Love Ineffably

Chapitre 14 : Le Rossignol et l'Oeillet (partie 2)

5938 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 26/03/2024 18:56

The only way to get rid of a temptation is to yield to it. Resist it, and your soul grows sick with longing for the things it has forbidden to itself, with desire for what its monstrous laws have made monstrous and unlawful 

The Picture of Dorian Gray, Oscar Wilde



La nuit était chargée d’un parfum vicié qui frappa l’ange descendant du fiacre. La misère de Londres se révélait dans toute sa laideur lorsque la capitale s’exhibait dans ses oripeaux nocturnes. Aziraphale s’était déjà confronté au cours des années passées, notamment lors de l’épidémie de choléra ayant frappé la ville, à cette pauvreté grouillante, écartée des richesses engendrées par la Révolution industrielle. Il avait tenté d’avertir la hiérarchie céleste à ce sujet, mais n’avait obtenu que silence et désintérêt. On se bornait à lui répéter qu’il devait se contenter de montrer le droit chemin aux mortels, non intervenir sur leurs existences.


Le fiacre repartit, abandonnant le trio devant une bâtisse tenant plus du taudis que de l’honnête établissement. Ils furent accueillis par un déferlement tapageur et d’épaisses volutes de fumée. Le poète échangea quelques mots avec la tenancière avant d’inviter ses deux compagnons à le suivre dans l’escalier aux marches striées de craquelures. Cette montée s’apparenta à une plongée infernale et lorsqu’il parvint au dernier étage, Aziraphale crut avoir traversé deux ou trois cercles de l’Enfer, puants et bruyants. Un hurlement de femme recouvrit ce magma de voix. L’ange sentit le souffle de la MORT cogner contre sa nuque, tandis que les doigts glacés de la créature effleurèrent sa peau. Une voix ressemblant à rien de connu s’insinua dans son esprit, appuyant chaque syllabe pour mieux de se délecter de l’angoisse qu’elle percevait en lui :


– FAIS ATTENTION, L’ANGE… LE MAL GERME EN CES LIEUX ET TE GUETTE.


La créature retira sa main et s’éloigna de son pas traînant pour accomplir sa besogne. Aziraphale vit l’ombre inquiétante pousser la porte et pénétrer dans le logis où les cris d’agonie avaient laissé place à un silence morbide.


– Oscar, murmura un Robbie Ross tout aussi terrifié que l’ange se tenant à ses côtés. Nous devrions peut-être partir…

– Comment ? Cela serait tout à fait impoli !


Une gamine, tenant une bassine remplie d’eau où flottaient des linges sanglants, sortit de la chambrette. Aziraphale aperçut la silhouette de la MORT penchée au-dessus d’une femme allongée sur une paillasse. L’ange vit la MORT chuchoter quelques mots à sa victime avant de lui fermer les yeux. Les deux créatures surnaturelles échangèrent un regard avant que la porte ne se refermât sur cette scène qui n’avait rien d’exceptionnel en ces lieux concentrant toute la laideur du monde. La fillette, chargée de son fardeau, les bouscula et descendit l’escalier en prenant soin de ne pas renverser l’eau souillée.


Wilde se permit un trait d’esprit sur la misère gangrenant la capitale et donna trois coups de canne contre la porte voisine. N’obtenant aucune réponse et, en dépit des supplications de Ross, il pénétra dans le logis misérable. Une odeur indéfinissable vint se nicher dans les narines de l’ange: une odeur de charogne en putréfaction mêlée à une autre odeur. Indéfinissable. Wilde interpella l’occupant des lieux et un murmure agonisant leur répondit d’un sofa ayant connu des jours meilleurs. Un simulacre d’homme se releva avec peine, sa chemise couverte de peinture et de vin ouverte sur une poitrine squelettique portant nombre de morsures amoureuses. Il s’excusa d’une voix pâteuse et déposa son index contre ses lèvres gercées pour leur intimer le silence. Aziraphale examina le visage creusé par les excès et devina que l’homme avait dû être beau dans une jeunesse pas si lointaine. L’ange remarqua alors la forme, recouverte d’un drap jauni, alanguie sur le sofa. Une jambe souple se dévoilait impudique, ne laissant guère place à l’imagination sur l’acte qui s’était déroulé quelques minutes plus tôt.


