À l'aveuglette

Chapitre 5 : À un cheveu

Chapitre final

2357 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 30/11/2025 10:50

Choix pour ce chapitre : Un roi ou une reine / La phrase "je suis fatigué".

J'ai choisi le roi/la reine.




Jude Whistler, sa mission d'espionnage terminée, était rentré à Londres, et ses “commanditaires” avaient tenu parole : sur sa table de cuisine, il trouva un coffret de cuir contenant la Rolex tant convoitée, ainsi qu'une réservation pour deux personnes au Cheval Blanc Randheli, en décembre. Il avait donc bon espoir aussi concernant son rencart du lendemain soir. D'après sa voix au téléphone, la jeune femme semblait charmante. Allons, l'avenir s'offrait à lui !


Lesley était rentré à Londres, lui aussi, emportant le calumet de la paix pour ses enfants. La réparation semblait tenir, et il savourait par avance la joie des petits en découvrant l'objet. Un accessoire de plus dans le coffre à déguisements ! Il avait hâte de retrouver aussi Maud. Carmine lui avait confié attendre une épée de feu. Intrigué, il se demandait à quoi pouvait ressembler cette arme. Est-ce qu'elle lançait de vraies flammes ? Ou était-ce une métaphore pour dire qu'elle était exceptionnellement brillante ? Il se disait que Christopher et Angela seraient contents aussi d'avoir un tel objet dans leur collection. À condition que ce ne soit pas dangereux...


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Nous sommes au IVe siècle avant J.-C., dans la cité grecque de Syracuse-la-Puissante. Elle est à cette époque dirigée par Denys, tyran redouté, qui a concentré entre ses mains la totalité des pouvoirs civils et militaires et s’est autoproclamé roi.

La vie de Denys est toute entière tournée vers la guerre et la politique : il dirige son armée, prépare les campagnes à venir, supervise la production d’armes et veille à l'équipement de ses troupes. Il reçoit les ambassadeurs des cités voisines, négocie alliances ou trêves, rend la justice et redistribue à ses partisans les terres confisquées à ses adversaires, pour s’assurer leur loyauté.

Cependant, ce pouvoir absolu nourrit chez Denys une peur constante de l’assassinat et du complot. Il vit retranché dans une forteresse entourée de fossés, protégée par des gardes nombreux et triés sur le volet, et se méfie même de ses proches. Pour se rassurer, il multiplie barrières, protections et contrôles, tout en exigeant de ses sujets une adoration sans réserve, des louanges continuelles et un déferlement de flatteries destinées à exalter sa grandeur.


Parmi ces courtisans figure Damoclès, un orfèvre réputé à la cour, qui ne cesse de s’extasier sur la chance de son maître. Il répète que Denys est l’homme le plus heureux du monde, entouré de richesses, de pouvoir et de gloire, convaincu que la vie du tyran n’est faite que de plaisirs et de triomphes. À force d’entendre ces flatteries naïves, Denys finit par s’agacer de cette vision simpliste de sa position et décide de donner une leçon à Damoclès.

Un jour, il lui propose d’occuper le trône pour une journée, afin qu’il goûte lui‑même aux délices de la royauté. Le soir venu, un banquet somptueux est organisé : Denys offre à Damoclès ses vêtements royaux, le fait asseoir sur le trône et ordonne que l’on serve devant lui mets raffinés et vins précieux dans une ambiance de musique enchanteresse. Le courtisan, ébloui, se laisse d’abord griser par l’abondance de la table, l’éclat des parures et l’attention de la cour.

C’est alors qu’il remarque, au‑dessus de sa tête, une lourde épée suspendue au plafond. Par Athéna ! Le glaive, qui lance des éclats enflammés dans la lumière des lampes à huile, ne tient que par un simple crin de cheval, si fin et fragile qu’il peut se rompre à tout moment et faire s’abattre l’arme sur lui ! Fasciné puis terrifié, Damoclès comprend que le moindre incident pourrait lui coûter la vie : un courant d’air, un geste brusque ou l'usure du crin, et c'en est fait le lui.

À partir de cet instant, les plats les plus délicieux perdent leur saveur, la musique se fait lointaine, et chaque seconde devient une attente angoissée. Damoclès n’ose plus bouger, partagé entre la honte d’avouer sa peur et la certitude qu’il ne pourra pas supporter longtemps cette menace permanente. N'y tenant plus, il supplie Denys de le délivrer de cette situation, renonçant de lui‑même aux privilèges du trône qu’il enviait tant quelques heures plus tôt.


