Les Premiers Chasseurs

Chapitre 26 : XXV L'enfer de la foi

5886 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 08/02/2023 14:55

CHAPITRE XXV : L’ENFER DE LA FOI


Après le dîner, Mathias et Philippe s’écartèrent des femmes pour faire le point. Le Corvus avoua ne pas avoir obtenu de renseignements pour le moment, mais il sentait qu’il approchait du point de rupture de Phéléas Lenier. Il avait bon espoir qu’il craque prochainement. Le comte rapporta son entrevue avec le ministre Étienne Courneuf, expliquant les différents points concernant le Secret Magique.

Mathias se montra très attentif, son regard errant parfois jusqu’au cercle des femmes assises à quelques mètres et où se trouvait Charlotte.

— Donc… j’en reviens au même point de mes réflexions sur le sujet : si je n’épouse pas Charlotte, elle m’oubliera, dit-il.

— Non, elle oubliera que vous êtes sorcier, pas qui vous êtes, ni les sentiments partagés, précisa Philippe.

— Hum… Mais je ne pourrais rien lui dire à moins d’en venir au mariage au final. Ce qui fait que je devrais lui cacher une part de moi-même durant un certain temps. Et puis, qui sait ? Le jour où je lui avouerai ma nature, n’ayant plus de souvenir de notre existence, elle me rejettera peut-être, me traitant d’abomination ou de suppôt de Satan.

Philippe comprenait le cheminement des réflexions de son ami. Il est vrai que Charlotte n’avait jamais eu aucun doute sur sa nature sorcière, au vu de la façon dont ils s’étaient rencontrés. Le fait de l’avoir sauvée avait participé à l’acceptation de ce point, comme il avait été sûrement le point de départ de son émoi. Même si les sentiments demeureront, acceptera-t-elle sa nature lorsqu’elle l’apprendra ? Rien n’était sûr.

— Lui en avez-vous parlé ? questionna Philippe. Je veux parler du Secret Magique et de ce qu’il impliquera.

— J’attendais que vous me rapportiez ce que vous a dit le ministre à ce propos.

— Et donc, je suppose que vous ne lui avez pas parlé mariage non plus…

— Cela ne fait que quelques jours…

— Oui, je vous comprends, accorda le comte. Mais, permettez que je vous parle franchement, on ignore combien de temps il nous reste avant la mise en place du Secret Magique, et peu importe, ce sera toujours trop court.

— Parlez-vous encore de ma relation avec Charlotte ? Ou parlez-vous de vos liens avec vos gens ? demanda Mathias.

— Bien vu, mon ami, sourit tristement Philippe. Des deux, je pense. Il est vrai que je n’en ai pas discuté avec eux. Ils sont pourtant comme des membres de ma famille. Noé et Désirée s’occupaient de moi étant petit quand mes parents étaient pris par les mondanités et les affaires du comté. Et j’ai grandi avec Flavius, nous allions voler des cerises dans les arbres du vieux Targioux qui vivait non loin lorsque nous étions enfants. Je le faisais léviter jusqu’aux branches[1] ! Il est tombé un bon nombre de fois ! Mais qu’est-ce qu’on riait !

Philippe souriait comme un enfant à l’évocation de ce souvenir, riant en le revivant. Bien vite, son sourire devint nostalgique et se voila de tristesse.

— Nous sommes la dernière génération qui aura connu ça… soupira-t-il. Pouvoir se mêler aux autres, et jouer avec des enfants moldus sans se soucier de montrer nos pouvoirs, ce sera bientôt terminé. Et moi qui espérais que mes enfants feraient les mêmes bêtises !

                                                                                                                          

— Ils trouveront autre chose pour vous faire tourner en bourrique, ne vous inquiétez pas, conclut Mathias.

 

Le soir, dans l’intimité de la chambre qu’ils partageaient maintenant ouvertement, Mathias et Charlotte firent l’amour avec passion et tendresse. Quand ils eurent fini, ils reprirent leur souffle en se câlinant.

Mathias attendit que la respiration de son amante redevienne calme et posée avant de lancer le sujet qu’ils devaient aborder :

— As-tu entendu parler du Secret Magique ?

