs favoris et le clapotement de la pluie contre la vitre. Il se mit à dodeliner de la tête, hésitant sur l’attitude à adopter. Il perçut le frisson parcourant le corps du démon. Aziraphale se mit à l’implorer en silence de le prendre dans ses bras et de l’étreindre avec force, afin de le rassurer pour lui montrer que rien ne briserait ce lien qu’ils avaient su tisser au fil des millénaires : « Fais-le, fais-le, fais-le… ». La curieuse chanson tournait en boucle dans son esprit, mais une fois de plus, il fut incapable d’exprimer ce qu’il désirait. Il ouvrit les yeux et s’écarta de quelques pas, leur évitant un geste malheureux. Les doigts de Crowley se replièrent contre sa paume.


– Ton thé est prêt, fit-il d’un ton sec.

Le démon s’affala sans grâce au travers du fauteuil se trouvant à sa portée. Aziraphale aperçut la tasse fumante posée sur le comptoir.

– Tu me prends pour ton larbin ou quoi ? fit le démon en portant une bouteille à ses lèvres, faut savoir se débrouiller dans la vie, ma chère Principauté !

Aziraphale n’émit aucun commentaire et alla chercher le thé. Lorsqu’il revint sur ses pas, Crowley avait déjà bien entamé la bouteille.

– Qu’est-ce donc ? s’enquit l’ange avec politesse.

– Un petit remontant de mon cru ! Un peu de mon cocktail démoniaque ? demanda-t-il en lui tendant la bouteille.

– Tu ne devrais pas te saouler autant, le réprimanda l’ange sans grande conviction.


Aziraphale porta la tasse à ses lèvres. Le thé à la verveine et au miel n’eut pas l’effet escompté. Il fut saisi d’une nouvelle quinte de toux, plus virulente que les précédentes, et laissa tomber la tasse qui se vida à ses pieds. Crowley abandonna la bouteille et une lueur d’affolement s’alluma dans ses yeux lorsqu’il vit le corps de l’ange secoué par de violents tremblements. Il voulut esquisser un geste vers lui et lui chuchota des mots apaisants, mais Aziraphale repoussa cette main tendue et lui affirma que tout allait pour le mieux ! Comment pourrait-il lui avouer que toute tendresse de la part de Crowley ne faisait qu’empirer le mal grandissant ? Que ce thé préparé sans nul doute avec affection, loin de le guérir, avait le même effet qu’un poison ? Aziraphale porta la main à sa poitrine et sentit la poigne de fer se resserrer autour de son cœur.


Cette nouvelle rebuffade fut mal interprétée par le démon qui y vit là, une nouvelle preuve de la méfiance de l’ange à son égard : il croyait pourtant qu’ils avaient dépassé ce stade depuis longtemps ! Il s’était trompé, encore une fois. Il reprit sa bouteille et la termina d’un trait, bien décidé à s’enivrer plus de raison pour oublier ce déferlement d’émotions bouillonnant en lui. Combien il le désirait, ici et maintenant, cet ange qui n’avait pas le courage d’être honnête ! S’il était un vrai démon, un de ces salauds aimant infliger les pires châtiments aux damnés, il pourrait se comporter comme eux et faire payer ses souffrances à ce putain d’être céleste ! La bouteille se remplit à nouveau et il s’accorda une nouvelle rasade d’alcool. Mais il n’avait jamais été comme les autres. Toujours en décalage, agissant comme bon lui semblait, posant trop de foutues questions et condamné à la solitude.


– Crowley, tenta d’intervenir l’ange un brin inquiet, tandis que l’atmosphère de la pièce se chargeait à nouveau d’électricité. Tu devrais…

– Épargne-moi tes foutus sermons, bordel, Aziraphale ! Dis-moi plutôt ce que tu es allé foutre à Westminster !

– Je te prierai de surveiller ton langage !

– Je suis un démon et j’use du langage qui me sied ! Tu t’es agenouillé et tu t’es adressé à ELLE ?

– Crowley…

– Tu as voulu lui montrer que ta putain de foi envers ELLE est demeurée intacte en dépit de tout ce qui s’est passé ces derniers mois ? reprit le démon dont les pupilles se dilataient de plus en plus sous l’effet d’une colère de moins en moins bien contenue. Ou alors, tu t’es confessé comme un bon petit enfant de chœur ? Il prit une voix geignarde, imitant imparfaitement, celle de l’ange se tenant face à lui : pardonnez-moi, mon père, j’ai encore péché ! Mais c’est encore à cause de ce maudit démon !

– Tu n’es pas drôle !

Crowley abandonna la bouteille sur la table basse avant de se redresser avec lenteur. Il s’assit sur l’accoudoir du fauteuil.

– Il y a d’abord eu ce jour où il m’a tenté avec la côte de bœuf, puis, avec les bouteilles de vin dans la cave d’Hérode Antipas.

– Arrête !

– Et les thermes à Rome, suite à notre petit repas constitué d’huîtres, et les Eccles cakes pourtant interdits par mon cher ami Cromwell en 1650 !

– Je me suis excusé pour ça, marmonna l’ ange bien incapable de faire face à ce déferlement de rancœur.

