Get thee behind me, fool friend – 7 Sins Challenge

Chapitre 4 : La paresse - Under pressure

3911 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 18/02/2024 00:29

Cette fanfiction est une réponse au challenge "7 sins : les sept péchés capitaux" qui se déroule actuellement sur le forum de FFR

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LA PARESSE

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UNDER PRESSURE

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Londres, dix jours avant la fin de leur monde, mardi

« Est-ce que c'est une tache ? Qu'est-ce qu'on s'était dit au sujet des taches ? Nous n'en tolérerons aucune ! Toi, tu m'as beaucoup déçu… Écoutez tout le monde ! Dites adieu à votre petite camarade ! Et poussez mieux que ça ! »



Crowley poussa la porte de la boutique les bras chargés d'un gros carton d'où dépassaient des feuilles de ficus. [1] Il le déposa près de la porte sans autre salutation qu'un vague borborygme, puis il ressortit quelques secondes avant de rapporter un deuxième carton, d'où sortait un jeune scindapsus qu'il posa à côté du premier, jetant par-dessus ses verres fumés un regard mauvais à ses décolorations jaunes. Il continua son manège en trimbalant dans une caisse en plastique un petit figuier, un arbre à caoutchouc miniature, un faux philodendron, et une langue de belle-mère.

— Crowley ? As-tu décidé de redécorer ma boutique ?

— Non. Je te les laisse seulement en pension. J'ai un truc à faire en Enfer, je ne sais pas si ça va durer ni même combien de temps, mais je ne veux pas qu'elles restent seules dans la voiture. Elles pourraient en profiter.

Aziraphale pencha sa tête blanche sur le côté avec l'œil interrogateur. Il regarda les cartons où il lui semblait voir les feuilles comme agitées d'un frisson, alors qu'il n'y avait aucun courant d'air dans la pièce. Le démon s'approcha et lui tendit son humidificateur, vaporisateur, brumisateur ou peu importait comme il appelait son pistolet à eau en exerçant une petite pression sur la gâchette avec un clin d'œil entendu. Pshit pshit.

— Pas plus de deux pulvérisations chacune. C'est largement suffisant.

— Mais… Crowley, tu es sûr que… ?

— Oui. Allez, souhaite-moi bonne chance ! Et, vous, je vous préviens ! dit-il en direction des cartons avec emphase. S'il vous prenait la moindre velléité de relâchement en profitant de mon absence, rappelez-vous bien qu'ici c'est un cimetière !

L'ange tordit le cou à cent quatre-vingts degrés en passant en revue ses meubles pourtant en assez bon état considérant leur âge. Il n'y avait pas tant de poussière que ça. Ce n'était pas du tout un lieu sinistre…

— …Des milliers de troncs d'arbres ont été déchiquetés et baignés dans des acides chimiques infâmes pour fabriquer du papier ! Regardez bien autour de vous, dit-il en tournant sur lui-même les bras ouverts. Chaque rayonnage croule sous le poids de vos congénères morts. Okay ? Voilà ce qui arrive aux plantes désobéissantes ! Allez, grandissez bien, tchao !

Le démon évita le regard de son non-ami, filant en direction de la sortie.

— Crowley, arrête-toi ! Vas-tu me dire ce qui se passe à la fin ? Je n'aime pas du tout cela. Qu'est-ce qu'ils te veulent en Enfer ? Qu'est-ce que tu as encore fait ?

L'ophidien qui pour rien au monde n'aurait admis qu'il était nerveux, renifla avec une petite grimace de travers et remonta jusqu'en haut les lunettes sur son nez.

— Bah… Rien, en fait. Et j'ai un peu l'impression que c'est ça le problème. Allez, baste. Je vais me faire passer un savon. C'est bon, ce n'est pas comme si c'était la première fois ! N'en parlons plus.

Contrarié, la bouche en cul-de-poule fort dubitative, Aziraphale posa un peu vivement sa tasse de chocolat sur le guéridon le plus proche, avant de tirer sur son gilet et de se croiser les mains sur le ventre.

