Les Premiers Chasseurs

Chapitre 28 : XXVII Négociations

3355 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 13/04/2023 04:01

CHAPITRE XXVII : NÉGOCIATIONS


Étienne Courneuf relisait pour la énième fois le rapport concernant Montbal que lui avait envoyé Philippe d’Estremer. Le nombre de victimes qu’estimaient les deux hommes à partir des tombes nouvelles découvertes et du récit du baron de Saint-Lys était faramineux. En le comparant avec le nombre d’habitants du village – information qu’il avait demandée pour en préparer l’évacuation après l’attaque de Bressols –, il en vint à la conclusion que soit ils étaient tous morts, soit quelques-uns s’étaient enfuis.

Son éternel optimisme, bien que fragilisé, le faisait espérer en la seconde option. Lorsqu’un ou des survivants referaient surface, il pourrait en savoir un peu plus sur les évènements de cette nuit tragique.

Il relut les derniers paragraphes du parchemin :

Quelque chose a empêché les Montbaliens de se servir de leur magie. Nous ignorons actuellement quoi. Monsieur Corvus veut demander à maître Flamel s’il sait quelque chose sur un tel phénomène. Maître Marchas peut-il de son côté faire quelques recherches sur le sujet ?

Même si nous n’avons aucune preuve réelle de la présence de Taran à MontBal cette nuit-là, son nom n’ayant été prononcé, nous en avons la certitude, car nous ne voyons personne d’autre actuellement capable de s’en prendre aussi ouvertement à l’Inquisition et la description faite par le baron de Saint-Lys correspond. Était-il là par hasard ou à dessein ? Nous ne pouvons être sûrs de la réponse. Notre hypothèse est qu’il a orchestré ou plutôt instrumentalisé cette attaque dans le but de faire monter, encore, les tensions entre Sorciers et Moldus. Les quelques survivants du village servant alors à répandre cette haine.

Monsieur le Ministre, il faut se rendre à l’évidence qu’actuellement, nous ne faisons que courir après Taran. Monsieur Corvus essaye toujours de faire parler Phéléas Lenier, en espérant qu’il puisse nous donner un élément pouvant nous mener à lui.

Suivaient les mentions d’usage pour la signature.

Odon Marchas s’était tout de suite précipité à la bibliothèque du Ministère pour y effectuer les recherches commandées par le comte. Étienne Courneuf lui aurait bien laissé tout le temps nécessaire pour cela, mais il avait besoin de lui et dut le faire appeler.

— Je suis désolé de vous arracher à vos livres, maître Marchas, mais j’ai besoin de votre plume pour la rencontre avec les ministres germains et russes dans un premier temps, puis avec le représentant des Gobelins ensuite, rappela-t-il.

— Je suis à vos ordres, monsieur, répondit Odon.

— Avez-vous découvert quelque chose ?

— Non, monsieur, pas pour le moment. Je reprendrais plus tard.

Les deux hommes se rendirent dans un salon où une cheminée les attendait. Les interlocuteurs d’Étienne Courneuf étaient déjà arrivés et discutaient tranquillement entre eux. Ils se turent quand il entra.

— Pardonnez mon retard, messieurs, s’excusa le ministre français, j’ai été retenu.

— Nous sommes tous les trois ministres, monsieur Courneuf, dit le russe, nous savons ce que c’est. Vous n’êtes en retard que de quelques minutes.

— Merci, monsieur Staroff.

— Nous espérons que ce ne fut rien de grave, émit le germain.

— Eh bien… en toute honnêteté, monsieur Hohenberg, c’est une affaire grave, mais je ne peux qu’attendre que les hommes que j’ai missionnés me rendent compte de leurs actions. À vrai dire, cela a un rapport plus ou moins direct avec le Secret Magique. Je pense donc que vous devez être mis au courant. Par contre, je souhaiterais, si vous êtes d’accord, que cela ne soit pas consigné, pour le moment.

Les deux autres ministres se regardèrent et acquiescèrent d’un même mouvement de tête. Ils firent signe à leurs assistants de cesser d’écrire et de sortir. Odon Marchas allait faire de même, mais Étienne Courneuf l’arrêta.

— Maître Marchas est directement impliqué dans cette affaire, il apporte à mes hommes sur le terrain ses lumières intellectuelles par ses recherches documentaires, justifia-t-il. Il pourra nous éclairer sur certains points.

Odon se rassit à sa place, attendant que le ministre fasse appel à lui sans toucher ses plumes ou son encrier.

— La mission dont j’ai chargé mon agent était simple : protéger les Moldus des exactions vengeresses des nôtres, expliqua Courneuf. Et il découvrit l’existence d’une bande de mages noirs essayant de générer un conflit et en tirer profit. Ce groupe est sous les ordres d’un certain Taran. Avez-vous déjà entendu ce nom ?

