Les belles et bonnes fortunes d'un dé

Chapitre 6 : Ah ! Ça ira !

2387 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 16/08/2025 09:02

Cette fanfiction participe au jeu d'écriture du forum Fanfictions.fr "Les dés sont jetés" (octobre 2024)

Le but du jeu : lancer un dé à 20 faces pour chacun des six paramètres, ce qui nous donne les clés d’un one shot.

Mon tirage :

caractéristique du héros : 17 - érudit

un lieu : 17 - la pierre

un objectif : 18 - une menace

un objet : 18 - une cloche

une rencontre : 9 - inattendu

un obstacle : 5 - la panique






L'humidité suintait des pierres. Aziraphale frissonnait dans sa corporation humaine, et le courant d'air froid qui ricochait sur les murs couverts de salpêtre n'en était pas le seul responsable. Assis sur un mauvais tabouret de bois vermoulu, vêtu d'une redingote crème rebrodée de galons d'or et d'une culotte assortie, d'une chemise de toile fine, de bas blancs et de souliers à boucles vernis couleur œuf de pigeon, il attendait avec appréhension la suite des évènements. Un bouillonnement de dentelle s'échappait de ses poignets et de son cou protégé par un foulard de soie. Les quelques rayons de soleil qui parvenaient à pénétrer dans le cachot exigu animaient d'un éclat fugace les multiples boutons ouvragés de son habit.

Par l'étroite fenêtre lui parvenaient à intervalles réguliers les clameurs de la foule galvanisée amassée sur la grand-place, clameurs qui ponctuaient invariablement le sifflement funeste d'une lame de métal au tranchant impitoyable coulissant dans son cadre de bois pour s'abattre sur une nuque aristocratique. Inquiet, non pas de son propre sort, mais plutôt de la paperasse qui suivrait immanquablement sa décorporation inopinée, il triturait nerveusement la lourde chaîne qui reliait les deux bracelets métalliques lui enserrant les poignets avant de se ficher dans un anneau scellé au mur.


La porte s'ouvrit tout à coup sur un homme à la mine joviale, un bon vivant d'après son tour de taille. Il s'avança vers le prisonnier, un grand sourire aux lèvres, et se présenta :

– Bonjour, l'ami. Je suis Jean-Claude, votre bourreau attitré.

– Ce serait une épouvantable erreur que de me raccourcir, un malentendu dramatique ! se défendit l'ange enchaîné.

« Quel affreux cauchemar ! », songeait-il par-devers lui.

– Pas de panique, rétorqua Jean-Claude. Je m'en vais examiner votre cou. Je suis un parfait professionnel et vous êtes le 999ème aristo à périr de ma main, beaucoup plus sûre que celle de ce benêt de Pierre. Un amateur. Il lâche toujours la corde trop tôt, le boulot est mal fait à chaque fois, c'est tout de même malheureux. Aucun risque avec moi. Tout va bien se passer...

– Nooooon ! se récria l'être céleste en se levant d'un bond pour échapper à la main qui s'approchait. Vous auriez à répondre de cet acte odieux devant Michael !

– Je vous demande pardon ?

– « Tu ne tueras point » nous commande Dieu. L'auriez-vous oublié ?

– Oui mais là, c'est différent...

– Et en quoi, je vous prie ?

– Ben, ces gens de la haute, ils ont assez profité, hein. Avec tous leurs privilèges, ils nous ont saignés à blanc, nous autres. Tous les droits, qu'ils avaient, même celui de nous tuer à la tâche, ou de nous envoyer à la potence. C'est justice que de les décoller.

– Malheureux ! Michael saura peser votre âme au jour du Jugement Dernier ! Il est maintenant équipé d'une balance La fine mouche, d'une extrême précision, qu'il s'est procurée dans une boutique de matériel pour la pêche ! Vous finirez en Enfer, voilà ce que je dis !

L'ange ne se faisait guère d'illusions. Toutefois, il ne pouvait s'empêcher d'espérer que cette menace porterait ses fruits et, à tout le moins, sèmerait le doute dans l'esprit de son bourreau.


C'est alors que la porte du cachot s'ouvrit à la volée. Un vieil ecclésiastique dépenaillé surgit en proférant des imprécations sans queue ni tête, vêtu d'une soutane noire douteuse, avec à l'épaule un sac en toile de jute en fin de vie.

– Je suis l'abbé Shadwell, et je viens confesser le condamné, expliqua-t-il entre deux grognements indistincts.

– Ah, voilà qui est inattendu ! On entre ici comme dans un moulin, ma parole ! maugréa Jean-Claude qui rongeait son frein. Ça m'arrange pas, c'est que j'ai d'autres clients qui attendent, moi. Mais c'est vrai, vous avez droit aux derniers sacrements, tout de même, admit-il de mauvaise grâce à l'adresse du prisonnier.

– C'est moi qui suis de service aujourd'hui, ajouta l'abbé. Josh, le Maître des Clefs, ne m'a causé aucune difficulté.

