Le Masque des Métamorphoses

Chapitre 3 : Le retour du sorcier

Chapitre final

5819 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 15/12/2020 19:26

—   Allons Martin, vous n’êtes pas sérieux ?

Le ministre n’en croyait pas un mot.

—   J’en suis certain, reprit l’inspecteur en proie à ses émotions, ce pseudo-Moldu, c’était lui.

Martin se tenait la tête, un coude sur le bureau, les jambes croisées. La culpabilité l’envahissait, sentiment qu’il n’avait pas ressenti depuis longtemps. « J’ai manqué de professionnalisme, de sang-froid, de prudence », se morfondait-il l’estomac noué, « le pauvre Julien… » Comment avait-il pu, dans le feu de l’action, se précipiter avec autant d’amateurisme, entrainant la mort d’un collègue qui n’était pas préparé pour cette situation ? Il avait voulu serrer l’individu au plus près, ne pas lui donner le temps de s’échapper, et avait dû agir vite, avec les moyens du bord, évidemment. Julien avait cru bien faire, et dans d’autres circonstances il aurait bien fait. Pourquoi avait-il fallu qu'il tombe sur lui, sur cet homme, ce sorcier, ce criminel endurci ? Il n’avait eu aucune chance.

L’inspecteur ne quittait plus les photos du suspect qu’il avait étalées sur le bureau du ministre, les auscultant une à une, à bout de bras, comme des radiographies. Ce regard, aperçu le temps d’un battement de cils ; ces pupilles d’un bleu marin, glacées, qui vous envoyaient au fond des abysses ; oppressantes mais pourtant fascinantes de mystère ; ces pupilles ne lâchaient plus Martin. Il était transi, littéralement bouleversé, enchainé à une ancre qu’il n’avait pas vu couler.

Alicius Suspis, qui avait décoiffé son traditionnel chapeau pointu bleu ciel scintillant d’étoiles, s’aérait le cou en tirant sur son nœud papillon. Il s’agaçait sur son fauteuil, les manches retroussées, pris d’une soudaine bouffée de chaleur. Lui, d’habitude si calme, ne tenait plus en place. Il grimaçait et remuait les lèvres comme un gorille que l’on aurait contrarié. Martin l’avait rarement vu aussi énervé. D’abord abasourdi, pensant à une mauvaise blague, il muselait sa colère pour ne pas exploser.

Suspis regarda du coin de l’œil une petite glace ronde pas plus grosse qu’une montre cachée dans un cadre en face de lui. Sur cette glace apparaissait le visage de Martin, net et sans défaut. Il s’agissait d’un Bobaratin, artefact qu’il tenait dissimulé à la vue de ses interlocuteurs. Plus ces derniers paraissaient mentir, et plus leur visage s’étiolait, devenant pâle, jusqu’à se troubler complètement en cas de mensonge avéré. Or le reflet de l’inspecteur était affermi, coloré, ce qui signifiait au moins une chose : Martin était lui-même convaincu de ses propos.

—   C’est impossible, répéta le ministre secoué, impossible. Il est censé être mort depuis vingt ans.

Brusquement, il tapa d’une main contrariée sur la table, puis tourna le dos en se lovant dans son siège, serrant des dents, plein de fureur, pour se masser discrètement avec son pouce la paume endolorie. La douleur le picota comme un feu vif sur l’épiderme. Le bureau avait gagné, et les mauvais souvenirs réanimaient de profonds tourments.

—   Réfléchissez, inspecteur, enchaina-t-il sans avoir calmé ses nerfs, comment ce maudit bougre aurait-il fait pour se terrer dans ce village-là, au milieu des Moldus, sous le nez et la barbe de Merlin ? Et depuis tout ce temps on ne l’aurait pas retrouvé ? Non c’est impossible, impossible !

Alicius Suspis était vraiment préoccupé, le front plissé, il continua :

—   Ce tueur, cet égorgeur, cet exterminateur…, cet infâme, cet ingrat, ce traitre à notre espèce… tout cela ne tient pas debout. Vous entendez ! Ça ne tient pas debout !

—   Qu’allez-vous dire à la famille du défunt, demanda Martin ?