— Eh bien justement, si ! Parlons-en ! La dernière fois qu'on t'a "passé un savon" comme tu dis, je ne t'ai pas revu pendant cinquante ans ! Et puis après, il y a eu le bain d'eau bénite. Ils pourraient toujours te décorporer avec un simple pshit pshit ! Y as-tu seulement songé ?

— Nah ! Rien à craindre. J'avais fait une bonne action à l'époque. Là, disons que je n'y suis pas allé avec suffisamment de ferveur sur les mauvaises ! T'inquiète donc pas.

Quand il stoppa trois secondes devant les cartons qu'il avait apportés, Aziraphale aurait juré voir les plantes s'agiter. Dès que leur propriétaire fut sorti, l'ange s'approcha d'elles pour les regarder avec curiosité, juste assez longtemps pour constater qu'elles s'étaient immobilisées. Il se pencha pour déloger un petit monstera qu'il ausculta avant de le prendre contre lui avec compassion.

Le bras enroulé autour du pot en plastique noir, l'ange franchit le seuil de sa porte pour scanner les environs. La Bentley était garée un peu plus loin dans la rue. Crowley monta dedans pour venir simplement piler devant la boutique dans un crissement de pneus sec.

— Je la laisse là, déclara-t-il en claquant la portière. Je vais prendre l'Ascenseur. Si une des plantes fait la maline, tu l'enfermes dans le coffre, ça la calmera.

Une feuille défaillit sur la manche beige de son porteur.

Le dos tourné, le démon exécuta un signe désinvolte de la main, comme il faisait toujours et comme s'il savait pertinemment qu'il était observé. Lorsqu'il disparut dans l'Ascenseur d'En-bas, Aziraphale inclina la tête vers sa nouvelle invitée, infiniment triste à l'idée que Crowley terrorise ses plantes à l'imitation des mauvais traitements qu'il endurait lui-même en Enfer. Mais que pouvait-il faire contre ça, lui, une simple Principauté reléguée ? Crowley ne demandait pas d'aide. La fois où il l'avait fait en réclamant un flacon d'eau bénite, Aziraphale n'avait pas bien réagi…

Calant mieux le pot sur sa hanche, il chatouilla la feuille évanouie du bout du doigt.

— Tu sais ce qu'on dit, petite. "Quand le chat n'est pas là…" Et si je mettais un peu de Tchaïkovski ? Cela te plairait-il ? questionna-t-il avec une apparente bienveillance.

Tétanisée, Séverine [2] ne bougea pas et réanima discrètement sa feuille à grandes inspirations de CO².

C'était peut-être un piège.

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Séverine fit le voyage de retour en planant dans les airs, ébouriffée par la vitesse phénoménale, le vent dans ses branches et le panorama incroyable. Phil le Vénérable, qui était une grande perche, lui avait déjà parlé de ce qu'on voyait de plus haut mais ce concept abstrait venait seulement de prendre un sens pour elle. Elle était littéralement transportée.

Chez le Grand Tourmenteur, il n'y avait pas de meubles. Il se murmurait qu'ils avaient réussi à fuir et que seuls les plus cubiques, les abrupts ou les minéraux avaient été capables de survivre.

Dans le paysage qu'elle avait sous les yeux, c'était tout le contraire. La lumière était douce, tamisée par les fenêtres à petits carreaux. Il y avait des couleurs.

Bercée par une étrange suite sonore répétitive à base de pom pom pom pom pleins d'entrain, Séverine s'émerveillait de cette foison de formes et de teintes dont les ondes lumineuses lui parvenaient du dessous de ses feuilles. D'habitude, c'était du carrelage noir à l'infini. Traduisons en langage humain ce qu'elle exprimait par ultrasons inaudibles.

"Les amis, c'est merveilleux, je vole ! Ça va si vite !" bruissa-t-elle.

"Mouais, fit Maurice, fais gaffe quand même à l'atterrissage, p'tit bourgeon !"