— Non, répondit le ministre russe.

— Moi si, vaguement, mais cela date d’il y a longtemps, de la guerre de Trente Ans, dit le germain. J’étais jeune au moment de la signature des traités de Westphalie[1], un sorcier de ce nom aurait agi pour empêcher cette paix d’être signée. Je n’en sais pas plus, et vu le temps, ce n’est certainement pas la même personne, juste un homonyme.

Odon nota cette information dans un coin de sa tête, des recherches plus approfondies sur cet évènement historique seraient peut-être utiles.

— La dernière action de cet individu fut son intervention dans l’attaque d’un village sorcier du sud du Royaume de France par l’Inquisition, continua Courneuf.

— S’il est intervenu, c’est qu’il n’est pas forcément un mauvais sorcier, émit Staroff. Mais si vous nous en parlez, c’est qu’il y a autre chose, monsieur Courneuf.

— Nous n’avons que des hypothèses, mais il est probable que Taran est orchestré ou permis cette attaque, voire l’ait facilité, et ne soit intervenu que pour se donner le bon rôle auprès des quelques survivants. Car ce fut un vrai massacre, où étrangement, les habitants de ce village ne purent ni se défendre ni s’enfuir.

— Ce n’est pas possible, ils auraient dû au moins transplaner !

— Je ne fais qu’énumérer les faits, monsieur Staroff. Pour le moment, nous ne savons rien de plus.

— Savez-vous si ce Taran a des liens avec des druides ? questionna Hohenberg.

Courneuf se tourna vers Odon pour qu’il réponde à la question du ministre germain.

— C’est en effet une des pistes que nous suivons pour déterminer son identité exacte, répondit l’archiviste. Cette piste remonterait à l’actuel Pays de Galles.

— Pourquoi cette question, monsieur Hohenberg ?

— Même s’ils se cachent, y compris de nous, nous avons des descendants des druides germains parmi notre population, expliqua l’Allemand. Lorsque j’étais jeune, j’ai accompagné le ministre de l’époque qui était intervenu en personne auprès d’un groupe de descendants qui demandaient à pouvoir de nouveau effectuer les anciennes pratiques de leurs ancêtres. Nous avons tenté une entente… diplomatique.

Odon Marchas savait de quoi il voulait parler, depuis des siècles, les Sorciers germains cherchaient à faire disparaître l’ancienne magie druidique. Certaines familles, derniers vestiges de ces druides, refusaient de voir la science ancestrale être simplement effacée d’un trait de plume.

Officiellement, la magie druidique n’existe plus dans le Saint Empire Romain Germanique. Dans la réalité, elle était toujours pratiquée et ses défenseurs étaient pourchassés inlassablement par les Wächter[2], sorte de gardes qui s’étaient fait une spécialité de traquer les descendants des druides.

Les méthodes des Wächter n’auraient rien à envier à l’Inquisition, selon les rumeurs. Quand il disait « y compris de nous », il aurait pu dire : « surtout de nous ».

— Je ne vais pas vous ennuyer avec toute l’histoire, continua-t-il. Toujours est-il qu’un des druides que nous avons interrogé à l’époque prétendait pouvoir figer la magie chez ses adversaires. Enfin… quand nous lui avons demandé une démonstration, rien ne s’est produit comme il le souhaitait, notre magie fonctionnait toujours. Votre histoire m’y a fait penser. Mais je vous ai interrompu. Continuez, je vous en prie.

Odon prit note pour effectuer de futures recherches dans cette direction.

— Votre intervention va donner à mes hommes une piste à étudier, reprit Courneuf. J’avais fini mon récit, il n’y a rien d’autre à dire sur cette nuit d’horreur. Ce que je voulais mettre en lumière c’est le danger que représentent des sorciers tels que Taran pour notre communauté et celle des Moldus. Il se sert de la haine, parfois latente, entre nous, la réveillant, l’attisant. Tout ça pour assouvir ses desseins : dominer le monde en provoquant une guerre ouverte entre Sorciers et Moldus.

— Mais nous ne sommes pas assez nombreux… rappela Staroff. Certes, notre Magie nous donne certaines capacités qui pourraient nous permettre d’atteindre ce genre d’objectif si nous le voulions, mais il ne faut pas sous-estimer les Moldus, ils remarqueront que leur nombre leur donne un avantage certain. Sans compter leur ingéniosité… Le nombre d’armes qu’ils ont inventé au cours des siècles le démontre, nous pouvions contrer des flèches et des épées, nous ne pouvons pas grand-chose contre des fusils et des canons.