Surpris par la question, le ministre prit le temps de la réflexion, roulant sa langue dans sa bouche.

—   La vérité Martin, la vérité, finit-il par répondre calmement. Le jeune Julien est mort en service dans ce qui semblait être un travail de routine. Il accompagnait un Auror expert dans une mission qui a tourné au guet-apens. Il a voulu appréhender le suspect, hélas, il n’était pas formé pour ça. Il ne tient qu’à moi qu’il reçoive les honneurs qu’il mérite. Je m’en chargerai personnellement, je vous laisserai avertir ses collègues. Cependant, inspecteur, je veux découvrir la vérité au plus vite. J’ai toute confiance en votre discernement, mais ce meurtrier, tenu pour mort, dans un village moldu, sans magie… cela n’a pas de sens, PAS…DE…SENS.

—   Venez vérifier par vous-même, répliqua Martin désemparé, allons regarder mes pensées. Je suis le premier concerné, je veux savoir si je me trompe.

Le ministre répéta pour lui-même : 

—   Comment aurait-il pu ?

—   Je vous sens dubitatif, Alicius, voire très inquiet, pour quelles raisons ?

—   Nous devons procéder dans l’ordre, répondit le ministre qui semblait ne pas avoir entendu. Il faut identifier le suspect.

Il saisit machinalement sa main-secourable taillée dans de l’or, et dont l’index pointé en avant représentait un serpent aux crochets menaçants. Il médita un instant dessus avant de la reposer brusquement et de se lever, les deux poings fermes, serrés sur le bureau.

—   Faisons ça, allons regarder l’intérieur de votre tête.

Il s’adressa à une personne invisible en pointant sa baguette sous son cou.

—   Martie, prévenez Barbouss, dites-lui que j’arrive. Je veux que la Pensine soit prête.

—   Oui monsieur Suspis, répondit une voix de femme ondulant d’entre les murs, je m’en occupe.

D’un œil torve et alarmé le ministre ajouta :

—   J’espère que vous vous trompez Martin, autrement l’affaire est grave, oui, très grave.

Il se dépêcha de sortir, Martin lui emboita le pas. Ils traversèrent une antichambre où se tenait, derrière une pyramide de parchemins et de notes de service virevoltantes, Martie, en chair et en os, avec ses yeux de caniche et ses petites mèches blondes qui frisotaient sur ses tempes. Une plume-à-gratter parcourait un manuscrit qui s’enroulait sur lui-même au fur et à mesure que l’employée dictait ses consignes. De temps à autre, la plume, à sec, plongeait sa pointe dans l’encrier avant de reprendre le cours du script en rythme avec la voix. Martie toussa, la plume trémoussa. Un porte-cigarette blanc posé sur un cendrier en tête de dragon rouge laissait tourbillonner la fumée ; une odeur de tabac froid imprégnait tout papier qui passait entre les mains de Martie. Les escarbilles, à ras bord, débordaient sur le secrétaire en bois de rose et coulaient à ses pieds. Quand le parquet était trop sale, une balayette et sa pelle, conduites par une main invisible, ramassaient les cendres et les emportaient dans une cheminée qui ne fumait pas. Martie offrit son plus beau sourire et de grands cernes violets au passage de son patron.

—   Par la barbe de Merlin, j’espère que vous vous trompez inspecteur, j’espère que vous vous trompez, répétait-il en boucle, ignorant sa secrétaire.

Ils longèrent un long couloir tapi de glaces et de tableaux richement décorés, encadrés de dorures sculptées par des détails d’une précision remarquable. Les personnages animés sur les toiles passaient en foule d’un cadre à l’autre. Ils cherchaient à alpaguer le ministre en se bousculant les uns les autres.

—   Monsieur Suspis, un instant, interpella une toile avec un turban violet sur la tête, venez donc tenir causette.

—   Monsieur le ministre, cria un autre, comment va votre femme ?

—   J’ai soif, se plaignit un troisième, aussi énorme que le tonneau qu’il venait de vider.

« Locusloculum ! »

Le ministre claqua des doigts, tous les portraits retrouvèrent d’office leur cadre d’origine dans un brouhaha d’essaim mécontent.