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Maurice alias "Momo" était un monstera adulte qui appelait tout le monde "p'tit bourgeon" (même Phil) pour cacher qu'il n'avait pas la mémoire des noms. Il faisait de la gonflette pour se faire bien voir du Grand Morgoth, était d'une verdeur à se pâmer, avec des branches brunes bien vigoureuses, mais niveau enregistrement des noms, il avait la capacité mémorielle d'un petit pois… C'était sûr qu'à force d'investir toute sa sève dans le maintien de son apparence, il avait moins de jus pour le reste…

Pendant un temps, Séverine avait été jalouse de Monique, la plantureuse arriviste qui poussait dans le bac d'à côté. Cette dernière se vantait d'avoir une vue imprenable sur les racines du bodybuildé, qu'on devinait bien fermes sous une fine couche de terre un peu trop révélatrice. Cette intrigante avait tout fait pour être au premier rang et évincer des rivales. Or le gros inconvénient d'une telle position, c'était qu'elle était très exposée.

Séverine l'avait appris à ses dépens en recevant un jour un postillon, lors d'une imprécation à l'encontre d'un certain Hastur. Le souvenir du plus grand traumatisme de sa vie la faisait encore trembler. C'était comme ça qu'elle avait récolté non pas une simple tache brune mais carrément un trou dans la cellulose ! Elle avait bien essayé de cacher subrepticement sa feuille handicapée sous le couvert secourable de ses copines, mais avec ses yeux de démon, le Cruel l'avait repérée. Elle s'était crue fichue et bonne pour la cheminée, persuadée qu'il allait la flanquer dedans, claquer des doigts et la regarder brûler alors qu'elle agonisait dans un chuintement désespéré et une fumée blanche.

Mais non. Finalement, il l'avait juste démembrée, sans un mot. Elle avait vu sa pauvre feuille arrachée tournoyer inexorablement avant de heurter le sol. C'est le destin des feuilles de finir ainsi, mais celle-ci avait été fauchée en pleine jeunesse.

Après cela, elle était injustement tombée en disgrâce. Il l'avait mise à côté de Sidonie, le scindapsus. Avec son vitiligo jaune naturel, Sid était perpétuellement soupçonnée de s'en servir pour masquer des défauts, et d'être fainéante, car les autres faisaient l'effort de se transcender pour pousser vertes. T'es de la mauvaise graine ! lui susurrait-il d'un ton venimeux, en lui soufflant une haleine bouillante à la figure. Et tu sais ce qui arrive aux rebelles qui jouent aux plus fines en instaurant un mauvais esprit de groupe ?

Personne n'avait envie de savoir. Même si Sid était une chic ficus, vivre dans le collimateur à côté d'elle empirait son stress. Mais c'était du passé.

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Depuis le salon, ici et maintenant, le chuchotement inquiet de Filo se fit entendre.

"Ohé, Sève ! On ne te voit plus et tu ne dis plus rien ! Ça va ?"

Filomena Pahpah-Palaba [3] était un empathique tendron philodendron ayant survécu au Déménagement.

"Euh… je ne sais pas. Il vient de me poser sur une table. D'après ce que je vois, c'était un chêne… Oh par l'Éden, l'Abominable n'avait pas menti ! C'est un charnier ! Il y a du bois mort partout ici ! Cette fois, je crois que je vais y passer pour de bon. Adieu mes chers amis… Je crois que celui-ci veut me noyer les racines pour le dernier repas du condamn… Eh attendez ! "

"Quoi !?" s'écrièrent les autres dans la pièce d'à côté, au bord de la panique.

"Il s'en va ! Je répète, le Tout Blanc s'en va !"

Cette vague d'excitation et d'espoir fut bien vite douchée par le ton rocailleux et lugubre de Sénèque :

"Ouais, vous emballez pas, c'est parce qu'il revient par ici ! Vous croyez encore à la Mère Nature ou quoi ?"