– Mon ami, fit Wilde en jetant un rapide regard à la silhouette allongée qui se devinait plutôt qu’elle ne se dévoilait, cela fait des jours que je ne vous ai vu ! Vous avez une mine épouvantable !

– Le Désir, répondit l’homme dans un chuchotement tout en les conduisant à une table, le Désir me consume, mon cher…


Il se saisit d’une bouteille de vin entamée et leur servit un verre. Aziraphale s’apercevant que cet effort lui coûtait tant de peine, s’empressa de lui venir en aide. L’homme lui céda bien volontiers sa place avant de porter un mouchoir à sa bouche tremblante. Une toux se saisit de lui, creusant sa poitrine et laissant transparaître la forme d’un cœur qui semblait pris en étau entre des ronces. Surpris par ce curieux phénomène, et par cette maladie qui ne ressemblait à rien qu’il ne put connaître, l’ange se promit de rester sur ses gardes en se remémorant les paroles de la MORT.


– Dieu m’aurait-il enfin envoyé l’un de ses anges pour sauver mon âme égarée ? murmura l’homme en s’asseyant auprès d’Aziraphale.

– Mon cher, fit Wilde dans un grand éclat de rire oubliant toute discrétion, vous et moi savons que les anges ne ressemblent pas du tout à cela ! Ils sont d’une beauté mortelle et ne cessent de nous causer bien des tracas !

La main cadavérique se saisit de l’avant-bras de la Principauté et le serra avec force.

– Peu m’importe ce que dit Oscar, glissa l’artiste dans un souffle aux relents de pourriture, je sais que vous êtes un ange…

– Tu divagues, vieux débris ! Les anges mettent rarement les pieds sur Terre, contrairement aux démons ! lança une voix juvénile.


Un jeune homme s’était levé du sofa et, le drap ceignant ses hanches fines, s’avançait vers leur table d’un pas conquérant. Plus il s’approchait, plus Aziraphale pouvait percevoir les effluves émanant de son corps délicat, ce curieux mélange de vin, de sueur et de cette troisième odeur, indéfinissable. Lorsqu’il s’assit face à lui, entre Wilde et Ross, Aziraphale fut frappé par l’éclat fou de ses yeux bleus de chérubin.


– Sickert, Mr.Fell est libraire, reprit Wilde en s’accordant une gorgée de vin, il est intéressé par votre Livre.

Cette simple phrase déclencha un ricanement méprisant chez le chérubin. Il se pencha vers Wilde et se mit à jouer avec l’œillet vert ornant sa boutonnière.

– Vous n’allez pas encore nous assommer de vos aphorismes et autres discussions littéraires sans intérêt ! L’Art est probablement la pire invention jamais créée par l’homme !

– Si vous n’étiez pas aussi beau, répliqua Wilde, je couperai le charmant organe vous faisant office de langue !

– Mon Livre… bredouilla l’artiste. Oh, je vois… Le Livre. Venez, suivez-moi. Je le garde en lieu sûr.


Il se releva avec peine et se traîna jusqu’à une petite pièce attenante à celle-ci se composant d’un bureau, d’une bibliothèque décharnée et d’un sol humide jonché de croquis et de peinture. Aziraphale eut un mouvement de recul. Les murs étaient tapissés de dessins au fusain comme exécutés sous l’inspiration de la folie : des visages, tant de visages, s’étiraient sur des feuilles et des feuilles, leurs bouches tordues de douleur ou d’extase, mourant dans un baiser d’adieu ou d’un coup de poignard assené en plein cœur.


Le peintre sortit un coffre d’une cavité creusée dans le mur et le posa sur le bureau.

– C’est tout ce qui me reste de ma vie d’avant… murmura-t-il d’un ton rempli de regrets.

– Votre vie d’avant ? s’enquit Aziraphale en voyant les doigts de l’artiste déverrouiller le coffre avec peine.

– Quand j’étais un jeune pasteur à la tête farcie de religion.