—   C’est toujours la même chose, vociféra une femme dans sa barbe, on est considérés comme des peintures de second rang.

Deux sorciers attitrés à la garde rapprochée du ministre attendaient au bout du couloir. Ces hommes-à-tout-faire jouaient aux cartes. Ils étaient assis sur des tabourets rembourrés de velours rouge, brodés aux bordures par des fils décousus qui pendaient comme si un chat y avait fait ses griffes. Ils accompagnaient leur chef dans tous ses déplacements. En attendant, ils tuaient le temps, « sans doute une partie de Trollfarcies » conclut intérieurement Martin d’après la disposition des atouts. Les deux hommes se levèrent, laissant les cartes léviter, et suivirent, sans broncher et capes au vent, la marche du patron. Leurs épais et encombrants vêtements en peau de golem étaient enchantés, ce qui s’avérait utile quand il fallait faire rempart de leur corps entre le ministre et les menaces qui pouvaient l’atteindre. C’était un métier bien payé ; il faut dire qu’il n’était pas rare de se retrouver les quatre fers en l’air, ces hommes le savaient.

Une porte d’ascenseur des années 50 coulissa au bout du couloir et les quatre sorciers s’engouffrèrent dans une minuscule pièce tapissée d’une horrible moquette violette ; seul un miroir encadré d’étoffes et de satin rompait le monochrome écœurant de la cabine. La porte se referma sur eux quand le ministre dit à haute voix :

—   Service Enquêtes et Mystères, bureau 51.

Une dizaine d’autres portes de couleurs et de gabarits différents défilèrent sous leur nez comme les panneaux publicitaires d’un métro. Le numéro 51, inscrit en or, se matérialisa en lieu et place du miroir. « Service Enquête et Mystères, bureau 51 », répéta une voix inconnue. Au lieu de la poignée, une main métallique s’étirait comme pour dire bonjour, les doigts écartés. Le ministre la serra franchement et la porte s’ouvrit.

Ils furent poliment accueillis par un homme imposant, légèrement ventripotent, piriforme, aux épaules larges et solides, si bien qu’on pouvait douter qu’il soit passé par la porte. Sa moustache, hirsute, élaguée au ciseau, s’ébouriffait sous un nez de carlin ; un collier de barbe fleurissait sa mâchoire. Sa veste assortie à son bermuda alternait rayures violettes et rayures vertes, et il portait de grosses chaussettes en laine, dessinées de moutons à moitié enfouis dans ses chaussures noires en peau de Cornedouce. Chaque matin, l’homme brossait et astiquait son cuir avec minutie à l’aide d’un cirage fabriqué maison : une ripopée de pus de momie, de poudre de peyotl et de grabeaux d’os d’incinérations, garantissant l’imperméabilité et prévenant les mauvaises odeurs. Le drôle de personnage avait une sorte de monocle dont le fil pendait sur sa joue empourprée. Grâce à ce monocle-de-vérité, aucun détail ne lui échappait. En effet, Barbouss, tenu au secret, avait un des postes les plus précieux du ministère. Il était le gardien des artefacts à haut potentiel magique. Spécialiste des antiquités, fin connaisseur des ustensiles ensorcelés, son travail consistait à observer, comprendre et à réparer une foule d’outils magiques, connus ou inconnus, anciens et moins anciens, et surtout, de s’en inspirer pour innover. Autant dire qu’il avait du pain sur la planche, car il était le seul dans son domaine.

—   Monsieur le ministre, inspecteur, Martie m’a prévenu de votre venue, dit-il enchanté d’avoir un peu de visite.

—   Bonjour Barbouss, reprit Suspis, reluquant le sorcier de la tête aux pieds mais trop absorbé par la situation pour formuler un jugement. Dépêchons, le moment est peut-être grave.

Puis, se retournant pour la centième fois vers Martin.

—   J’espère que vous vous trompez inspecteur, j’espère que vous vous trompez.

