Le Masque des Métamorphoses

Chapitre 16 : Révélation

Chapitre final

13665 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 24/04/2021 16:28

Ovide détournait les yeux, un sourire nerveux sautillait sur ses lèvres. D’énormes cloques défiguraient sa peau. Au rictus d’un homme détestable se mêlait le regard du désespoir, celui d’un esprit souffrant, la peau brûlée, vaincu. Martin, debout, fit apparaître un tabouret devant lui. Ovide ne leva pas un œil, il ignora l’inspecteur, endurant silencieusement son supplice.

Martin respira un bon coup :

—   Les Détraqueurs arrivent, vous connaissez la peine pour un homme comme vous.

Ovide ne réagit pas.

—   Après le baiser, continua Martin, on vous enverra dans un asile pour Moldu. Vous y finirez vos jours. Votre sort est scellé.

Le mage resta stoïque, sans émotion, comme s’il n’entendait pas, enfermé dans sa bulle, dévoré par des songes. Martin était désireux de connaître le fin mot de l'histoire. Il inspecta le sorcier, scruta sa peau meurtrie, sa chair grillée, ses cheveux calcinés. « Quelle force d’esprit ! », se surprit-il à penser. Il pesta contre lui-même. Non, il ne devait pas se laisser gagner par l’admiration. Le mage noir qui avait fait tant de mal, que beaucoup craignaient, celui qui avait ridiculisé tous les Aurors d’un pays ; ce mage noir était là, en chair et en os, devant lui, consumé, fasoiible et impuissant. C’était un homme.

Comment sortir le sorcier de son mutisme, comment obtenir quelques informations avant qu’Henri ne revienne ? Qui pourrait l'en empêcher, aujourd'hui, lui, l’Auror en chef qui venait de gagner son duel, qui pourrait lui reprocher de s'écarter un temps de la loi sur une affaire aussi grave ? Le monde des sorciers avait besoin de comprendre, et il avait la clé sous la main. Pourquoi avoir réservé au ministre la pire mort qu’un homme puisse mériter ? Pourquoi avoir emporté tant de monde dans son carnage ? Toutes ces questions se bousculaient dans sa tête. Martin se sentait tout puissant, impunissable, mais une force subtile le retint ; il ne voulait pas être l’égal de ce barbare, sa conscience était nourrie d’une haute idée de justice. Il avait depuis longtemps dompté le monstre en lui.

Devrait-il employer les grands moyens ? Il voulut ruser. Il devait proposer, sans négocier, quelque chose qu’Ovide, au bord du gouffre, ne pourrait pas refuser. Il se lança :

—   L'heure est venue pour vous d'assumer votre histoire, Celo.

Il avait fait mouche. Ovide leva les yeux.

—   Vous êtes de loin mon enquête la plus incroyable, la plus difficile, et la plus incompréhensible, poursuivit Martin. J’admets que sans la chance, je ne vous aurais jamais retrouvé. Seulement, je voudrais comprendre, je voudrais comprendre comment vous avez fait, comment avez-vous fait pour changer de visage, comment avez-vous fait pour vous jouer de nous ? Comment un homme peut-il se transformer en monstre ?

Ovide eut un rire glacé qui jeta un froid. Martin avait réussi à briser le silence. L’homme le dévisagea, son regard magnifique d’un bleu arctique le pénétra. L’inspecteur se sentit soudainement mal à l’aise, comme oppressé par une force qui le dépassait. Il ne fallait pas céder, ne rien montrer et rester imperturbable. Un zeste de haine brilla dans l’iris du bourreau qui redoubla de force pour pénétrer l’esprit de Martin. Puis, brusquement, il relâcha prise, l’air abattu, les épaules et la nuque roulant en avant attirées vers le sol. Ovide secoua sa tête et tourna ses yeux vers la voûte. Le ciel nocturne brillait majestueusement de ses étoiles souterraines.

—   C’est une belle nuit pour partir, dit-il, rien ne me ferait plus plaisir à présent.

Martin ne put retenir son pied qui alla fracasser ce qui restait du nez de son prisonnier.

—   Ha ha ha ha ha, rigola l’homme à terre les narines en sang. Vous avez blessé mon chat, et maintenant vous frappez un homme sans défense.

—   Votre chat a failli nous tuer, répliqua Martin autant choqué par son geste que par la désinvolture d’Ovide. Je m’occuperai de lui après m’être occupé de vous.

—   LAISSEZ MON CHAT TRANQUILLE ! ! ! hurla Ovide.

—   Il n’est pas responsable des actions de son maître, répondit calmement l’inspecteur, je n’ai rien contre lui.

Il fallait absolument apaiser la colère d’Ovide, car le temps tournait en sa défaveur.

—   Vous êtes un bon petit représentant de la loi, inspecteur, dit Ovide après avoir calmé sa fureur.

Il le regarda de travers, la tête penchée sur son épaule. Sa peau fumait encore.

—   Oui, reprit-il, un homme bien bon, ha ha ha. En quel honneur devrais-je parler à un homme comme vous ?

—   Vous n’avez pas d’honneur, ne put s’empêcher de répondre Martin, vous ne savez pas ce que c’est !

—   Vous croyez me l’apprendre ?

Martin dévoila le fond de sa pensée :

—   Un magicien sans honneur est un piètre homme, vous êtes un piètre homme.

Ovide eut un sourire sadique.

—   Vous appelez honneur ce que vous jugez être bon pour vous, répliqua-t-il. L’honneur des sorciers est de garder les secrets. Mais quels secrets peut-on garder quand on ne sait rien ? Que savez-vous réellement de la magie, inspecteur ? Rien ! Vous le sorcier, vous n’en savez rien.

—   Ce sont les sorciers qui m'ont permis d'être où je suis aujourd'hui, répliqua Martin très calmement. Contrairement à vous, je me sens redevable du monde qui m’a vu naître, et je viens de vous vaincre en respectant ses règles. Vous, apparemment, vous avez oublié d'où vous venez. Peut-être parce que vous venez d’un monde où la magie n’existe pas.

Ovide pesta, les yeux imbibés de sang comme un chien qui enrage.

—   Vous ne savez rien, rien, rien ! pesta-t-il. Vous ne savez pas ce que c’est que de se faire accepter, que de devoir se faire une place dans un univers qui n'est pas le vôtre, là où chacun vous regarde de haut comme un être difforme et où vous pouvez y laisser votre peau parce que vous ne venez pas du même monde. Tout vous est dû à vous, depuis votre naissance, que méritez-vous réellement, qu’avez-vous obtenu par vous-même ? Rien, rien parce que vous êtes bien né. Cela se voit, cela se sent, vous puez l’immondice et la superficialité des gens qui ont tout. Il faut déjà tout avoir pour croire que l’honneur et la justice existent comme des vertus gravées dans le ciel. Le monde des sorciers est un monde d’hypocrites. Ils ont un grand pouvoir entre les mains, ils pourraient améliorer la vie de tous, au lieu de quoi ils préfèrent se cacher et humilier ceux qui sont différents. Alors ne me parlez pas d’honneur, inspecteur, vous ne valez pas mieux que le reste.

Il aurait craché par terre si seulement il lui restait encore un peu de salive dans la bouche.

—   Améliorer le monde, reprit Martin en plein désarroi, améliorer le monde en tuant des hommes ? Vous êtes un sadique Ovide. Quant à la justice, elle vous a rattrapé, vous subirez son courroux et son glaive. On finit toujours par payer ses crimes.

Ovide rigola nerveusement d’un rire qui donna la chair de poule à Martin. Il rigola longtemps, Martin crut qu’il allait s’étouffer.

—   Vous croyez vraiment à ce que vous dites inspecteur ? Vous êtes tellement naïf, pathétique ! Non, on ne finit pas toujours par payer ses crimes, non, il faut savoir se faire justice. Des grands salauds commettent des horreurs sans jamais en payer le prix. Après la mort, la justice n’existe plus. Vous vous croyez légitime, inspecteur, mais vous ne l’êtes que parce que vous appartenez à la partie des plus forts. La loi, la justice, le droit, tout votre baratin, tout ce charabia, ce n’est toujours que le droit du plus fort. Vous n’êtes pas plus légitime dans vos méthodes que je ne le suis dans les miennes. Vous appartenez juste au groupe le plus nombreux. Si j’avais dû me soumettre à ces lois, à ces mêmes lois qui vous donnent votre autorité, je serai mort depuis longtemps. La magie m’a donné un pouvoir, celui de me libérer des gens comme vous, orgueilleux, vaniteux, prétentieux, naïfs, hypocrites…

—   Vous êtes un sorcier, fit remarquer Martin, vous n’êtes pas si différent. Si vous aviez suivi les bonnes règles dès le début, vous n’en seriez pas là.

—   Oh, reprit Ovide, j’aurais espéré que nous ne soyons pas si différents vous et moi, pour que vous puissiez me comprendre un peu. Mais nous ne sommes visiblement pas faits du même bois, inspecteur, vous n’êtes qu’une brebis galeuse nourrie dans votre vert pâturage et votre monde de pâquerettes, tout au mieux vous êtes un bon chien de garde, le bon toutou à son maî-maître. Considérez-moi comme un loup, je mourais plutôt que de me soumettre à vous. Je n'ai rien d’autre à confesser à un être comme vous, inssss-pec-teur. Je n’ai pas envie de vous rendre meilleur.