– Que vous est-il arrivé ? demanda l’ange, tandis que dans la pièce voisine, le gros rire de Wilde couvrait le bruit de la pluie tombant avec fracas au-dessus de leurs têtes.

– Le Désir, chuchota l’homme en jetant un regard vers le portrait de l’éphèbe aux yeux bleus posé sur son bureau.

Il parvint à ouvrir le coffre et en sortit un ouvrage précieux qu’il déposa avec précaution devant Aziraphale.

Le Livre des Anges Perdus, chuchota la Principauté en laissant courir ses doigts sur la couverture en cuir rouge. Comment l’avez-vous obtenu ?

– Je viens d’une longue lignée d’hommes de foi. Mon arrière-grand-père , paix à son âme, l’avait acheté pour une bouchée de pain à une aristocrate française crevant de misère. Paraît que sa jolie petite tête d’ancienne favorite royale a fini sous la guillotine…

– Combien en voulez-vous ? s’informa Aziraphale d’un ton non dépourvu de convoitise.

– D’habitude, c’est vous qui fixez les prix… Vous êtes sûr que vous êtes vraiment un marchand de livres ?

Aziraphale le rassura sur ce point et sortit une bourse de la poche de sa redingote. L’homme parut de suite moins soupçonneux et une lueur cupide traversa son regard de cadavre ambulant.

– De combien avez-vous besoin pour éponger vos dettes ? reprit l’ange qui ne parvenait plus à détacher son attention du Livre tant recherché.


Le peintre, par dérision, lui donna une somme dépassant l’entendement. Aziraphale poussa la bourse vers lui. L’homme tira les cordons et ne put réprimer un sifflement en voyant le petit tas d’or qui venait de lui être offert. Aziraphale n’entendit pas le juron poussé par l’homme, pas plus qu’il n’entendit le pas léger de l’éphèbe traversant l'autre pièce pour venir les rejoindre. Le peintre le remercia tout en bénissant l’être surnaturel – Dieu ou Satan – qui avait placé Mr. Fell sur son chemin de croix. L’ange tira le Livre jusqu’à lui et effleura le titre se détachant en lettres dorées : Le Livre des Anges Perdus. Il avait découvert l’existence de cet ouvrage au cours des années précédentes, quelques mois après sa dernière rencontre avec Crowley venu lui réclamer l’eau bénite. Il caressa la lettre « A » surmontée d’une étoile avant d’ouvrir la première page, présentant ce qui semblait être un sommaire.


Le Livre des Anges Perdus, comme chaque spécialiste en ce domaine le sait, avait été rédigé, selon de vagues approximations et autres spéculations, au cours du Moyen Âge par un moine qui s’intéressait au sexe des anges à défaut de posséder celui convenant à sa sainte profession. Membre respecté au sein de sa communauté, il aurait vécu, selon les recherches plus ou moins étayées de preuves, dans un monastère situé en plein cœur de la forêt de Brocéliande et aurait appartenu au très vénérable ordre des Saints-Korrigans. Le Père Thalatta avait passé nombre d’années à rédiger cet ouvrage, dicté, selon le seul témoignage recueilli, par un ange lui apparaissant chaque nuit à minuit treize dans sa cellule. Au bout de quelques années, le pauvre Père, voué corps et âme à son œuvre, avait délaissé les prières et autres obligations religieuses ; et avait fini par être chassé du lieu saint lorsque ses compagnons avaient découvert qu’il ne possédait pas l’attribut indispensable à sa condition. Dans sa fuite, sous les crachats et les jets de pierre des saints hommes, il n’avait emporté que son ouvrage, une plume et sa bure. À partir de cet épisode, les avis des spécialistes divergent : certains prétendent qu’il aurait trouvé refuge dans une grotte et se serait fait ermite ; d’autres disent qu’il aurait repris son identité et aurait écumé les mers pour fonder l’un des tous premiers ordres de piraterie sévissant dans la Manche. Une minorité pense que, guidé par la voix de son ange aux ailes noires, il aurait retrouvé son véritable sexe, aurait gagné la région d’Orléans et se serait fait bergère afin de combattre les Anglais. Les éminents spécialistes s’accordent au moins sur un point : l’ouvrage avait miraculeusement survécu aux griffes du temps et, était réapparu de temps à autre avant qu'on ne perde trace de son existence à la toute fin du dix-neuvième siècle.