Les deux gardes du corps se postèrent devant la porte pendant qu’Alicius, Barbouss et Martin rentraient dans la chambre-aux-mystères. Octogonale, elle était quasiment vide, embuée d’une froide vapeur et surmontée d’un plafond qu’on ne voyait pas, lui-même soutenu par des murs d’un gris d’aluminium flétris et parsemés de tâches de lumière. Seule, au centre de la salle, légèrement incurvée en cuvette, une bassine de marbre arrondie reposait sur des trépieds noirs. Un cercle s’illuminait autour d’elle. A l'intérieur du périmètre des symboles incrustés à même la roche donnaient du relief au sol. Ils reliaient l'extrémité à son centre par un entrelacement d’arabesques sans logique apparente. Il s'agissait en vérité d'un puissant enchantement très difficile à réaliser que Barbouss nommait « rituel des ombres perdues ».

—   C’est la nouvelle Pensine, expliqua-t-il, il m'a fallu six ans de travail pour la modifier. Pas tout à fait au point, mais elle est unique en son genre. Le problème des souvenirs, c’est qu’ils se modifient avec le temps, pas facile de les retrouver authentiquement purs. Il faut prévenir les éventuelles altérations, perturbations, ou tous ces petits aléas de la mémoire.

—   Cette plongée dans les mémoires nous a joué trop de vilains tours par le passé, expliqua Alicius, vous vous souvenez du témoignage de la jeune Ticky Nell ?

—   Félix m’a parlé de l’affaire, dit Martin, il s’en mordait les doigts. Vous avez tout fait pour étouffer l’histoire.

—   Le souvenir était bidon, fit remarquer Alicius, la petite l’avait rêvé. Malheureusement tout le procès s’est appuyé dessus. En attendant trois innocents ont été condamnés, et l’un d’entre eux a embrassé un Détraqueur.

—   Et les deux autres ?

—   J’ai préféré ne pas prendre de risque, dit-il en toussant, une petite amnésie a réglé la situation.

—   Ce genre d’incartade dans nos méthodes ne devrait plus se reproduire à l’avenir, rassura Barbouss.

—   Il sera plus difficile de nous duper, fit remarquer Martin intéressé.

—   Vous comprenez vite inspecteur.

—   Ça marche comment ?

—   Rien ne change dans son utilisation, expliqua Barbouss. Vous laissez votre pensée là-dedans. Mais ce que vous voyez sur les murs, c’est du souffre d’ammonite, un minerai que j’ai mélangé à du calacium…, enfin, je passe sur les détails. Le souvenir est directement projeté dans l’ensemble de la pièce. Tous ici pourront l’observer sans avoir besoin de plonger la moindre mèche de cheveu dans le bassin. C’est plus efficace lors d’une investigation, et, comme vous l’avez dit, les témoins ont davantage de difficultés pour… disons-le, se tromper dans leurs renseignements… Ce qui est fort pratique, s'empressa-t-il d'ajouter.

—   Ce projet n’existe pas, inspecteur, dit le ministre solennellement en fronçant les sourcils.

—   Je comprends bien monsieur le ministre, je comprends bien, acquiesça-t-il.

—   Bon, allez-y Martin, investiguons, regardons ce que vous avez dans la tête !

L’inspecteur, du bout de sa baguette, extirpa de sa tempe une lueur fantomatique. Il la laissa tomber dans l’épais liquide que contenait la vasque comme une feuille tombe à la surface d’un étang, avec la légèreté d’une valse. La salle se transforma dans un tourbillon de lumière et de murmures. Les trois hommes se retrouvèrent devant la maison du drame, au bord du chemin. Martin distingua l’arc-en-ciel porté par les fines gouttelettes d’eau au-dessus du potager. Au même moment un double spectral de lui-même frappait à la porte, et comme personne n’ouvrit, la cloche retentit. Un homme se présenta, méfiant, leur regard se croisèrent et chacun put distinguer ses traits. Ils virent le double de Martin balbutier alors que Julien regardait ailleurs.

—   C’est lui ! beugla le ministre, s’excitant en serrant des poings.

Il se retint pour ne pas sauter comme un imbécile sur l’impalpable souvenir.

—   C’est lui, insista-t-il alors que la porte claquait, il a des cheveux blancs, mais c’est bien lui, je le reconnais.