Au grand dam de Martin, l’interrogatoire tournait au vinaigre. L’inspecteur n’avait, hormis les menottes qui limitaient ses pouvoirs, aucune emprise sur l’homme qui déblatérait sa diatribe. Il fallait trouver une autre solution. Martin essaya.

—   Je vous propose un marché, Ovide, un marché que moi seul suis en mesure de vous proposer. Révélez-moi ce que j'ai envie de savoir, et je vous ôte la vie avant que les Détraqueurs n'arrivent.

Ovide retint son souffle, il réfléchissait avec une intensité extrême qui tendait ce qui lui restait de peau sur la figure, envahi par les brûlures qui lui picoraient le corps comme l’aigle de Prométhée. Puis, levant la tête vers Martin, son sourire pendu aux lèvres, il répliqua, méprisant :

—   Vous mentez, vous en êtes incapable ; incapable de tuer un homme, incapable de transgresser vos règles !

Martin s'accroupit à côté du meurtrier, menaçant de sa baguette, le fixant droit dans les yeux et sans fléchir.

—   Croyez bien, murmura-t-il d’une voix sifflante, que je le ferai sans hésiter.

Ovide n’en finissait plus de rigoler. Martin s’agaça.

—   Vous êtes décidemment un drôle de bonhomme, ajouta le mage, vous ne savez pas ce que vous dites. Vous me feriez ce cadeau, à moi ? Je n’attends plus qu’une chose, faites-le ! Je vous promets que je reviendrai vous hanter jour et nuit.

Il reprit sa respiration en ricanant.

—   Que voulez-vous savoir, ins-pec-teur, que j'ai passé les vingt dernières années de ma vie à fuir les gens comme vous ? Que voulez-vous entendre, que j'ai espéré que le règne du Seigneur-des-Ténèbres me permette à moi, le « Sang-de-Bourbe », de vivre en paix parmi les sorciers ? Vous croyez vraiment que sa mort m’a anéanti, moi qui avais tout fait pour me faire accepter comme l'un des leurs ?

—   Un des leurs, les Mangemorts ?

—   JUREZ-MOI, cria Ovide, jurez-moi que vous pointerez votre baguette vers moi et que vous oserez prononcer les mots de l'AVADA KEDAVRA. Jurez-moi que vous me ferez mourir avant que les Détraqueurs n’arrivent ? Promettez-le sur votre vie, et je vous raconterais peut-être ce que vous avez envie d'entendre.

—   La vérité, Ovide, rectifia l’inspecteur, pas ce que j'ai envie d'entendre, mais la vérité. Ne jugeons pas le monde à l’aune de nos propres souffrances.

—   Si vous tenez tant à votre vérité, ins-pec-teur, pactisez avec le diable, faites le serment inviolable.

Martin hésita. De toute manière l’autre était perdu. Il finit par répondre avec le même timbre de voix :

—   Je ne peux pas faire ça. Je ne peux que vous donner ma parole.

—   Votre parole ne suffit pas, répliqua l’autre, les mots ne suffisent pas, il faut les sceller à l'aide de la magie, il faut les faire vivre, il faut payer de sa personne pour réaliser ce que personne d'autre n'a jamais réalisé.

Ovide grimaça de douleur en poursuivant :

—   Tout autant que vous êtes, votre statut, votre réputation, vos diplômes, vous êtes un homme, un simple mortel avec tous les défauts des mortels.

—   Vous vous croyez réellement différent ? s’étonna Martin.

—   Il y a bien longtemps que je ne crains plus la mort, ins-pec-teur.

« Trop de mystère », songea Martin avant d’ajouter :

—   Un sort bien pire que la mort vous attend…

—   Ah ah ah ! Qu’est-ce qui vous fait croire que j’ai épuisé toutes mes ressources ? Vos pauvres Détraqueurs n’auront pas grand-chose à se mettre sous la dent, puisque vous me considérez comme un monstre sans âme. Vous auriez presque raison. 

Martin perdait patience, il n’obtenait rien. Ses dernières chances s’envolaient. L’autre avait choisi de sauter dans le gouffre. Il répondait par énigmes, un dilemme imparable contre lequel Martin ne trouva pas trente-six mille solutions. Il sortit de son sac de potions un flacon que le professeur Glouglorirabie lui avait procuré. Sa poche fourre-tout avait été détruite, mais le hasard faisant bien les choses, il n’avait pas mis tous ses œufs dans le même panier.

—   Savez-vous ce que c'est ? demanda-t-il en agitant une fiole hyaline.

Ovide cessa de rire.

—   Vous êtes pitoyable, inspecteur, pitoyable ! Plus lâche que je ne le croyais.

—   Je vais vous obliger à boire cette potion, avertit Martin.

Le sorcier grimaça derrière ses traits difformes, une tempête grondait dans ses yeux. Martin, qui ne perdait pas une miette de son sublime regard, fut soudainement pris par un sinueux vertige, oppressé, les côtes comprimées. Une sueur froide coulait le long de sa moelle épinière et créait des remous dans son estomac. Ovide, désarmé, essayait pourtant de décadenasser son esprit avec la violence d’un lion en cage. L’inspecteur pointa sa baguette magique vers lui, et avant que ses défenses psychiques ne cèdent sous l’incroyable pression qu’il l’assaillait de toute part, alors que tout commençait à trembler autour de lui, il prononça d’une voix ferme, déterminée et sans hésitation : Impero.

C’était un sortilège interdit.

La grotte retrouva son calme, bercée par la lueur dansante des chandeliers. De la fumée s’élançait avec grâce dans les airs, tournoyant depuis les mèches charbonnées. Tout était redevenu paisible, tranquille, comme dans un cocon propice au sommeil.

—   Maintenant, ordonna Martin, vous allez avaler deux gouttes de cette potion.

Il lui tendit le goulot. Le mage obéit non sans quelques résistances. Martin se rendit compte qu’il ne parviendrait pas à maintenir l’emprise de son sortilège bien longtemps. Il espérait que la potion suffirait. Il reprit place sur son tabouret et contraint le sorcier à boire. Il patienta trente secondes, le temps de s’assurer que le Veritaserum fasse effet. En attendant, il rechercha une plume-à-gratter dans ses affaires ; hélas, elle avait cramé avec tout le reste, ce qui l’irrita désagréablement quand il y repensa. Tant pis, il s’en passerait et écouterait attentivement comme il savait si bien le faire, de telle sorte qu’il pourrait en conserver un souvenir pur et infaillible.

—   Maintenant, Ovide, ou devrais-je vous appeler Celo, Celo Sancielo, vous allez me raconter votre histoire !

Le sorcier, ensorcelé, avait l’air paisible malgré les cratères qui creusaient sa peau. Plus aucune émotion ne débordait de sa face, pas un pli sous les pommettes, pas une ride sur le front.

—   Je ne m'appelle pas Celo Sancielo, dit-il comme une révélation, mais Ovide Sancielo.

Martin resta bouche bée. Comment avait-il pu se tromper dès son point de départ, lui qui envisageait toujours un large panel de possibilités ?

—   Comment ça, qui est Celo ? demanda-t-il.

—   Mon frère aîné, répondit simplement Ovide.

—   Vous aviez un frère ? s’étonna Martin. Il n’est mentionné nulle part que Celo avait un frère, expliquez-moi ! Commencez par votre mère ! C’était une Moldue, n’est-ce pas ?

—   Vous vous trompez encore, inspecteur, ma mère était une Cracmole.

Le mot sonna comme un gong de monastère. « Une Cracmole ! Une sorcière sans pouvoir ! » Martin était complètement à côté de la plaque. Il essaya de remettre les morceaux dans le bon ordre. Il crut un instant que la potion ne faisait pas effet et que le sorcier se payait sa tête. Il fallait pourtant admettre que le Veritaserum était une potion extrêmement efficace. Ovide en avait absorbé plus que la dose requise pour faire avouer un dragon. Accompagnée d’un sortilège impardonnable, la combinaison concoctée par Martin semblait imparable. Il ne pouvait pas faire mieux, personne ne le pouvait. Qu’avait-il d’autre sous la main ? La torture ? Non, ça ne marcherait pas davantage. Il croisa les doigts en serrant fort sa baguette et espéra que sa solution saurait suffire. Le prisonnier poursuivit son récit toujours sur un ton d’accordeur :

—   Elle a fui le monde des sorciers, dit-il, ou il serait plus honnête de dire que le monde des sorciers l'en a chassé. Elle n’en a jamais parlé à personne, j’ai dû obtenir la vérité en lui faisant cracher le morceau ; moi aussi j’avais besoin de comprendre.

—   De comprendre quoi ?

—   D’où je venais.

—   Et vous venez d’où ? Parlez-moi d’elle !

—   Ma mère a eu une enfance malheureuse, elle était maltraitée par ses sorciers de parents. La famille en avait honte, ses frères, ses sœurs, tous, ils l’ont raillée, humiliée, traitée comme une malpropre. Elle était incapable de se défendre, réduite au rôle d’un elfe de maison. A quatorze ans, elle a réussi à s’enfuir, emportant avec elle, au plus profond de son cœur, une haine inébranlable contre le monde de la magie. Elle voulait oublier, noyer sa peine, effacer de sa mémoire cet univers. Je m’en suis chargé à sa place. J’ai réduit tous ces misérables au néant.