Il faut savoir que Sénèque bénéficiait auprès du Tyranosaurus d'un a priori légèrement favorable. En effet, il avait eu la chance de naître dans la "bonne" espèce, celle dont le nom vernaculaire était « snake plant ». On pouvait dire ce qu'on voulait de lui et de sa façon condescendante de se poser en vétéran en d'exhibant ses branches noueuses pleines de cicatrices d'arbre à caoutchouc, jamais on ne l'avait surpris à jouer les fayots pour autant.

"De là où je suis, je le vois qui farfouille. Il a attrapé un truc rond tout noir. Je préfère vous dire la vérité même si elle est moche, c'était dans une pochette en carton et enveloppé de papyrus fin…"

Tout le monde poussa un gémissement. Le carton, c'était déjà tristement commun, de la souffrance ordinaire à laquelle plus personne ne prêtait attention, mais le papyrus ! Un sacrilège. Des momies de feuilles du Nil terriblement anciennes et un témoignage inestimable de la gloire des ancêtres sacrifiés…

"Mais non, vieux bigleux, moi je dis que c'est trop blanc. C'est forcément du pétrochimique", le coupa impoliment la langue de belle-mère – notre madame-je-sais-tout qui n'a jamais mis les pieds dehors mais qui ramène tout le temps sa science.

Soudain, au beau milieu de leur conversation jaillit une onde sonore. Forte au départ, elle s'atténua aussitôt pour ne laisser s'épanouir qu'un modeste filet plus soutenable.

— Je pense que vous avez bien besoin de vous requinquer avec un peu de Vivaldi, gloussa le pâlichon rebondi.

Ne connaissant pas le requinquant en question, toutes les plantes observèrent un mutisme circonspect. Depuis la cuisine, Séverine qui ne voyait pas ce qui se passait de l'autre côté, n'entendit que les paroles qui suivirent, énoncées d'un ton faussement lénifiant de psychopathe :

— Vous allez voir. Je vais bien m'occuper de vous.

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Le Nouveau réapparut finalement dans son champ de vision. Il avait l'air d'une grande figue sur pattes. Une figue, c'était très noble. Saviez-vous qu'un figuier d'une grande sagesse vivait au cœur de l'Éden ? Non, et tout ça à cause de ces sales pommiers mythomanes qui racontaient des salades dès qu'il était question d'un jardin. Vous avez entendu parler des "pommes d'or" des Hespérides ? Eh bien, c'était des oranges ! Il n'y avait jamais eu de pommes au Paradis ! Tous les ficus le savaient.

L'esprit dérangé par la peur, la petite monstera jacassait intérieurement sans pouvoir s'en empêcher. Dans un état second, elle le vit portant un sac puant et ouvrir un placard (en bois) pour en sortir un rectangle de tissu (en coton). Puis il s'approcha, ouvrit le sac et prit un peu de poudre blanche à l'intérieur qu'il dispersa dans une tasse avant de touiller. Avec anxiété, elle sentit un peu d'eau mouiller son pied et s'insinuer dans sa chère terre. Il en administrait à petites lampées insistantes, en tournant le pot pour arroser tous les côtés.

Au début, elle n'en crut pas ses racines et pourtant cette saveur était inimitable. Est-ce que c'était… du bicarbonate ?!

— Alors, murmura l'Autre, ça va bien mieux maintenant, n'est-ce pas, Sanseverina ?

En s'entendant appeler par son vrai nom, elle le prit comme une exquise politesse, une réminiscence de l'époque bénie et insouciante de la Jardinerie, quand elle était bébé. Mais le vert lui monta un peu aux feuilles quand il humecta le coton pour lui faire un doux lustrage de chacune, les tenant avec délicatesse entre ses doigts. Après les violences qu'elle avait subies, expérimenter un tel toucher lui parut si inattendu et si intime qu'elle manqua d'en pleurer une rosée de soulagement et d'extase mêlés.

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Pendant tout le temps que dura leur séjour, les plantes n'avaient strictement rien fait pousser. Pas une seule feuille, pas un bourgeon. Sauf Morena mais ce n'était pas de sa faute, car c'était encore une bouture. Ça pousse tout seul à cet âge-là et elle n'avait pas compris les consignes parce qu'elle parlait à peine. Et sauf aussi la cactée trop détendue qui n'avait pas pu se retenir et pondu une fleur devant tout le monde, au retour d'un bain de vapeur. Elle en avait été embarrassée pendant des heures.