Domptant sa colère, devinant l’étonnement de l’inspecteur, il se sentit obligé de préciser son humeur malgré sa mâchoire grippée :

—   Jamais je ne pourrai oublier ce visage, ces yeux de tueur. A l’époque, j'ai participé à sa traque, j’étais l’acolyte de Bernie Burnfire.

Puis il s’enferma dans un mutisme d’homme abasourdi.

Ils poursuivirent l’analyse de la scène. Une flamme noire brillait dans l’antre du regard d’Alicius Suspis. Voilà pourquoi le ministre était aux abois, il connaissait cet homme plus qu’il n’aurait voulu. Le spectre du souvenir était relativement flou, les décors s’effaçaient comme un dessin d’ardoise. Le charme de la Pensine s’efforçait de ne matérialiser que ce qui était sûr et certain, par conséquent, il y avait beaucoup de zones en blanc. L’inspecteur, dans le feu de l’action, n’avait pas mémorisé tout en détail, et le souvenir tremblait au rythme saccadé des battements de son cœur, donnant une sensation de vertige aux observateurs. Son double se précipita à l’étage, tenta de désarmer le sorcier, et le ministre, par réflexe, s’esquiva en même temps que le double de Martin était projeté dans le couloir, balayé comme un vulgaire insecte par la force du lit.

—   Vous n’auriez pas dû prendre de risque inspecteur, commenta l’homme d’Etat, vous auriez dû l’expédier au Tartare sans réfléchir. Cela aurait facilité son arrestation. 

Martin haussa les épaules, ce n’était pas dans ses habitudes que d’expédier un homme sans procès.

L’instant fatidique arriva. Il connaissait la suite, elle tournait en boucle dans son esprit torturé. Mais il revit de ses yeux ce qu’il avait dans la tête. Pourtant, il ne voulait plus regarder, il ne voulait plus voir, mais il ne put s’empêcher d’écarquiller les pupilles sur l’horreur du drame, car le morbide attirait son regard comme la tonsure d’une éclipse solaire. Julien, handicapé de ses grosses chaussures rouges, se précipita dans la pièce de la même manière que l’inspecteur dix secondes plus tôt. Le mage noir restait invisible, caché à l’œil patraque et désorienté de Martin, mais le flash se refléta sur les murs comme sur un miroir et s’imprima dans les cornées. Le même malaise saisit au cœur les trois observateurs d’une poigne étouffante qui enfonce ses ongles dans la chair. Ils étaient incapables de bouleverser l’ordre des évènements, et il n’y aurait pas de réveil pour apaiser l’angoisse.

—   Il semblerait que le sortilège du suspect ait brisé la protection de Julien, fit remarquer l’inspecteur. C’est sans doute ce qui a provoqué l’explosion. Mais avec une telle détonation, où est-il passé ? Comment a-t-il fait ? Il aurait dû être blessé par la déflagration.

—   Ce rat, cette vermine, ce microbe, rajouta le ministre piaillant sur place.

S’il avait pu, il aurait bien décroché un puissant crochet du droit au meurtrier.

—   Ça fonctionne plutôt bien, dit Barbouss fier de lui en essuyant son monocle.

La chambre, lieu du repos et des grasses matinées, s’était transformée en un champ de bataille. Un tumulus de briques émiettées envahissait le plancher, alors qu’un trou d’obus dans le mur obstrué par la mélopée d’un rouge-gorge faisait rentrer le ciel dans la pièce. L’armoire, effondrée sur des lattes en lambeaux, était prête à servir de bûcher funéraire en face d’une pyramide de livres éboulés sur son tombeau. La lampe noire, mal en point, chancelait à l’angle du mur. Elle semblait pleurer, la tête courbée vers le corps sans vie de Julien abimé par terre. Le ministre trépigna en crachant sa bave :

—   C’est bien lui ! Le bougre est en vie, c'est impossible, IMP-PO-SSIBLE, je le croyais mort. Il devait être mort.

Martin resta perplexe. Son supérieur s’emportait avec une véhémence qu’il n’expliquait pas.