—   Ne vous égarez pas, qu’a-t-elle fait ensuite ?

—   Elle est partie vivre chez les Moldus. Elle s’est débrouillée comme elle pouvait. Plus tard, elle est tombée enceinte, le père de Celo. Le Moldu a disparu alors qu’elle allait accoucher. Je ne connais pas toute l’histoire, mais Celo est arrivé dans la vie de ma mère comme un miracle, un enfant du désir. Juste après, la Cracmole a rencontré un autre homme, un pauvre type qui a abusé de la faiblesse d’une jeune femme perdue. Je sais qu’il la battait, il abusait d’elle, la violentait, mais il la nourrissait, et elle avait besoin d’aide pour s’occuper de son fils. Maman n’était pas très forte, je dirai même qu’elle n’était pas très maline. Elle s’est accrochée au premier imbécile venu et lui a tout sacrifié. Convenez-en inspecteur, ce n’est pas de l’amour, c’est de la bêtise. Seulement un jour où il la cognait, il y a eu un accident. Mon frère n’était qu’un bébé, mais c’est à ce moment qu’il a révélé ses pouvoirs. Le misérable Moldu en est mort. Je ne sais pas qui l’a tué, si c’est la mère pour défendre son fils ou le fils pour défendre sa mère ! Les bébés ne maîtrisent pas leurs pouvoirs.

Mais à son grand malheur, maman était déjà enceinte de moi, une grossesse qu'elle aurait préféré négliger. Elle se serait poignardée le ventre si elle avait pu, elle y a même songé. Mais elle y a renoncé au dernier moment, et je suis né. J’ai passé mon enfance enfermé dans cette maison à subir les sautes d’humeur de ma mère en pensant que tout cela était normal.

Oh, dans le fond, je n’ai pas manqué de grand-chose, seulement d’un peu d’affection. J’étais plutôt un fantôme, j’existais à peine. Ma mère a tout fait pour que l'on vive comme des Moldus, on ignorait tout de nos origines. Mais le fait que mon frère était différent me sauta rapidement aux yeux. Il faisait des choses inexplicables. Maman était à la fois terrifiée d’être rattrapée par tout ce qu’elle avait fui, et en même temps elle paraissait si fière de son fils et de ses dons, ce qui renforça étrangement le lien entre elle et lui, me mettant un peu plus à l’écart. Un de ses deux fils était normal au regard du monde des sorciers, ce même monde qu’elle avait rejeté. Ma mère devait projeter sur moi ses propres faiblesse. Je représentais tout ce qui l’avait fait souffrir, car moi je n’avais aucun pouvoir, les objets n’obéissaient pas du tout à ma volonté. Ce n’est pas faute d’avoir essayé des centaines de fois.

—   Pourtant vous êtes là aujourd’hui, coupa Martin pour lui-même. Continuez ! Votre mère avait des relations, des amis ?

—   Détrompez-vous inspecteur. A part ses enfants, c’était une femme seule, sans amis, méprisée par ses voisins. Je devais rester invisible. Je me souviens bien de voir ma mère pleurer, mais je n’en comprenais pas la cause. Connaissez-vous, inspecteur, ce sentiment de culpabilité, alors que vous n’êtes coupable de rien ? J’avais huit ans et je pensais que c’était ma faute, mais j’ignorais pourquoi. Ma mère était une pauvre femme, mais c’était ma mère, et je n’ai jamais supporté de la voir pleurer.

Un jour, un homme est venu annoncer à mon frère que c'était un sorcier, et qu'il avait sa place dans une école de sorciers. Je m'étais caché ce jour-là. Le plus surprenant dans tout ça, c’était que ce drôle de bonhomme qui faisait la démonstration de ses pouvoirs pour impressionner la galerie n’a même pas compris que ma mère était une Cracmole. Pire pour moi, en fait il ne savait même pas que j’existais.

Quand il est parti, ma mère s’est mise à pleurer, longtemps. J’ai compris plus tard que toute son histoire ressurgissait devant elle, tout ce qu’elle avait voulu oublier. Au début, elle s'y est même opposée fermement. Mais en voyant à quel point cela attristait mon frère, ce fils qu’elle aimait tant, elle a fini par y consentir. Je me souviendrai toujours de cet instant où elle me lança un regard avec un air de dégoût, parce que je n’avais pas les mêmes talents que lui.

Il y a d’abord eu ce jour où ils sont partis faire des achats. Mon frère est revenu tout excité, au comble de la joie, avec sa baguette à crin de licorne et sa tonne de livres. J’ai compris au visage de ma mère que quelque chose n’allait pas. Elle semblait bouleversée. Puis Celo est parti pour l’école et les choses sérieuses ont commencé. Au début, j’étais content pour deux raisons, d’abord je croyais que l’année d’après ce serait mon tour et que le vieux sorcier viendrait me chercher, ensuite que cela me rapprocherait de ma mère puisqu’on n’était plus que tous les deux. Sur ce point je m’étais trompé, et j’aurais pu me tromper sur le premier si la chance ne m’avait pas souri.

—   Pourquoi dites-vous que vous vous êtes trompé ?

Martin vit les pupilles d’Ovide se remplir de sang, une lueur de haine logée dans son iris, un sentiment qu’il ne pouvait pas exprimer à cause de son envoûtement.

—   La Cracmole est devenue de plus en plus irascible, violente, avec une certaine attirance pour la boisson et les roustes. Elle n’attendait qu’une chose, le retour de Celo. Quant à moi, elle n’hésitait pas à m’insulter, elle me traitait de « fils bâtard », « d’enfant du mal », « d’objet rapporté », « de bon à rien ». Elle avait fait jurer à son fils prodige de ne jamais parler de moi parce que j’étais différent de lui, la honte de la famille, ce qu'il a fait sans peine, j’imagine. Celo avait beau être un enfant, c’était le fils à sa maman, et il n’avait pas beaucoup de pitié pour moi. C’était un garçon naïf, crédule, qui s’est cru plus fort qu’il ne l’était. Il savait être méchant quand il fallait. Les enfants imitent bien, mais la bonté naturelle, voyez-vous, je n’y crois pas.

Mais moi, au fond de moi, j’espérais être comme lui, j’espérais que mon jour viendrait. Je croyais qu'à mes dix ans le sorcier franchirait le seuil de la porte pour m’emmener avec lui de la même manière qu’il l’avait fait avec mon frère. J’avais l’intime conviction qu’il viendrait. J’ai attendu, je n’en dormais plus ; j’en rêvais même la nuit, me faisant des films sur comment les choses allaient se passer, ce que je ferai quand l’homme arriverait, ce que je lui dirai, feignant d’être surpris, quelle question je lui poserai, dans quelle matière je serai doué. J’étais fou, excité, intenable, persuadé d’un bonheur prochain qui me délivrerait de mes cachettes forcées. La liberté était à portée de main, et tout ce que j’imaginais allait être réel, un rêve éveillé…

Ovide fit une pause, imperturbable, avant de continuer : 

—   Mais personne n'est jamais venu, personne ne savait que j’attendais dans l’ombre de mon frère. Sur le moment j’ai voulu croire que c’était une erreur et que ce serait pour l’année suivante. Je n’en pouvais plus d’attendre ce monde qui ne m’était plus si inconnu.

Des questions sans réponses tourbillonnaient dans la cervelle de Martin. Il aurait voulu éclaircir toutes les zones d’ombre que dessinait le récit d’Ovide à chaque fois qu’il révélait un peu plus les vicissitudes de son enfance. Mais le temps pressait, et l’inspecteur avait peur qu’en se perdant dans les détails, il ne s’éloigne trop de ce qu’il avait réellement besoin de savoir. Il demanda :

—   C’est votre frère qui vous a initié à la magie ? Comment s’est révélé votre pouvoir ?

—   De mon point de vue mon frère était un cuistre. Mais heureusement pour moi, il laissait toujours quelques affaires à la maison. J’ai pu lire en secret ses livres de magie, parce que oui, j’ai appris à lire. C’est là une de mes qualités, je comprends vite et je retiens bien. C’était pareil pour le dessin. J’ai passé mon enfance à dessiner. Lire et dessiner : mes seuls moyens d’évasion quand je ne me perdais pas de longues heures dans mes pensées. J’ai dévoré ses bouquins jour et nuit, jusqu’à les connaître par cœur, Potion cycle 1 par le professeur D. Stroy ; L’Histoire de la Magie par C. Binns ; Les Contes Magiques des frères Pöel ; La Métamorphose Appliquée du professeur Garisson, etc., etc., je les connais encore aujourd'hui comme si c’était hier. A chaque fois je débordais d’envie. Je voulais découvrir ce monde qui n’avait jamais été aussi proche de moi. Mais en même temps, j’avais peur d’être pris sur le fait, comme si je franchissais une frontière interdite. C’était si réel et si loin à la fois.

Je l’enviais tellement, mon frère. J’aurais tué pour vivre un jour comme lui. Quand il rentrait pendant les vacances, je brûlais d’envie de lui poser plein de questions, mais il finissait par me menacer, par me faire peur, il me disait qu’il n’avait pas le droit de m’en parler. Ma mère ne bronchait pas, elle laissait faire, ça l’arrangeait car elle ne voulait rien entendre. Lui, il sortait sa baguette et la pointait vers moi. J’avais peur car je ne savais pas qu’il n’avait pas le droit de recourir à la magie en dehors de l’école sans la présence d’un parent compétent. Or ma mère n’était pas compétente.

