Les Premiers Chasseurs

Chapitre 29 : XXVIII La Carte d'Odin

5051 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 19/05/2023 11:07

CHAPITRE XXVIII : LA CARTE D’ODIN


Quand il descendit le matin pour prendre son petit-déjeuner, Philippe d’Estremer ne trouva personne si ce n’est son personnel. Il demanda à Noé où se trouvait Mathias, et ce dernier lui répondit qu’il s’était rendu directement auprès de leur prisonnier sans même prendre le temps de se restaurer.

Cela faisait maintenant trois jours que Mathias Corvus interrogeait Phéléas Lenier. Pour le moment, celui-ci avait tenu bon, mais le comte gageait qu’il ne tiendrait plus très longtemps.

Une lettre d’Odon Marchas l’attendait, elle était arrivée au petit matin. L’archiviste y racontait sans entrer dans les détails l’entrevue entre monsieur Courneuf et les ministres germain et russe. Il s’attardait en particulier sur ce qu’avait dit monsieur Hohenberg concernant des druides prétendant pouvoir « figer la magie ». Cela semblait inconcevable, mais sachant que les pistes concernant Taran avaient déjà mené maître Marchas dans la direction d’un druide de l’actuel Pays de Galles au temps des Romains, ça devenait possible.

Quelle somme de connaissances pouvait avoir engrangée Taran si, comme il semblait, il vivait depuis près de mille sept cents ans ? Pourraient-ils vaincre un tel sorcier ?

Seul, Philippe laissa ses pensées l’envahir. Les évènements des derniers jours lui avaient semblé durer des semaines, le fatiguant au-delà du simple effort physique. Jamais il n’avait autant espéré revenir à sa vie de simple seigneur de ses terres, où sa principale préoccupation serait d’administrer les gens sous sa responsabilité. Il avait parfois l’impression de les abandonner, même s’il savait qu’il avait confié les affaires courantes de son comté à des gens de confiance.

Feu son père lui avait appris que le premier devoir d’un seigneur est envers les gens vivant sur ses terres. Celui-ci passait souvent des jours à sillonner la région de village en village pour écouter les doléances des paysans, marchands, artisans et autres habitants. Une fois rentré au château, il passait encore des jours à réfléchir à la résolution des problèmes qu’il n’avait pu régler sur place.

Quand il eut quatorze ans, Philippe l’accompagna. La tournée dura quatre jours pendant lesquels le jeune homme observa son père et apprit. Il se demanda longtemps si son père n’avait pas senti la fin arriver et l’avait emmené avec lui pour lui enseigner cela. Le comte d’Estremer décéda quatre mois après, alors que Philippe était retourné à l’Académie Beauxbâtons.

— Monsieur le comte, dit Noé en entrant. Monsieur Flamel est venu pour la leçon de madame la comtesse. Comme vous le vouliez, je lui ai dit que vous souhaitiez vous entretenir avec lui.

— Merci, Noé, fais-le entrer s’il te plaît, demanda Philippe.

— Bonjour, monsieur le comte, salua l’alchimiste en entrant.

— Monsieur Flamel, je vous en prie, asseyez-vous. Souhaitez-vous boire ou manger quelque chose ?

— Je prendrai bien une verveine si vous en avez, s’il vous plaît.

— Bien, monsieur, acquiesça Noé en sortant.

— Je suppose que vous ne m’avez pas mandé pour juste prendre le petit-déjeuner… Je vous écoute, monsieur le comte.

Philippe narra à l’alchimiste tout ce qu’ils savaient et ce qu’ils avaient conclu du massacre de Montbal. Il finit en questionnant le vieil homme ­– qui avait pâli plus qu’il ne l’était naturellement – sur l’absence apparente de magie ce soir-là, n’omettant pas de parler de la lettre d’Odon Marchas reçu le matin même.

Tout en buvant sa verveine par petites gorgées, l’érudit se plongea dans une intense réflexion.

— Théoriquement, c’est possible… souffla Flamel. Mais je n’ai jamais entendu dire que cela avait été fait, ne serait-ce qu’une fois. De plus, le faire sur une personne serait déjà assez compliqué, alors à cette échelle…

— Mais en théorie… fit Philippe.

