Hot Church

Chapitre 2 : Tadfield : unité très spéciale

4557 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 24/04/2024 12:53

À dix heures et quelques minutes passées, après avoir envisagé toutes les solutions pour éviter d’affronter la réalité – de la plus explosive à la plus radicale –, Crowley dut se résoudre à quitter sa chambre pour se rendre au commissariat. Il redoutait déjà la confrontation avec ses futurs collègues, tous des flics en préretraite plus adeptes de la pêche à crevette que de la gâchette, souffrant de calvitie et d’incontinence, qui n’apprécieraient guère d’être dirigés par un « type de son genre » sous l’effet de l’oxyde d’azote ou non.


Junior releva la tête et lui adressa un petit signe d’encouragement avant de regagner les langueurs ineffables de la sieste. Crowley sortit de son antre, descendit l’escalier menant au café et y découvrit Nina, l’oreille rivée à son portable.


– Un « incident » ?! cria-t-elle à son pauvre interlocuteur qui dut perdre un peu d’audition, quel genre « d’incident » ?

Elle leva les yeux vers son nouveau locataire se faufilant dans la rue.

– Très bien, très bien… marmonna-t-elle en voyant le « drôle de type » s’éloigner à grandes enjambées. Je viens te chercher. La ferme du vieux Uz, c’est bien ça ? Promis, je ne lui dirai rien ! Tu sais quoi mon vieux, il serait peut-être temps d’investir dans un portable !


Elle raccrocha et envoya un rapide message à sa compagne afin de la prévenir de son absence, avant de quitter le café.


Une fois la porte franchie, Crowley se retrouva submergé par les effluves iodés régnant dans cette petite ville côtière. La musique s’était tue, laissant place à quelques coups de klaxons et au doux chant des mouettes. Il s’approcha de la Bentley et fut quelque peu étonné de ne pas avoir reçu de contravention pour stationnement interdit. À Londres, il aurait déjà dû négocier l’effacement d’une bonne dizaine de prunes ! Il hésita, puis se décida à parcourir les quelques rues le séparant du poste de police à pied afin d’explorer son nouvel environnement et surtout, pour perdre le plus de temps possible. Tout en rejoignant le trottoir d’en face, il ne vit qu’un seul avantage à sa situation : il pourrait se dégoter une petite crique pour goûter à de longues siestes au soleil… enfin, lorsque le soleil daignerait lui accorder cette faveur, songea-t-il en levant les yeux vers le ciel se découvrant peu à peu.


Crowley se tourna vers le magasin de disques et eut la surprise d’y découvrir Maggie, occupée à déballer un colis. Elle releva la tête et lui adressa un petit signe de main auquel il répondit par un hochement de tête. Il enclencha son GPS sur son portable et descendit la rue principale en pente débouchant sur un petit port de pêche où les marins revenaient de leur prise matinale. Il passa devant une libraire close – A.Z. Fell And Co –, accéléra le pas devant la supérette – Au petit Géant – gardée par un caissier à l’imposante musculature et consulta la carte d’un charmant petit restaurant français. Il fut surpris d’y découvrir des vins qui pourraient tout à fait satisfaire ses exigences en la matière. Alors qu’il passait devant une boutique au nom tout à fait ridicule – Au Paradis du Tapis –, une tornade canine au pelage immaculé jaillit du magasin dans un déferlement d’aboiements furieux et planta ses crocs dans le bas de son pantalon. Désarçonné par cette attaque imprévue, Crowley trébucha et se retrouva le derrière et l’orgueil à terre. Ses lunettes tombèrent sur le sol. Il se tourna vers le monstre canin qui stoppa net lorsque son regard croisa celui du policier.


– Stupide cabot, siffla Crowley en repoussant le chien du bout de sa chaussure.

– Oh, Bartholonew ! s’écria un homme sortant de la boutique.


Crowley tourna la tête, ramassa ses lunettes avec précipitation, les repositionna sur son visage et se redressa. L’homme, plus petit que lui, était vêtu d’un pull rayé ringard – à croire que la mode s’était arrêtée en 1955 dans ce foutu patelin ! – arborait une élégante moustache et berçait son roquet tout en le réprimandant d’un ton dépourvu d’autorité.

– Là là mon tout petit … Veuillez excuser Bartholonew, il n’est pas comme cela habituellement, il a-do-re les touristes et c’est réciproque !