Au début des vacances d’été, alors qu'il venait de finir sa seconde année, il m’a surpris en train de lire un de ses livres, un livre qu’il n’avait jamais ouvert, Les couleurs de la magie, par JK.R. En fait, je lui avais piqué, et il s’était fait gronder parce qu’il n’avait pas pu le rendre à temps et qu’il ne savait pas où il était. J’étais tellement captivé par l’ouvrage que je n’ai pas fait attention. Il est rentré dans une colère noire, et ma mère, stupide, influençable, s’est à son tour énervée contre moi. Elle laissait mon frère me rouer de coups. Il s’apprêtait à recommencer, en me menaçant de son poing, j’étais terrifié, mais il s’est passé un truc incroyable. Il s’est retrouvé projeté en arrière comme par magie. La peur avait réveillé en moi mon pouvoir. C’était si violent qu’il s’est fendu le crâne contre les briques de la cheminée. Il y avait du sang partout, mais il respirait encore. Quand il a repris conscience, c’était devenu une larve, incapable de parler, incapable de marcher, incapable de nous reconnaître, un vrai légume. Mon premier sortilège fut de briser la vie de mon frère. Mon destin était tout tracé.

Ma mère était anéantie. Elle hurlait, le visage rouge couvert de larmes. Je voulais m'enfuir mais j'étais pétrifié. J'ai cru qu’elle allait me tuer, sinon qu’elle se tuerait elle-même. Je n’oublierai jamais son regard. Je crois qu’elle a eu peur de moi, et c’est à ce moment-là qu’elle a commencé à perdre la tête. - Tu vas aller en prison, m’a-t-elle dit, on va aller en prison, par ta faute. Elle s’est rapprochée de moi, elle tenait la pince à bois de la cheminée. Je crois que la maison tremblait, mais ça devait être moi. J’ai cru qu’elle allait me frapper, mais elle s’est agenouillée, puis elle m'a serré très fort. - Ce n’est pas grave, a-t-elle répété avec sa voix de folle, ce n’est pas grave. Tu sais ce que tu vas faire, tu sais comment on va réparer ton erreur. Je le sais moi. Je le sais bien. Tu vas prendre la place de ton frère, tu vas aller à Beauxbâtons, tu suivras bien les cours, et tout se passera bien. Ni toi ni moi n’irons en prison. Car tu sais ce qu’on réserve aux sorciers qui ont tué d’autres sorciers ? On les torture, on leur vole leur âme. Alors voilà ta chance, voilà notre chance.

J’avais du mal à voir où elle voulait en venir, je me demandais comment cela serait possible, mais j’ai promis de jouer le jeu, de ne rien dire, et de me faire passer pour Celo. Croyez bien qu’à partir de ce moment-là, j’ai tout fait pour protéger mon âme, pour ne pas que l’on puisse me la voler.

—   Comment avez-vous fait pour aller à Beauxbâtons sans vous faire prendre ? demanda Martin.

—   Ma mère s'est absentée quelques jours, et quand elle est revenue, elle m'a fait boire une drôle de liqueur, du Polynectar. C’est là que j'ai réalisé qu’elle en savait beaucoup plus sur le monde des sorciers qu’elle ne voulait bien le dire. - Il faudra que tu boives cette potion, m’a-t-elle dit. Et elle m’appela avec le prénom de mon frère.

Celo ! Ce nom me répugnait, mais il devait m’accompagner pendant six ans. - S’il t’en manque je t'en enverrai, ne crains rien. Mais tu vas apprendre à en fabriquer à l'école, tu sauras te débrouiller. Tu es Celo maintenant, n'oublie pas ! Tu vas bien travailler, devenir un grand sorcier. Jure-moi que tu le feras, jure-le moi !

Elle perdait complètement la tête, mais j'ai saisi cette opportunité, et je suis parti à Beauxbâtons sous l'identité de Celo. Pour la première fois je quittais la maison, avec la baguette de mon frère en poche et son sourire aux lèvres.

Au début vous pouvez deviner que c’était compliqué. Je ne connaissais rien ni personne, même si d’autres semblaient me connaître. J’étais un peu perdu, mais j'étais si heureux. Je me sentais enfin libre, c’est pourquoi j’ai incarné mon rôle à la perfection. Tout le monde n’y a vu que du feu. J'ai véritablement ingurgité le savoir, j'ai appris rapidement tout ce qu’il y avait à apprendre. A l'évidence j'étais doué, très doué, et j’en avais conscience. J’ai passé une partie de mon temps à lire, une autre partie à m’exercer, et le reste à explorer. Beauxbâtons est un endroit merveilleux, c’est si grand qu’il est facile de ne pas être dérangé. Je connaissais l’école comme ma poche. J’ai rapidement pris le rythme, malgré cette potion dégoûtante que je devais boire au quotidien. J’avais mon petit flacon et une belle réserve fournie par ma mère, avec des cheveux de mon frère qu’on avait rasé. Je la tenais secrètement dans une valise sans fond. J’ai appris rapidement à la fabriquer tout seul. Un chaudron, ça fait un an.

Ovide, sous l’emprise des charmes, racontait son histoire de manière linéaire.

—   Continuez ! ordonna Martin.

—   A Beauxbâtons je pouvais être un vrai sorcier. Ce n’était pas moi, ni mon visage, ni même mon nom, mais c’était pour moi un meilleur sort que l’enfermement. Finalement je rendais service à ma mère, et ma seule crainte ne fut qu’un jour elle me dénonce. Il y avait des sorciers pour se moquer de moi, pour m’insulter de Sang-de-Bourbe ; Celo ne s’était pas fait que des amis, mais j’ai appris à me défendre, à leur rabaisser le caquet. Ils ne m’ont pas embêté bien longtemps, je ne laissais rien passer, et je tapais fort, plus fort que les coups que je recevais. Un bon coup de poing dans la gueule leur remettait vite les idées en place, et ça m’a fait gagner le respect.

Pendant les vacances je rentrais chez moi, à contrecœur. Cette pauvre femme ne sortait plus de chez elle, elle s’arrachait les cheveux et passait une bonne partie de ses journées à veiller sur ma larve de frère, alité toute la journée avec son bavoir, sans pouvoir remuer un œil. Je n’étais heureux qu’à l’école, là-bas, je vivais un rêve, et je m’étais fait des amis.

—   Pouvez-vous me parler d’eux ? coupa Martin.

—   Je me souviens d’Arthus, de Jean, mais mon premier et véritable copain, c’était Léoni.

—   Léoni, Léoni Catelo, demanda Martin ?

—   Lui-même.

—   Les loups restent entre loups, commenta l'inspecteur. Puisqu’il était votre ami, Léoni connaissait-il votre secret ?

—   Oui. En fait il est le seul qui l’ait découvert. Il m’a surpris une nuit, alors que je dormais. Léoni était un type bizarre. Personne ne l’aimait beaucoup, une sorte de cancre assez solitaire. Mais c’était aussi un gars surprenant, très doué dans tout ce qu’il entreprenait, capable de se débrouiller avec rien, et fier, par-dessus tout, de sa lignée. Un jour il est venu me voir, embarrassé, et il m’a avoué qu’une nuit, il avait vu quelqu’un d’autre dans mon lit, qu’il l’avait observé longtemps, et qu’il avait découvert mon secret. J’ai cru que c’en était fini de moi, mais il m’a tout de suite rassuré. Il m’a expliqué que chez lui, dans sa famille, dénoncer un homme était un acte qui méritait la mort. - Tu as tes secrets, m’a-t-il dit, cela te regarde, mais sache qu’un jour, si tu as besoin de parler, je saurai les garder jusque dans la tombe.

Et il disait vrai. Léoni n’a jamais parlé de ça à quiconque. Il n’a jamais cherché à en savoir plus. Même bien après, quand nous nous sommes perdus de vue, il a tenu parole. Je sais qu’il était très doué pour mentir. Je me suis confié à lui. Il a écouté mon histoire, et n’a jamais exprimé le moindre jugement, le moindre étonnement, comme si tout ce que je lui racontais était naturel. - Ce genre d’histoire arrive souvent dans notre monde, me rassurait-il. Cela ne le surprenait pas. Il en connaissait d’autres. Il me répétait sans cesse que si j’avais besoin d’aide, il m’aiderait, et que je n’avais pas besoin de me justifier. Un vrai ami.

Contrairement à ce que vous avez tous cru, ce n’était pas du tout un admirateur du Seigneur-des-Ténèbres. Il n’a jamais cherché à le rejoindre. Un vrai point de divergence entre lui et moi. Pour moi, le Seigneur-des-Ténèbres allait représenter l’opportunité de vivre librement, sans masque. On en discutait, mais Léoni était trop fier pour prêter allégeance à qui que ce soit. Il considérait le Serpentard comme un mégalomane maniaque dont la seule cause était lui-même. Et il avait raison, il n’y a pas de gloire à tuer un garçon de quatorze ans quand on prétend être le plus grand sorcier de tous les temps. Tout ce que Léoni détestait. La seule personne qu’il craignait vraiment, c’était sa mère, hélas la pauvre femme est morte… Je n’ai jamais rencontré quelqu’un aussi libre d’esprit que lui.