— Oui, répondit-elle. Les deux comtesses en parlent parfois, j’ai écouté sans prendre part à la discussion. Les Sorciers vont s’effacer du souvenir du monde… Je comprends que vous ayez pris cette décision.

— Personnellement, on ne m’a pas demandé mon avis, mais de ce que j’ai vu des crimes de l’Inquisition, et de ceux perpétrés par les Sorciers en représailles, c’est justifié.

— Mais tu n’es pas d’accord, n’est-ce pas ? fit remarquer Charlotte.

— Mon clan a toujours vécu en assez bonne entente avec les Moldus. Nous en avons épousé, comme Rose, ou ma mère. Et je ne l’ai pas connu, mais mon grand-père paternel était bûcheron. Cette séparation, si je la comprends, ne me fait pas plaisir. Ce n’est pas en séparant les gens qu’ils se comprendront et s’accepteront, c’est au contraire par l’échange et la relation que ça marchera. Malgré qu’ils y en aient toujours qui n’accepteront jamais que d’autres soient différents.

— L’Inquisition…

— Les Sorciers n’en sont pas dépourvus non plus, comme Taran. Au final, ces deux mondes qui vont certainement se séparer bientôt se ressemblent plus qu’ils ne veulent l’accepter…

— Et donc ? Le Secret Magique ? questionna-t-elle.

— Comme tu l’as dit : nous allons nous effacer du souvenir des Moldus, ne devenant qu’un élément de fantasme et de mythologie. À quelques exceptions près, tous vont oublier tout ce qui a attrait à la magie.

— Tu veux dire que je vais t’oublier…

— Non, tu oublieras juste que je suis un sorcier, et je n’aurais le droit de te révéler cela que sous certaines conditions.

Charlotte attendit quelques secondes qu’il continue, mais son amant semblait avoir du mal à se décider. Elle le poussa en lui demandant ces conditions.

— Le mariage… répondit-il simplement.

La jeune femme resta coite, n’osant rien ajouter. Épouser Mathias était une idée qui lui plaisait, elle l’aimait, elle en était sûre, elle avait quasiment eu le coup de foudre pour lui dès leur rencontre, malgré les circonstances exceptionnelles de celle-ci. Elle savait pertinemment que pour lui, cela avait pris plus de temps, et elle imaginait aisément qu’il ait encore des doutes sur ses sentiments envers elle. Et donc, il ne pouvait pas lui demander sa main en l’état.

— Je vois… dit-elle. Je sais que tu as autre chose en tête pour le moment, et je peux attendre que tu sois sûr de toi. Après tout, ce n’est pas pour demain que ce Secret Magique sera en place, on a encore le temps.

Mathias ne parla plus, il n’avait rien à ajouter, Charlotte avait compris avec toute sa sagacité ce qui tourmentait son esprit sur ce sujet. Il préféra ne pas lui dire que le délai qu’il leur restait pouvait être plus court qu’elle ne l’imaginait.

Elle l’attendrait.

 

À des centaines de lieues de là, alors que la nuit était tombée depuis peu, le village de Montbal se laissait gagner par la torpeur nocturne, mêlant la fatigue de la journée et la tristesse du deuil. Un homme observait ce tableau crépusculaire depuis le sommet d’une colline. Malgré les ténèbres grandissantes, il voyait clairement les dégâts qui marquaient certaines maisons, plusieurs n’ayant pas encore débuté leur réparation ou reconstruction.

Un autre homme s’approcha de lui, s’agenouillant avec déférence.

— Maître, nous n’avons toujours pas de nouvelles de Phéléas, dit-il.

— Je vois… répondit Taran. Nous en aurons dans les heures qui viennent. Tiens les hommes prêts, Hector, je vous appellerai le moment venu.

— Oui, maître, conclut-il avant de transplaner.

Taran s’assit en tailleur, continuant d’observer le village en contrebas. Il commença à psalmodier une longue et lente litanie, le haut du corps se balançant en rythme. Ses yeux devinrent blancs et se mirent à luire d’un faible éclat laiteux. Au bout de plusieurs minutes, dans un dernier souffle rauque, il tendit les mains en direction de Montbal. Fugacement, ce fut comme si un dôme vaporeux s’abattit sur le village et ses alentours directs.