— C’est possible, oui. Taran vit depuis longtemps, imaginez tout ce qu’il a pu apprendre depuis l’invasion romaine de l’île de Bretagne ! Hermès, l’ami dont je vous ai déjà parlé, est le sorcier le plus érudit que je n’ai jamais rencontré. Quand on a comme eux le temps d’apprendre et d’expérimenter, pourquoi s’en priver ?

— J’aimerais rencontrer cet Hermès, pour qu’il me parle de Taran, pensez-vous pouvoir arranger une rencontre ? demanda le comte.

— J’ignore comment le contacter, avoua Flamel. Chaque fois, c’est lui qui m’a abordé. Je peux toujours essayer, mais tout ce que je peux dire d’autre, c’est que lui – et Néféri et Chan – n’est pas loin. Vous avez le même but : mettre fin aux agissements de Taran.

— Alors pourquoi ne sont-ils pas venus à nous directement ?

— Je ne peux que supposer, je dirais qu’ils vous font confiance pour suivre votre voie pendant qu’eux cherchent dans une autre. Si c’est le cas, cela veut dire qu’ils reconnaissent vos capacités à vous et Mathias. Ou alors, c’est juste qu’à force de s’imposer d’être à l’écart des autres, ils en oublient qu’ils peuvent s’y associer pour agir. Les siècles ne changent rien au fait qu’on reste humains, avec nos qualités et nos défauts. Je dirais même que ça les exacerbe !

Nicolas Flamel but les dernières gouttes de verveine puis reposa la tasse sur la table.

— Où est Mathias ? questionna-t-il.

— Il interroge un prisonnier, répondit Philippe. C’est le seul qui puisse nous donner une piste pour nous mener à Taran maintenant.

— Je vois… Votre épouse doit m’attendre, je vais la rejoindre pour sa leçon du jour.

— Dîtes-lui que je vous ai retenu.

 

Dans la cave, Mathias essuyait ses poings tachés de rouge avec un linge. Derrière lui, se laissant pendre lamentablement par ses poignets enchaînés, Phéléas Lenier respirait difficilement, le visage tuméfié, du sang coulant de sa bouche.

— Il va falloir que tu parles, dit Mathias. Si je continue comme ça, tu mourras.

— Car je vivrais encore longtemps si je parle ? souffla faiblement Lenier.

— Sûrement pas, mais tu cesseras de souffrir.

— C’est toi qui me tueras ?

— Non, tu seras livré à la Justice.

— Tu fais donc confiance au Ministère… Je croyais les Corvus à part… dit Lenier avec acrimonie.

— Si ça ne tenait qu’à moi, tu ne quitterais pas cette cave vivant, tu ne reverrais pas le soleil, avoua Mathias.

— Mais ça ne plairait pas à ton nouvel ami, n’est-ce pas ? Il n’est pas comme nous, c’est un nanti à qui la vie a toujours souri. Il ne sait pas ce que c’est que de devoir se battre pour survivre alors que tous, y compris ceux qui auraient dû nous soutenir naturellement, nous tournent le dos. Notre maître ne se détournera jamais de nous. Il est toujours juste et bon avec nous, et il sait ce qu’il faut pour notre peuple.

— Oui… Juste et bon… C’est pour ça qu’il a massacré mon clan, réduisant des enfants innocents à l’état de marchandises vendues à l’étalage.

— Des moldus… cracha Lenier. Rien de plus que des animaux…

— Endoloris ! lança Mathias.

Lenier se tordit de douleur, hurlant à s’en déchirer les cordes vocales. C’était comme si des lames chauffées à blanc le lacéraient de toutes parts. La souffrance persista encore quelques secondes après que son bourreau eut cessé.

— Finalement, je pense que je vais te tuer de mes mains, dit lentement Mathias. Fais-moi confiance pour que ton agonie soit longue et douloureuse.

Lenier frissonna, il comprit que cette fois-ci, Mathias ne s’absenterait pas avant qu’il fût mort. À moins de lui donner ce qu’il voulait, juste pour obtenir un peu de répit, même seulement quelques heures. Ce serait toujours ça de gagner…

— Le château de Malchauzen… indiqua-t-il dans un râle.