—   Léoni était un meurtrier, tout comme vous ! fit remarquer Martin.

—   Léoni a fait du mal, mais il l’a fait pour se défendre, voilà tout ! En prenant son âme, les Détraqueurs ont emporté ses secrets. Il serait fier d’avoir sauvé son honneur. Mais je crois parler de valeurs que vous ignorez, inspecteur.

« Il est tellement convaincu par ce qu’il raconte », se dit Martin qui trouvait qu’Ovide avait un ton de plus en plus libre. Il ajouta :

—   Vous avez raison, il n’y a aucun honneur à tuer d’autres hommes, surtout quand ils sont plus faibles que vous. Rien en ce bas monde ne mérite que l’on verse du sang humain. Léoni méritait son sort.

Si Ovide n’avait pas été sous l’emprise de Martin, il aurait rigolé.

—   Et hormis Léoni, continua l’inspecteur, y a-t-il quelqu’un d’autre qui connaissait votre identité ?

—   Oui, il y avait quelqu’un d’autre. Mais je ne veux pas vous en parler.

Martin voulait contraindre Ovide à en dire davantage, quand le spectre du loup surgit du mur. Il se posa devant lui, sur ses pattes arrières ; assis, il était plus haut que l'inspecteur sur son tabouret.

En le voyant, Ovide fut pris de spasmes. Martin réalisa que l'homme faisait une crise. De la bave coulait depuis sa bouche, il se mordait la langue. Pour calmer son prisonnier, l’inspecteur redoubla l’intensité de son sortilège. Il l'obligea à reprendre une demi-goutte de potion.

—   Je ne peux pas lui en donner plus sinon je le tue, dit-il en regardant le loup.

Alors le loup s'éloigna de manière à sortir de l’angle de vue du sorcier. Le mage s'apaisa.

—   Vous connaissez Bernie, apparemment, dit Martin, je ne fais donc pas les présentations. Reprenez où vous en étiez, vous allez me dire qui d’autre était dans la confidence !

Ensorcelé, Ovide continua sur un fil monotone.

—   Penny.

—   Penny Burnfire ? répéta Martin.

—   Oui, Penny Burnfire.

—   Qui était-elle pour vous ?

—   Mon rayon de lune.

Sans les croquis retrouvés chez lui, Martin aurait été surpris par cette révélation. Rien dans l’attitude d’Ovide ne laissait présager qu’il avait été capable d’aimer.

—   Votre rayon de lune ? Racontez-moi. Comment vous êtes-vous connus ?

—   Penny avait un an de plus que Celo, on ne se connaissait pas beaucoup, je ne l’ai vraiment rencontrée qu’en sixième année. Elle était écossaise, des Highland-Gosth. Elle et son frère étudiaient en France, ils avaient suivi leurs parents qui travaillaient ici pour les Anglais. Penny avait les cheveux roux et tout un univers dans le fond des yeux. A l’époque elle fréquentait un ami de son frère, un gars qui venait de quitter l’école et qui se lançait dans une carrière d’Auror, un type prétentieux, un manipulateur orgueilleux sans réelles qualités. Vous le connaissez bien puisqu’il s’agissait d’Alicius…

—   …Suspis, acheva Martin. Alicius Suspis était donc bien l’amant de Penny.

—   Oui, mais plus pour longtemps. Alicius avait quitté l’Académie avec les honneurs et toute la gloire qui lui étaient dus. Elles étaient toutes folles de lui, et les profs n’avaient que son nom à la bouche. Il est parti à l’étranger pour compléter sa formation.

Je suis tombé sur Penny un jour de pluie. Elle était assise, seule, au bord d’une fenêtre, à un point de vue que j’appréciais particulièrement en haut de la tour des Perce-Neiges. Elle regardait l’orage, les larmes aux yeux. Le vent soufflait tellement fort que la forêt dansait. Je me suis posé en face d’elle, elle a froncé les sourcils comme si j’étais un fou qui venait la déranger. La voir triste me faisait de la peine. J’ignorais pourquoi elle pleurait, j’ignorais qui elle était vraiment, si ce n’est la petite copine d’Alicius. De par cette réputation elle semblait inaccessible pour un gars comme moi, étrange et solitaire. Au fond de moi je la méprisais un peu. Je voyais en elle une femme banale, une sorcière qui n’y connaissait rien à la magie. Pourtant, je ne me suis jamais autant surpassé qu’à cet instant. J’ai fait semblant d’attraper une de ses larmes et de la transformer en cerise. C’était un tour de passe-passe débile, un truc de Moldu, j’avais les fruits dans la poche, mais Penny y a cru, et elle a souri. - Comment as-tu fait cela ? m’a-t-elle demandé, c’est prodigieux. Il me faudrait une heure pour faire la même chose avec une baguette, alors sans...

Elle a pris la cerise et elle l’a mangée. Mon cœur a explosé, elle venait de me laisser rentrer dans sa vie, je n’en revenais pas. A partir de ce moment-là nous avons eu une vraie complicité. Elle me confiait ses secrets, me racontait son histoire, et je l’écoutais silencieusement. Elle appréciait beaucoup Alicius, mais à l’évidence ses sentiments pour lui se perdaient. Quant à moi, je ne savais pas ce que j’éprouvais. Parfois je la trouvais magnifique, d’autres fois, quand elle me racontait ses histoires de cœur, je la trouvais simplement stupide. Ça ne m’intéressait pas de savoir ce qu’elle avait fait avec l’autre ; j’avais du désir pour elle et la chance de l’avoir pour moi. Plus tard je dus reconnaître qu’elle était douée en magie, plus douée que bon nombre de ses camarades. Je crois que je l’influençais en bien et la rendais meilleure, en retour elle m’apaisait. Quand j’étais avec Penny, j’oubliais ma tristesse, je me sentais léger.

Un jour elle me fit remarquer que je n’étais pas très loquace sur ma vie. Elle ajouta qu’elle s’inquiétait pour moi car elle connaissait mes origines moldues et que l’époque ne s’y prêtait guère. Nous étions en train de marcher dans la Vallée des Mille-Morts, pas très loin de cette grotte. Elle avait fini ses études et s’était installée à Mont-en-Brume. Elle songeait à y ouvrir une boutique d’apothicaire spécialisée dans les plantes d’eau douce. Elle hésitait encore car l’avenir lui paraissait sombre, l’horizon bouché, à cause de la guerre qui ravageait l’Angleterre. Moi je ne m’inquiétais pas vraiment. J’étais majeur depuis peu, je me sentais fort, très fort. Elle, elle était partagée. Dans le fond elle ne savait pas quoi penser des idées du Seigneur-des-Ténèbres, mais en tout cas, elle réprouvait ses méthodes. –Tu es la preuve qu’il se trompe, disait-elle, tu es plus brillant que beaucoup de sorciers au sang pur. Elle ne le savait pas, mais c’était un mauvais exemple. Elle craignait surtout beaucoup pour son frère et sa famille. Pour moi, c’était lointain, je ne me sentais pas encore concerné, jusqu’à ce que l’histoire me rattrape. Il y avait déjà pas mal de morts dans le pays, mais Beauxbâtons est un peu coupé du monde. – Il faudrait t’inventer une nouvelle identité, finit-elle par me dire en plaisantant. Elle s’inquiétait vraiment pour moi. Alors j’ai eu une idée, j’ai sorti mon flacon. –Tu veux vraiment que je change d’identité, lui ai-je demandé, que je devienne un vrai sorcier ? Elle m’a regardé perplexe, puis elle a rigolé. – Je t’aiderai à t’inventer une nouvelle histoire si tu veux, mais ça va être difficile de changer de visage. Mon cœur battait comme les tambours d’une armée. Le moment était venu pour moi, l’occasion était trop belle. – J’ai peut-être une solution à ton problème, lui ai-je avoué, une solution pas trop contraignante pour moi. – Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu ne vas quand même pas t’amuser à boire du Polynectar tous les jours ? – Veux-tu savoir pourquoi je ne parle pas beaucoup de moi, veux-tu que je te révèle mon secret. Elle m’a regardé avec de la malice dans ses yeux. – Que me cachez-vous, monsieur Sancielo, dites-le-moi, m’a-t-elle supplié toute mielleuse en pensant que je la faisais marcher. Je vous jure que je ne dirai rien à personne. – Tu peux le jurer au point de faire un serment inviolable ? Je ne sais pas si elle m’a pris au sérieux. – Je le veux, m’a-t-elle simplement répondu.

On a cherché un coin à l’abri de tout regard, et on est tombé sur cette ancienne cave bien cachée sous le château. Penny a illuminé la grotte de mille feux. Je me souviens de ces grandes stalactites pointées au-dessus de nos têtes, silencieuses et tranquilles, éclairées par ces flammes magiques qui parcouraient la cavité, la réchauffant tout en faisant onduler les ombres. Nous nous sommes assis sur un tapis de mousse que Penny a fait pousser. Elle avait un sens du détail que j’appréciais. L’instant était magique, inoubliable. – Es-tu sûre et certaine de vouloir savoir pourquoi, me promets-tu de ne pas t’enfuir quand je te l’aurai révélé et de ne rien dire à personne ? - S’il te plaît, me répéta-t-elle, fais tomber ton masque !