Taran se figea dans cette dernière position, ne relâchant pas son effort ni sa concentration. À peine eut-il un léger sourire quand il vit la colonne de cavaliers et chariots déboucher par la route et s’approcher du village, celle-ci arborant, entre autres, les bannières de la Papauté et de l’Inquisition.

 

La colonne s’arrêta à l’entrée du village. Le bruit attira plusieurs habitants qui découvrirent avec inquiétude qu’il s’agissait de l’Inquisition. Certains portèrent la main à leur baguette, mais le chef du village les exhorta silencieusement à ne rien faire d’idiot, et d’aller chercher de l’eau.

Le chef s’approcha des cavaliers de tête. Deux avaient déjà mis pieds à terre, c’étaient visiblement des seigneurs locaux, apprêtés pour faire campagne. Autour d’eux, plusieurs hommes armés de mousquets, de hallebardes et de lances se déployèrent. Il fit l’effort de les ignorer pour venir s’incliner devant le cavalier qui, il le savait, dirigeait cette troupe.

— Monseigneur, salua-t-il avec respect, bienvenu dans l’humble village de Montbal. Je suis Hélarion Marchaut. J’ai fait chercher de l’eau pour vous et vos hommes, ainsi que vos montures. Y a-t-il autre chose pour votre service ?

Le cardinal posa sur le paysan un regard hautain et dégoûté.

— Est-ce bien d’ici que viennent les sorciers ayant attaqué les honnêtes gens de Bressols ? questionna le cardinal avec une voix sèche.

Les yeux écarquillés, le chef ne savait pas quoi répondre. Il n’avait pas voulu de cette expédition punitive, mais malgré son statut, les autres villageois étaient trop remontés pour l’écouter. Ils étaient partis avec la soif de vengeance chevillée au corps, scandant des imprécations furieuses, attisés par cet homme sorti de nulle part. Et quand ils étaient rentrés, quelques heures plus tard, ce fut en silence, la tête basse et portant leurs amis tombés ou blessés.

— Monseigneur… balbutia-t-il. Soyez assuré que je regrette ce qu’il s’est passé, mais vous devez aussi savoir que les Bressolais nous ont attaqués les premiers…

— Vous vous en êtes pris à des chrétiens innocents ! Ces braves gens m’ont juré sur la Bible qu’ils ne s’en étaient pas pris à vous ! C’est vous qui avez attaqué les premiers !

— C’est ridicule ! Voyez nos maisons, monseigneur ! Certaines sont encore en ruine après l’assaut que nous avons subi !

— Ta langue est celle de Satan, pétri de mensonges. Je suis un serviteur du Seigneur Jésus Christ, je ne peux me laisser abuser, car Il est avec moi en chaque instant et me protège de tes sortilèges. Je suis venu ici, moi, cardinal de Rocfédeau, représentant de Sa Sainteté le pape Innocent XI, et sous l’autorité de la Sainte Inquisition Catholique, pour abattre sur vous la Justice Divine. Par mes yeux, le Seigneur me montre la vérité, je vous vois, démons, sous votre véritable jour, hideux et perfide. Vous avouerez vos crimes et vos abjectes pratiques sataniques et contre nature sous la question !

Puis, se tournant vers les nobles qui l’accompagnaient, et alors que le chef du village faisait un pas en arrière, le teint aussi pâle qu’un linceul, le cardinal de Rocfédeau ordonna :

— Saisissez-vous d’eux et interrogez-les. Qu’ils avouent leurs actes avant qu’on leur fasse subir le juste châtiment divin. Tuez ceux qui résisteront. Tous les moyens sont bons.

Aussitôt, les soldats firent mouvement pour venir attraper les villageois. Ceux-ci sortirent leurs baguettes et les agitèrent vers leurs agresseurs, incantant diverses formules magiques. Mais rien ne se produisit. Leurs artefacts, sur lesquels ils se reposaient si souvent, ne produisirent aucun maléfice ni sortilège, parfois juste quelques rares étincelles colorées sans incidence. Et ce fut parfois hébété par la surprise que les gardes les firent prisonniers.