Le serpent n’en avait cependant pas fini. Ses longues jambes s’enroulèrent autour de celles de l’ange, les étreignant avec force. Aziraphale ne chercha pas à s’en défaire et fit face à son ennemi héréditaire.

– Oh, mon Père… reprit le démon, et comment oublier cette petite sieste à Woodstock en 1969 ?

– Je n’ai jamais redormi depuis ! se défendit l’être céleste. La paresse est un péché !

– Le meilleur des péchés, répliqua le démon en l’attirant vers lui.

Aziraphale s’apprêtait à se piquer à ce nouveau jeu dangereux et à répondre lorsqu’il vit la curieuse expression se peindre sur les traits de Crowley. Sa voix perdit de son ironie et se fit plus grave :

– Mais le plus beau des péchés fut celui commis lors de cette certaine nuit de 1941.


L’ange se mit à secouer la tête en signe de déni : Crowley n’avait pas le droit d’évoquer ce souvenir ! Cela faisait partie du pacte qu’ils avaient conclu, ensemble, des années après ce terrible désastre, lorsqu’ils avaient pu entretenir une discussion à peu près apaisée, quelques jours après leurs retrouvailles en 1967. Crowley desserra l’étau de ses jambes et tendit une main tremblante vers la joue d’Aziraphale. Il osa ce geste de tendresse qu’il refrénait depuis tant d’années.


– Aziraphale, demanda-t-il en faisant attention de ne pas marquer la joue fiévreuse de l’empreinte de ses doigts, es-tu heureux ?

– Pourquoi ne le serais-je pas ? répondit l’ange avec un sourire forcé. J’ai ma librairie, mes livres, la musique et nos dîners.

Crowley retira sa main avec précipitation. Aziraphale fut plus que troublé par ce nouveau changement d’attitude :

– Pourquoi le demandes-tu ?

– Parce que si tu l’étais réellement, explosa le démon, tu ne m’appellerais pas tous les quatre matins pour me faire un rapport détaillé de tes bonnes actions ! Ça te manque, avoue-le, de ne plus pouvoir leur fournir un compte-rendu de tes bondieuseries !

– Crowley…

– Regarde-moi dans les yeux, Aziraphale, et dis-moi que tu es heureux ici, sur cette Terre, avec moi.

– Je…

– Ne te fatigue pas, j’ai compris, fit le démon vaincu en remettant ses lunettes de soleil. Chère Mère, je vous prie de me pardonner, la Principauté que je suis, finira par se repentir pour retourner dans votre giron bienheureux.


Aziraphale voulut esquisser un geste en sa direction mais fut incapable de puiser le courage nécessaire pour y parvenir. Il s’écarta et traversa la salle d’un pas chancelant.

– Où comptes-tu aller ? l’interpella le démon.

– Au petit coin, répondit-il en ouvrant la porte.

– Tu es un foutu ange, tu n’as pas besoin d’aller aux chiottes ! Qu’est-ce que tu comptes y pisser ? Des paillettes ?

Aziraphale se tourna vers lui, le regard voilé de larmes.

– Je te pardonne, murmura-t-il avant de quitter le bar.


Notes et autres blablas. 


1. Le titre de ce chapitre est inspiré du titre d'une nouvelle de Neil Gaiman "How to talk to girls at parties" traduit par "Comment parler aux filles pendant une fête" se trouvant le recueil Des choses fragiles


2. L'échange entre la réceptionniste de l'hôtel et les deux êtres surnaturels est inspiré d'un paragraphe d'une nouvelle, encore, de Neil Gaiman intitulée "Harlequin Valentine" ( "La Saint-Valentin d'Arlequin") que l'on retrouve dans le recueil Des choses fragiles. Je vous recommande la lecture, en plus c'est bientôt le 14 février, de cette nouvelle mettant en scène un Arlequin au coeur sanglant (littéralement...) et en proie à l'amour. 


3. Il y a deux références à la filmographie de David Tennant et une référence à celle de Michael Sheen dans ce chapitre. Je vous laisse les chercher. ;-]


4. Dans la dernière partie du chapitre, lorsque Crowley se lance dans son énumération des péchés, il fait référence à deux flash-backs que j'avais prévus mais finalement laissés de côté: les thermes à Rome (non écrit mais le plan était fait) et celui mettant en scène Crowley et Aziraphale se retrouvant à Woodstock en 1969 (celui-ci est écrit dans mon cahier d'écriture) et où Aziraphale expérimente le sommeil. L'expérience est plutôt agréable... jusqu'au moment où un ange prénommé "Rêve" (autre référence à l'univers de Gaiman), vient perturber son songe pour lui passer l'envie de recommencer. 


 5. N'ayant pas pratiqué l'espagnol depuis une éternité, j'ai traduit le court échange en espagnol à l'aide d'un traducteur en ligne. Si vous relevez une "hoerreur" dans ces phrases traduites, n'hésitez pas à me le signaler.


6. Je ne peux rien dire pour le moment sur le peintre Basil Sickert qui apparaît dans le prochain chapitre qui est un flash-back. 




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