Alors je lui ai fait jurer, nous avons fait ce maudit serment inviolable. - Je jure que je ne révèlerai rien de ce que je pourrai voir aujourd’hui, je jure de garder ton secret éternellement et de ne rien dire qui ne compromette ta nouvelle identité.

Je ne sais pas si elle a compris réellement dans quoi elle s’engageait, il y avait chez elle une sorte d’insouciance. Je lui ai tendu ma flasque, elle a senti : - Du Polynectar murmura-t-elle, tu bois du Polynectar ! Pourquoi ? J’ai pris une grande inspiration et je lui ai raconté une partie de mon histoire, en arrondissant les angles. Au début elle s’est moquée de moi, elle avait du mal à me prendre au sérieux. Puis elle a compris que je ne plaisantais pas. J’ai cru qu’elle allait s’enfuir, au lieu de cela elle m’a dit : – Prouve-le moi, montre-moi ton vrai visage maintenant. Elle a décidé de me croire, et de ne pas me juger sur mon histoire. Elle s’est montrée digne, comme Léoni avant elle. J’ai toujours été surpris du peu d’étonnement que manifestent les sorciers pour les histoires que les Moldus considèrent comme étant extraordinaires.

Nous avons attendu un peu, sous la voûte tamisée de la grotte, et j’ai fini par redevenir qui j’étais, comme un papillon déchire son cocon. Elle ne m’a pas lâché du regard, scrutant le moindre de mes changements, jusqu'à ce que j’apparaisse enfin, pour la première fois et volontairement aux yeux de quelqu’un d’autre. Elle m’a regardé longuement sans vraiment y croire, je l’ai contemplé tout autant sans y croire davantage. – Tes yeux sont magnifiques, m’a-t-elle murmuré, je ne veux plus que tu les caches maintenant.

Elle s’est rapprochée de moi, de mon vrai moi, de ce visage que j’avais tant caché, et comme une promesse elle a posé ses lèvres sur les miennes. J’ai embrassé l’éternité, à ce moment-là, les étoiles brillaient jusqu’au cœur des ténèbres. Nous sommes restés longtemps sur ce tapis de mousse, cachés de tous. Pour la première fois je me laissais découvrir, et pour la première fois quelqu’un m’aimait sans apparat. Elle embrassait une vérité à demi-nue, mais je n’y pensais plus. - Je n’en reviens toujours pas. Depuis tout ce temps, tu avais un autre visage… Je sens bien que tu es toujours le même. Elle s’endormait. Tu es un vrai bandit, finit-elle par chuchoter, pourtant je ne me sens pas en danger dans tes bras. Tu viens de... elle murmura : …de métamorphoser mon âme... ne remet pas ton masque.

Martin écoutait attentivement, allant de surprise en surprise, un peu paumé, un peu confus, il ne savait plus quoi croire. Méfiant, il préféra considérer cet homme comme l’incarnation du mal. Il ne se laissa pas émouvoir. Pourtant, à ce moment du discours, Ovide paraissait sincère, il avait encore un cœur et des sentiments. Comment un homme qui fut autant amoureux put-il se transformer en monstre sanguinaire ? Martin voulait comprendre. De nombreuses pièces manquaient au puzzle, le cadre n’était pas encore fixe. Il redoutait une chose, être mené en bateau. Le temps pressait, les renforts allaient arriver, et le récit était loin d’être achevé. Il força Ovide à poursuivre. Le mage cligna des yeux, hésita, puis il se tourna vers Martin. Ce dernier crut que l’effet de la potion s’était dissipé, mais Ovide, d’un ton monotone, reprit son récit.  

—   Après cette histoire Penny a décidé de rompre officiellement avec Alicius. Elle voulait lui donner un rendez-vous pour parler tranquillement, mais un soir, il est arrivé chez elle en trombe, sans prévenir. Il voulait plus d’explications sur leur rupture. Alicius n’a pas supporté de voir Penny avec un inconnu. Lui, l’ambitieux à qui tout réussissait, devenu jeune Auror, l’homme qui manipule les hommes comme il manipule les mots, il voyait sa créature lui échapper. Je connaissais Alicius, nous nous étions croisés sans nous parler, mais lui ne pouvait pas savoir qui j’étais. Au début il était calme, tout mielleux, désespéré, mais quand il m’a vu avec Penny, le ton est monté. Ils se sont violemment disputés, il nous a menacés, prévenant Penny que je l’avais envoûtés avec un philtre d’amour. Elle a rétorqué que c’était fini, qu’elle était libre de choisir qui elle voulait, et que philtre d’amour ou pas, elle ne voulait plus de lui. Alicius était fou de rage, dévoré par sa jalousie et son impuissance. Dans sa colère, il a essayé de me blesser. Je me suis défendu. Il avait beau avoir été le premier de sa promotion, je rivalisais, ce qui le faisait enrager encore plus. J’étais fou à mon tour, j’allais le détruire. Mais Penny…

Le sorcier sourcilla, en prise avec le maléfice qui lui rongeait le cerveau.

—   Mais Penny ? insista l’inspecteur.

—   Elle s’est interposée entre lui et moi.

—   Et ?

—   Et elle en est morte.

—   Elle est morte comment ? gronda Martin. Ne me mentez pas !

La baguette de l’Auror chauffait dans ses mains. Après un silence qui dura une éternité le sorcier reprit :

—   Elle a juste crié mon nom… « OVIDE », rompant le serment. Alicius a lancé un sort qui s’est détourné de moi et l’a heurté elle… Vous entendez inspecteur… tu entends aussi le chien, dit-il en direction du loup, faisant craindre le pire à Martin quant à son emprise sur le sorcier. Rien de ce qui n’est arrivé n’était voulu. C'est ALICIUS qui a lancé le sort fatal, ALICIUS, cria-t-il.

Puis il reprit à voix basse :

—   Et il a vraiment cru que c’était lui qui l’avait tuée. Mais moi j’ai tout de suite compris, j’ai tout de suite compris quand j’ai vu cette liane de feu étreindre Penny, j’ai tout de suite compris que c’était le serment inviolable. J’étais dépassé par ma propre magie, et je voyais Penny mourir devant moi sans pouvoir rien faire pour la sauver, par ma faute, juste ma faute. Elle est morte dans mes bras.

Il poursuivit :

Comme un lâche, Alicius s’est enfui pour aussitôt me dénoncer, moi, Ovide, l’inconnu qui lui avait pris sa pierre précieuse. En mentant il avait raison sans le savoir. Il croyait que c’était lui qui l’avait tué et voulait me faire accuser moi, le vrai coupable. Il avait toute l’institution judiciaire avec lui, moi j’étais seul. Qui me croirait à présent ? Il venait de me prendre la seule personne qui comptait pour moi.

—   Répétez-moi ça, reprit Martin pour être sûr d’avoir bien compris, c’est vous qui avez tué Penny, ou c’est Alicius ?

—   Dans les faits, c’est lui qui l’a tuée, mais en vérité, c’est par ma faute si elle est morte, à cause du serment. J’ai essayé de sauver Penny, j’ai sacrifié une partie de mon âme pour elle, mais ça n’a pas marché. Cela m’a brisé. Alors j’ai emporté son corps pour lui offrir une tombe digne de ce nom. J’ai taillé un socle en marbre, et je l’ai recouvert de mousse. Je l’ai déposée dessus, employant tout ce que je savais dans l’art de la magie. J’ai enveloppé Penny de racines, puis les racines sont devenues écorce, et l’écorce des branches. J’ai transformé ce corps sans vie en cerisier, son arbre préféré, une tombe que nul ne saura jamais déraciner, une œuvre d’art qui jamais ne flétrira, ne craignant ni le gel ni la sécheresse, un arbre éternellement en fleurs. J’ai laissé là-bas, au creux de ces feuilles, l’autre moitié de mon cœur. Quoi qu’il arrive maintenant, je serai toujours près d’elle… Penny, à travers la mort, respire encore, et je ne vis que par sa sève qui coule en moi.

—   Et ensuite, demanda Martin qui ne comprenait plus rien, qu’avez-vous fait, où l’avez-vous enterrée ?

—   Je n’avais nulle part où aller, je savais que le monde des sorciers serait à mes trousses. J’étais fou de chagrin, de colère, j’étais perdu, déchiré ; je me suis rendu spontanément chez ma mère, je devais parler à quelqu’un. Je n’en pouvais plus de me cacher, de ce visage qui n’était pas le mien, de ce nom qui ne m’appartenait pas, c’était la seule femme qui me connaissait vraiment. Quand je suis arrivé, elle était endormie, la tête posée sur le ventre de mon frère. C’est à ce moment que j’ai compris que plus rien ne m’attachait à elle. J’ai repensé à ce que m’avait dit Penny sur ma nouvelle identité. Je l’ai réveillée, je voulais lui dire que j’allais partir, pour de bon, que je ne reviendrai pas parce que j’avais fait quelque chose de terrible. Mais elle s’est énervée, comme une ivrogne, comme une folle, m’insultant toujours de fils bâtard, de traître, d’usurpateur. Je l’abandonnais, disait-elle, elle qui avait tout fait pour moi, elle qui avait gardé le secret. Elle m’a promis que si je la quittais, elle révèlerait tout aux sorciers. Puis elle a sorti une dague et m’a menacé de m’embrocher. C’en était trop pour moi. J’ai commis quelque chose que je n’imaginais pas, quelque chose de si difficile à penser mais de si facile à réaliser. J’ai pointé ma baguette vers ma propre mère. Elle s’est mise à genoux, les yeux remplis de larmes, me suppliant. Je n’ai rien prononcé, je n’ai rien dit, je ne savais pas ce que je voulais, je l’ai juste pensé, plein de rage contre celle qui me menaçait, mais je l’ai juste pensé : « Avada Kedavra ».