— Quoi ?! s’exclama Mathias.

— Taran… Il est au château de Malchauzen… En Alsace…

Le silence lui répondit, il n’osait pas lever les yeux vers son bourreau. La porte claqua. Lenier se relâcha, tout son corps lui faisait vivre le martyre, mais au moins, il était vivant.

Il espérait qu’il avait tenu assez longtemps, que son maître serait satisfait de lui.

 

Mathias rejoignit immédiatement Philippe. Celui-ci se trouvait au salon avec le père Mathérius et sa mère. L’arrivée du spadassin, en tenue débraillée et tâchée d’éclaboussures ocres, mit mal à l’aise la comtesse mère. Il ne parut pas le remarquer.

— Il a parlé ! annonça-t-il. Taran serait au château de Malchauzen, en Alsace.

— Savez-vous où est-ce précisément ? questionna Philippe en se levant.

— Non, il faudra faire appel à Marchas.

— L’alsace… La guerre fait rage dans cette région[1], fit remarquer le père Mathérius. Ce ne sera pas facile d’y voyager.

— Du moins, au sol… réfléchit Mathias.

— Vous pensez qu’on devrait y aller en balais ? dit Philippe. Ça peut être une bonne idée.

— Et de nuit, ajouta-t-il. C’est la nouvelle lune ce soir, nous devrions pouvoir passer inaperçus. Reste à pouvoir s’approcher de notre destination… y transplaner…

— Je ne suis jamais allé en Alsace, avoua le comte.

— Moi si, mais il faudrait savoir où se trouve le château d’abord.

— Allons voir maître Marchas. Vous devriez vous changer avant.

— Je vous rejoins dans dix minutes dans le vestibule.

Sans se retourner, les deux hommes quittèrent le salon, laissant le curé et la comtesse mère seuls.

— Il va encore repartir… souffla Lanéa d’Estremer.

— C’est toujours dur pour une mère de voir partir son enfant, même quand c’est un homme, dit Mathérius. Soyez confiante, madame, votre fils sait se défendre, et il n’est pas seul.

— Oui, encore heureux, monsieur Corvus est un guerrier solide. Mais il est aussi mû par sa soif de vengeance…

— Vous craignez qu’il se laisse emporter par sa haine et fasse prendre des risques inutiles à votre fils.

— Vous le connaissez depuis plus longtemps que nous, mon père, ma crainte est-elle justifiée ?

— Mathias a toujours été le plus secret du clan Corvus. Je dois avouer que j’ignore comment il peut se comporter dans une telle situation. Je connaissais surtout son père, Orion, et je peux deviner ce qu’il lui a enseigné : ne jamais se laisser submerger par ses émotions. Faites-lui confiance.

 

Mathias et Philippe cheminèrent jusqu’au Ministère de la Magie. Ils ne s’arrêtèrent pas à l’entrée, malgré l’injonction du concierge, se rendant directement à la bibliothèque. Ils y trouvèrent rapidement Odon Marchas, penché sur un lourd ouvrage, comme à son habitude.

— Monsieur le comte ! Monsieur Corvus ! Si vous êtes venus, c’est que vous avez besoin de renseignements urgents. Dites-moi tout.

— Le château de Malchauzen, dit Mathias sans préambule. Où se trouve-t-il ? Tout ce que nous savons, c’est qu’il est en Alsace.

— Ça va limiter le champ des recherches. Suivez-moi.

Odon guida ses visiteurs dans les méandres du Ministère. Il les fit passer par plusieurs portes, certaines nécessitant une clé, d’autres un mot de passe ou une combinaison de gestes. Ils empruntèrent maints couloirs et escaliers, montant et descendant, parfois la tête à l’envers.

Ils finirent par arriver dans une pièce où tout un mur était recouvert d’une immense carte en parchemin jauni représentant l’ensemble de la planète. Ils y remarquèrent des continents et des océans pas encore découverts, mais n’en parlèrent pas, n’ayant pas le temps pour cela.

— Voici la Carte Omnisciente, présenta Odon. On l’appelle aussi la Carte d’Odin, car elle fut un cadeau du Jarl du clan sorcier scandinave des Lokisson. C’est un artefact très utile quand on sait s’en servir et qu’on parle le vieux norrois.

