À l'aveuglette

Chapitre 2 : Satisfait ou remboursé

1718 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 07/11/2025 17:56

Choix pour ce chapitre :

1) Deux de vos personnages ont au moins dix ans d'écart

2) Insérer le dialogue suivant :

« – Tout va bien

– Quelle partie de notre situation actuelle t'échappe exactement ? »


J'ai opté pour le dialogue.







Au mot « Paix », Carmine avait blêmi et s'était levée d'un bond, l'objet serré entre ses doigts, et Lesley recula instinctivement. « Elle a tout de même les yeux très rouges ! » songea-t-il. Pas injectés de sang, non, mais comme s'ils brûlaient d'un éclat fait pour ne jamais s'éteindre, d'une manière qu'il aurait volontiers qualifiée de surnaturelle... Cette femme, vêtue de rouge de la tête aux pieds, à la chevelure flamboyante et au regard de braise l'impressionnait. À dire le vrai, elle lui flanquait même légèrement la frousse.


– Vous énervez pas, Mademoiselle. Comme je dis toujours à Maud – Maud, c'est ma femme – « La colère est mauvaise conseillère ». S'il y a une erreur, vous n'avez qu'à retourner le colis à l'expéditeur et demander un échange ou un remboursement. Ils ont l'habitude, allez.

– Il n'y a pas vraiment d'expéditeur, gronda-t-elle d'une voix sourde.

– Ben si regardez, c'est marqué en gros : NOZOMA !


La mention arracha à la jeune femme une ébauche de sourire, à la pensée de sa copine Pollution, car Nozoma, ça commençait pareil que nosocomiale. Toutes deux et Famine se côtoyaient parfois en dehors du boulot. Il lui arrivait de rencontrer sa collègue aux yeux aussi blancs que les cheveux, aux fringues éternellement cradingues, mais tellement sympathique, autour d'un verre. Un B-52 pour elle et un Toxic Sunset pour Pollution, c'était leur routine.

Elle savait que la “Madone des Déchets”, comme elle la surnommait affectueusement, avait été ravie de son embauche quand le DRH avait gentiment poussé Pestilence vers la sortie (sous forme de retraite anticipée), en raison de plusieurs échecs cuisants, notamment l'invention de la pénicilline en 1928 qu'elle n'avait pu empêcher, à son grand regret. Après la mise au point de ce bon Docteur Struensee en 1770, au Danemark, pour la variole – qui avait ainsi sauvé le jeune prince héritier Frédéric d'une mort certaine – puis plus tard de Pasteur, en 1885, concernant la rage, ça commençait à faire beaucoup. Plus moyen de décimer en paix avec tous ces progrès de la médecine !

Dès lors, la “Reine des Miasmes” s'était activée à ne pas perdre la main pour ce qui se rapportait à l'expertise médicale, et suivait régulièrement des formations internes. En effet, si les composants nocifs que toute l'humanité ingérait et respirait vingt-quatre heures sur vingt-quatre constituaient son fond de commerce, elle souhaitait ne pas être en reste sur le volet BBC (Bacilles, Bactéries et Champignons). Aussi brillait-elle par son inventivité, tant du point de vue des microplastiques ou des particules fines que de celui des maladies émergentes. Le COVID 19 était son bébé, et elle s'en montrait aussi fière que de la marée noire la plus classique. Son employeur ne la prendrait sûrement pas en défaut, ça non ! Elle y veillait nuit et jour.


Bref, Nozoma avait livré à Guerre un bidule, mais d'une part ce n'était nullement ce qu'elle attendait (c'en était même aux antipodes), et d'autre part elle ignorait qui était à l'heure actuelle responsable des expéditions au service Invocation, et ne savait donc pas à qui s'adresser. Pour ne rien arranger, un important turnover régnait dans tous les services qu'elle connaissait, tant en Enfer qu'au Paradis. Ça allait bien cinq minutes de rémunérer les démons de quelques réprimandes et les anges avec deux ou trois chants de louange. Ça ne faisait pas boullir la marmite et, même si les entités célestes ou démoniaques n'avaient pas besoin de s'alimenter ou de payer leurs loyers, leurs factures de gaz ou d'électricité, et encore moins les traites de leur voitures, ils auraient apprécié davantage de remerciements et de considération. On a sa fierté, tout de même. Ils étaient donc pléthore à jeter l'éponge au bout de quelques semaines.

Par ailleurs, l'épée de feu devait bien se trouver quelque part, mais où ? Par la boussole de Satan, elle n'en avait aucune idée.


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Nous sommes au col de Roncevaux, dans les Pyrénées, en l'an 778. La bataille fait rage entre l'armée de Charlemagne et les sarrasins menés par le roi Marsile, maître de Sarragosse. Roland, preux chevalier et neveu de Charlemagne, se démène contre les assaillants. Dans sa main sûre Durandal, son épée légendaire, forgée au Val de Maurienne et dotée de pouvoirs surnaturels, tournoie, embroche, fend les chairs, tranche des têtes.