Le programme des jours nouveaux de leur vie s'établit comme suit. Le matin, c'était la toilette, durant laquelle elles étaient tour à tour caressées à la brosse, avec de la musique douce pour celles et ceux qui attendaient. A midi, une petite tasse d'eau sucrée pour les plus gourmandes et quelques gouttes seulement pour qui ne pouvait pas se gaver de friandises sans risquer l'indigestion. Avec ce régime diététique, la plupart d'entre elles avaient vu leur tour de taille s'arrondir plutôt que de poursuivre une croissance verticale.

Car toutes voulaient être chouchoutées. Être à niveau du Grand Dispensateur de Bienfaits garantissait des séances de beauté plus fréquentes. Phil avait beau s'incliner souplement pour recevoir des soins, sa haute taille le désavantageait ici clairement.

Durant les après-midis, c'était une longue sieste post-prandiale favorisée par d'excellentes berceuses faites de chants d'oiseaux, d'eau de rivière folâtre et de claires mélodies de flûtes à bec. Parfois, leur hôte leur faisait la courtoisie de les accompagner dans le sommeil pendant quelques heures.

Puis il les laissait pour vaquer au-dehors à quelques activités de bipède mystérieuses. "Des courses" disait-il, ce qui ne les avançait guère car elles étaient de piètres marcheuses. Éventuellement Filo pouvait être considérée comme une grimpante, mais guère plus. La première fois, il était revenu avec un être musculeux qui portait des pots en terre cuite et dix litres de terreau frais. Franchement, elles avaient adoré le concept des courses. Même Sénèque. Et la langue de vipère n'avait plus ramené sa fraise.

Le soir, le Blanc leur faisait à haute voix la lecture de contes où l'effroi côtoyait le merveilleux. Ils parlaient de créatures fantastiques de légende, des arbres anthropomorphes, les Ents. Ils partaient aider de braves petits bipèdes à faire la guerre contre un dieu maléfique avide de pouvoir. Et même Maurice qui avait maintenant un pois chiche dans le crâne au lieu d'un petit pois devait reconnaître que ça prenait aux trilles. La vérité qu'aucun d'entre eux n'aurait osé exprimer, c'était que ça leur parlait cette histoire de Méchant à la pupille fendue. [4]

Câlinés, bien nourris, bercés, aérés, ils vécurent bienheureux avec Monique qui pouffait et se tortillait pour exposer un peu trop d'écorce à Maurice, Phil et Filo qui entrelaçaient discrètement leurs feuilles pendant la sieste en croyant qu'on ne les voyait pas. Et Sénèque, les racines en éventail pendant son transfert de pot qui soupirait "Éden ! Que c'est bon ! J'en rame pas une et j'adore ça !"...

Jusqu'au jour où, interrompant leur sieste béate, la porte s'ouvrit dans une bourrasque qui fit vaciller Sidonie. Elle poussa un hurlement déchirant : "Sauron est revenu !". Les plantes s'étaient toutes réveillées en sursaut. Par pur réflexe, elles s'étaient mises au garde à vous.

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— Crowley ? Ah, mon cher, je suis soulagé de te voir en bonne forme. Je me suis fait tant de souci.

— Donne-moi une petite minute, l'angelot. Tu permets que je prenne un truc dans ton frigo ? Belzébuth m'a fait bouffer un tonneau entier de ses foutues mouches, et avaler quelques couleuvres aussi. Pouah ! Il faut que je me fasse passer le goût…

Aziraphale se précipita pour le guider d'un geste gracieux de la main, faisant rempart de son corps pour détourner son attention des pensionnaires au bord de la crise de nervures. Il tira la porte derrière lui, ce qui donnait à la flore catastrophée l'occasion de reprendre contenance.