— Vous avez raison, acquiesça le ministre français. Il est parfois ironique de se rendre compte que malgré que certains d’entre nous haïssent les Moldus et soutiennent la séparation entre nous pour ce motif, je n’en connais aucun qui ne se sert pas d’une invention moldue dans sa vie quotidienne ! Toujours est-il que vous venez d’énumérer une des raisons principales de l’importance du Secret Magique, monsieur Staroff.

Le ministre russe parut se terrer dans ses pensées quelques secondes.

— Je vais rentrer en Russie et aller voir le Tsar, annonça-t-il. Je saurais le convaincre de la nécessité du Secret Magique. Si j’ai bien compris, rien ne l’empêchera d’avoir un conseiller sorcier, c’est juste que cela sera un secret.

— Et s’il refuse ? questionna Courneuf.

— Il ne refusera pas, je sais comment le convaincre. Le Ministère de la Magie de Russie ratifiera le Secret Magique, je vous en donne ma parole, monsieur Courneuf.

— Je le ferai aussi, annonça Hohenberg. Si les druides sont de la partie, autant les gêner par tous les moyens. Et qu’importe ce que l’empereur dira, il est temps pour nous de faire sécession.

Après plusieurs longues minutes de discussions diverses portant sur la mise en place du Secret Magique où il fut, entre autres, décidé que le moment devrait être choisi en séance plénière, les deux ministres étrangers repartirent.

Étienne Courneuf resta un moment silencieux, perdu dans ses pensées comme il avait l’habitude de le faire. Odon Marchas attendit respectueusement qu’il se tourne vers lui, profitant de cet instant pour mettre de l’ordre dans ses notes.

— Qu’avez-vous pensé de cette réunion, maître Marchas ? demanda le ministre sans se retourner.

— Vous avez avancé, cela fait deux ministres réfractaires de convaincus, répondit l’archiviste.

— Oui… de cela, il est vrai, nous pouvons nous réjouir… Je veux dire, qu’avez-vous pensé de ce qui a amené ce changement de position ?

— L’évocation de Taran a été l’élément déclencheur, ils ont pris peur.

— Ils n’ont pas demandé plus de détails, ce qui me fait penser qu’ils savaient déjà certaines choses sur les évènements liés à cet individu, émit Courneuf.

— Comment ?

— Par monsieur de Farlès, je suppose, que ça soit de manière directe ou non. C’est normal, c’est lui qui est le plus motivé à voir le Secret Magique devenir une réalité au plus vite.

Odon n’ajouta rien de plus, il se perdit un instant dans ses réflexions, ses sourcils se fronçant.

— Je sens qu’autre chose vous trouble, mit en évidence le ministre.

— C’est juste… le ministre Hohenberg… il avait l’air de se réjouir en partie de ce que je lui ai dit par rapport aux liens entre Taran et le druidisme.

— Vous avez raison, car cela, il le sait, va lui donner des armes en plus contre les Druides. Cela fait des siècles maintenant que les Sorciers « normaux », dirons-nous, et les Druides sont dans une sorte de conflit larvé. Il n’y a eu que peu de violence directe, et aucun réel conflit entre eux, mais il ne faudrait pas grand-chose. Le Ministère germain a adopté plusieurs lois qui ont progressivement limité les droits des Druides à pratiquer leur magie ancestrale. Monsieur Hohenberg fait partie de ceux qui souhaiteraient voir le druidisme disparaître de son pays, comme pour effacer un passé qu’il considère comme honteux.

— C’est idiot, on doit toujours se souvenir de son passé, qu’il soit honteux ou pas, au moins pour ne pas répéter ses erreurs, dit Odon. Et en quoi est-ce honteux d’avoir des Druides dans sa population ? Du peu que je sais de leur magie, elle ne m’a jamais semblé maléfique.

— Elle ne l’est pas, elle est juste différente, et c’est ça qui gêne des Sorciers comme monsieur Hohenberg. Il n’est pas bon d’être différent quand on a affaire à des esprits limités et obtus. Je pense que monsieur Corvus serait d’accord avec moi, son clan a choisi de demeurer à l’écart, car ils pensent différemment des autres Sorciers. Penser différemment est pour certains le pire des crimes. D’ailleurs, je remarque une analogie entre les Druides et les Corvus : ils n’ont aucun a priori à se lier aux Moldus et autres êtres qui peuplent ce monde. Le Secret Magique – malgré tout le bien qu’on lui prête et la nécessité de le mettre en place – troublera totalement la façon de vivre de ces peuples.

Le ministre se leva de son siège et se dirigea vers la sortie.

— Dommage que ce ne soit pas ce genre de pensées qui dirigent notre monde depuis des siècles ! On ne serait même pas là à négocier le Secret Magique, car il serait inutile. Je vais prendre l’air, annonça-t-il. Je serais là pour l’entrevue avec les représentants gobelins.

— Je viens de penser à autre chose, monsieur, intervint Odon.