— Elle date de quand ? demanda Mathias.

— Du douzième siècle. Ne vous fiez pas à son âge, elle a la capacité d’évoluer avec le temps et peut nous montrer la géographie passée et actuelle, entre autres informations.

— Je n’en ai jamais entendu parler, dit Philippe.

— C’est un des secrets du Ministère de la Magie, cela fait des générations que nous la cachons, cela nous donne quelques avantages sur nos voisins.

— Et concrètement, que peut-elle faire ?

— Malchauzen hús, lança Odon en direction de la carte.

Immédiatement, la carte « zooma » sur l’Europe, montrant les frontières des différents royaumes, empires et autres duchés. Un point apparut dans le nord de l’Alsace, annoté de runes.

— Voici ce que vous cherchiez ! annonça Odon avec une pointe de fierté.

Mathias regarda attentivement la position du château, réfléchissant à leur approche.

— Peut-on voir plus de détails ? demanda-t-il.

— Quel genre ? questionna l’archiviste.

— Le relief, les forêts, les cours d’eau…

Odon s’adressa de nouveau à la carte en vieux norrois. Celle-ci réagit dans la foulée en zoomant davantage et en figurant les collines par de petits dômes, les forêts par des spirales vertes et les cours d’eau par des traits bleus.

— Je dois avouer que c’est impressionnant, dit Philippe. Et vous dîtes qu’elle peut nous montrer la physionomie du terrain d’antan ?

— En effet, confirma Odon. Elle ne peut malheureusement pas nous montrer le futur. Et elle peut faire quelque chose qui pourrait vous être utile, mais seulement sous une certaine condition : elle peut nous montrer où se trouve ­­– ou se trouvait – un individu. Mais pour cela, il nous faut son nom et son sang. Les pseudonymes ne permettent pas cette action, il faut le véritable nom.

— Je vois… cela nous aurait arrangés, seulement nous ignorons si Taran est son vrai nom et nous n’avons pas de sang lui appartenant.

— Ça aurait été trop facile… soupira Mathias. Bien… Je crois savoir par quel itinéraire nous allons passer cette nuit. Avez-vous des balais ?

— Oui, vous prendrez celui de mon épouse.

— Oh ! En parlant de ça ! s’exclama Odon. Ce serait un honneur pour moi si vous acceptiez tous les deux – et vos familles bien évidemment – de venir assister à notre mariage, à Fannette et moi.

— Tout l’honneur sera pour moi d’être présent en cette faste journée, assura Philippe.

— Moi de même, sourit Mathias.

— Nous souhaiterions le célébrer dans un mois, précisa l’archiviste. Vous comprenez, avec ce qu’il s’est passé, je ne souhaite pas trop tarder.

— Dans un mois, nous serons là, promit le comte.

— Mais pour le moment, nous devons rentrer nous préparer, ajouta le spadassin.

— Une dernière chose, maître Marchas, intervint Philippe. Je ne pense pas que Taran soit du genre à se baser à un endroit sans raison, pouvez-vous vous renseigner sur ce lieu et son histoire ? À qui appartient-il ou a-t-il appartenu ?

— Ce sera fait, monsieur le comte. J’essayerai de vous envoyer un hibou avant ce soir.

Sitôt de retour à Estremer, Philippe et Mathias mirent à profit une partie de la journée à préparer leur expédition du soir. Mathias garnit ses réserves de munitions, remplissant une bourse à balles et plusieurs poires à poudre. Il passa un long moment à fourbir son épée et ses autres lames. Il finit en vérifiant l’état de sa baguette.

Charlotte l’observait depuis l’embrasure de la porte de l’armurerie. Son visage reflétait l’inquiétude et la résignation à le voir partir de nouveau. Elle souhaitait qu’il reste près d’elle, qu’il ne risque pas sa vie, mais elle savait depuis le début qu’il en serait toujours ainsi. C’était ainsi qu’il vivait.

— J’ai l’impression d’être la femme d’un soldat partant à la guerre, dit-elle, signalant sa présence. Sauf que nous ne sommes pas mariés et que tu ne sers dans aucune armée.