Aziraphale déchiffra avec peine la table des matières – l’orthographe n’était pas le fort de l’ange ayant inspiré les écrits du moine –, et feuilleta l’ouvrage avec une certaine perplexité : au fur et à mesure des pages, l’écriture devenait de plus en plus illisible et les phrases passaient d’un vieux français bancal à une langue qui n’existait tout simplement pas et ne ressemblait à aucune autre ! Des gribouillis plus ou moins élaborés accompagnaient des bouts de phrase zigzaguant, pouvant se lire dans les deux sens, en diagonale ou à l’envers ! Un dessin, plus réussi que les autres, attira l’ange : l’illustration, occupant le centre de toute une page dépourvue de texte, représentait un serpent enroulé autour de lui-même et dont le corps était formé de noms angéliques. Aziraphale posa son doigt sur la queue du serpent composé du nom Kokabiel, le fit descendre jusqu’au corps formé des noms Jophiel et Baraqiel et termina par la tête représentée par le nom Raphaël.


La main d’Aziraphale, celle ornée de l’anneau céleste, se replia contre l’illustration. Aucun de ces noms ne résonnait en lui. C’était frustrant, après tant d’années de recherche, de découvrir qu’il ne pourrait pas entrevoir un pan de la vérité grâce à ce Livre tant convoité. Il avait collecté nombre de textes apocryphes au cours du siècle qui s’achevait, avait parcouru toutes les versions du Livre d’Enoch existantes et n’avait toujours pas réussi à retrouver le nom angélique de Crowley. Il s’était lancé dans cette quête juste après leur dernière malheureuse entrevue lorsque, cette nuit-là, il avait prié Sa Toute-Puissance de protéger le démon. Le souvenir de leur toute première rencontre lui était alors revenue dans son intégralité : deux anges assistant à la création des astres. Submergé par l’émotion, Aziraphale avait consigné ce souvenir dans l’un de ses journaux et, une fois son écrit terminé, s’était laissé aller aux douces sensations provoquées par cette réminiscence : la beauté des nébuleuses nouvelles-nées, le sourire illuminant le visage de celui qui ne s’appelait pas encore Crowley et surtout, la joie irradiant de chaque cellule composant son corps angélique.


Aziraphale retira sa main du petit serpent, comme craignant de s’y brûler la peau. Sa mémoire, bien moins morcelée que celle de Crowley, lui revenait petit à petit, surtout depuis qu’il avait pris l’habitude d’écrire son quotidien dans ses carnets ; mais il y avait des lambeaux de son passé de Chérubin dont il ne parvenait pas à recoudre les morceaux : le nom véritable de Crowley, le procès des Déchus et la bataille entre leurs deux camps. Il voulait retrouver ces souvenirs mais en même temps, les redoutait : avait-il frappé Crowley de son épée lors de cette guerre quasi-fratricide ? Avait-il assisté, sans proférer la moindre protestation, à sa Chute ? Lui avait-il fait du mal d’une quelconque façon ? Il referma le Livre, étreint par ce sentiment de culpabilité dont il ne parvenait pas à se défaire, en dépit des millénaires écoulés, depuis que son chemin avait rejoint celui de Crowley en haut des remparts du Jardin d’Éden.


– Mr. Fell ? murmura le peintre saisi de toussotements, tout va bien ?


L’ange porta ses doigts à sa joue et constata que sa peau était mouillée. Il essuya les larmes traîtresses du revers de la main, tout en rassurant son interlocuteur d’un sourire.


– Voudriez-vous voir ma collection ? J’ai vendu tous mes tableaux mais il y a certaines esquisses dont je ne peux me séparer. Ross prétend que mes œuvres sont singulières, je ne vois en elles, que le délire d’un fou perverti.

Son rire se changea en une nouvelle quinte de toux :

– Ce bon vieux Basil Sickert finira comme bien d’autres de ses compagnons de pinceaux : le corps pourrissant au fond d’une fosse commune et l’âme rôtissant en Enfer pour l’éternité et ce, jusqu’au Jugement Dernier !