Un éclair vert m’a ébloui. Ma mère est tombée à plat ventre sur le sol, les yeux ouverts. Des larmes coulaient encore de ses joues.

C’était mon deuxième meurtre, et encore une fois j’étais débordé par mon propre pouvoir. Je tuais quelqu’un d’important dans ma vie. J’ai littéralement perdu contrôle, j’ai senti dès cet instant un monstre m’envahir. J’étais brisé à tout jamais, il y avait en moi quelque chose que je ne maîtrisais plus. La haine m’a emporté, il n’y avait plus rien pour s’opposer à elle ; j’en serais mort que j’aurai haï encore. Haine envers mon frère, haine envers ma mère, haine envers Alicius, envers les Moldus, les sorciers. J’ai haï ce monde, je voulais tout détruire, tout anéantir, et je me suis encore plus haï de ne pas pouvoir le faire. Je voulais que les autres souffrent. Soit je mourrais aujourd’hui, soit le monde en paierait le prix. J’ai pris la dague de ma mère, j’ai été dans la chambre de mon frère, et jamais deux sans trois, autant faire le travail jusqu’au bout. Comme une brebis qu’on égorge, j’ai séparé la tête du corps, cette tête qui m’avait hantée pendant six ans. A aucun moment il ne s’est débattu, c’était un mort-vivant. J’ai annihilé le reste, et j’ai fourré la tête du fils prodige dans le ventre de la génitrice. Enfin il mourrait, enfin je pouvais vivre. Je réalisais le souhait de Penny, je renaissais au monde comme un phénix renait de ses cendres, alors que les flammes emportaient mon passé. Mais avant de partir je me suis juré que je tuerai Alicius. Dans ce monde il aurait raison contre moi, quoi qu’il arrive, je le savais. Mon dilemme était le suivant : soit je tuais l’homme, soit je changeais le monde.

Il ne me restait qu’une solution. J’étais convaincu que le règne du Seigneur-des-Ténèbres me permettrait de vivre sans crainte, recevant l’absolution pour tout le mal que j’avais commis. De temps à autre les Mangemorts me donnaient des missions. En échange j’avais le droit à des abris et à une certaine liberté. J’ai beaucoup tué pour eux, machinalement, sans même y prendre plaisir.

Celo était mort, mais je ne voulais pas prendre le risque de me compromettre. J’ai cherché à effacer toutes les traces de mon histoire. Je me suis débarrassé de tous ceux qui représentaient une menace, Moldus comme sorciers, et j’en ai profité pour réaliser bon nombre de mes vengeances.

—   Quand et comment avez-vous rencontré Voldemort ? coupa Martin.

—   Ne prononcez pas ce nom, inspecteur…, répondit Ovide en se pinçant les lèvres. Je ne l’ai jamais rencontré. J’avais toujours affaire à ces abrutis de Mangemorts. Ils se méfiaient de moi, je crois que je les effrayais. J’ai travaillé quoi… moins de deux ans pour eux. Quand le Seigneur-des-Ténèbres est tombé, la première fois, je suis parti me réfugier en Afrique. J’y ai vécu pas mal d’années et j’en ai profité pour approfondir mes connaissances en magie. Son piètre retour treize ans après ne m’a guère ému, j’ai compris que je pouvais me débrouiller sans lui. Puis j’avais de nouvelles attaches. J’espérais qu’on m’avait oublié. Mais pas Alicius, et surtout pas Bernie Burnfire.

C’était le grand frère de Penny. Il a réussi à me retrouver. Je suis persuadé qu’il ne m’a pas retrouvé tout seul. C’est pourquoi j’ai longtemps cru que la magie en était la cause, elle qui passait son temps à me jouer des tours. On s’est battu et je l’ai vaincu. L’idiot était venu sans aide. Peut-être voulait-il se réserver la gloire de ma capture, je pense plutôt qu’il voulait me tuer de ses propres mains. Mais c’était le frère de Penny, et je savais que Penny aimait son frère. Je pensais à elle tous les jours de ma vie. Je n’ai pas réussi à lui ôter la vie, alors je lui ai raconté la mort de sa sœur, mais j’ai pris soin de ne pas lui parler du serment. Je n’ai dit qu’une demi-vérité. Il m’a supplié de lui montrer où elle était, je l’ai emmené, et je lui ai donné le choix.

—   Le choix ?

—   Je lui ai dit que j’allais le libérer, et qu’il avait deux solutions : soit qu’il pourrait me tuer, et que je ne résisterai pas, soit qu’il pourrait partir, et que je ne l’empêcherai pas. J’ai posé ma baguette devant lui, et je me suis assis au pied de la tombe. Bernie n’a pas bougé. Il a levé la tête vers moi, puis il a hurlé ; je devinais son chagrin. Cette sœur disparue, la trahison de son ami, tout son monde, toutes ses convictions, tout s’écroulait soudainement à ses pieds. Il m’a cru. Il m’a juré qu’un jour il me tuerait, mais pas aujourd’hui, pas devant sa sœur. A cet instant, quand je l’ai quitté, je me suis senti apaisé, je n’avais plus de colère en moi. J’ai pensé qu’enfin justice serait faite. En vérité je n’ai jamais revu Bernie. Jamais ! Et vous savez pourquoi inspecteur ? Vous savez qui s’est occupé de lui ? Ai-je besoin de vous le révéler ? Demandez-lui, dit-il en tournant la tête vers le fantôme. Hein le caniche, dis-nous qui t'a vraiment tué ! Est-ce moi ?

Martin jeta un coup d'œil au loup. Il ne bougeait pas d’un poil, aussi attentif que lui au discours du mage.

—   Vous êtes un incroyable manipulateur, ne put s’empêcher de lancer l’Auror fébrile.

Il était rongé par le doute. Il poursuivit :

—   Vous êtes un raconteur de bobards. Je ne sais pas comment vous faites, mais vous transformez la vérité comme elle vous arrange. Bernie était l’ami d’Alicius…

Et pourtant, disait une petite voix au fond de sa tête, je ne peux pas m’empêcher de le croire.

—   Alicius n’a jamais eu d’autre ami que lui-même, reprit Ovide sur le même ton. Je suppose que Bernie a voulu avoir des explications. Toujours est-il qu’aujourd’hui, personne ne sait ce qu’il s’est passé. Vous auriez dû interroger votre supérieur, vous pouvez être sûr que lui le savait.

—   Ensuite ? ordonna Martin qui perdait son sang-froid, ensuite ?

—   Ensuite ! Ensuite j’ai décidé de renoncer à la magie. Je connaissais le sort qui était réservé aux hommes comme moi et à leurs proches. J’ai abandonné l’Afrique et je suis revenu. J’ai passé ma vie à fuir, à me cacher ; cette vie de vagabond, de meurtrier, je n’en voulais plus ; j’étais fatigué et las. Il n’est pas bon de vivre près de moi. Alicius était inaccessible, j’ai renoncé un temps à le tuer, alors que lui remuait ciel et terre pour me retrouver. Mon existence était une erreur, il fallait que je la change. J’ai rapidement compris que je devais mettre mes pouvoirs de côté si je voulais finir mes jours tranquillement. Ils m’avaient trahi à de nombreuses reprises. Vous ne pouvez pas comprendre inspecteur, mais la magie, elle qui avait été le vœu le plus cher de mon enfance, elle est en moi comme un fleuve qui coule mais ne tarit pas. J’ai bien réussi à la canaliser un temps, grâce aux bons conseils qu’un enseignant m’avait donnés quand j’étais élève, mais ça ne suffisait plus, je devais y renoncer.

—   Vous voulez parler d’Inradix ? demanda Martin.

—   Oui.

—   A-t-il connu Ovide ? insista l’inspecteur.

—   Pas vraiment, reprit le mage. A l’époque Inradix méprisait les Moldus et ne s’en cachait pas, mais il ne savait pas pourquoi, il suivait juste la mode. C’était un passionné qui vivait dans son monde. Il n’a pas les mêmes notions de bien ou de mal que nous. Il n’empêche que c’était un grand enseignant comme on rêve tous d’en avoir un jour. Pour lui la magie était un art de vivre. Il a fini par disparaître de la circulation, il savait que je le cherchais, j’avais besoin de ses conseils. Il a dû avoir peur de qui j’étais. Je ne l’ai jamais retrouvé.

Martin comprenait mieux l’attitude de l’enseignant lors de sa visite à Brocéliande.

—   Vous dites avoir vécu sans magie, est-ce vrai, cela a-t-il marché ?