— Je comprends ce que tu veux dire, répondit-il. Cela ne doit pas être très agréable.

— Je suppose que je m’y habituerai, même si je doute que l’inquiétude de te voir partir et ne jamais revenir me quitte un jour.

— D’une certaine manière, je ne souhaite pas qu’elle te quitte. Ça peut paraître cruel, mais tant qu’elle est là, c’est que tu tiens à moi.

— Je préfère te montrer autrement que je tiens à toi. Par exemple…

Charlotte entra et verrouilla la porte derrière elle. Mathias posa sur l’établi ce qu’il avait dans les mains pour accueillir la jeune femme sur ses genoux, relevant sa robe pour l’installer. Bientôt, ses hanches se murent d’un mouvement lascif alors que tous deux soupiraient de plaisir à l’unisson entre deux baisers[2].

Une heure plus tard, Mathias rejoignit Philippe qui étudiait un parchemin.

— Ah ! Vous voilà ! s’exclama le comte. Vous aviez disparu.

— Aviez-vous besoin de moi ? questionna Mathias.

— Non… Maître Marchas a effectué les recherches demandées en un temps record ! J’étais en train d’en lire le résultat. Pour résumer, ce château n’est pas très grand, tout au plus un petit donjon avec une enceinte. Il serait inhabité depuis des siècles, les locaux ne s’en approchent pas, pensant le lieu maudit.

— Pourquoi ?

— Il y a quelques siècles, ce château appartenait à un sorcier, qui a d’ailleurs donné son nom à l’endroit, il faisait vraisemblablement des expériences magiques qui ont effrayé la populace. Puis avec le temps, c’est devenu un lieu maudit.

— Je vois… Le lieu parfait pour Taran et sa clique. Il n’y cherchait peut-être rien de particulier, la réputation de ce château pourrait être son seul intérêt, pour être tranquille.

— C’est possible… À quelle heure souhaitez-vous que nous partions ?

— Une fois la nuit tombée, pas avant. Nous dînerons ici, sans faire d’excès.

— Bien entendu, acquiesça Philippe. Si tout est prêt, je pense que je vais aller me coucher, la nuit risque de ne pas être reposante.

— Je vais faire de même, conclut Mathias.

 

La rencontre avec Colbert de Seignelay, d’une certaine manière, arrangeait Étienne Courneuf. Il comptait lui parler des derniers évènements, les attaques de Bressols et Montbal, ainsi que de l’affaire Hautfaucon. La discussion promettait d’être tendue, surtout quand ils en viendraient aux conséquences.

Comme à son habitude quand il venait au Ministère de la Magie, Seignelay fut mené dans un bureau où la moindre allusion à la sorcellerie avait été retirée. Autant ne pas le braquer plus que nécessaire.

Quand il entra dans le bureau, Étienne Courneuf trouva son visiteur déjà assis. Le ministre de la Maison du Roi ne prit même pas la peine de se lever. Ça aussi, c’était habituel. Pourquoi se lèverait-il pour une engeance qu’il juge contre nature ?

— Monsieur de Seignelay, cette entrevue devrait être une des dernières avant l’entrée en vigueur du Secret Magique ! annonça Courneuf.

— Sous réserve que Sa Majesté accepte cela, grogna Seignelay. Pour le moment, il n’est pas convaincu d’avoir un intérêt à vous voir disparaître.

— Je sais, Sa Majesté veut se faire bien voir du clergé et de l’Inquisition en particulier. Seulement, vous devez comprendre que c’est notre survie et notre tranquillité qui est en jeu.

— Vous restez des sujets du Roi.

— Évidemment, mais nous y reviendrons après. Je souhaiterais parler avec vous de certains évènements récents.

— Oui, moi aussi, comme l’attaque des vôtres sur les innocents villageois de Bressols. Vous deviez empêcher ce genre de chose d’arriver !

— En effet, et je vous présente mes plus sincères excuses, tout comme je présenterai mes condoléances aux familles endeuillées. Cette attaque fut la résultante d’une manipulation dont ont été victimes les habitants de Montbal. Nous recherchons l’éminence grise derrière cette affaire pour le juger et le punir.