— Je vous écoute.

— Je sais que c’est à la demande générale, pour se prémunir en cas d’adoption du Secret Magique que vous rencontrez les Gobelins. Pourquoi aucune demande concernant les autres créatures magiques intelligentes – telles que les Centaures, les Sirènes ou les Eldars – n’a été faite ?

— Dans le cas des Eldars en particulier, même à moi cela me semble inutile, car ils vivent déjà cachés, répondit Courneuf. Nous-mêmes ne les connaissons que peu, leur île nous est inaccessible et il n’y a aucune interaction entre nous, la plupart des nôtres préfèrent faire comme s’ils n’existaient simplement pas. Pour les autres, la réponse est fort simple : ils n’ont pas notre or et nous ne les considérons pas comme nos égaux.

— Je comprends… les Gobelins sont nos banquiers depuis des siècles… Nous les considérons donc comme nos égaux ?

— Non, l’arrogance générale des Sorciers – des Hommes, je devrais dire – fait qu’on se croit supérieur à tous, y compris aux Gobelins. Mais nous avons besoin d’eux, nous devons donc traiter avec eux. Ce n’est pas le cas des Centaures et des Sirènes que vous citiez. À eux, tout sera imposé sans leur demander leur avis, car nous les considérons comme inférieurs. Je ne serais même pas surpris que des lois plus oppressives soient adoptées à leur encontre plus tard.

— Serait-ce le cas en France ?

— Pas tant que je serais ministre, assura Courneuf. Mais le serais-je encore longtemps ? Telle est la question…

Odon sentit toute la lassitude du ministre dans ses derniers mots. Tous ces évènements autour du Secret Magique et de Taran étaient en train d’avoir raison de son énergie. L’archiviste ne serait pas étonné qu’il quitte ses fonctions quelque temps après la mise en place du Secret Magique. Qui pourrait lui en vouloir ? La question serait surtout : qui le remplacera ? Sera-t-il aussi modéré et compréhensif ? Continuera-t-il dans la ligne adoptée par monsieur Courneuf ? Rien n’était moins sûr.

 

Le roi Louis de Bourbon, quatorzième du nom, s’impatientait. Il avait chargé son ministre Colbert de Seignelay d’une mission vis-à-vis des Sorciers et celui-ci disait ne pas avoir encore eu de nouvelles de ce Quildas Hautfaucon qu’il avait missionné pour en apprendre plus.

Mais ça, c’était la semaine passée. Il le fit rappeler, voulant des explications immédiates.

Sur le chemin menant au cabinet privé du roi, Seignelay réfléchit à ce qu’il allait lui dire. Malgré ses efforts, Quildas Hautfaucon demeurait introuvable. C’était-il enfui ? Peut-être… Le roi exigerait une explication, et surtout, il voudrait les réponses à ses questions concernant le Secret Magique qui déroberait bientôt la population sorcière de ses intentions. Dans cet univers de paraître, cela voulait dire perdre l’estime du Vatican, ce que ne pouvait supporter Louis XIV.

Ce roi exigeait tant de ses ministres ! Son père l’avait dit sur son lit de mort en refusant de le recevoir : « J’ai tout donné de moi au roi ; qu’il me laisse au moins ma mort[3] ». Son père était au moins décédé dans son lit de causes naturelles, ce ne serait peut-être pas son cas…

Seignelay s’inclina respectueusement devant son seigneur et maître quand il fut arrivé. Celui-ci demanda à ce qu’on les laisse seuls.

— Monsieur de Seignelay, vous avez, je pense, compris pour quoi je vous ai mandé, dit le roi.

— Oui, votre Majesté, répondit Seignelay. Et je suis au regret de vous décevoir. Malgré toutes mes recherches, l’homme que j’avais chargé de se renseigner, ce Quildas Hautfaucon, ne m’a toujours pas rendu compte.

— Quelles raisons voyez-vous à cela ?

— C’est un sorcier, votre Majesté, il se joue de nous. Je pense que jamais il n’a eu l’intention de nous renseigner. Il travaille certainement pour monsieur Courneuf.

— Oui… Tous des traîtres, ces maudits Sorciers…

— Je dois de nouveau rencontrer monsieur Courneuf demain, je pourrais l’inciter à me donner des informations au sujet de Hautfaucon à son insu.

— Peu m’importe ce sorcier vénal ! Obtenez plutôt ce que nous voulons savoir sur leur Secret Magique.

— Il sera fait selon vos désirs, votre Majesté, finit Seignelay en s’inclinant de nouveau.


[1] 1648.

[2] « Gardiens » en allemand.

[3] Citation attribuée à Jean-Baptiste Colbert (premier du nom, père de Jean-Baptiste Colbert de Seignelay et ministre d’État de Louis XIV) en septembre 1683.


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