—   Permettez-moi de vous rappeler, monsieur le ministre, lui dit-il en voulant calmer les choses, que si cet individu est un criminel de la pire espèce, il est à l’heure actuelle en fuite. Il a peur de nous, j’insiste là-dessus. Maintenant qu’on sait qu’il est toujours vivant, il est en notre pouvoir de le coincer. N’avez-vous pas dit tout à l’heure que vous aviez déjà eu affaire à lui ?

Alicius Suspis dévisagea un à un les deux hommes, il chercha ses mots alors que bataillaient en lui des sentiments contraires. Martin crut que sa peau allait se déchirer comme une mue, mais les muscles de son cou de gorille, crispés, se relâchèrent quand il soupira.

—   De toute manière, il faut que vous sachiez, finit-il par dire. Nous avons là le plus grand échec de ma carrière d’Auror. Comme je vous le disais, il y a vingt ans, je chassais personnellement ce genre de vaurien. J’ai été choisi comme binôme pour accompagner Bernie. Vous avez entendu parler de Bernie Burnfire, cet Auror anglais venu enquêter en France pour retrouver les complices de Vous-Saviez-Qui ? Bernie Bleiz Oury Burnfire de son nom complet. Lui et moi nous connaissions bien, c’était un copain de l’Académie. Il avait étudié en France en même temps que moi. On a été amené à travailler ensemble suite au crime d’un certain Bradley Rockfield, un homme qui avait de mauvaises fréquentations. Bernie avait immédiatement fait le lien entre le meurtre de Rockfield et celui de deux gobelins qui prétendaient avoir des informations sur un tueur de Moldus ; il a remonté la piste jusqu’à ce maudit mage noir, Ovide, que nos services pourchassaient depuis longtemps. Ça faisait bien vingt ans qu’on le traquait en vain. Ovide fréquentait les Mangemorts à l’époque où Celui-Dont-On-Ne-Devait-Pas-Prononcer-Le-Nom terrorisait le monde des sorciers.

—   Cela commence à remonter, fit remarquer Martin.

—   Attendez, continua le ministre, rien ne prouve formellement que ce fumier en était officiellement un ; par contre je suis à peu près certain qu’il a pactisé avec le diable, parce que son nom est apparu plusieurs fois lors des grands procès Mangemorts. Quand Celui-Dont-On-Ne-Devait-Pas-Prononcer-Le-Nom a été vaincu par le jeune Potter, Ovide a essayé de se terrer comme un rat et de ne plus faire parler de lui. C’est à cette époque que j’ai été missionné pour aider Bernie à mettre la main dessus. Il souhaitait être accompagné par le meilleur en son domaine, c'est-à-dire moi-même. La chasse aux sorcières était ouverte. Seulement entendez bien, alors que les bagnes se remplissaient de la pire vermine imaginable, Ovide, lui, a réussi à disparaitre du jour au lendemain. Ça faisait un petit bout de temps qu’on n’avait plus entendu parler de lui, mais comprenez que quand nous avons commencé à fouiller, rien ni personne n'était en mesure de nous dire où il était. On a essayé de retracer son histoire, de découvrir d’où venait le bonhomme. Et bien devinez quoi ? Rien ! On s’est heurtés à un mur blanc ! Il n’en avait pas. À une époque où des sorciers disparaissaient sans laisser de trace, lui est apparu soudainement. Je ne sais pas si vous étiez déjà né inspecteur, mais retenez que cette période trouble a permis à des hommes comme lui, animés par le goût du sang, de se révéler au grand jour. Ils ont profité de la situation pour réaliser les plus obscurs de leurs fantasmes. Mais avant cela, c’est comme si Ovide n'existait pas. Personne, je dis bien personne, ne le connaissait, personne n'était en mesure de l'identifier, de dire d’où il venait. Si de telles personnes ont existé, elles étaient déjà mortes. Dans aucune école, ni dans aucune famille, on avait vu ou entendu parler un jour d’Ovide. L'homme semblait venir de nulle part.

Alicius fit une pause et se caressa le menton, une expression de dégoût sur le visage.