—   Plus ou moins. Durant ces années à vivre parmi les Moldus aucun sorcier ne m’a dérangé, jusqu’à vous. J’avais rangé ma baguette dans le fond d’une boîte, c’était la seule chose qui restait à portée de main, mais j’avais un doute au fond de moi, et je savais qu’un jour viendrait où j’en aurais besoin. Je n’ai pas eu à m’en servir pendant près de vingt ans, et pendant près de vingt ans j’ai vécu sans crainte, paisiblement. J’ai voulu croire que tout était derrière moi. D’ailleurs tout se passait comme prévu, j’ai pensé que la magie m’avait abandonné. La vérité inspecteur, c’est qu’un immense pouvoir nécessite qu’on en paye le prix. Je me suis davantage senti maître de ma vie durant cette retraite que je ne l’avais jamais été auparavant.

Le jour où vous êtes venu, en l’espace d’une seconde, tout ce que j’avais fui a rejailli pour me cracher à la gueule. C’est une histoire de famille.

J’ai décidé d’accomplir ma vengeance une bonne fois pour toutes. Je me suis d’abord rendu près de la maison de mon enfance. Là, je vous ai vu arriver, encore vous, je n’en revenais pas. Comment aviez-vous réussi à faire un lien ? J’ai voulu comprendre. J’ai d’abord ensorcelé une Moldue pour vous appâter, puis je l’ai tuée. Je m’attendais à retrouver Alicius, mais c’est vous qui êtes venu. Comment était-ce possible ? Je dois avouer que j’étais assez admiratif et que j’ai eu assez peur. Je devais me débarrasser de vous. J’ai cru qu’Alicius était au courant de vos investigations, et donc qu’il avait fait le lien entre Moi et Celo. « Il ne sert à rien de déranger les morts », c’était une formule fétiche de Penny, elle l’utilisait à tire-larigot pour se moquer. Alicius la connaissait. Je voulais le mettre en garde, lui dire que sa fin était proche. Je voulais le rendre malade et qu’il n’en dorme plus.

—   J’ai failli perdre des amis, répliqua froidement Martin, croyez bien qu’à partir de ce jour, je n’avais qu’une idée en tête vous concernant, mais poursuivez !

—   Comme il recommençait à me mettre sur le dos ses propres meurtres, j’ai décidé de terminer en beauté. J’ai imaginé sa mort comme un prélude à l’Enfer. Alicius n’a même pas daigné regarder son reflet dans le miroir, il aurait dû, car il aurait vu le monstre qu’il était. Peut-être aurait-il pu se défendre un peu. C’était si facile. J’ai partagé généreusement quarante années de souffrance avec lui. Il m’a supplié comme un môme. Vous l’auriez vu pleurer, votre ministre. J’avais honte de lui, de cet homme que beaucoup considéraient comme un puissant sorcier. Mais le masque était tombé, c’était le visage d’un lâche qui aurait tué père et mère pour survivre.

Je ne voulais pas que ça aille trop vite. Mon couteau avait un pouvoir très particulier.

—   Comment fonctionne le couteau ? voulut savoir Martin.

—   C’est une relique que j’ai récupéré sur le continent noir. Là-bas, ils l’appellent l’âme de Mashona. La lame permet de maintenir en vie celui que l’on poignarde, c’est une vieille magie chamanique utilisée pour prélever des organes aux animaux sans les tuer. Mais ils l’utilisent aussi pour soigner, pour avorter, ou pour capturer l’âme de leurs ennemis avant de les dévorer.

J’avais préparé l’ivoire en amont, dans un but précis, pour faire souffrir un maximum Alicius. J’y ai introduit un puissant sortilège de Doloris. Au contact de la chair, elle devait transmettre la souffrance. J’ai pétrifié Alicius et je l’ai fondu dans le mur. Le tableau était un excellent moyen pour être tranquille quelques minutes. Puis cela donnait du style à mon œuvre. J’avais tout planifié. J’ai enfoncé délicatement la lame dans son ventre, avec douceur, comme dans du beurre. Je voulais voir au fond de ses yeux la douleur, une douleur qui aurait tué n’importe qui, une insupportable agonie qui déchirait ses entrailles, un truc qui vous taille l’âme en deux et qui vous fait aimer la mort. N’importe qui aurait craqué, mais lui, à cause du couteau, il ne le pouvait pas, il était condamné à vivre, condamné à souffrir. L’Enfer est sur cette Terre, il n’y aurait pas d’absolution pour lui. Il fallait impérativement retirer l’artefact pour libérer l’homme. Mais avant de le quitter, je les ai scellés l’un avec l’autre. Le couteau ne bougerait plus.

—   Vous êtes…, je n’ai pas de mots pour dire ce que vous êtes…

Martin avait tant de questions.

—   Remarquez que j’ai eu pitié de lui, je vous ai laissé une chance de le retrouver. Ne devrai-je pas être gracié pour cela ?

Ovide rigola, Martin comprit qu’il venait de se libérer de l’Impero. Il reprit :

—   C’était du beau travail, n’est-ce pas inspecteur ? J’imagine que vous vous êtes donné un mal fou pour retirer la lame ? Quand avez-vous compris qu’il fallait la détruire, comment avez-vous fait ?

—   Et après ! ordonna Martin.

—   Après ! Hélas pour vous, se moqua-t-il, je ne pouvais pas m'attarder au ministère. Pour m'enfuir…

—   Je sais comment vous vous êtes enfui. Cette pauvre femme n'avait rien demandé, comme tous ceux que vous avez tués.

—   C'est la définition même de la victime, inspecteur.

Ovide jubilait. Il avait raison sur une chose, Martin ne le comprenait pas, et il ne voulait pas le comprendre. Il devait le juger sur ses actes ; des actes…incompréhensibles, irrationnels, des actes qui dépassaient l’entendement.

—   Qu’aviez-vous prévu ensuite ?

Martin savait aussi que la potion avait perdu ses effets.

—   Que vous importe l’après, puisque je suis là à présent, à votre merci. J’ai réalisé ma vengeance. Il est l’heure pour moi de partir. Si vous avez un minimum d'honneur, inspecteur, tuez-moi maintenant.

—   Que croyez-vous qui vous attend dans l’au-delà ?

—   Dans l’au-delà, je n’en sais rien, s’agaça Ovide, mais sur cette Terre, Penny…

—   Penny est morte par votre faute, et vu la monstruosité de vos crimes, je doute que vous ne la retrouviez jamais, personne ne vous pardonnera, personne, et surtout pas…

—   TUEZ-MOI ! VOUS N’ETES QU’UN MOINS QUE RIEN, TUEZ-MOI OU JE VOUS MAUDIS JUSQU'A LA FIN DE VOS JOURS VOUS ET VOTRE DESCENDANCE.

Il n’acheva pas sa sentence ; le fond de l’air avait subitement refroidi. Les stalactites gelèrent comme si les portes s’ouvraient à l’hiver. L’inspecteur sentit sa respiration se glacer, elle lui brûla les bronches, il frissonna. Quel tour lui jouait Ovide ? Pourquoi s’enflammait-il ainsi ? Les bougies s’étouffèrent d’un coup de froid, et les lucioles disparurent. Martin voyait Alicius agoniser, il se voyait aussi enfant, il voyait... Il se retourna. La créature était là, toute de noir vêtue, au cœur de la grotte. Derrière se tenait Henri, auréolé de son Patronus. Il était suivi d'une dizaine d'Aurors. Tous faisaient une sale tête.

D’habitude très vif d’esprit, l’inspecteur, fatigué, se sentit engourdi jusqu'à l’os. Il pensait à l’histoire que lui racontait Ovide. Cela l’avait captivé, et il n’avait pas fini. La créature attendra. Mais il mit quelques secondes à réagir. Quelques secondes de trop, et avant que l’inspecteur, stupéfait, ait pu crier ses ordres, le Détraqueur qui venait de loin et à qui on avait promis une victime, s’était jeté, affamé, sur le sorcier au sol. Il l’embrassa de sa bouche béante. Par ce trou de ténèbres, il aspira son âme et ses derniers secrets.

La créature n’avait pas fini sa besogne, que Martin, paralysé par la peur, croisa une dernière fois le regard d’Ovide. Il vit ses pupilles se vider de son âme. Un regard qu’il ne put supporter et qui, il le savait, viendrait le hanter pendant longtemps en jetant sur lui son blizzard.

Une main se posa sur ses épaules.

—   C'est du beau travail, inspecteur. Vous venez de nous débarrasser d'une sacrée épine. Je ne sais pas quel goût peut avoir l’âme d’un homme comme lui ! rajouta l’homme en regardant la créature.

Martin, l'esprit encore embué, dévisagea le groupe qui accompagnait Henri. Il reconnut Horkidor, l'homme qui venait de l'interpeller, et Lugarus qui se tenait à ses côtés.

Sans un mot, il se retourna et s'enfonça dans l'ombre de la grotte. Un immense vide venait de s'emparer de son âme. La cave s’enrhumait. Les mèches enflammées qui éclairaient encore ici et là l'obscurité s'essoufflaient une à une, le tapis de mousse noircit et se transforma en poussière. L’humidité et l’odeur de la pierre froide remplacèrent le vide. Alors Martin vit, dans une niche de la grotte, à l’abri des regards, le fantôme de Bernie, assis sur ses pattes arrière, un pelage blanc au reflet de lune. L'animal le fixait. Une perle coula sur la joue de l’inspecteur. Elle avait un goût de sel. Le spectre, tranquillement, s'effaçait, son poil s'étiolait pour ne laisser paraître que la roche obscure de la caverne, jusqu'à disparaître complètement.

—   Reposez en paix, murmura Martin. 

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