— Peu nous importe ! s’écria Seignelay. Ce sont de vils sorciers qui méritent…

— J’aimerais pouvoir vous dire que les coupables, même manipulés, de cette attaque seront jugés et punis, interrompit brutalement Courneuf. Le souci c’est que l’Inquisition a ravagé le village de Montbal de la plus vile des manières, tuant bon nombre d’innocents qui n’avaient rien à voir dans l’attaque de Bressols.

— L’Inquisition ne fait que l’œuvre de Dieu…

— Cachez-vous derrière votre foi et votre dieu si cela vous rassure, mais ne me faites pas croire qu’il réclame la vie de femmes, d’enfants et de fermiers innocents, asséna le ministre de la Magie d’un ton sans réplique.

Seignelay resta sans voix face à son interlocuteur.

— Surtout que vous n’êtes qu’un hypocrite, monsieur, vous dites ne pas supporter les Sorciers, mais vous n’hésitez pas à vous servir de l’un des nôtres pour connaître nos secrets, accusa Courneuf.

— Quildas Haufaucon vous a donc tout dit…

— Il a été arrêté alors qu’il essayait de remplir la mission que vous lui avez confiée. Il a surtout commis plusieurs crimes en tentant d’y parvenir.

— Il aura le pardon royal, car en mission pour Sa Majesté.

— Il sera jugé, et au vu des preuves, vraisemblablement condamné.

— Vous ne pouvez aller contre la volonté du roi ! se révolta Seignelay.

— J’en viens au dernier point. Il m’est apparu que vous ne souhaitiez pas nous laisser en paix, et ce, malgré toute notre bonne volonté et notre envie d’effectuer une transition la plus douce possible. Nous allons donc prendre la décision de manière unilatérale : nous allons séparer nos deux mondes.

Seignelay avait pâli, s’il rapportait cela au roi, il risquerait sa tête.

— Vous… vous ne pouvez pas… balbutia-t-il. Sa Majesté a tout pouvoir sur vous, s’il ne le veut pas, vous ne pouvez pas le faire ! Ce serait de la sécession !

— Exactement, monsieur de Seignelay, vous avez bien compris. Il y a prochainement une session plénière de la Confédération des Sorciers, ce devrait être l’ultime vote qui scellera le Secret Magique.

— Nous savons où vous vivez ! hurla Seignelay. Avant même cette assemblée, nous vous ferons regretter cette décision !

Colbert de Seignelay se leva et se dirigea d’un pas décidé vers la porte.

— Collaporta, incanta Courneuf, bloquant la porte.

Seignelay se retourna vers le ministre de la Magie, le toisant avec haine et peur. Il n’avait pas d’arme et se retrouvait seul avec un sorcier tenant une baguette magique.

— Je suis parfaitement conscient que vous avez une certaine somme d’informations sur nous, dit calmement Courneuf. C’est pour quoi, et sachez que j’en suis désolé, nous allons d’ores et déjà prendre des mesures.

— Vous allez me tuer ?

— Non, nous allons juste prendre un peu d’avance. Votre mémoire sera effacée et les informations que vous avez amassées, détruites.

— Le roi comprendra ce que vous comptez faire !

— Le temps qu’il agisse, le Secret Magique sera une réalité, il ne pourra alors rien faire sans passer pour un fou.

Seignelay réfléchit quelques instants, cherchant comment s’en sortir, mais il constata vite qu’il ne pouvait rien faire. Il se calma et revint s’asseoir.

— Qu’aurions-nous pu faire pour éviter d’en arriver là ? demanda-t-il désabusé.

— Vous n’auriez pas dû nous considérer comme vos ennemis ou une engeance maléfique, répondit Courneuf, nous n’en serions pas arrivés là. Et quand ce fut trop tard, il fallait nous laisser disparaître en toute sérénité. Souvenez-vous qu’on paye toujours pour ses erreurs.

— Je croyais que vous alliez m’effacer la mémoire, rit le ministre du roi, sarcastique.

— En effet, vous avez raison…

D’un geste, Courneuf déverrouilla la porte. Un homme entra, l’air pâle et effacé. Ce nouvel arrivant inquiéta Seignelay.