Il leva son animal devant lui et l’agita avec tendresse. L’éclat de son alliance éblouit Crowley qui dut détourner les yeux.

– N’est-ce pas ? continua l’homme à moustache en flattant son animal, mon Bartholonew est le meilleur de mes ambassadeurs ! D’où venez-vous ?

– Londres, marmonna Crowley.

– En vacances ?

– En Enfer, plutôt … répondit l’intéressé qui fit un pas de côté pour échapper au propriétaire de son agresseur.


Mais ce dernier ne l’entendait pas du tout de cette oreille ! Tout en se répandant en excuses, il l’invita à rentrer dans sa boutique. Crowley déclina, l’homme insista et le nouveau capitaine de police de Tadfield finit par céder. Il suivit l’homme, qui s’était présenté sous l’identité tout à fait dépourvue d’imagination de « Charles Brown », dans un magasin étriqué, dégageant une forte odeur de naphtaline. Brown lui apprit avec fierté que la boutique était dans sa famille depuis des générations et qu’il espérait bien que ses enfants, encore en projet précisa-t-il avec malice, reprennent la succession un jour. Le marchand de tapis proposa à Crowley de faire le tour de son petit « paradis » pendant qu’il trouverait de quoi réparer les bêtises du pauvre « Bartholonew ».


– Ça doit être le stress du prochain concours canin ! tenta de se justifier Brown, Bartholonew souffre d’atélophobie.


Son chien sous le bras, Brown se rendit dans la réserve. Crowley s’approcha du comptoir et aperçut, épinglées sur le mur, les photographies d’un groupe de randonneurs et d’une vieille femme qui était le portrait craché du marchand, mais portant une moustache encore plus fournie ! L’homme revint, sans son chien enfermé dans la petite pièce, avec une trousse de premiers secours.


Surprenant la curiosité de Crowley, il lui offrit son plus beau sourire :

– Ah, je vois que vous vous intéressez à notre club des « Joyeux pédestres », nous faisons des balades tous les week-ends et chaque mois, nous organisons de grandes excursions.

– Charmant … marmotta Crowley qui, en se détournant du comptoir, ne vit pas le cadre posé près de la caisse et renfermant le portrait de la personne partageant la vie de l’un des membres les plus importants de la communauté.

– Allons, regardons cette vilaine blessure ! fit Brown en l’invitant à s’asseoir sur l’un des tapis enroulés. Il faut ab-so-lu-ment soigner ce vilain bobo pour éviter l’infection.

– Ça devrait aller, ce n’est pas un chien de l’Enfer, votre clébard !

– Bartholonew vient d’une lignée primée à de nombreuses reprises, déclara le fier propriétaire en montrant les trophées et autres médailles exposés dans la petite vitrine se trouvant près de la porte d’entrée.

– Magnifique, fit Crowley tandis que le marchand lui tendait la trousse de secours.


Crowley, comprenant qu’il ne pourrait jamais quitter cette caverne dépourvue de merveilles sans avoir montré à Brown qu’il ne mourrait pas de la rage, ôta sa botte, retira sa chaussette et examina sa cheville où sa peau n’avait subi aucun dommage visible. Brown insista et Crowley finit par se résoudre à user du spray antiseptique et d’un pansement. Il hésita quelques secondes à la vue du sparadrap décoré d’angelots dodus – Brown eut un petit rire en lui disant que ce n’était pas lui qui avait acheté les pansements –, et la colla sur sa cheville. Une fois les soins terminés, il remit sa chaussure et quitta la boutique, avec une remise de 20 % sur un futur achat.


♠♠♠


Le poste de police de Tadfield tenait davantage de l’aimable maison de retraite champêtre que de l’antre de la justice : le charmant petit bâtiment de briques rouges était entouré d’un jardin fleuri entretenu et des jardinières garnies ornaient les fenêtres dépourvues de barreaux. Si Crowley n’avait pas vérifié trois fois l’adresse, il se serait attendu à voir une infirmière aux sabots roses sortir de la bâtisse en poussant Mrs. Paddington et sa poche d’urine pour leur promenade matinale.


Crowley réajusta ses lunettes de soleil et poussa le portillon, traversa l’adorable petite allée faite de coquillages et de pierres blanches – il ne fut même pas étonné de découvrir qu’aucune sécurité ne lui barrait l’accès au commissariat. Il tourna la poignée de la porte et se retrouva dans un hall d’entrée aux murs blancs et empestant le désodorisant à la lavande et le dissolvant à ongles. Une plante verte recroquevilla ses feuilles à son approche, comme si elle avait senti son aura démoniaque. Il lui adressa un sourire et fit mine de la viser avec un brumisateur. Le Ficus sut que son existence paisible venait de s’achever.


