Les Premiers Chasseurs

Chapitre 37 : Supplément : Le Lien

Chapitre final

2543 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 10/02/2024 14:54

Le Lien


Ce chapitre participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions.fr : Chroniques d’antan (janvier – février 2024).


Mathias Corvus revenait du village de Sainte-Cécile-les-Bois, guidant son cheval par la bride. Sa charrette était chargée des victuailles que son père l’avait envoyé chercher. Ce genre de corvée l’ennuyait, cela lui laissait moins de temps pour s’entraîner, lui qui ne rêvait que de suivre les pas de ses aînés : parcourir le monde en portant la baguette et l’épée.

Il lui fallait une heure pour effectuer le trajet entre le village et le domaine familial. Son père lui avait expliqué plusieurs fois pourquoi il ne devait pas transplaner : pour ne pas effrayer les moldus et ne pas tomber dans l’oisiveté. Malgré tout, il trouvait ça long.

Le temps était couvert, il savait qu’il devait se montrer prudent, c’étaient les conditions préférées des vouivres pour chasser. À l’allée, il ne les avait même pas entendues, il espérait que ça soit pareil au retour.

Le village était maintenant suffisamment éloigné, les habitants ne s’enfonçaient jamais aussi loin dans les bois. Pour tromper son ennui, Mathias sortit sa baguette et s’amusa à faire léviter des cailloux. À coups de poignet, il propulsait les pierres en l’air et les pulvérisait d’un éclair.

Il les jetait de plus en plus haut, n’accordant aucune d’importance aux hennissements plaintifs du cheval. Lorsque celui-ci se cabra, il cessa enfin son jeu pour tenter de le calmer.

— Ça va, calme-toi, intima-t-il doucement.

Mais l’animal continuait de tirer sur sa bride, manquant de renverser la carriole. Mathias comprit que ce n’était pas lui le responsable de sa panique. Il regarda autour de lui et il les vit : deux yeux brillants d’un éclat rougeoyant. Le long corps reptilien sortit de l’ombre des arbres et exhala son souffle fétide en ouvrant sa gueule sertie de dents tranchantes. La collerette du monstre se dressa sur sa nuque lorsqu’il poussa un rugissement rauque.

Mathias leva sa baguette, ses jambes flageolaient vigoureusement, manquant de céder sous son poids. Il savait qu’il devait viser les yeux, mais à cet instant, les yeux de ce monstre lui paraissaient à la fois si énormes et si petits, il lui semblait impossible pour lui de les atteindre.

La bête s’approchait lentement, prête à se repaître de sa chair, quand soudain, un croassement se fit entendre. Le monstre comme le garçon tournèrent la tête de concert, un corbeau au plumage de jais était perché sur une branche proche. Sa tête n’oscillait pas, contrairement à l’habitude des oiseaux, il fixait la vouivre de son regard noir.

Le reptile poussa un rugissement et s’en retourna dans les bois sans se retourner. Soulagé, Mathias tomba sur son séant, respirant de nouveau librement. Il regarda dans la direction du corbeau, mais celui-ci avait disparu. Il sursauta quand il l’entendit croasser juste derrière lui, il s’était juché sur la carriole.

Mathias mit de longues minutes avant de parvenir à se relever. Il reprit la bride du cheval – il lui sembla que ce dernier tremblait moins que lui ­– et il continua sa route en tentant de calmer sa respiration.

Au bout du chemin qu’il ressentit deux fois plus long qu’à l’accoutumer, il arriva enfin à destination. Son père l’attendait, assis sur le rebord du puits.

— Tu en as mis un temps ! s’exclama-t-il. Un souci sur le chemin ?

— Non, mentit Mathias, ne voulant pas paraître faible. Foudre avait soif, on s’est juste arrêté quelques minutes au ruisseau.

Orion Corvus le regardait intensément, de ce regard qui vous traverse de part en part.

— Rien d’autre ? En es-tu sûr ? insista-t-il.

Et avant que Mathias puisse répondre, le corbeau salvateur vint se poser sur l’épaule d’Orion. Il ne l’avait pas reconnu sur le coup, quand il faisait face à la vouivre, mais il s’agissait de Bran, l’étrange oiseau lié à sa famille. Il sut qu’il était inutile de mentir plus longtemps et raconta sa mésaventure sans rien omettre. Son père le laissa parler sans l’interrompre.

Quand Mathias eut fini, le corbeau poussa un croassement et s’envola, disparaissant au-dessus des arbres.

— Pourquoi m’as-tu menti ? questionna Orion, sans démontrer le moindre signe d’énervement ou de déception.

— Je… je ne voulais pas paraître faible, répondit Mathias. Vous êtes tous braves et sans peur, et moi…

— Tu es brave, et tu le seras sûrement plus que nous tous un jour.