— Voici Xalaphas Oblivis, notre meilleur spécialiste en sortilège d’amnésie et en légilimancie, présenta Courneuf. Avant qu’il ne vous efface la mémoire, il va fouiller votre esprit pour qu’on puisse détruire tous les documents pouvant vous mener à nous.

— Est-ce que ce sera douloureux ? s’inquiéta Seignelay.

— Seulement si vous résistez. Allez-y, monsieur Oblivis.

Xalaphas Oblivis sortit une baguette aussi pâle que lui, il la pointa directement sur la tête de Seignelay.

— Legilimens, incanta-t-il faiblement.

Il fouilla l’esprit du ministre de fond en comble, délaissant ce qui ne l’intéressait pas. Au bout de quelques minutes, il cessa et se tourna vers Courneuf.

— J’ai tout ce qu’il me faut, monsieur le ministre, dit-il.

— Bien, vous pouvez lui effacer la mémoire, ordonna Courneuf. Puis rapportez-moi tous les documents.

Une nouvelle fois, Oblivis se tourna vers Colbert de Seignelay.

— Adieu, monsieur de Seignelay, conclut Courneuf.

— Oubliette.

 

Comment était-il revenu à Versailles ? Et où était-il allé durant ces dernières heures ? Colbert de Seignelay n’en avait aucune idée, il était de retour dans son cabinet. Perdait-il la tête ? Il passa de longues minutes à essayer de se remémorer sa journée, mais les quelques bribes qu’il parvenait à atteindre étaient floues.

Le roi Louis XIV, informé de son retour, le convoqua dans son étude privée. Seignelay, encore troublé, ne souhaitait pas s’y rendre et subir une nouvelle volée de remontrances et d’exigences de la part du monarque.

Mais on ne faisait pas attendre le roi…

Seignelay fut introduit dans le cabinet où Louis XIV attendait seul. Il s’inclina respectueusement avant de se relever.

— Vous m’avez fait mander, Sire, dit-il.

— Vous deviez venir me rendre compte dès votre retour, monsieur de Seignelay, gronda le monarque. Je vous ai attendu.

— Mon retour ? Excusez-moi, Sire, mais où devais-je me rendre aujourd’hui ?

— Mais chez cette engeance démoniaque ! En ce lieu qu’ils osent appeler « Ministère de la Magie » ! Et vous aviez rendez-vous avec celui qui s’octroie le titre ronflant de « ministre de la Magie » ! Étienne Courneuf !

— De la Magie ?! Votre Majesté… Est-ce un nouveau jeu ? questionna Seignelay sans comprendre.

— C’est vous qui vous jouez de moi, Seignelay ! s’exclama le roi. Avez-vous les informations concernant le Secret Magique ?

— Pardonnez-moi, Sire, mais je ne me souviens de rien concernant la journée d’aujourd’hui. Et je ne sais rien concernant un ministère ou un ministre de la Magie. Je ne crois d’ailleurs pas en ce genre de chose.

Le visage du roi se crispa dans une expression de réflexion.

— Que vous ont-ils fait ? questionna-t-il. Ils vous ont effacé la mémoire ! C’en est trop ! Envoyez des troupes ! Je veux que le Ministère de la Magie soit rasé et que tous les Sorciers soient arrêtés pour être jugés par l’Inquisition ! Il est temps de purger notre société de cette engeance du diable !

— Bien, Sire… s’inclina Seignelay. Mais… où se trouve ce ministère ?

— Vous avez mis sur une carte tous les lieux de vie connus des Sorciers, il doit y apparaître.

— Bien… Je vais chercher cette carte, Sire.

Seignelay se rendit dans ses quartiers et chercha tout document mentionnant des sorciers ou un ministère de la Magie, mais il ne trouva rien et dut retourner voir le roi avec aucune information. Le monarque hurla de rage, d’autant plus qu’il n’avait jamais été aussi démuni.


[1] La guerre de la Ligue d’Augsbourg a duré de 1688 à 1697. Elle oppose la France à l’ensemble des princes européens. Cette guerre est le résultat des provocations de Louis XIV qui annexe, en pleine paix, de nombreux territoires allemands.

[2] Charlotte n’a pas retiré de sous-vêtement, car le pantalon de lingerie, ancêtre de la culotte, n’apparut qu’au 19e siècle.


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