À l'aveuglette

Choix pour ce chapitre : Un cactus (en image ou en plante) est dans l’histoire / Réplique : « J’avais bien dit de ne pas y toucher ».

J’ai choisi le cactus.

Jude Whistler était un homme ordinaire, comme il en existe des milliers. Englué dans une vie morne et déprimante, il se désolait, à bientôt quarante ans, d'être encore célibataire. Et malgré son rêve d'une famille simple et aimante, avec deux ou trois enfants et un labrador galopant sur la pelouse d'un pavillon de banlieue basique mais cosy, il n'avait pas encore croisé l'âme sœur. Ses jours étaient tous pareils. Il rentrait du boulot, s'arrêtait acheter une pizza chez Pizza To-Go ou piochait au congélateur un plat à passer au micro-ondes, puis s'affalait dans son canapé, devant la télévision. Pas trop fort, à cause des voisins. Il habitait un appartement en location à Lewisham, un quartier pauvre et assez glauque, mais son salaire ne lui permettait pas de quitter son studio au quatrième étage, avec un ascenseur éternellement en panne. Ses deux ou trois whiskys du soir l'aidaient à ne pas sombrer totalement. Ou peut-être qu'ils le précipitaient dans la déprime aussi sûrement que la grisaille perpétuelle au-dessus de Londres. Sa vie lui semblait morose, son travail profondément ennuyeux.

Aussi prêta-t-il une oreille attentive à l'inconnu qui lui adressa la parole ce soir-là, devant le food-truck de pizzas, et qui, après l'avoir longuement observé, lui glissa :

– J'ai un marché à vous proposer.

Quand l'inconnu eut fini d'exposer le deal, Jude avait des étoiles plein les yeux.

– Mais, euh... J'ai vraiment droit à trois vœux ?

– Comme je vous le dis.

– Et... c'est tout ce que j'aurai à faire ?

– C'est tout. Pour l'instant. Mais il se pourrait qu'on ait besoin de vous pour une autre mission, dans le futur.

Jude relut les petites lignes en bas du contrat que le type avait sorti de sa poche. Il n'y vit pas de piège.

– Je m'appelle Bile, au fait. Mais vous pouvez m'appeler Bill.

– Ben, c'est pareil, non ?

– Pas tout à fait, sourit son interlocuteur, ce qui mit Jude encore plus mal à l'aise.

– Je vais pas... mourir, alors ?

– Si.

Jude blêmit.

– Mais seulement quand votre heure sera venue ! Rassurez-vous, ce n'est pas un pacte avec le diable ! Juste un... arrangement. Si vous acceptez, vous prendrez vos instructions de Mrs Morrigan Holloway, la patronne du service invoca... je veux dire du service des vocations tardives. Nous ne serons pas appelés à nous revoir.

Bien que pas très rassuré, Jude accepta l'offre. En échange d'une Rolex Cosmograph Daytona, de trois semaines par an au Cheval Blanc Randheli, le plus luxueux des hôtels aux Maldives, et d'une promesse de speed dating à l'issue positive, tout ce qu'il avait à faire, c'était une mission de surveillance rapprochée qui devait durer une dizaine de jours tout au plus. Et surveiller, c'était pile dans ses cordes. Il était vigile au Lewisham Shopping Center, le plus gros centre commercial des environs.

Ils scellèrent leur accord par une poignée de main franche et virile. Les doigts de Bill étaient glacés dans les siens.

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– C'était un plaisir de faire votre connaissance, Mademoiselle. Je me disais, vous savez, ma petite Angela a eu trois ans avant-hier, ça serait chouette que vous veniez en personne lui offrir le calumet, en cadeau. La réparation m'a l'air efficace, il est solide et bien joli. Je suis sûr que Maud et vous – Maud, c'est ma femme – vous vous entendriez à merveille. Elle démarre au quart de tour elle aussi, souvent.

Il partit d'un éclat d'un rire aussi franc que communicatif. Et Carmine, bien malgré elle, s'esclaffa avec lui. Cependant, elle redevint sérieuse dans l'instant, et déclina à regret.

– Je suis désolée, Lesley. Le travail, vous comprenez...

– Ouais, je comprends parfaitement, allez ! Je sais ce que c'est ! Mais si un jour vous passez à Londres, venez nous faire une petite visite ! On habite au 7, Peace Street. Bon, c'est pas tout ça, je vais prendre la route du retour, moi.

– Bonne route alors.

– Et le... chien, vous croyez qu'il est toujours dehors ?

– Aucune importance, le rassura Carmine. Là ou pas, vous n'êtes pas concerné.

Il se leva, ils se serrèrent la main, puis Lesley s'en fut vers la sortie.

Pendant ce temps-là, Jude s'affairait à l'essuyage des verres, tâche par ailleurs absolument superflue étant donné que Carmine et Lesley étaient les deux seuls clients. Dissimilé derrière un Vatricania Guentheri (communément nommé “cactus cierge”) et un Monstera Deliciosa d'un mètre soixante de haut, il ne perdait pas une miette de ce qui se tramait autour de la petite table. Les deux grandes plantes, posées au sol dans un angle du bar, le masquaient presque complètement à la vue des deux clients. Il avait déjà contacté sa commanditaire, Morrigan Holloway, pour lui signaler l'arrivée du livreur, son colis sous le bras, puis l'avait tenue au courant des péripéties dudit colis. Morrigan explosa :

– Ah mais ils vont m'entendre, chez Nozoma ! C'est pas possible des branquignols pareils ! C'est décidé, je change de fournisseur. C'est la troisième erreur en moins de deux semaines.

– Oh... fit Jude, en éloignant le téléphone de son oreille. Qu'est-ce qui s'est passé ?