– Le repentir existe, chuchota Aziraphale en se laissant entraîner vers les troublants croquis. Votre âme peut encore être sauvée ! Si vous avez la foi …

– Angelot, j’ai abandonné Dieu lorsque j’ai succombé au plus beau des péchés.

Il libéra son bras et s’affala sur le fauteuil faisant face à un miroir cerclé de lierres dorés ; une pomme, faite d’une pierre factice, étincelante comme un rubis, en surplombait le verre.

– Ma plus belle possession, fit le peintre d’un geste grandiloquent, je l’ai surnommée L’Œil du Désir, car c’est devant ce miroir que je l’ai fait poser pour la première fois… Le plus bel objet de Désir qui puisse exister. Le Désir incarné, marmonna le peintre avant de se laisser envahir par la torpeur.


Aziraphale observa son reflet. Son image se troubla et devint autre : celle d’un Aziraphale aux yeux brillant d’une lueur lascive et dont les lèvres étaient gonflées, comme venant juste de succomber à une myriade de baisers. L’ange se détourna de cette image et se mit à examiner les dessins accrochés près du miroir. À travers les épais coups de fusain furieux, se devinait la représentation fidèle du Paradis… si éloignée de l’image que s’en faisaient les humains ! L’ange effleura le papier de mauvaise qualité du bout des doigts : un mortel n’aurait jamais pu concevoir le Paradis ainsi, cela ne pouvait être que l’œuvre d’un ange ou … un parfum enivrant s’insinua dans la pièce. Aziraphale tenta de lutter mais ne put s’empêcher de renifler les effluves émanant du corps de la créature ayant pris place sur les genoux du peintre. La sueur. L’ange ferma les yeux. Le vin. Et la troisième odeur. Indéfinissable. Et pourtant, si familière…


Il rouvrit les yeux et vit que la créature avait changé d’apparence : d’éphèbe aux yeux clairs pour satisfaire les désirs de Wilde sensible à la beauté des jeunes hommes ; il était devenu un être sans sexe véritable, beau comme le plus exquis des mauvais anges. Ses longs cheveux blonds se nichaient au creux de ses reins délicats et ses mains, fines et parsemées de veines violacées, caressaient le visage du peintre maladif pour mieux l’entraîner dans le monde des délices interdites. Sickert laissa échapper une supplique que le démon étouffa d’un baiser, avant de replier ses doigts contre la poitrine du presque-mort. Sa peau se contracta, tandis qu’une ronce jaillit des doigts tentateurs pour venir s’enrouler autour de son organe dévoré par le poison.


Aziraphale détourna les yeux de cette effroyable mise à mort et se recula, tout en chuchotant des prières destinées à protéger le mortel des griffes du démon. Celui-ci rompit le baiser et poussa un grognement. Il tourna la tête, foudroyant l’ange de son regard de chérubin fou. Il passa sa langue sur ses canines pointues. Ses cheveux se raccourcirent, remontèrent jusqu’à ses épaules en prenant une teinte plus foncée, son nez gagna en épaisseur et ses pommettes se creusèrent ; et, sous les yeux horrifiés d’un Aziraphale luttant contre un pouvoir le dépassant, un double de Crowley s’avança vers lui, répandant une odeur aussi douce que dangereuse. Le mortel marmonna quelques paroles décousues.


– Qu’as-tu fait ? attaqua Aziraphale en prenant une position offensive. Que leur as-tu fait ?! À Wilde et à son compagnon ?

– Eux ? Je les ai tous simplement endormis, répondit le démon inconnu en prenant la voix de Crowley. J’avais envie de bavarder avec toi, l’angelot.

– Et cet homme ? Tu n’as pas le droit de lui faire de mal !

– Qu’y puis-je si les mortels sont incapables de résister au Désir ? As-tu vu les dessins que je lui ai inspirés ? Ne sont-ils pas magnifiques ?