Crowley s’approcha du l’accueil et fit face à un pied nu appartenant à une femme d’âge respectable occupée à se peindre les ongles.

– C’est pourquoi ? demanda-t-elle en se badigeonnant le gros orteil de fuchsia.

– Excusez-moi, fit Crowley en faisant un effort surnaturel pour paraître à peu près cordial, je suis…

– Pour les déclarations de vol, fit la femme en passant à un autre orteil, faudra attendre Furfur. Si ça concerne une contravention, c’est Muriel ou Eric… enfin, s’il vient travailler aujourd’hui…

– Je suis …

– Et Mr.Tyler, je vous l’ai déjà dit : un vol de pommes n’est pas une urgence vitale.

– Je…

– Pour tout autre délit, adressez-vous plutôt à la police de Heavell, ça ira beaucoup plus vite, acheva la réceptionniste en soufflant sur ses ongles joliment peints. Et non, Mr.Tyler, vous vendre du poisson pas assez frais n’est pas un crime : c’est juste une pratique commerciale diabolique.

Crowley écarta le pot à crayons et se pencha vers elle :

– Je suis le capitaine Anthony J. Crowley.


La femme ramena ses jambes sous le bureau et daigna enfin le regarder. Un curieux sifflement jaillit de ses lèvres écarlates et Crowley ne sut s’il s’agissait d’une marque d’admiration ou de mépris. Elle tira un épais dossier d’un tiroir et lui lança au visage.


– A compléter, à signer et n’oubliez pas de parapher chaque page.

Crowley attrapa un crayon et se mit à parcourir les différentes rubriques lui demandant des informations sur son âge, son adresse, son poids, sa taille, son groupe sanguin…

– Célibataire, hein ? s’enquit la secrétaire en lisant la case qu’il venait juste de cocher. Pas de bol, les deux types « comme vous » sont casés ensemble.

– Types comme moi ?

– Vous savez bien… l’arbre, les singes, l’oxyde d’azote…

– Si vous le dites, répondit-il en entourant d’un cercle rageur le « non » lui demandant des précisions sur d’éventuelles allergies. Il tourna la page et découvrit une suite de questions rajoutées à la main et portant sur ses habitudes alimentaires et d’autres indiscrétions plus intimes. Il voulut les éviter mais la longue main aux ongles longs s’abattit sur le dossier.

– Tout, absolument tout, doit être rempli.

– Je ne répondrai pas à ce ramassis de conneries !

– C’est la procédure !

– Je suis là pour bosser, pas pour remplir des questionnaires à la con !

– Et voler la promotion des autres ?

– Je n’ai rien volé ! Je n’ai jamais demandé à venir m’enfoncer dans ce trou du cul du Pays de Galles !

– Bienvenue à Tadfield, capitaine Crowley, fit une voix derrière lui.


À cet instant, la secrétaire assista à une désintégration physique en direct. Le nouveau venu, dont elle avait remarqué le pantalon un peu trop étroit, se tourna avec lenteur et se figea sur place, perdant de sa belle arrogance. Crowley faisait face au chauffard à deux roues, le manteau maculé de boue séchée et les bouclettes humides se battant sous son chapeau ramolli.


– Vous avez eu un accident, lieutenant ? s’enquit la réceptionniste en poussant le dossier vers Crowley.

– Un simple accrochage, Shax, rien de grave. Je crois que nous pouvons laisser de côté les tracasseries administratives pour le moment, reprit l’angelot en ne détachant pas son regard du visage de Crowley. Je pense que le capitaine est impatient de découvrir son nouveau lieu de travail.


Crowley, dont sympathiser avec des collègues n’avait jamais été le point fort, sut qu’il devrait faire profil bas afin d’éviter une nouvelle confrontation. Le lieutenant à bouclettes lui proposa un café qu’il refusa et lui montra la petite salle faisant office de salle de repos, avant de lui ouvrir la salle aux Archives. Le capitaine faillit tourner de l’œil à la vue des dossiers accumulés sur les étagères métalliques, les enveloppes censées être scellées ouvertes et les feuillets dispersés aux quatre coins de la pièce. Le lieutenant referma la porte et d’un signe de la main, l’invita à poursuivre leur exploration.