— J'ai un peu de terrine truffée aux éclats de foie gras, et une bouteille de Crémant entamée, ça t'irait ? demanda-t-il le nez dans les clayettes surchargées.

— Amène !

Sortant un plateau long du réfrigérateur où une moitié de terrine restait encore, l'ange regarda son convive en biais avec un petit sourire tandis qu'il posait tout devant lui sur la table (en chêne).

— Rho, arrête un peu, tu sais bien que je ne l'ai pas dit comme ça ! T'as pas du pain pour aller avec ?

— Multicéréales, lin et noix. Meilleur Ouvrier de France 2022. Celui de 2023 était fermé… dit-il en soulevant un torchon pour révéler la panière avec des gestes grandiloquents. Je l'ai ramené ce matin avec la terrine avant de faire un crochet par l'Alsace.

Le démon lui adressa un sourire taquin qui fit plaisir à l'ange, ravi de voir que la nourriture, au moins, semblait alléger les lourds fardeaux qu'il portait sur les épaules.

— Oh, mon D… Satan ! Qu'est-ce que c'est bon ! T'aurais pas un peu de confiture de mangue ? Ou de la figue ? J'adore ça !

— Mhh, de la figue… un choix intéressant. Tiens, mais j'ai presque fini le pot.

— Pas grave… Tu ne manges pas avec moi ?

— Eh bien, s'étrangla l'ange en rentrant un peu le ventre, j'ai déjà largement goûté à ces délices tout à l'heure…

— Tant mieux, j'en ai plus pour moi…

Crowley engloutit voracement le reste du pain avec une énorme tranche de terrine confiturée, suivie d'une bonne rasade de mousseux. Puis, comme absent, il resta un moment sans rien dire, avec l'ange qui le surveillait comme le lait sur le feu de ses prunelles timides et trop perspicaces.

— Tu sais quoi ? Je suis claqué. Je peux emprunter ton canapé ? Pas celui en cuir, celui en tapisserie qui ne craint plus rien.

Aziraphale hôcha la tête, ce qui valait pour un acquiescement. Vouté et tordu, le démon tituba plus que d'ordinaire, souffrant manifestement quand il se jeta sur le canapé excentré qui lui faisait les yeux doux. Il ôta ses lunettes qu'il posa sur le guéridon.

— Réveille-moi dans trois jours, s'il te plait. Oh fais pas cette tête, je les enlève, mes bottes…

Ployé avec difficulté, il s'exécuta en les laissant tomber n'importe comment. Pendant l'opération, il aperçut du coin de l'œil, un peu plus loin, la verdure d'un ficus qui essayait de rentrer son embonpoint derrière le cadre de la porte. Sonné par les dix jours qu'il venait de passer, Crowley s'effondra dans les coussins défraîchis. Il clôt ses paupières, en inhalant lentement.

Désireux de le laisser se reposer tranquillement, Aziraphale regagna le salon et s'attabla à son bureau. Une fois assis, il adressa un clin d'œil rassurant à la collection de ses pensionnaires raides comme des piquets. Derrière lui, un léger craquement de latte de parquet se fit entendre avec un cri de stupéfaction indigné.

— Aziraphale ! Qu'est-ce que t'as FAIT à mes PLANTES ?!

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Notes de l'auteure

[1] Toutes les désignations des plantes appartiennent à des variétés de ficus. Les prénoms sont dérivés du nom scientifique.

[2] C'est le nom que j'ai donné à la pauvre plante que Crowley veut jeter durant la saison 1.

[3] Il faut avoir vu un sketch particulier des Muppets pour saisir la référence. Kermitt va voir une psy (jouée par Sandra Bullock) et lui explique qu'il voit des créatures étranges dès qu'il prononce un certain mot. Le mot est « phenomena », aussitôt des muppets dansant et chantant « pa pa palaba » se manifestent en rythme à chaque répétition. C'est très entrainant et ça reste dans la tête. :-D

[4] Honnêtement, entre les Ents « légendaires » tout désignés et le coup de la pupille fendue, c'était trop beau pour résister…

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