On dit que Damoclès, comprenant que la vie d’un souverain, si fastueuse soit‑elle, est inséparable d’un danger constant et d’une pression continuelle, n'apparut plus jamais à la cour de Denys. Et l'épée, qu'est-elle devenue ? Nul ne le sait


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Carmine avait pour sa part patienté quelques jours, pour voir si un nouveau colis ou de nouvelles instructions arrivaient. Face au silence radio de ses supérieurs, elle s'était dit qu'une petite visite à la famille Messenger, rue de la Paix, à Londres, pourrait être un divertissement agréable. Et en effet, Maud et elle s'étaient tout de suite entendues à merveille, à la plus grande satisfaction de Lesley. Elles avaient même planifié un après-midi boutiques, notamment chez The Russet Thread ainsi que Copper Lane.

Pollution, ou la “Madone des Déchets”, comme la surnommait affectueusement Carmine (“Chalky” étant son cryptonyme officiel), traînait ses guêtres et sa déconvenue à travers l'Angleterre. Elle savait qu'elle aurait dû recevoir un colis contenant l'attribut accrédité par la hiérarchie, donnant le signal de la chevauchée finale en compagnie des trois autres cavaliers. La déception causée par ce paquet vide s'était peu à peu transformée en irritation, puis en colère, voire en fureur, à mesure que passaient les heures. Par dépit, elle sema quelques catastrophes écologiques bien senties à travers le pays, pour tuer le temps et apaiser sa rage. Une bonne dose de microplastiques dans la Mersey, histoire d'en faire la rivière la plus polluée du pays. Des pelletées de dioxines, PFAS et résidus de pesticides dans les terres agricoles. Bien fait. Des largages de dioxyde d’azote dans l'atmosphère des zones urbaines. Formidable. Sacré bol d'air pour les humains ! Partout où elle passait, elle répandait cochonneries, dangers et désolation.


Ce soir là, la salle de restaurant du Ritz était complète. À une table près de la fenêtre, deux hommes bavardaient en souriant. L'un était vautré sur sa chaise, une jambe tendue sous la table et l'autre en travers, la cheville posée sur le genou, un bras mollement passé par-dessus le dossier de sa chaise. Il portait un jean noir ajusté, un tee-shirt et une veste de la même teinte, une fine écharpe en Lurex autour du cou. Inexplicablement, il n'avait pas quitté ses élégantes lunettes de soleil, et ses cheveux roux dansaient sous les lumières des lustres. Sa silhouette longiligne contrastait avec celle, un peu replète, de son compagnon, qui se tenait sur sa droite. Celui-là était vêtu d'un gilet de velours camel élimé et d'une veste beige, sur une impeccable chemise bleu ciel. Un improbable nœud papillon tartan complétait cette panoplie qui semblait provenir du siècle dernier. Une auréole de cheveux blond platine lui donnait l'allure d'un ange, et de temps en temps, sa chaîne de montre à gousset reflétait la lumière d'un éclat furtif.

Ils semblaient tous deux partager une franche complicité.


Dans l'angle opposé, un homme solitaire et distingué semblait en extase devant son assiette. Il se laissait parfois aller, comme ce soir, à engloutir des portions de nourriture proprement ahurissantes. Il avait déjà avalé un plat de langoustines à la nage, et des tartelettes de foie gras de canard aux prunes, rien qu'en entrée. Il comptait suivre avec un turbot sauce au champagne aux algues et girolles écossaises, puis un filet de venaison des Highlands sauce grand veneur aux baies de genévrier, accompagné de poires pochées et d’une purée de betterave fumée. Pour le dessert, il verrait après la sélection de fromages. Ce soir, il avait décidé de s'empiffrer. Il faut dire qu'il avait un sacré retard à rattraper, le pauvre ! Des années durant, il s'était volontairement restreint pour les besoins du boulot. Mais le jour où un livreur, à Mekele, lui avait remis par erreur un colis contenant une cornucopia, il n'avait pu s'empêcher de goûter à tous ces délices jusque là interdits : pommes, raisins, poires, figues, oranges, grenades, courges, épis de maïs, poivron, noix, noisettes, amandes et autres. Il y avait même du pain, ainsi qu'une bouteille de Châteauneuf-du-Pape millésime 2005. Une tuerie. Depuis, il n'avait de cesse de goûter à toute nourriture qui s'offrait à lui sur son passage.

Il avait réservé une table au Ritz au nom du Docteur Raven Sable.


Dans le fond de la salle, un pianiste apportait une touche romantique à l'ambiance en jouant “A Nightingale Sang in Berkeley Square”.


Ce même soir, une silhouette inquiétante arpentait les allées de Green Park. Seul un œil averti pouvait, dans l'obscurité, discerner les contours d'une longue cape noire pourvue d'une capuche recouvrant un visage absent. Une faux dans sa main, dont l'acier froid et chirurgical de la lame captait par moments les rayons de la lune, laissait deviner sa vraie nature. L'âme la mieux trempée aurait frissonné de terreur en croisant cette apparition.