— Mais j’étais pétrifié par la peur !

— Et alors ? Crois-tu que nous ignorions ce qu’est la peur ? Non, nous la ressentons aussi. Il y a une différence entre ne pas ressentir la peur et la maîtriser. À ton âge, j’aurais réagi pareil. Heureusement, Bran veillait sur toi.

— Oui, heureusement… Père, puis-je te poser une question ?

— Tu n’as pas à le demander, c’est mon rôle de te répondre et de t’enseigner.

— Qu’est-ce qu’il est ? Je parle de Bran.

Orion sourit.

— Je ne sais pas, en toute honnêteté. Il suit les nôtres depuis aussi longtemps qu’on puisse le raconter.

— Pourquoi est-il attaché à nous ? Quel est ce lien qui nous unit ?

— Concernant la nature de ce lien, tu le comprendras quand tu prendras conscience qu’il fait partie de toi. Cela ne voudra pas dire que tu seras capable de l’expliquer, mais à qui auras-tu besoin de donner une explication sur ce sujet ? La véritable raison de ce lien, nous l’ignorons. Le seul élément de réponse est la légende que l’on se transmet de génération en génération. Il est temps pour toi de la connaître. Viens, on sera plus à l’aise à l’intérieur.

Ils s’assirent au coin du feu, adressant juste un sourire à l’épouse de Savinien qui préparait le déjeuner, faisant voler les ingrédients, les épluchant à coups de baguette.

— Sois bien conscient que ce que je vais te raconter est une légende, prévint Orion. Comme toutes légendes, il est presque impossible de distinguer la réalité du mythe. C’était il y a longtemps, tellement longtemps qu’il est impossible de dater cette histoire. La notion même de date n’existait pas encore. Une guerre d’une telle ampleur qu’il est difficile de l’imaginer faisait rage. Nos ancêtres se battaient dans le camp des défenseurs de ce monde, armés de leur courage et de baguettes en cristal, contre des démons venus du fond du ciel. À leurs côtés se trouvaient des êtres puissants, à la fois guerriers rudes et mages aux pouvoirs immenses. Même s’ils nous ressemblaient, ils n’étaient pas des Hommes. Leur faiblesse était leur nombre, beaucoup étaient partis, préférant quitter notre monde, seuls quelques-uns étaient restés se battre. Ils étaient comme des généraux antiques, dirigeant les batailles tout en prenant part au combat[1]. L’une s’appelait Morrigan, et un jour, son destin croisa celui de nos ancêtres.

« Ils étaient vingt et un, déjà unis par le sang et la mort. Leur talent au combat, leur bravoure et leur abnégation impressionnèrent Morrigan qui décida d’en faire sa troupe d’élite. Durant des années, ils parcoururent les champs de bataille, faisant plier et fuir l’ennemi, parfois par la seule rumeur de leur venue. Ils étaient toujours drapés de noir, ce qui leur valut le surnom de « Corbeaux de Morrigan ». Ils n’allaient jamais tous ensemble au combat, Morrigan en laissait toujours sept pour garder sa forteresse d’Aberffraw. Entre ses murs, elle gardait un artefact précieux et vital pour la préservation du monde.

« Un jour, un autre de ces êtres vint rendre visite à Morrigan. Il s’appelait Gwern et était son neveu. Il apprit à sa tante que sa mère – la sœur de Morrigan – était prisonnière des démons et que pour la libérer, ceux-ci réclamaient l’artefact gardé à Aberffraw. Même si elle fut meurtrie par cette nouvelle, Morrigan ne pouvait accéder à cette demande, beaucoup trop de vies en dépendraient. Le plus valeureux de ses guerriers, Cúchulainn, proposa d’aller sauver la mère de Gwern par ces mots :

— Morrigan, certes ce crâne de cristal est précieux et primordial pour la survie de notre monde, mais nous ne devons pas nous détourner des nôtres. Ta sœur est aussi précieuse à nos yeux qu’elle l’est aux tiens. Commande et nous te suivrons jusqu’à l’Annwyn[2] pour la sauver. Et armé de mon épée Cruaidin Calcidheann, je mènerais tes Corbeaux avec loyauté.