– Les derniers sacrements ? Mais mon brave, savez-vous seulement à qui vous parlez ? s'offusqua l'ange.

– Je parle à un maudit aristo qui ne va pas tarder à perdre la tête, c'est pas plus compliqué que ça ! s'impatienta le bourreau.

– Du calme, du calme ! intervint l'abbé. Qu'est-ce que “Monseigneur” nous chante là ?

– Il n'y a pas de “Monseigneur”, s'énerva Aziraphale. Je suis tout bonnement un représentant officiel du paradis, envoyé sur la terre pour...

– Ah ! Je le savais ! éructa le prêtre. C'est un sorcier ! Il n'y a qu'une créature possédée du démon pour proférer de telles insanités ! Heureusement, je suis aussi exorciste et inquisiteur ! Oui, me voilà, moi, Jasper Shadwell, dernière ligne rouge qui sépare l'humanité des ténèbres ! Parce qu'il y a quelque chose dont vous devriez avoir peur, bande de chochottes, et c'est pas de la guillotine ! Mais des sorciers et des sorcières !

Le vieillard ponctua ses propos d'un rire de hyène phtisique en sortant de son sac divers objets aussi hétéroclites que déconcertants : un pendule, une petite cloche dorée, une bible usée, un bout de chandelle et une longue aiguille de métal rappelant une épée miniature.

– L'ennemi se cache sous votre nez, vous ne voyez donc rien ? Dissimulé bien sournoisement derrière une vertu de façade, mais on me la fait pas, à moi ! Vous avez combien de tétons, au fait ? ajouta-t-il d'un ton suspicieux en tendant vers le captif un doigt menaçant.

– Mon cher ami, soyez sûr que je n'ai absolument rien à me reprocher, et que je possède le nombre de tétons réglementaire. Je vous conseille de remballer votre attirail et de quitter cette pièce dans les plus brefs délais.

– Sinon ? grogna Shadwell, d'une voix hostile.

– Sinon, je...


Il s'interrompit soudain, en voyant l'inquisiteur statufié. Son regard se porta vers le bourreau, dans le même état. Tournant les yeux vers la minuscule fenêtre, il distingua, perchée au sommet de son cadre de bois et immobile elle aussi, la lame ensanglantée de la guillotine. Dehors, la foule s'était miraculeusement tue.

Il se retourna vers la porte toujours ouverte pour découvrir, négligemment vautrée le long du mur, une mince silhouette noire familière, vêtue d'un long manteau de la même teinte que la devanture de la librairie qu'il venait d'acquérir à Soho. Ses longs cheveux roux, enroulés sur les côtés à la manière d'une perruque et attachés bas sur la nuque par un ruban de velours, et ses lunettes noires reconnaissables entre mille, mirent soudain du baume au cœur d'Aziraphale, dont le visage s'éclaira d'un large sourire :

– Crowley ! s'exclama-t-il, une gerbe d'étoiles illuminant ses yeux d'azur.

Il se reprit aussitôt, cherchant tant bien que mal à masquer son enthousiasme derrière une expression désapprobatrice face à la posture avachie du démon, ponctuée d’un :

– Oh ! Doux Jésus !

– Qu'est-ce que tu fabriques à la Bastille, l'Angelot ? demanda le déchu d'une voix grave et traînante. Je croyais que tu voulais ouvrir une librairie...

– C'est exact. Mais j'ai eu... un petit creux.

– T'es sérieux ?

– Si tu veux savoir, j'avais envie de crêpes. Et chacun sait qu'on n'en trouve de décentes qu'à Paris. Ou des croissants. Ou de la brioche, ou... énuméra-t-il les yeux dans le vague, perdus dans des évocations gourmandes.

– T'es joueur, quand même. Paris, en pleine révolution, habillé comme ça ! fit remarquer Crowley en jetant un regard appréciateur au costume angélique, ses yeux parcourant de haut en bas sa silhouette appétissante.

– Quoi qu'il en soit, heureusement que tu es là, j'ai failli paniquer.

– Pourquoi ? Tu risques rien. Au pire, un petit miracle de dernière minute et...

– Non. Gabriel m'a sévèrement réprimandé le mois dernier. « Aziraphale, fais-moi le plaisir de mettre la pédale douce sur les miracles frivoles. Ce n'est pas très sérieux, et ça pourrait donner des idées aux autres anges. » m'a-t-il averti.

– Ouais. Ça peut se comprendre.

– Je me serais laissé décorporer, tu sais. La menace du jugement dernier n'a pas eu l'air d'effrayer ce bourreau. La plus à plaindre aurait été Muriel. J'en ai de la peine pour elle, rétrospectivement.

– Qui est Muriel ?

– Tu ne la connais pas. Elle est scribe-enregistreur de 37ème rang. Toute la paperasse passe par elle, en premier lieu. Ensuite elle dispatche les dossiers aux divers services pour...

– Je sais ce qu'est un scribe-enregistreur, l'Angelot. On a la même chose en bas de l'échelle chez nous, aux Admissions.