Mort, tout comme le Molosse Infernal, cheminait sur les routes du monde pour suivre de près la progression du Plan. Le chien, libéré des enfers par le duc Hastur et respectant ses ordres, s'était contenté de s'assurer de la présence de Guerre, Pollution et Famine, avant de prendre la route pour rejoindre l'Antéchrist. Le grand patron des cavaliers devait, quant à lui, s'assurer que les trois autres recevaient bien l'attribut qui leur était destiné. Et, manifestement, quelque chose avait cafouillé. Les trois fois. Il s'attendait donc à des nouvelles du Service Invocation, qui ne manqueraient pas d'arriver prochainement, c'était certain.

En effet, quelques jours plus tard, il reçut un appel de Morrigan Holloway en personne, le même que ses trois collègues. Le rendez-vous était fixé dans ce même parc, le 31 mai.


Morrigan arriva ce soir-là avec un inconnu. Très grand, très mince, il portait un long manteau dans les tons orangés, un chapeau à larges bords rabattu sur ses yeux. Le long de ses vêtements s'écoulaient sans discontinuer des gouttes d'eau, bien qu'il ne plût pas. Très étrange. Morrigan se tenait à une distance respectable de l'individu. Elle annonça d'une voix coupante :

– Je vous présente votre nouveau collègue. Je vous remercie de l'accueillir hem... chaleureusement. Il s'appelle R.C., lança la patronne.

– R.C. ? C’EST PAS UN NOM, ÇA, cracha Mort, sur la défensive.

Famine lui fit remarquer doctement :

– Figure-toi que j'ai entendu dire qu'à Tadfield, là où les... évènements doivent se produire, un humain se prénomme R.P. Alors, tu vois, hein... D'ailleurs, est-ce que c'est toujours d'actualité, Mrs Holloway ?

– Je crains que non. Le plan s'est légèrement modifié. Vous êtes désormais sous les ordres directs de R.C.

– Mais c'est pas le protocole, ça ! s'offusqua Guerre. On devait recevoir les livraisons, puis se mettre en route pour Tadfield ! On a jamais dit qu'on devait être cinq cavaliers ! C'est quand même pas notre faute si les choses ont merdé ! Nous, on attend toujours, hein, les gars ? ajouta-t-elle à la cantonade.

Tous opinèrent du chef.

– Ouais, approuva Pollution. C'était pas prévu qu'on ait un autre chef. Et d'ailleurs, il a quoi comme attribut, celui-là ? Mort ne quitte jamais sa faux, d'accord. Mais pour nous autres, c'est écrit dans le contrat de travail, pour démarrer on attend l'objet : une couronne, pour le roi ou la reine de l'Apocalypse, une balance pour peser l'âme des hommes au jour du jugement dernier, ou une épée pour déclencher les hostilités parmi les humains...

– On se calme, Pollution, la rembarra Morrigan. C'est comme ça. C'est pas moi qui décide. Gabriel nous envoie un nouveau, on accepte le nouveau, et on le salue bien bas. Il est très dangereux. Il a passé haut la main l'entretien d'embauche, et son attribut est déjà présent partout dans le monde. Ça simplifie la logistique. Gabriel fonde beaucoup d'espoirs sur lui. N'est-ce pas, R.C. ?

Le nouveau venu acquiesça d'un lent signe de tête, tout en observant la scène avec un amusement non dissimulé. Bizarrement, l'eau continuait de couler sur son chapeau et le long de son manteau. Tout aussi étrange, depuis qu'ils étaient là à discuter, la température printanière semblait avoir gagné quelques degrés.

– Si je vous dis qu'il est redoutable, c'est qu'il l'est. Ce n'est pas un cinquième cavalier. Il deviendra votre consultant. Il est en capacité d'améliorer grandement les résultats de chacun d'entre vous, avec ou sans la quincaillerie attendue. Un coup de pouce, comme qui dirait. Le moment est mal choisi pour un cours magistral, mais je vous assure qu'il a déjà fait ses preuves. Par exemple en faisant fondre la moitié de la banquise arctique.

L'inconnu souleva alors son chapeau pour saluer la compagnie, tandis qu'un rictus déformait ses traits :

– On m'appelle Réchauffement Climatique. Pour vous servir.

Guerre en bégaya :

– Mais... qui... que... la balance... la couronne... l'épée... que les humains sachent...

Alors Il éclata d'un rire macabre qui déchira l'air serein du soir.


– Une épée ? Elle est déjà au-dessus de leur tête.





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