Aziraphale leva les yeux vers les dessins désignés par le démon et racontant une terrifiante histoire : celle d’un ange agonisant entre les bras d’un autre ange maculé de sang. Aziraphale murmura une syllabe qui se perdit dans un chuchotement inaudible. La première syllabe du nom de l’ange victime du premier et dernier meurtre commis au Paradis. Il examina une autre esquisse, encore plus effroyable, représentant l’ange assassin dévorant le cœur qu’il venait juste d’arracher à la poitrine de sa victime. Le dernier ange à avoir déchu, bien longtemps après tous ceux ayant suivi l’Ennemi. Aziraphale était incapable de se rappeler le nom de l’ange assassin, mais il avait gardé en mémoire, l’éclat de folie de ses yeux bleus de chérubin lorsque leurs regards s’étaient croisés lors de son procès. L’ange avait accueilli sa sentence d’un sourire. Marqué du sceau de la folie, il avait été ensuite précipité du haut de la plus haute tour de la Cité d’Argent.


– Te souviens-tu de moi ? murmura le démon qui n’avait pas réussi à s’emparer des yeux de Crowley et n’était qu’une pâle imitation du faiseur d’étoiles.


Aziraphale secoua la tête en signe de négation mais le démon ne fut pas dupe de ses mensonges. Comment aurait-il pu oublier les cris d’horreur poussés par l’ange qui les avait retrouvés ? Du trouble qui s’était emparé ce jour-là du Paradis et des nombreuses rumeurs qui avaient commencé à circuler sur ces deux anges travaillant sur le Concept de l’Amour et qui s’étaient laissés corrompre à leur tour par ce sentiment dans son aspect le plus impur ? Les autres anges évoquaient des « choses inavouables », des baisers et bien plus, échangés entre un ange trop amoureux et un autre qui rapidement, ne le fut plus…


– A-zi-ra-phale, fredonna le démon comme s’il se délectait de son prénom. On parle de toi, en Enfer, tu sais… depuis des siècles !

Il abattit son poing sur le mur et se pencha vers Aziraphale. Il était si proche que l’ange pouvait percevoir chaque arôme émanant de son corps : la sueur, le vin et une odeur familière. La menthe entrelacée à l’odeur du cuir. L’odeur de Crowley.

– Je ne le crois pas.

– Certains disent que tu es dangereux, répliqua le démon en tendant ses doigts – les doigts de Crowley – vers sa joue pour en tâter la peau. Je pense que c’est un mensonge. A-zi-ra-phale, je ne te crois pas dangereux, mais je parie que tu en connais un rayon sur la passion.

Le démon se pencha vers lui et lui souffla au creux de l’oreille :

– Sais-tu, angelot, que la passion et la souffrance sont liées ? Elles ne sont que le reflet d’une même pièce.

– Que me veux-tu, démon?! s’écria Aziraphale en repoussant son redoutable adversaire.

– Je ne fais que ce pour quoi j’ai été envoyé en Enfer : provoquer le Désir et m’en nourrir.

Il désigna le peintre endormi d’un geste dédaigneux :

– Sais-tu que cet idiot, il y a encore quelques mois de cela, se vouait corps et âme à l’amour de Dieu ? Il ne m’a pas fallu longtemps pour le convaincre que les plaisirs de la chair valent ceux de l’âme.

– Monstre !

– Tout de suite, les grands mots ! fit le démon en levant les yeux en l’air. Dis-moi, Aziraphale, que connais-tu au Désir ?

– Je suis un Ange ! Je …

– Nous sommes capables de le ressentir, ce désir, souffla le démon en se rapprochant de lui. M’en suis-je pas la plus belle preuve ? Te souviens-tu de mon nom, Aziraphale ? De mon nom angélique ?

– Tu l’as perdu ! Tu l’as perdu, le jour où tu as déchu ! Comme tous les autres !


Le démon fit glisser sa main contre la joue d’Aziraphale et le força à lui faire face. L’ange soutint le regard de la créature infernale. Une lutte silencieuse s’engagea entre ces deux êtres nés du même Dieu. Le démon approcha sa bouche de celle de l’ange et dans un souffle pernicieux, lui susurra :

– Aziraphale, sois bon avec moi, donne-moi mon nom angélique… c’est tout ce que je souhaite et je ne te ferais aucun mal.

– Tu mens, comme tous les démons !