Certains essayèrent de transplaner, avec le même résultat. D’autres, ramener à leur état animal par la peur, prirent leurs jambes à leurs cous. Les soldats leur coururent après, parvenant à les plaquer au sol, ou leur infligeant un coup de lance ou de mousquet dans le dos.

Hélarion Marchaut lui-même était genoux à terre, maintenu en respect par un des seigneurs qui accompagnaient l’inquisiteur. Il ne comprenait pas ce qui se passait, c’était comme si la Magie qui coulait en eux s’était tarie ou figée. Jamais il n’avait vu un tel phénomène.

L’inquisiteur était descendu de son cheval et s’était approché de lui, le toisant de toute sa hauteur.

— Satan vous a abandonné, dit-il. Je vous suggère de quémander la clémence de Dieu.

— Pourquoi votre dieu s’en prendrait-il à de simples fermiers comme nous ? fit le chef. Tout ce que je vois, ce sont des hommes avides de pouvoir sur les autres.

Le seigneur allait lui asséner un coup fatal, mais le cardinal arrêta sa main :

— Non ! Qu’il ravale ses paroles avant de mourir. Et qu’il voit ce qu’il en coûte de se détourner de Dieu, qu’il assiste à tout ce que ses compagnons et sa famille vont subir.

Ce fut une nuit d’horreur et de souffrance. Les hurlements résonnaient dans les ténèbres, faisant fuir tous les animaux alentour, comme si la nature elle-même ne voulait en aucun cas être associée à la sauvagerie humaine.

Partout dans les chaumières, les granges, le moulin et dans les rues, ce ne fut que violence. Les villageois furent tous mirent à nu malgré le froid. Des braseros avaient été placés et allumés, permettant aux tortionnaires de se réchauffer, de voir et de chauffer au rouge des tisonniers qu’ils appliquaient sur diverses parties du corps des suppliciés. Certains préférèrent le fouet, ligotant leurs victimes, venant maltraiter leurs chairs, que ça soit le dos ou le torse, voire le visage. D’autres étaient passés à tabac, leurs os craquant sous les coups de poing ou de bâton.

Certains devinrent les plus vils des démons, violant sans se cacher les femmes et filles qu’ils désiraient, quel que soit l’âge de ces dernières, souvent à plusieurs sur une même victime et à même le sol froid et dur. Seuls les nobles allèrent s’isoler dans les maisons pour commettre leurs forfaits, pour plus de confort. Des garçons en subirent aussi les affres, mais de manière plus discrète, les violeurs ne voulant pas que les prêtres présents les voient ouvertement. Ceux-ci avaient de toute façon les yeux fermés pour les plus sensibles, quand ils ne participaient pas à cette débauche.

Aucune différence ne fut faite : hommes, femmes et enfants, tous subirent ce déferlement inhumain.

Un des bourreaux faisait le compte des villageois en leur coupant l’oreille droite, n’attendant pas qu’ils meurent, et les enfilant sur un fil à l’aide d’une aiguille.

Hélarion fut presque épargné, ne subissant que quelques coups. Le cardinal était intervenu avant que celui-ci ne fût aveuglé par la douleur :

— Cessez donc. Laissez-le voir ce qu’il en coûte de se dresser contre Dieu et ses fidèles.

À partir de ce moment, le chef ne fut plus torturé, il fut juste promené dans les rues de son village, accompagnant le cardinal de Rocfédeau, assistant sans rien pouvoir faire à cette orgie de souffrance.

— Célanie ! cria-t-il soudain en cherchant à se jeter en avant, retenu par le garde.

Ils s’étaient approchés d’un attroupement comme il y en avait tant. Trois soldats étaient occupés à violer une jeune fille de treize ou quatorze ans. Hélarion n’avait pas vu son visage, caché par un des hommes, jusqu’à ce que celui-ci échange sa place avec un autre entre les jambes de la jeunette.

— Célanie… pleura le chef en tombant à genoux.