– Votre collègue, en mission à Kidlington, m'a rapporté une autre bourde. Pareil à Mekele. Je vais leur dire ma façon de penser, moi.

Elle raccrocha sans crier gare. Puis elle reprit ses notes, pour y ajouter l'incident de Carmine.

Sur la page de garde de son grand cahier, on pouvait lire :

“Invocation des cavaliers de l'Apocalypse - Rapports de missions : livraisons”

1 – Lieu : Mekele, région du Tigré, Éthiopie.

Date : 7 mai 2019.

Objet : Surveillance du cavalier de l'Apocalypse nommé Famine.

Incident rapporté par notre espion : Cavalier installé au restaurant Natna Spot, en attente de l'épuisement du stock des denrées alimentaires en cuisine. Le livreur a assisté à l'ouverture du paquet destiné à Famine. Il s'agissait, en lieu et place de la balance attendue, d'une cornucopia, objet référencé dans la nomenclature courante humaine sous le nom de “corne d'abondance”.

Suivi : Mail de réclamation envoyé à Nozoma.

2 – Lieu : Kidlington, Oxfordshire, Angleterre.

Date : 13 mai 2019.

Objet : Surveillance du cavalier de l'Apocalypse nommé Pollution.

Incident rapporté par notre espion : Cavalière assise sur un banc près de le décharge illégale à ciel ouvert aux abords de la rivière Cherwell, en attente d'une catastrophe écologique majeure, pour laquelle on craint des impacts à long terme sur les sols et les cours d’eau locaux. Pollution a reçu des mains du livreur d'International Express, un carton... vide.

Suivi : Mail adressé à Nozoma, avec copie du dépôt de plainte pour non-exécution de contrat.

3 – Lieu : Donetsk, Dombass, Ukraine.

Date : 19 mai 2019.

Objet : Surveillance du cavalier de l'Apocalypese nommé Guerre.

Incident rapporté par notre espion : Cavalière au bar de l'hôtel Shakhtar Plaza. En lieu et place de l'épée de feu, le colis contenait un calumet de la paix. La cavalière et le livreur ont longuement bavardé, essayant de réparer le calumet cassé par Guerre sous le coup de la colère.

Suivi : Penser à envoyer mail menace de mort.

Morrigan était furieuse. Elle aurait donné cher pour remettre la main sur la balance destinée à Famine, la couronne prévue pour Pollution, et bien sûr, l'épée de feu.

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Dans l'entrepôt d'une usine, un détective est aux prises avec un redoutable truand psychopathe et ses acolytes. Le malfaiteur, qui se fait passer pour un juge intègre et impitoyable, nourrit en réalité des projets ambitieux, à deux doigts de l'illégalité et extêmement rémunérateurs, concernant l'avenir de la ville. Il est prêt pour cela à éliminer sans pitié quiconque se mettrait en travers de son chemin. Son arme ? Une mixture mortelle capable de provoquer une décorporation immédiate. Il a capturé deux protagonistes, enchaînés, qu'il tient à la merci de la projection létale. Quant à ses sous-fifres, ce ne sont que des crétins sans cervelle, tout juste bons à ricaner d'une blague débile.

Seulement, le juge est aussi maladroit que barbare. Alors qu'il vient de glisser sur une flaque d'huile, ses sbires s'abandonnent à une dangereuse crise d'hilarité. Franchement, c'est à mourir de rire !

Saisissant sa chance et surmontant ses réticences, notre enquêteur en costume-cravate, dont la silhouette potelée ne se prête pourtant guère aux acrobaties, entame alors une série de bévues toutes plus loufoques les unes que les autres. Il commence par se prendre un râteau – au sens propre – en marchant sur ses dents, frappé en plein visage par le manche. Faisant fi de la douleur, et fredonnant une chanson ridicule, il mime l'évanouissement, dans de grotesques grimaces. Et ça marche ! Les subalternes éclatent d'un rire hystérique. Il se relève et, pour enfoncer le clou, glisse aussitôt sur une peau de banane et s'affale au sol, faisant valser son chapeau. Cette fois-ci, c'est l'apothéose : les hyènes sont mortes de rire. Au sens propre, également.

Eddie Valiant est maintenant seul face au juge DeMort. Le juge tend la main pour déclencher le jet de Trempette visant Roger et Jessica, ligotés dans le vide au crochet d'une grue. Un rapide coup d'œil alentour suffit à Eddie pour se décider : il tente le tout pour le tout et ouvre le coffre de bois à sa portée, sur lequel est inscrit “Épée Chantante”.

Oh ! Misère ! Voilà qu'il a maintenant entre les mains une lame argentée qui, en ondulant gracieusement, entonne d'un ton langoureux une chanson de Franck Sinatra :

« 'cause it's witchcraft, wicked witchcraft,

and although, i know, it's strictly taboo... »

Parce que c'est de la sorcellerie, de la sorcellerie maléfique,

Et même si, je le sais, c'est strictement tabou…

Cette arme est diabolique. Elle a un corps, un visage, avec une bouche qui lance des flammes en prononçant « witchcraft » et « taboo », accompagnée d'une moue d'influenceuse Instagram. Largement de quoi déstabiliser DeMort, qui se laisse surprendre par le rouleau compresseur derrière lui, dont le moteur s'est inexplicablement mis en route. Alors le juge véreux finit le corps complètement aplati sous le rouleau. Eddie semble être sorti vainqueur de l'affrontement, avec l'aide de l'épée, à qui il adresse mille remerciements pleins de gratitude éternelle, quoique muets.

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Note : Bile (ou Bilé) est une figure mythologique irlandaise, que certaines sources relient à la mort ou à l’Autre Monde.