– Mais au fait, j'y pense, que fais-tu ici, toi ? Ne me dis pas que toutes ces atrocités sont ton œuvre démonique ?

– Bien sûr que non !!! se défendit le démon. Je n'ai rien à voir là-dedans ! Les humains ont trouvé tout seuls cette ingénieuse machine à couper des têtes ! J'y suis pour rien si Joseph-Ignace Guillotin a œuvré pour que « tout condamné à mort ait la tête tranchée », je t'assure.

– Je te crois. Mais alors,...


Dans la faible clarté, l'ange vit rosir les joues de son d... de Crowley. Oh bien sûr, jamais il n'admettrait qu'il s'était sciemment mis en danger dans le secret espoir d'être par lui secouru ! Pas plus que le démon n'avouerait, même sous les pires tortures de l'enfer, que, où qu'il se trouve et quelque péril qu'il coure, toujours il viendrait en aide à son an... à Aziraphale.

– Ngk... Je voulais mettre cette frénésie meurtrière sur pause. C'est trop. Beaucoup trop. En fait les hommes me piquent mon boulot, et je suis un peu jaloux de leur inventivité, je te l'accorde. Je comptais même leur piquer quelques idées, pour tout t'avouer. Belzébuth me l'a fait remarquer l'autre jour : « Alors, Crowley, on se laisse distancer par les humains, question barbarie ? », qu'elle m'a dit. J'ai reçu le sarcasme cinq sur cinq.

– Oui évidemment, les atrocités sont censées venir des démons. C'est dans votre nature... Mais tu ne pourras pas geler le temps éternellement, n'est-ce pas mon cher ?

– Nah... Je vais devoir me résoudre à les laisser se dépatouiller entre eux. Et après eux le déluge !

Peu convaincu par les explications de Crowley, Aziraphale avait fort bien compris que cette petite parenthèse temporelle avait été uniquement mise en œuvre pour son sauvetage.

– En tout cas, je te remercie pour...

– Vaut mieux pas, l'interrompit le déchu d'une voix aussi coupante que la lame au-dehors. Sauf si tu veux m'attirer de graves ennuis au cas où ça s'ébruiterait.

– Entendu. Bon, et bien en ce cas, je vais pouvoir envisager un retour à ma nouvelle librairie. Tu sais, j'ai déjà quelques rayons pleins des œuvres de William Shakespeare, Henry Fielding, Samuel Johnson, Daniel Defoe, Alexander Pope, Joseph Addison, Thomas Browne...

– Te fatigue pas. Je lis pas de bouquins, de toute façon.

– Pas même Robinson Crusoé ?

– Nan. C'est la barbe. Mais je suis curieux de voir ta boutique...


L'ange tendit les bras vers lui en battant furieusement des cils :

– Très cher, mes poignets sont aux fers !

Le cœur de Crowley fit une embardée dans sa poitrine.

– Offerts ? Vraiment ? susurra-t-il, s'enhardissant à laisser glisser délicatement ses doigts sur la paume ouverte, avec la légèreté d'un plume.

Puis il lui glissa à l'oreille, rapprochant leurs visages :

– Qu'est-ce que tu préfères ? Te déguiser en sans-culotte, comme ces affreux justiciers humains, pour aller manger des crêpes ? Ou garder ces magnifiques vêtements pour s'en retourner à Londres ? Jolies chaussures, au passage. Je les adore. J'ai ma petite idée sur où elles pourraient prendre place pour être divinement mises en valeur...

Derrière le front rougissant de l'ange, un duel féroce se déroulait entre les ornières de ses devoirs les plus pieux et les errements de ses pulsions les moins pures. Le terme de “sans culotte”, qu'il ne connaissait pas, avait suffi à lui enflammer l'esprit et à embraser ses nerfs de manière... ineffable. La lutte fut toutefois de courte durée :

– Je pense pouvoir faire l'impasse sur les crêpes, bredouilla-t-il d'une voix essoufflée.

– Alors allons-y, sourit le démon en claquant des doigts pour remettre le monde en marche et les propulser au cœur de Soho.

À leur réveil, les humains trouveraient le cachot vide. Nulle tête à retrancher pour le bourreau, nulle âme à purifier pour le prêtre. Heureusement pour eux, la forteresse regorgeait de cellules assez fournies en condamnés pour leur épargner le chômage dans l'immédiat. Non, non, non, pour ce qui est de perdre la tête, Aziraphale avait des projets autrement plus enthousiasmants.

Frémissant d’anticipation, il réarrangea nerveusement son foulard de soie et de dentelle, tout en se demandant si le plan de Crowley correspondait à l'endroit où, lui, il imaginait déjà ses ravissants souliers de satin. Il tâcherait de prendre garde à ne pas trop salir l’étoffe de la redingote bordeaux, en posant sur les épaules de velours ses semelles poussiéreuses...


– C'est que... j'ai des standards, se justifia-t-il, histoire de se donner bonne conscience.




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