– Au fait, s’enquit Crowley en trottinant à ses côtés, où sont les autres officiers ?

– Le reste de l’équipe n’arrive pas avant onze heures.

– Quoi !? Mais qu’est-ce qu’ils fabriquent ?

– Je suppose qu’ils dorment, répondit son collègue en consultant sa montre à gousset.


Ils arrivèrent dans la grande salle que se partageaient les trois officiers composant l’entièreté de l’effectif de la police de Tadfield. Crowley, en voyant un charmant petit bureau décoré de petits personnages mignons, faillit fuir à grandes enjambées, retourner au café pour prendre ses affaires, faire la route jusqu’à Londres d’une traite pour aller se jeter aux pieds – charmants – de Samaël et de le supplier de lui offrir n’importe quel poste : même récurer les toilettes de la Metropolitan suffirait à ses ambitions ! Il jeta un nouveau regard horrifié aux trois bureaux et aperçut sous l’un d’eux, un panier pour chiens débordant de jouets.


– Aurais-je droit à un bureau personnel ? demanda Crowley en renonçant à son plan humiliant.


Le lieutenant lui désigna alors un bureau, dépourvu de porte, qui lui ferait office de lieu de travail. Crowley pénétra dans son bureau et découvrit que celui-ci communiquait avec celui occupé par le lieutenant. Il examina la pièce de son coéquipier, décorée avec des meubles datant du siècle dernier, avant de reporter son attention sur la sienne. Sur un bureau aux pieds tordus, ronronnait un ordinateur datant de quelques décennies ; un fauteuil aux accoudoirs élimés et un vieux poster jauni représentant Tadfield complétaient ce sinistre tableau. Il en vint même à envier le confortable fauteuil recouvert d’un immonde tissu tartan de son coéquipier. L’armoire, qui avait connu des jours meilleurs, croulait sous un tas de dossiers éventrés laissant apparaître des liasses et des liasses de rapports non classés.


– Nous manquons un peu de place, admit le lieutenant, je suppose que cela doit vous changer de Londres…

– Pour ce matin, commença Crowley bien décidé à se montrer sous un jour un peu plus agréable, j’étais pressé et …

– Votre identifiant et mot de passe pour accéder à l’ordinateur sont écrits dans le dossier posé à côté du PC.

Crowley aperçut alors un petit dossier à la couverture tartan qui semblait avoir été préparé à son intention. Le lieutenant, confirmant sa pensée, lui dit qu’il lui avait préparé quelques petites choses pour lui permettre de s’intégrer au mieux à l’équipe.

– Je ne suis pas un voleur de promotion, reprit Crowley, je n’ai jamais voulu…

– Vous retrouver au fin fond du Pays de Galles, acheva son nouvel équipier en le regardant enfin. Laissons cet incident de côté, voulez-vous.

– Bien… C’est quoi votre nom ?

– Aziraphale Fell.

– Aziraphale Fell ?! répéta Crowley dans un éclat de rire moqueur. Ce n’est pas un nom ça, c’est un pseudonyme ! Quel est votre nom, lieutenant ?

– Il s’agit bien de mon nom, capitaine Crowley.


L’arrivée bruyante du reste de la brigade mit à un terme à cette déplaisante conversation. Crowley, en allant à leur rencontre, sut qu’il venait de s’enfoncer un peu plus dans le cercle infernal de la rétrogradation. Sur les trois officiers composant son équipe, le dénommé Eric manquait déjà à l’appel : le jeune policier s’était cassé le bras en sortant de la douche la nuit précédente et se trouvait encore aux Urgences de Heavell. Cette blessure, le renseigna le constable Muriel, s’ajoutait à sa récente foulure de l’orteil droit et à son entorse à la main gauche. Lorsqu’elle eut achevé le décompte des nombreuses blessures de son collègue et ami, la jeune recrue prit une profonde inspiration et se lança dans un compte-rendu exhaustif de la journée de la veille. Elle s’apprêtait à entamer un résumé complet du mois écoulé lorsque Crowley, ne supportant plus d’entendre parler des vergers régulièrement pillés de Mr. Tyler, l’interrompit d’un ton sec avant de se tourner vers le dernier larron parfaisant son équipe de bras cassés. Celui-ci, portant un foulard vert et des gants en cuir, le fixait avec un intérêt non feint : le prenait-il lui aussi, pour un « voleur de promotion » ?