Le cardinal eut un sourire malsain. Les hommes s’étaient arrêtés en entendant le cri du chef du village. Il leur fit signe de continuer sans se soucier de leur présence.

— Votre fille, je suppose… dit le cardinal comme s’il parlait de la météo. Je peux faire cesser son supplice, il suffit que vous avouiez vos péchés.

Hélarion ne pouvait détacher ses yeux du visage de sa fille, boursouflé par les coups, marqué à la joue par un tisonnier ardent et déformé par la douleur qui envahissait ses entrailles à chaque coup de reins de son violeur. Elle tourna vers son père un regard suppliant, et il y lut la seule chose qu’elle désirait à cet instant : que tout ça s’arrête.

— Oui… souffla-t-il. J’avoue tout…

— Je vous écoute, assura le cardinal faisant signe au scribe qui le suivait de prendre note.

— Nous avons pactisé avec Satan, nous lui avons demandé de nous octroyer des pouvoirs, en échange de nos âmes et de notre servitude, prétendit Hélarion, sachant que c’était ce que voulait entendre l’ecclésiastique. Nous avons attaqué Bressols, dans l’espoir de lui plaire.

— Vous vouliez des innocents à l’âme pure à sacrifier à sa gloire, n’est-ce pas ?

— Oui… Voilà ce que nous voulions…

— Mais vous avez sous-estimé le pouvoir de notre Seigneur. Et maintenant vous en subissez les conséquences.

— Oui, voilà, tout ça. Maintenant, s’il vous plaît, faites cesser toute cette folie, supplia-t-il. Je suis seul responsable et suis prêt à mourir. Mais par pitié, laissez ma fille tranquille.

Le cardinal ordonna aux soldats de s’arrêter, ce qu’ils firent non sans cacher leur déception. La jeune fille cessa de gémir de douleur et ferma les yeux, comme pour apprécier la morsure du froid sur son corps, elle lui semblait plus douce que l’emprise des hommes qu’elle venait de subir.

— Emmenez-la au bûcher, ordonna le cardinal. Qu’elle soit dans les premières.

— Non ! hurla Hélarion. Vous m’aviez dit que son supplice s’arrêterait !

— Et c’est ce que j’ai fait. Mais pour ceux qui pactise avec le Malin, il n’y a qu’une seule voie pour la rédemption : subir le feu purificateur. Je me montre infiniment magnanime d’y envoyer votre fille en première. N’êtes-vous pas d’accord avec moi ? Peut-être dois-je dire aux soldats de continuer leur œuvre avant de l’y envoyer dans les dernières, alors que les braises n’auront plus autant de chaleur et qu’elle en subira la brûlure plus longtemps, ses chairs fondant plus lentement, et ses hurlements que vous subirez jusqu’à la fin… À vous de choisir, monsieur Marchaut.

Hélarion vit un des soldats charger Célanie sur son épaule comme si elle n’était qu’un vulgaire sac de marchandises. Il fallut soutenir le chef pour qu’il suive le cardinal jusqu’aux bûchers qui avaient été dressés sur la place centrale du village. Rocfédeau lança un regard circulaire au minuscule endroit, suffisant pour que les villageois puissent se réunir lors des fêtes et autres annonces.

— Vous n’avez même pas d’église ! s’exclama-t-il. Je m’attendais à ce que vous l’ayez détourné de son usage naturel, mais là non, elle n’est même pas présente. L’avez-vous détruite en vendant votre âme ? Où pratiquez-vous vos rites païens ? Dans une cave ? Dans les bois ?

Hélarion garda le silence, ses yeux ne quittant pas sa fille que des soldats étaient occupés à attacher à un poteau, alors qu’un prêtre récitait devant elle une prière censée l’exorciser. Il ne vit même pas les autres premières victimes être attachées et l’amoncellement de corps de ceux déjà morts et qui serait incinéré à la fin pour qu’aucune trace ne subsiste de leur passage sur Terre.

— Peu importe ce lieu, nous le trouverons et le purifierons.

— Nous sommes prêts, monseigneur, informa un des nobliaux.

— Boutez le feu, ordonna-t-il.