– Aziraphale, reprit le démon en singeant la voix de Crowley. Dis-le, s’il te plaît. Je sais que tu peux t’en souvenir. Toi, tu as des souvenirs… Aziraphale, donne-moi mon nom et je m’en irai.

L’ange jeta un regard au peintre bien mal au point et, tout en ayant conscience de commettre une erreur, creusa dans les méandres de son esprit afin d’y dénicher un souvenir qu’il avait cru oublié :

– Azaphkiel. Tu t’appelais Azaphkiel.

– Plus fort, mon ange !


Aziraphale cria le nom angélique. Le démon le répéta et se mit à palper les lèvres de l’ange du bout des doigts. Il fit remonter sa main le long de son nez, avant de s’attarder sur son front creusé par une ride soucieuse. Il se mit à le bercer de paroles cajoleuses, d’autant plus dangereuses qu’elles étaient prononcées avec la voix de Crowley et peu à peu, le dépouilla de toute forme de volonté. L’ange succomba à ses mots tentateurs et se laissa entraîner dans le piège tendu par le démon. Celui-ci l’attira contre lui, le remerciant pour le joli présent qu’il venait de lui faire, lui promettant une juste récompense. La pluie gagna en intensité, transperça le toit, se déversa sur les deux corps enlacés, rompant le sort fatal. Aziraphale se libéra de l’étreinte du démon et s’apprêtait à riposter lorsque celui-ci, comprenant qu’il devait user de ses pouvoirs avant que l’ange ne reprît pleinement conscience, tendit la main vers lui et le projeta contre le miroir. Le verre se fracassa sous l’impact du choc. Aziraphale bascula à l’intérieur du miroir brisé.


Une goutte de pluie lui fit ouvrir les yeux. La chambre sordide s’était muée en un jardin verdoyant. Un ciel bleu avait remplacé le plafond vétuste et les odeurs de la tentation s’étaient métamorphosées en celles de fruits et de fleurs. Aziraphale se releva et épousseta sa tenue qui était celle qu’il portait en tant que Chérubin. Il tourna la tête et reconnut, grâce à ces petits détails forgeant une mémoire, le Jardin d’Éden. Il fit quelques pas, savourant la sensation de l’herbe mouillée baisant sa peau et aperçut, assis sur un rocher et livrant son visage à la pluie, un démon qu’il ne reconnut que trop bien. Son cœur s’accéléra et, perdu entre rêve et illusion, il courut jusqu’à lui.


S’agissait-il d’un souvenir ou d’un rêve ? Cela ne pouvait être un songe… Aziraphale ne s’était jamais livré au péché de paresse ! Un souvenir oublié, alors ? La voix de la Raison, qu’il écarta bien vite, lui chuchota de se méfier des illusions, mais lui, y croyait dur comme fer à cette réminiscence ! Il y avait tant et tant de souvenirs perdus bataillant au fond de sa mémoire, pourquoi n’en serait-ce pas un ? Après tout, suite à l’exil d’Adam et Éve, Crowley et lui avaient vécu quelques jours, seuls, dans ce Jardin, mais ni l’un ni l’autre n’avaient gardé de souvenirs de ces instants idylliques dérobés à Dieu et à Satan.


– Crowley, murmura-t-il en s’agenouillant devant le démon contemplant la pluie. Bon sang, tu es trempé ! Regarde-toi !