– On se connaît, non ? demanda le dénommé Furfur en donnant une friandise à sa chienne.

– Je ne crois pas, marmotta son nouveau supérieur.

– Vous venez d’où ? reprit-il d’un ton inquisiteur en se rapprochant de lui.

– Londres, la Met’.

– Ce n’est pas ce que je veux dire ! l’attaqua de nouveau Furfur. D’où vous venez, vraiment ?

– Écosse.

– Écosse… vous n’auriez pas participé aux Jeux opposant l’école de police d’Édimbourg à celle de Cardiff ?

– Je ne suis jamais venu au Pays de Galles ! réfuta Crowley en s’efforçant de masquer son trouble.


Lilith, le berger allemand de Furfur, accueillit sa réponse d’un aboiement suspicieux, avant de se recoucher dans son panier. Crowley surprit l’étrange coup d’œil dont le gratifia son lieutenant – Aziraphale Fell, quel nom ridicule tout de même ! – celui-ci détourna le regard et remercia Muriel pour son compte-rendu, cela suffit à rendre son sourire à la jeune recrue.


– Miguel, fit le capitaine pour tenter de rattraper sa discourtoisie.

– Muriel, le corrigea-t-elle.

– De quand date le dernier véritable crime dans cette ville ?

– Eh bien… je dirais en 1946, quand le fermier Abel a abattu son frère Caïn pour une histoire de potager… ou alors, l’incendie de …

– C’était accidentel ! l’interrompit le lieutenant Fell.

– Ma grand-mère a toujours dit, s’entêta le constable, que ce n’était pas un accident et que… oh, pardon, lieutenant ! s’écria-t-elle en plaquant sa main contre sa bouche. Je n’aurais jamais dû dire ça !

– Quel incendie ? demanda Crowley dont l’instinct venait de s’éveiller.

– Une vieille histoire, s’empressa de répondre le lieutenant en lançant un regard autoritaire au jeune constable. Ça remonte à plus de trente ans. Je crains que la vie à Tadfield ne soit guère palpitante, capitaine Crowley.

– « Petite ville où il fait bon vivre », ironisa ledit capitaine en se rappelant le panneau indiquant l’entrée de la ville.

– Exactement et nous aimerions que cela continue, fit le lieutenant en s’éloignant, la tête haute.


Une fois le policier hors de vue, Muriel se mit à sautiller sur place.

– Oh là ! Là ! J’aurais mieux fait de me taire ! J’ai fâché le lieutenant !

– Que s’est-il passé lors de cet incendie ? reprit Crowley, bien décidé à ne pas lâcher le morceau. Je t’offre un café, Muriel ? proposa-t-il d’un ton doucereux.


La jeune recrue accepta de bon cœur en précisant qu’elle préférerait une bonne tasse de chocolat chaud. Tous les deux se dirigèrent vers la petite salle de repos, talonné par un Furfur qui comptait bien contrecarrer le plan diabolique du nouveau capitaine. Shax s’y trouvait déjà, installée à la table, et pianotait sur son téléphone.


– Tiens, fit-elle en relevant la tête, tu t’es acoquiné avec le voleur de promotion ?

– Mr. Crowley, le capitaine, se corrigea la jeune recrue en se tortillant sur place, n’est pas…

Par les cornes de Satan ! Je ne suis pas un voleur de promotion ! se rebiffa l’accusé en ouvrant le placard à la recherche de quoi amadouer sa jeune officière.


Il dénicha une tasse ébréchée et un paquet de chocolat en poudre entamé. Il fit volte-face et sortit une bouteille du frigo, l’ouvrit, la renifla et se disant que l’odeur était à peu près acceptable, versa le contenu dans la tasse qu’il réchauffa au micro-ondes. Il se retourna et s’adossa contre le plan de travail, contemplant l’équipe réunie autour d’une boîte débordant de pâtisseries.


Le serpent débarquera dans son chariot de feu pour faire succomber l’ange protecteur à la tentation, murmura Shax en croquant dans un donut.

– Vous êtes pasteur évangéliste à vos heures perdues, Shax ? demanda Crowley en sortant la tasse du micro-ondes.

– Une simple prédiction de Madame Tracy, expliqua Furfur, c’est une voyante… Je suis sûr qu’on se connaît, reprit-il en essuyant le sucre perlant au coin de ses lèvres.

