À l'aveuglette
Un challenge publié par un groupe de fanfiqueurs sur Discord : le pas à pas.
Le concept : chaque dimanche, pendant cinq semaines, deux contraintes tombent. Le but est d'en choisir une et d'écrire un chapitre avec.
Chapitre 1 : Un colis mystérieux / Un coup de fil (ou tout autre équivalent applicable à votre fandom). J'ai choisi le colis.
Cette fanfiction participe également au défi d’écriture « Un petit détail anodin » (août septembre 2020) du forum Fanfictions.fr.
en catégorie deuxième chance.
Guerre ne savait plus où donner de la tête.
Sur tous les fronts, elle arpentait les cinq continents sur son bolide qu'elle surnommait affectueusement “Bataille Ultime”, une Ducati 1199 Panigale, rouge vermillon, un monstre de métal de 195 chevaux qui avalait les kilomètres à une vitesse vertigineuse. Il fallait bien tuer le temps. Combinaison de cuir et casque assortis, on la repérait de loin.
Elle revenait tout juste du Soudan du Sud, où elle devait veiller à ce que le conflit opposant les deux ethnies ennemies héréditaires ne s'éteigne pas. Les Dinka, majoritaires, et dont était issu le Président, s'étaient vus menacés par les Nuer, moins nombreux, dont le leader Riek Machar voulait, à l'instar du Grand Vizir Iznogoud, devenir calife à la place du calife, après qu'elle lui eut murmuré quelques suggestions attrayantes à l'oreille. Elle avait déclenché les hostilités voilà six ans déjà, et le pays semblait toujours autant à feu et à sang. C'était satisfaisant, mais il fallait tenir le rythme. Extrêmement fière de ses presque quatre cent mille morts et de ses quatre millions de personnes déplacées, elle espérait bien parvenir au chiffre cinq dans les deux catégories. Il faudrait qu'elle en touche deux mots à Famine, un coup de pouce ne serait pas du luxe. Peut-être que Pollution pourrait aussi l'aider à réaliser son objectif.
Après un détour par le Yémen, pour s'assurer que tout se passait bien, que les armes s'exprimaient durablement et sans entrave, et que la crise humanitaire perdurait, elle était maintenant arrivée en Ukraine, avec comme couverture une carte de presse au nom de Carmine Zingiber, correspondante de guerre pour le “National World Weekly”.
Ce qui l'incommodait le plus dans ces allées et venues incessantes ? Les différences de température. Ces chocs thermiques mettaient son organisme à rude épreuve.
La voilà donc à Donetsk, dans le Dombass, où un traité de paix était en train d'être négocié entre les Russes et les Ukrainiens, ce qui ne correspondait pas du tout à ses projets. L'accord prévoyait l'instauration d'un processus de paix pour toute la région, avec un cessez-le-feu complet et immédiat, ainsi que la démilitarisation de certaines zones tests, entre autres. Intolérable.
Mais que nenni ! Cela ne pouvait pas se produire ! Hors de question ! Une si belle guerre, si bien enclenchée, ne pouvait se terminer de cette manière, en queue de poisson !
Dans sa chambre tout confort du Shakhtar Plaza, hôtel de luxe dont elle était la seule cliente (le contexte conflictuel n'étant guère favorable au tourisme, au grand dam des tour-opérateurs), elle affûtait ses arguments.
Il lui faudrait parler à la fois au président Porochenko et à son général Moujenko pour les Ukrainiens, à Pouchiline et Strelkov, de la république autoproclamée de Donetsk, et enfin à Poutine et Guerassimov du côté des Russes. Elle saurait leur suggérer quelques alléchantes images de massacres et – leur corollaire – de gloire. Hors de question que la paix éclate ! Elle fondait beaucoup d'espoirs sur le Groupe Wagner, des mercenaires sans états d'âme réputés pour leurs méthodes brutales. Elle allait les contacter au plus vite.
Pour se délasser, elle décida de s'offrir un Bloody Mary au bar de l'hôtel, puis de se relaxer au spa.
C'est attablée à une pittoresque petite table ronde de marbre blanc, sirotant son cocktail, qu'elle vit entrer un homme en chemisette et bermuda beiges, casquette vissée sur la tête, qui portait sous le bras un carton mince et long accompagné d'un bordereau de livraison. Un stylo dépassait de sa poche ornée d'une paire d'ailes et de l'inscription brodée “International Express”. Un badge pendait à son cou au bout d'un cordon, indiquant son nom : Lesley Messenger.
« Enfin ! » songea-elle aussitôt, la joie et le soulagement inondant son organisme d'endorphines. Six millénaires qu'elle attendait ça ! Sur des charbons ardents, elle se mit à pianoter sur le marbre de la table du bout de ses ongles impeccablement vernis du Rouge 999 de Dior, assorti à son rouge à lèvres.
S'approchant tranquillement de la femme rousse qui ne le quittait pas des yeux, Lesley déclara :
– J'ai un paquet pour vous, Mademoiselle. Si vous voulez bien signer le reçu...
Il lui tendit obligemment son stylo et poursuivit, pendant qu'elle paraphait le document :
– C'est pas facile d'arriver jusqu'à vous, dites donc ! Y'a plus beaucoup de panneaux, en ville. Y'a plus trop de ville non plus, d'ailleurs. Ça a l'air charmant ici en tout cas. Je veux dire : en temps normal. J'ai toujours eu envie de visiter la région. Comme me le disait Maud – Maud, c'est ma femme – on ne profite jamais assez de...