Et alors que le cardinal faisait installer son siège de voyage et demandait à son valet du vin et de quoi se restaurer, à l’aide de torches, les soldats mirent le feu aux bûchers.

Il fallut de longues minutes pour que les flammes viennent attaquer les jambes des suppliciés et leur arrachent les premiers gémissements et hurlements de douleur. Certains demandèrent la clémence, les conjurant de les tuer, appelant la mort.

Hélarion ne détacha pas son regard de Célanie. Ses hurlements lui déchirèrent l’âme et l’odeur de sa chair en train de brûler lui souleva le cœur. Combien de temps dura son agonie ? Il ne pouvait le dire, le temps ayant perdu tout intérêt pour lui. Au bout d’un moment éternel, elle se tut, son corps s’affalant alors que ses cheveux crépitaient en une dernière flambée.

— Votre tour viendra, monsieur Marchaut, assura le cardinal. Vous êtes le chef de ce village, il est juste que vous soyez le dernier à mourir.

— Monseigneur, doit-on continuer à torturer les villageois ? questionna un des prêtres. Maintenant que ce sorcier a avoué…

— Sait-on jamais ce que pourrait avouer un de ces enfants du démon ? répondit de Rocfédeau. Nous pourrions apprendre la localisation d’autres communautés. Continuez. Et amenez-les petit à petit aux bûchers.

Toute la nuit, la chaleur des flammes irradia sur le visage figé d’Hélarion. Il ne pensait plus à rien, incapable de croire que ce cauchemar était réel. Il voyait des silhouettes menées à une mort lente et douloureuse. Il entendait leurs cris, sentait l’odeur de leurs corps consumés lentement, et les voyait tomber en poussière, mais cela ne le touchait plus. Il n’attendait plus que son tour.

C’est à peine s’il sentit le picotement étrange qui parcourut ses membres alors que plus de la moitié de ses villageois étaient partis en fumée.

Le cardinal de Rocfédeau semblait apprécier le spectacle, mangeant et buvant, écoutant les prêtres chargés de noter les comptes-rendus des interrogatoires qui venaient dès qu’ils estimaient qu’une information importante avait été donnée par un supplicié. Un hochement de tête accueillait souvent celles-ci.

— Avec les renseignements glanés ici, nous allons pouvoir purifier cette région, annonça-t-il après avoir écouté un nouveau rapport. Vous devez en être heureux, baron ? Votre suzerain sera satisfait.

— Grâce à Dieu, et à vous, monseigneur, nos terres seront débarrassées de cette engeance maléfique, répondit le nobliau. Je remercierai Dieu de vous avoir envoyé à nous dans mes prières.

— Faites donc, baron. Je parlerai de vous à notre Roi quand j’irai à Versailles une fois ma tâche accomplie ici. Il est juste qu’il sache sur quels seigneurs il peut compter en province, et qui méritent récompense.

— Oui, des récompenses… Vous en méritez sûrement… souffla une voix semblant venir de partout. Tous, autant que vous êtes, Moldus… Laissez-moi vous en donner déjà une, au nom des miens…

Les gardes qui s’étaient relâchés se dressèrent, tenant fermement leurs armes et regardant dans toutes les directions. Cette voix avait soufflé sur eux comme un vent glacé en cette nuit d’hiver, les faisant trembler depuis le plus profond de leur être. Était-ce le diable lui-même qui venait ?

Une brise violente vint éteindre les bûchers et les braseros comme de vulgaires chandelles. Les cris des torturés, auxquels plus personne ne faisait même plus attention, se turent. Un silence pesant et glacial tomba sur Montbal.

— Rallumez le brasero, ordonna la voix paniquée du cardinal.

Le prêtre qui lui servait de scribe personnel tremblait tellement qu’il eut du mal à s’exécuter. Quand finalement il y parvint, il recula d’effroi, la lumière vacillante de la flamme naissante dévoila la présence d’un homme grand et maigre dont les yeux bleu pâle parurent plus froids que cette nuit d’hiver. Car malgré la lumière chaude du feu, ils gardaient leur éclat glacial.

— Un… un… un sorcier ! s’écria de Rocfédeau. Saisissez-vous de lui et qu’il brûle avec ses congénères !