Le démon se contenta de lui adresser un sourire. Aziraphale attrapa son pied gauche et le frotta avec vivacité afin d’en retirer la boue en souillant la peau. Il trempa un pan de sa toge dans le ruisseau et essuya avec douceur les traces de saleté s’étalant sur les pieds du démon. Il commença par le talon, remonta le long de la plante avant de passer le tissu autour de chaque orteil. Une fois son acte purificateur accompli, il passa sa main sur le bout de son vêtement trempé pour le faire sécher. Il sentit les doigts de Crowley s’insinuer dans ses cheveux et les caresser avec douceur. L’ange redressa le menton avec lenteur : s’agissait-il d’un rêve, d’une illusion ou d’une réminiscence ? Il interrogea son compagnon mais celui-ci demeura silencieux, semblant tout aussi incapable que lui, d’apporter une réponse satisfaisante. Aziraphale prit les mains de Crowley entre les siennes et les effleurèrent du bout des lèvres tout en répétant sa litanie : rêve, illusion ou réminiscence ? Seul le silence lui répondit. Il nicha ses lèvres contre le poignet gauche de son compagnon d’éternité et réitéra sa question : Rêve ? Illusion ? Réminiscence ? N’obtenant pas davantage de réponse, il se releva et posa ses mains contre les joues du démon. Le ciel s’obscurcit et l’orage tonna, annonçant la destruction prochaine des remparts protégeant le Jardin d’Éden et leur toute première séparation. Il ne devait plus perdre de temps et découvrir la vérité : Rêve, réminiscence, illusion ? Le grognement se rapprochait, tandis qu’à l’horizon, une lumière blanche découpait le ciel. Il n’avait plus le temps de tergiverser ! Aziraphale, d’un geste empressé et maladroit, attrapa Crowley par le col de son habit et, succombant à l’interdit, tout en suppliant sa Toute-Puissance de lui pardonner sa folie, déposa ses lèvres contre celles du démon.


L’orage et la pluie cessèrent et le ciel prit un ton laiteux. Le démon se redressa et le repoussa dans un ricanement moqueur. La créature lui faisant à présent face n’était plus le Crowley de l’Éden mais un véritable démon au corps couvert de plaies suintantes et grouillantes de vers. Un démon dévoré par les maladies honteuses et les vices. Aziraphale fut saisi d’un haut-le-cœur et porta sa main à sa bouche. Il la retira avec précipitation et découvrit, se mouvant au creux de ses doigts tremblants, des larves gorgées de sang. Le démon déploya ses ailes noires et s’envola, l’abandonnant dans ce monde illusoire. Aziraphale tenta de le suivre mais prisonnier de cet Éden s’effaçant et devenant peu à peu un immense miroir, il ne put déployer ses ailes. L’ange cligna des yeux en voyant le démon s’envoler vers la source de lumière et, pris de violentes brûlures, sentit ses forces l’abandonner. Il s’écroula à genoux, ployant sous le regard railleur de son reflet démultiplié. Il poussa un cri terrifié en voyant ses ailes se dépouiller de ses plumes mais ce cri se changea en véritable hurlement de souffrance quand ces mêmes plumes, devenues noires, repoussèrent au creux de ses épaules d’ange perdu.


Notes:


1. L'histoire de l'ange assassin est directement inspirée d'une nouvelle de Neil Gaiman intitulée Les mystères du meurtre. En revanche, je n'ai pas repris le prénom de l'ange meurtrier car cela aurait suscité quelques petites confusions...et en plus, je voulais un prénom "angélique" se rapprochant de celui d'Aziraphale, d'où le choix de créer ce prénom angélique : Azaphkiel. Mais si vous aimez Good omens, lisez cette nouvelle. 


2. Basil Sickert: Basil est le prénom du peintre réalisant le portrait du jeune Dorian dans le roman Le Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde. Sickert est le nom d'un peintre britannique qui fut soupçonné par certains d'avoir été Jack l'Eventreur... Je l'ai nommé ainsi pour cette référence et aussi pour le début de son nom "sick" signifiant "malade" en anglais et le pauvre Basil Sickert n'est pas au mieux de sa forme au moment de sa rencontre avec Aziraphale. 


3. Le Livre des anges perdus est, comme chacun le sait, un ouvrage à l'étonnante destinée, et je ne possède pas davantage d'informations à son sujet n'étant pas un éminent spécialiste en la matière. 


4. En ce qui concerne le miroir, Neil Gaiman a écrit un recueil intitulé Miroirs et fumée et je voulais un miroir dans cette histoire pour faire un clin d'oeil à ce recueil de nouvelles qui est mon recueil préféré. 


5. Merci pour votre patience: ce chapitre a été long à réécrire et a connu de nombreuses réécritures (il doit sûrement m'en vouloir mais j'ai fini par éliminer Bosie, le jeune amant de Wilde, de ce chapitre car son personnage n'apportait rien au récit) et de transformations mais le voilà enfin publié. 



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