Fébrile, elle ne l'écoutait déjà plus. Cette livraison était la première étape qui enclenchait le processus tant espéré : l'invocation des Quatre Cavaliers de l'Apocalypse. Nul doute que Famine et Pollution recevraient eux aussi très bientôt le signal de départ de la Grande Chevauchée, des mains du dénommé Lesley, ou d'un autre. Elle se félicita intérieurement d'avoir fait réviser sa moto tout récemment chez Diablo Garage : sa monture était fin prête. Mort, pour sa part, n'avait pas besoin de colis à réceptionner : c'était le Patron après tout, et il était au-dessus de ces contingences bassement matérielles. Dans quelques secondes, elle allait avoir entre les mains Gladis [1], l'illustre Épée de Feu, volée à Adam et Ève au commencement de l'humanité (elle ne se souvenait plus par qui d'ailleurs, mais l'heure n'était pas aux conjectures).
De nos jours, la logistique concernant l'Invocation était sous-traitée, par le Paradis comme par l'Enfer. Dans les immenses open spaces des bureaux et les kilomètres d'entrepôts, la plupart des tâches humaines étaient accomplies soit par des ordinateurs avec l'appui de l'intelligence artificielle, soit par des robots qui, infatigables, saisissaient de leur pince l'objet correspondant au code-barre commandé pour aller le poser sur la chaîne d'emballage. Mais, si l'erreur est humaine, les machines ne sont pas moins infaillibles. Il arrivait qu'un grain de sable se glisse dans cette mécanique bien huilée : un opérateur fatigué qui se trompait dans la fiche d'envoi, une étiquette froissée qui faisait se confondre un 6 avec un 8, ce n'était pas fréquent, mais ça se produisait de temps à autre. Cette fois, l'employé devant le tapis roulant depuis près de huit heures ne rêvait que d'une chose : retrouver sa couette. Pourtant habitué à coller les étiquettes simultanément avec ses deux mains, il avait tout bonnement interverti deux destinataires.
Carmine, comme Lesley, étaient loin de se l'imaginer.
D'un geste impatient mais assuré, elle arracha le scotch de l'emballage et ouvrit le paquet sans plus attendre. Ce qu'elle y trouva la laissa interdite. Par la hallebarde de Satan, où était donc passée l'épée de feu ?
*******
Nous sommes aux alentours de l'an 500, en Brocéliande. Au cœur d'une clairière se tient Morgane, fille d'Avalon. Majestueuse et solennelle, enveloppée d'un voile diaphane aux couleurs changeantes comme un ciel de printemps, ses longs cheveux ondulant librement sur ses épaules, elle tient dans sa main l'épée. Une épée forgée à la nuit des temps par la Dame du Lac, dit-on, qui lance, dans l'obsurité protectrice de la voûte des arbres, des éclats de métal et de magie. À ses pieds, agenouillé sur la terre humide de cette forêt emplie de mystères, Arthur attend, fébrile, tendu, concentré. Il récite les formules consacrées, plein de ferveur et de détermination :
– Je jure de servir sans relâche des causes justes et nobles, de toujours me montrer vaillant, loyal, généreux, de protéger les faibles et respecter la justice. Je jure de défendre et d'honorer le Royaume d'Avalon en toutes circonstances.
Alors, Morgane pose la lame enchantée sur son épaule droite, puis sur la gauche, en accompagnant ce geste symbolique par les paroles rituelles :
– Au nom des déesses anciennes et vénérées, au nom de Viviane et de toutes les Dames du Lac, par la mémoire de la Terre, du Feu et de l'Eau, je te fais roi de Bretagne. Puisses-tu rester loyal envers le royaume d'Avalon. Que ta foi en ses valeurs sacrées jamais ne t'abandonne. Sache te montrer généreux toujours, et sage en toute circonstance. Que la force et la magie t'accompagnent à chacun de tes pas et de tes actes, et que la justice guide ton bras jusqu'à ton dernier souffle.
Alors Arthur se relève, et la fée dépose l'épée légendaire sur ses deux paumes tendues. Le métal un court instant s'embrase sous les lueurs de la lune, diffusant alentour des éclats bleutés. Le nouveau roi s'incline devant sa demi-sœur en promettant :
– Je saurai m'en montrer digne.
*******
– Vous êtes sûr qu'il n'y a pas une erreur ? interrogea la jeune femme d'une voix blanche.
– « Carmine Zingiber, Shakhtar Plaza Hotel, Avenue Hermana Tytova, Donetsk, Ukraine », relut Lesley sur l'étiquette d'expédition. C'est bien vous ?
– Oui.
– Alors, y'a pas d'erreur. Comme je dis toujours à Maud – Maud, c'est ma femme – « La plus grande des satisfactions est dans l’accomplissement d’un travail bien fait ».
Perplexe, elle contemplait l'objet qu'elle avait sorti du carton. Il s'agissait d'un long tuyau en bois poli d'environ soixante centimètress, sculpté de très fins motifs, incrusté de petites pierres précieuses de toutes les couleurs. Ça et là s'accrochaient par des liens serrés quelques plumes, ainsi que des cordons de cuir sur lesquels étaient enfilées des perles en terre peintes. Le tuyau était creux, et possédait à une de ses extrêmités un petit réceptacle creusé dans de la catlinite, une pierre dans les tons rouges qu'elle connaissait bien.
– On dirait une longue pipe... murmura Carmine, dubitative.
Alors Lesley asséna la terrible vérité, en mettant des mots sur ce que son esprit refusait de concevoir et que sa bouche, au grand jamais, ne se résoudrait à formuler :
– J'ai vu un truc comme ça dans "Le Dernier des Mohicans", un jour. C'est un calumet de la paix.
[1] : voir “Gladis ou L'épée prodigieuse”