Mais quand un soldat parvint à réunir assez de courage et de volonté pour obéir, Taran tourna son regard glacé vers lui, le figeant dans son mouvement. Il leva la main en direction du soldat, tenant nonchalamment sa baguette, ne prononçant pas une seule parole. Immédiatement, le garde tomba à genoux, gémissant de douleur. Les gémissements devinrent des cris à s’en déchirer les cordes vocales. Des volutes de fumée sortaient de sa bouche alors qu’il se roulait dans la neige, en proie à une immense souffrance. Et soudain, le feu surgit de sous sa peau, blanc et aveuglant, dévorant son corps en quelques instants.

— Tous ceux qui fuiront subiront le même sort, annonça Taran d’une voix posée.

— Nous avons des troupes dans tout le village ! intervint le baron. Vous ne fuirez pas vivant !

Taran ne donna même pas l’impression de s’intéresser au nobliau qui venait de lui parler. Son regard balaya l’ensemble de la scène qui l’entourait : les bûchers, les cadavres attendant d’y être incinérés, les villageois nus et tremblants qui devaient y être brûlés, les hommes en armes se cachant derrière leurs pathétiques épées et mousquets, les prêtres paniqués levant leurs crucifix dans sa direction… Tous tremblaient à sa vue.

— Vos hommes… souffla-t-il pour répondre au baron. Ceux qui torturaient ces innocents, les miens, les entendez-vous encore ? Entendez-vous les hurlements des pauvres gens que vous torturiez ? Percevez-vous les cris des femmes que vous violiez ? Moi, je n’entends rien…

Et des ombres environnantes, surgit plusieurs silhouettes, ils devaient être une trentaine, encerclant la place, chacun tenant à sa main une baguette, parfois aussi une épée.

— Maître, tous les Moldus sont morts, il ne reste que ceux-là, renseigna Hector. Et les villageois vont bien, nous les réchauffons et les soignons au moment où je vous parle. Voulez-vous qu’on s’occupe de ceux-ci tout de suite ? demanda-t-il en désignant les soldats et prêtres moldus.

— Gardez-moi ces deux-là, ordonna Taran en désignant le baron et le cardinal. Je m’en occupe personnellement.

— À vos ordres, maître, acquiesça-t-il avec une excitation à peine voilée.

— N’hésitez pas à faire durer le plaisir, ajouta le maître. Et que les Montbalois puissent participer. Beaucoup d’entre eux sont morts cette nuit, qu’ils se vengent.

Il y eut quelques éclairs à la verdeur funeste, mais ce fut les rouges qui furent majoritaires, désarmant les soldats, repoussant les curés. Puis les cris de douleur emplirent de nouveau l’atmosphère quand les sorciers incantèrent le Doloris. Certains usèrent des mêmes outils que les Moldus, les marquant au fer rouge, les écartelant en s’y mettant à plusieurs.

Les Moldus quémandaient la pitié des Sorciers. Les hommes de Taran leur répondaient en riant ou en redoublant la douleur qui leur infligeait. Les villageois participèrent, mais cette nuit de souffrance les avait éprouvés et la plupart se contentèrent de regarder sans agir.

Le cardinal était tombé à genoux, joignant les mains et récitant une prière.

— Quelle piètre protection vous demandez, se moqua Taran, assis à la place qu’occupait le cardinal de Rocfédeau quelques instants avant.

— Dieu me sauvera, et il débarrassera la Terre des suppôts de Satan, dit le cardinal d’une voix mal assurée.

— Parce que vous croyez vraiment en ces sornettes ? Gardez ça pour vos ouailles décérébrées, je sais pertinemment que la majorité des princes de l’Église ne se sert du mythe de dieu que pour asseoir leur domination sur les foules.

— Jésus nous a donné la mission de guider les hommes…

— Vous ne savez même pas s’il a réellement existé… Votre religion, à l’instar des croyances des Grecs ou des Romains, tient de la mythologie. De belles histoires, avec une philosophie sous-jacente, mais des contes tout juste bons à endormir les enfants et les esprits faibles. Et puis, l’explication la plus simple, c’est que votre Jésus, au vu des miracles qui lui sont attribués, était certainement un sorcier qui s’est servi de la crédulité de votre engeance.