Elle lance alentour des éclats de lumière aveuglants, comme si elle était de feu. Roland et ses compagnons, largement surpassés en nombre par les forces sarrasines, livrent là un combat héroïque, dans le chant du fer et le fracas des armes qui s'entrechoquent. Néanmoins le combattant fatigue, s'épuise, ploie sous le nombre. Pourtant il refuse de capituler et de sonner l’oliphant pour demander secours et, quand il s'y résout enfin, il est trop tard. Charlemagne a entendu, il accourt, mais ne peut sauver ni Roland ni ses compagnons.

Avant de succomber, Roland a tenté de briser Durandal contre un rocher, pour éviter qu’elle ne tombe entre les mains ennemies. Mais l'arme fabuleuse, dont le pommeau renferme, à ce qu'on dit, une dent de Saint Pierre, du sang de Saint Basile, des cheveux de Saint Denis et un fragment du manteau de la Vierge Marie, résiste et ne se romp pas. Rassemblant les forces qui lui restent, et priant le ciel pour qu'elle arrive loin des infidèles, il la lance avec une telle vigueur qu'elle atterrit à plus de trois cents kilomètres de là, fendant la roche en une immense trouée.


On peut encore voir de nos jours, dans le cirque de Gavarnie, la “Brèche de Roland”, souvenir inaltérable de ce combat épique et du courage du héros. L'épée, quant à elle, a disparu.


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Carmine en était là de ses réflexions, toute entière concentrée sur ce qu'il convenait de faire, quand Lesley la sortit de sa torpeur en lui suggérant, dans un effort louable pour arranger les choses :

– Vous avez bien une confirmation de commande, un reçu de paiement, je sais pas moi, une trace ? Ça doit pouvoir s'arranger.

– Vous ne comprenez pas. Je n'ai rien commandé, au sens propre.

– Comment ça, vous n'avez rien commandé ?

– Non. Pour que je me mette en route, on devait me liver l'objet, qui est le signal du début de la fin du... Oh ! Laissez tomber !

– Alors faites comme si c'était le bon machin, et commencez le job !

– Vous rigolez ? Moi, Guerre, démarrer l'Apocalypse avec un calumet de la p...

Non, elle n'y arrivait pas. Ce mot était définitivement impossible à prononcer.

– Mais il est très joli, ce calumet, y'a qu'à faire comme si ! Comme dit toujours Maud – Maud, c'est ma femme – « Il faut faire contre mauvaise fortune bon cœur ».

– Je veux mon épée de feu ! hurla-t-elle soudain, trépignant comme une gamine capricieuse. Il me la faut ! Allez au diable avec votre pipe ! Il me la faut, c'est indispensable, tu comprends ?

Submergée par la rage, elle était passée au tutoiement sans même s'en apercevoir

– Tu vois ce que j'en fais de ton bidule ?

Ne se maîtrisant plus, tenant le fragile tuyau de bois par ses deux extémités entre ses poings serrés, elle le fracassa contre sa cuisse.

– Oh ! constata simplement Lesley. Pas bien solide ce truc. Si vous voulez mon avis, c'est pas un vrai. Juste une babiole de mauvaise qualité made in China. Un accessoire de théâtre, peut-être ? Ou un bout de déguisement de gosse ? Ou...

– La ferme ! Mais boucle-la, par pitié ! rugit Carmine en le fusillant du regard.

– Allons, allons. Tout va bien, murmura le malheureux livreur d'une voix qu'il tentait de rendre apaisante.

– Quelle partie de notre situation actuelle t'échappe exactement ? hurla-t-elle en retour.

– Eh ! Mollo Mademoiselle. « Notre » situation ? Vous avez un problème, OK (il voulait dire par là que le problème provenait davantage de sa santé mentale que de l'erreur de colis. Cette femme était manifestement cinglée). Mais moi, ça va, hein ? Tout baigne. Moi, on me dit de livrer un paquet, je livre un paquet. C'est marqué votre nom dessus, je vous trouve et je vous le remets en main propre, fin de l'histoire. J'ai rien à me reprocher, moi. Je fais mon boulot comme il faut, et j'espère bien que vous me collerez pas un avis négatif sur Google, Trustpilot ou je ne sais quoi. J'y suis pour rien si c'est pas l'épée que vous avez reçue. Et puis maintenant, pour l'échange, c'est râpé. Vous avez cassé le cal... le bidule, se reprit-il de justesse, sentant bien que ce mot avait le don d'agacer prodigieusement son interlocutrice. C'est malin, ça, tiens.


Carmine se calma d'un coup. Elle réalisa que le problème n'était pas Lesley, non. Et que s'énerver après ce pauvre homme n'arrangerait en rien la situation. Elle s'était montrée injuste envers lui.

– Écoutez, dit-elle en revenant à de meilleurs sentiments. Je m'excuse de m'être emportée. Vous avez mille fois raison. Que diriez-vous de boire un verre ? C'est moi qui invite.

– Jamais pendant le service ! se récria-t-il aussitôt. Mais... (il jeta un coup d'œil au listing des clients de la journée) on dirait que j'ai fini ma tournée. Alors c'est pas de refus. Comme je dis toujours à...

– Stop, voulez-vous ? le coupa-t-elle fermement. Asseyons-nous. Qu'est-ce que vous prendrez ?

Ils s'installèrent autour de la petite table de marbre, puis elle héla le serveur.





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