– Si tu le dis, soupira Crowley en remettant la tasse à une Muriel reconnaissante. Alors, cet incendie ?


La jeune recrue but une gorgée du breuvage, le déclara excellent et, sans tenir compte des regards menaçants des autres membres de l’équipe, accepta bien volontiers de satisfaire la curiosité de son nouveau capitaine qui avait déjà conquis son cœur.


– Ça s’est passé il y a des années, j’étais pas née. Ma grand-mère Muriel, ma mère s’appelle aussi Muriel et ma tante aussi, et c’est pourquoi, on nous donne des surnoms pour nous distinguer. Ma mère est Muriel Coiffeuse, moi je suis Constable Muriel. J’ai toujours voulu devenir policière et…

– Les faits, Muriel, les faits, la pressa un Crowley épuisé par un tel tourbillon verbal.

– Ma grand-mère, mon autre grand-mère, celle qui ne s’appelle pas Muriel, qui était amie avec Miss Ceridwen, pense la même chose. Il paraît que …

– Muriel, fit Shax en se relevant, arrête, il n’est jamais bon de déterrer de vieux cadavres, quant à vous, capitaine, reprit-elle d’un ton sifflant, vous feriez mieux de vous en tenir à votre rôle. Les fouineurs ne sont guère appréciés ici.


Elle valida sa commande et tout en invitant à nouveau la jeune recrue à mieux tenir sa maudite langue trop pendue, sortit de la salle de repos. Muriel termina sa tasse de chocolat et prétexta un rapport urgent à terminer avant de déguerpir tel un lapin pris dans le piège d’un redoutable chasseur.


– Dites-moi, fit Furfur en dévorant une deuxième pâtisserie, on aurait pas couché ensemble à tout hasard ?

– Certainement pas !

– Tant mieux ! Vous n’êtes pas du tout mon genre ! Même pas lors de la soirée organisée avant les Jeux inter-écoles de Police ?

– Je n’ai jamais participé à ces foutus Jeux ! s’écria Crowley en renonçant à une double tasse de café.

– C’est bizarre… parce que si je me souviens bien, avant le début de la compétition, nos chefs n’arrêtaient pas de nous mettre en garde contre le meilleur élève de l’école d’Édimbourg. Un certain Crawley, Crowley ou Crewley …

– Nom tout à fait commun en Écosse ! répliqua Crowley en quittant la pièce avec précipitation.


Avant de se réfugier dans son bureau pour commencer une journée aussi passionnante qu’une partie de belote entre petits vieux grabataires, l’heureux capitaine fit un détour par les toilettes. Il retira sa montre et s’apprêtait à s’asperger le visage d’eau froide, lorsqu’il aperçut une paire de souliers lustrés sous la porte de l’unique cabinet de toilette.


– Aziraphale Fell, ce n’est pas un nom, marmonnait le lieutenant se croyant seul, j’aurais dû lui répondre à ce… cet … écornifleur que son pantalon n’est pas un vrai pantalon !

Crowley ouvrit le robinet, l’eau éclata contre le marbre et vint éclabousser le haut de son pantalon dénigré par son équipier.

– En l’occurrence si, répliqua-t-il en élevant la voix, seulement votre nouveau capitaine a plus de goût en la matière que vous, Fell.


La porte du cabinet s’ouvrit avec fracas, laissant apparaître un Aziraphale Fell ne masquant plus son hostilité sous le masque de la courtoisie. Il releva la tête et quitta les lieux sans un mot, sans un regard. Crowley se retourna vers son reflet : Samaël n’était sans doute pas étranger à son exil forcé ici, dans ce maudit Pays de Galles. Quitte à choisir, Crowley aurait préféré être enterré en Écosse ou en Irlande du Nord, même l’île de Jersey aurait été préférable ! Tout, sauf la Comté des mangeurs de poireaux. Si près de Cardiff. Il retira ses lunettes et baissa la tête, ses mains agrippées au rebord du lavabo où l’eau s’écoulait toujours. Si près du son plus beau et douloureux souvenir. Il leva sa main gauche, la porta à sa bouche et en effleura sa lèvre inférieure, retrouvant un geste qui lui était devenu familier depuis plus de vingt ans, lorsqu’il se laissait envahir par les souvenirs de cette nuit si particulière.


Blablas inutiles :


  1. Le titre du chapitre fait référence au titre de la série New-York, unité spéciale.



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