— Blasphème !

— La vérité, c’est que vous avez peur que les Hommes se détournent de vous pour se tourner de nouveau vers nous dont les pouvoirs sont tangibles et réels. Vous ne pouvez pas montrer le pouvoir de votre dieu, tout ce que vous pouvez, c’est attendre que quelque chose se passe et dire après coup : c’était dieu ! Alors que souvent, aucune force surnaturelle n’y était pour quelque chose. Alors que nous, ce que nous faisons, vous ne pouvez que le constater immédiatement, et il n’y a pas de doute sur l’origine.

— Oui, l’origine maléfique !

— Il n’y a rien de plus naturel que la Magie, elle coule en nous en un flux intarissable. Mais je me rends bien compte que je pourrais vous dire la vérité durant des heures sans que cela n’entre dans votre esprit obtus. Je commence à m’ennuyer, et j’ai d’autres choses à faire. Il est temps pour vous de vérifier vos légendes. Est-ce que dieu ou le diable existent ? Allez-vous vous rendre au paradis pour avoir servi la doctrine de l’­Église ou au contraire, vos crimes abjects vous enverront-ils souffrir éternellement en enfer ?

— Je l’ai servi toute ma vie. Je ne crains pas la mort, car je sais qu’il m’accueillera à bras ouverts.

Taran rit légèrement à ces mots. Et il reprit à voix basse :

— Cela fait longtemps que parcours ce monde, j’ai vu votre secte prendre son envol et devenir la première religion de ce continent. J’ai vu vos dogmes changer au gré des peuples qu’ils souhaitaient évangéliser. Le message que vous portez actuellement à la hauteur d’une loi n’a rien à voir avec celui des premiers chrétiens. J’ai vu des fêtes apparaître juste pour faciliter la conversion. Et j’ai surtout vu les vôtres, les religieux, s’obtenir des excuses pour des actes que vos écritures condamnent avec tellement de force que jamais cela ne fut modifié. Si votre paradis existe, soyez assuré que les religieux y sont rares. Par contre, l’enfer doit en être bondé.

Taran ne laissa pas le temps au cardinal de répliquer. Il tendit sa baguette sur lui, le faisant léviter à plusieurs mètres du sol. Il le fit voler jusqu’au bûcher encore fumant malgré l’absence de flamme et le crucifia sur une croix qu’il fit surgir du sol.

— Vous là, vous êtes un noble, n’est-ce pas ? demanda-t-il au baron.

— Je suis le baron de… commença-t-il.

— Peu importe, coupa Taran. Vous avez de la chance, vous allez survivre à cette nuit. Et vous allez raconter à tous ce qu’il en coûte de s’attaquer aux Sorciers. Comme il est écrit dans votre bible : œil pour œil.

Et des flammes naquirent aux pieds du cardinal. Celui-ci hurla de douleur alors que ses vêtements tombaient en cendre et que sa chair se consumait lentement.

— Laissez partir ce petit baron, tuez tous les autres, ordonna Taran. Il est temps pour nous de partir.

— Oui, Maître, obéit Hector.

Taran se tourna alors vers Hélarion Marchaut :

— Nous avons vengé vos morts. Si vous voulez vous joindre à mes fidèles, vous êtes les bienvenus. Vous pourrez ainsi faire souffrir les Moldus autant qu’ils vous ont fait souffrir cette nuit. Je ne vous oblige à rien. Je ne demanderai qu’une chose : un homme qui m’est fidèle est venu vous voir il y a peu, Phéléas Lenier, je souhaiterai savoir ce qu’il est advenu de lui.

— Je vous dirai ce que je sais, répondit Hélarion. Et après, je souhaiterais me joindre à votre croisade contre ces chiens de Moldus.


[1] J’imagine la Trace comme une conséquence du Secret Magique, elle ne fut donc imposée dans certains pays que plus tard, pour inciter les jeunes sorciers et leurs parents à la vigilance, après qu’il y ait eu plusieurs cas d’abus de la part de jeunes sorciers.


Laisser un commentaire ?