—   De mémoire, reprit-il, l’un des premiers meurtres qu’on lui attribue, il y a presque quarante ans maintenant, c’est celui d’Ardenna Perkins, une Auror anglaise venue enquêter sur le continent en collaboration avec nos services à la suite de la disparition d’une étudiante...

Alicius, à bout de souffle, s’essuya la face. Il tourna sa langue dans sa bouche et poursuivit :

—   Je serai prêt à parier qu’il y en avait d’autres avant, mais le meurtre d’Ardenna a choqué les esprits par sa brutalité. On a retrouvé la sorcière éparpillée en plusieurs morceaux. Son corps a servi pour réaliser d'obscurs rituels. On dit même que ce monstre est cannibale, et je suis persuadé qu’elle était sur le point de le coincer. Elle m’avait fait part de ses craintes, une fois, mais je n’ai rien pu faire pour la sauver. C’est alors que j’ai pris la relève pour venger cette femme, moi, le jeune néophyte, ma carrière était lancée.

—   J’ai entendu parler de cette histoire, avoua Martin. Cela n’avait-il pas créé des sources de tensions entre le Ministère de la Magie anglaise et le nôtre, non ?

—   Il faut comprendre Martin, répondit le ministre la mine grave, que l’on parle d’une période où le monde était sur le point d’exploser. Tout le monde soupçonnait tout le monde, et l’on ne pouvait faire confiance à personne. Les hommes disparaissaient du jour au lendemain, sans laisser de trace. Croyez-moi, on n’a pas été épargné. C’est comme si Lord-machin avait permis à la haine de se libérer en toute impunité. Les Anglais étaient dépassés, et on n’était pas en meilleur état. Pire, pour parvenir à leurs fins, certains Aurors ont commis des actes terribles, parfois plus terribles que ceux commis par les hommes qu’ils traquaient. J’ai vu de mes propres yeux…

Le ministre se tut un instant, l’air égaré, perdu dans ses songes, avant de reprendre :

—   Lorsque M. Louchedebière, le directeur du Département à l’époque…

La conversation digressa.

—   Vous savez que l’organisation était très différente d’aujourd’hui ? C'était un bazar sans nom...

—   C’est tout à votre honneur, monsieur le ministre, coupa Barbouss en s’inclinant légèrement, que d’avoir repensé l’organigramme du Ministère de la Défense Magique.

—   Je vous en prie Barbouss, reprit le ministre manifestement content de la flatterie.

—   Et donc, demanda Martin, ensuite ?

—   Je disais donc, reprit Alicius visiblement fatigué de parler, que lorsque M. Louchedebière, à la chute du Serpentard, m’associa à Bernie pour retrouver Ovide, je n’étais pas peu fier, car Bernie était doué, c’était un as des as. Enfin j’allais bosser avec quelqu’un de compétent qui pouvait me comprendre. Mais je dois dire que c'était aussi un chic type. Cependant, comme je vous l'ai dit, nous avons vite déchanté, car nous n’avions aucune trace, pas un indice, pas une once de magie, pas un témoin. Ovide s’était volatilisé depuis un certain temps déjà.

—   C’est-à-dire ? C’est quoi la dernière trace que vous avez eue de lui ? voulut savoir Martin.

—   J’y viens, reprit le ministre. Pendant un an on a brassé de l’air, on n’avait aucun point où se raccrocher. On a fouillé, analysé, décortiqué, on a plongé dans un tas d’archives, on a passé au peigne fin l'historique de milliers de sorciers, on a envoyé des courriers à Poudlard, à Durmstrang, partout en Europe ; personne ne ressemblait à Ovide, ni de près, ni de loin. Vingt ans que je le traquais, vingt ans qu’il était sur ma liste, je désespérais, et sans Bernie j’aurais laissé tomber. Puis il y a eu ce jour, terrible, ça me hante encore, ça me fait mal rien que d’y penser.

—   Que s’est-il passé, s’inquiéta Martin ?

—   J’étais chez moi, à tourner en rond, quand j’ai reçu un message de Bernie, avec son drôle d’accent anglais. Il me disait de l’attendre, de ne pas bouger, qu’il arrivait, et qu’il avait sans doute trouvé le bon filon. Je savais que Bernie avait du flair, mais j’ai senti que quelque chose n’était pas normal. J’ai attendu…

Alicius déglutit.

—   Je l’ai attendu longtemps. Bernie n’est jamais venu. J’ai juste reçu un message, c’était sa propre voix, et il me disait qu’Ovide était mort. Après cela je n'ai plus jamais eu aucune nouvelle de lui. Il a disparu à son tour sans laisser de trace. A croire que tout ce qui touche Ovide disparaît sans explication.

—   Et sur ce simple message vous avez tenu Ovide pour mort ? osa demander Martin.

Le ministre ferma ses paupières. On n’entendait plus que le souffle de sa respiration. Il se racla la gorge.

—   J’ai été naïf, Martin, bien naïf. Comme Ovide ne donnait plus signe de vie, j’ai cru que Bernie l’avait emporté dans la tombe. Il m’avait répété mille fois qu’il ne quitterait pas ce monde avant d’avoir envoyé cet individu danser avec la mort. Il aurait dû, il était trop doué pour se laisser avoir. Mais sa disparition m’a bouleversé, je me sentais impuissant, je ne comprenais rien. J’avais l’impression d’être enfermé dans une bulle, je ne voyais plus l’avenir, je me sentais condamné à la tristesse et je me croyais coupable du malheur de la famille Burnfire. J’avais beau me forcer, je n’arrivais plus à rien, je n’avais plus goût pour rien. Franchement, la vie me paraissait fade. M. Louchebière m’a écarté de l’enquête pour raison de santé. Je pensais être fini. Mais quelle enquête ? C’est à ce moment que j’ai compris que l’organisation des services manquait d’efficacité. J’ai donc décidé de surmonter mes échecs, de m’ouvrir d’autres horizons, et je me suis lancé en politique. Et voyez où j’en suis aujourd’hui. Je n’en suis pas peu fier, suivez mon conseil, agissez au lieu de vous lamenter, vous trouverez toujours un brin de lumière au cœur d’un champ de ténèbres.

Martin, très professionnel, avait du mal à en croire ses oreilles, mais Alicius semblait soulagé par cette confidence.

—   Merci pour ce conseil agraire, dit-il en souriant, j’essaierai d’en faire bon usage.

Le ministre eut un rictus. Il reprit une posture plus solennelle et s’exclama plein d’entrain :

—   Croyez-moi inspecteur, j’aurais très envie de reprendre l’enquête personnellement. Mais c’est à vous désormais qu’est dévolue cette tâche. Inspecteur Croc-sorciers, ajouta-t-il pour un effet de style, voilà pour vous l’occasion de décorer votre Département d’un magnifique et rarissime trophée de chasse. Martin, la traque est ouverte, je vous nomme sur le champ responsable de l’enquête. Je mets tous les moyens dont vous aurez besoin à votre disposition, et entendez devant témoin que je prendrai la responsabilité d’une éventuelle bavure sur la personne du suspect. Soyez efficace et rapide, mais ne prenez pas de risques, peu m'importe qu'il soit mort ou vif, cet homme ne doit plus avoir le temps de se regarder dans un miroir, il n’y a plus que la faucheuse pour lui tenir compagnie.

—   Vif serait le mieux, ne croyez-vous pas ?

—   Aucune justice pour ce monstre, vous entendez ! Je veux être tenu informé de la moindre découverte, je veux connaitre le moindre indice, je place tous mes espoirs en vous pour renvoyer cet homme dans le ventre du dragon.

—   Je ferai mon travail suivant la justice, s'empressa de répondre Martin.

—   Inspecteur, ne me décevez pas, insista Suspis, autrement je n'hésiterais pas à confier l'enquête à un autre.

Martin s'esquiva l’esprit troublé. Ce n’était pas dans ses habitudes que de tuer ses proies, lui aimait les choses propres, et quoi que cette pratique fût de coutume chez certains Aurors, on ne lui avait jamais demandé de ramener un homme mort.

—   Autre chose inspecteur !

Martin se retourna.

 Inutile d’avertir la presse, je m’en chargerai ! 

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