« Elle savait qu’avec Cúchulainn à ses côtés, elle pouvait vaincre n’importe quel ennemi. Certains disaient qu’elle ressentait de l’amour pour lui, mais que ce n’était pas réciproque. Toujours est-il que Morrigan réunit quatorze de ces guerriers-sorciers, ne laissant comme à son habitude que sept pour veiller sur Aberffraw, ce qui sembla déplaire à Gwern qui disait qu’il fallait emporter un maximum

« Pour atteindre l’antre des démons ayant ravi Branwen, la sœur de Morrigan et mère de Gwern, il fallait traverser la mer. Morrigan prit la forme d’un immense oiseau noir et porta ses guerriers et son neveu sur son dos. Lorsqu’ils atteignirent la forteresse démoniaque, le combat s’engagea presque aussitôt. Pris par la fureur de la bataille, personne ne remarqua que Gwern restait en arrière et ne fut jamais inquiété par les démons.

« Au prix d’âpres combats et de quelques pertes, ils parvinrent à trouver Branwen, gardée par le démon Medb.

— M’as-tu apporté le crâne, Morrigan ? demanda Medb. C’est le prix à payer si tu veux récupérer ta sœur.

— Jamais je ne te le livrerais, répondit Morrigan, ma sœur et moi sommes prêtes à mourir plutôt qu’à te l’offrir.

— Alors vous allez mourir…

— Tu peux être un démon puissant, mais nous sommes les Corbeaux de Morrigan, rappela Cúchulainn. Certains d’entre nous mourront peut-être, nous t’emporterons avec nous.

— Tu dis vrai Cúchulainn, vous mourrez.

« Et alors, ils furent attaqués dans leur dos. Gwern les avait trahis. Morrigan déploya ses ailes noires et arrêta son neveu. Elle le questionna sur la raison de sa trahison.

— Je suis las de cette guerre, répondit-il. Les nôtres ont fui ce monde, et nous, nous sommes restés avec le vague espoir de le sauver. Tout ça pour quoi ? Nous n’aurons plus notre place ici, ce sera le temps des Hommes, alors que nous leur avons tout donné, les armes, la Magie, la connaissance…

— Alors tu veux vendre les Hommes et les derniers des nôtres aux démons ? fit Morrigan. Tu as même livré ta propre mère à l’ennemi. Tu ne mérites pas de savoir quelle sera notre place après cette guerre.

« Ne pouvant se résoudre à tuer son propre neveu, elle confia cette tâche à Evnissyen, un des Corbeaux ayant survécu à la lâche attaque de Gwern. Celui-ci le brûla sans démontrer la moindre pitié.

« Cúchulainn se chargea lui-même de combattre le démon. Le combat fut dur et terrible, et même s’il en sortit vainqueur, il fut lui-même mortellement blessé. Il s’effondra, agonisant. Morrigan se jeta sur lui, elle pleurait, preuve qu’elle était éprise de lui, malgré qu’elle fût ce qu’on pourrait appeler une déesse et lui un simple mortel.

« Ne supportant pas de le voir mourir, elle laissa son esprit quitter son corps et s’incarner dans un corbeau. Et sous cette forme, elle se posa sur l’épaule de Cúchulainn et attendit sa mort. Ils étaient entourés de Branwen libérée et des sept guerriers-sorciers, les sept Corbeaux de Morrigan ayant survécu à cette bataille.

« Ils prêtèrent serment de toujours se montrer dignes du souvenir de Cúchulainn, le plus brave d’entre eux, et de Morrigan, la déesse-corbeau. L’âme de Cúchulainn finit par quitter son corps, certains dirent qu’elle passa dans le corbeau où Morrigan s’était incarnée, si bien que cet oiseau n’était plus ni Morrigan ni Cúchulainn, mais les deux réuni pour l’éternité.

« Les survivants retournèrent à Aberffraw avec Branwen, inconsolable. Elle prit le crâne de cristal et alla l’enterrer à Y Gwynvryn[3] pour que personne ne puisse jamais s’en emparer. Puis elle se laissa mourir, le cœur brisé par la trahison de son fils et la disparition de sa sœur.

« Depuis, notre clan a pris le nom de Brandrez, les Guerriers-Corbeaux. Et Bran, incarnation de Morrigan et Cúchulainn nous accompagne, nous rappelant le serment de nos ancêtres de garder l’épée à la main et de défendre ce qui est juste.

Mathias avait écouté son père sans l’interrompre une seule fois. Il s’était laissé emporté par cette légende où il retrouva toutes les valeurs de son clan : l’abnégation, la bravoure…

— Qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui est faux dans cette histoire ? demanda-t-il.

— À toi de décider ce que tu crois vrai et ce que tu crois faux, mon fils, sourit Orion. Tu devrais te demander plutôt : est-ce important de différencier la réalité du mythe ?

Mathias ne répondit pas à son père, il n’en avait pas besoin. En effet, ce n’était pas important. Il sortit pour aller aider son frère à vider la charrette, jetant un regard complice à Bran qui l’observait depuis un arbre proche.



La légende narrée par Orion est inspirée par deux légendes celtes : une galloise et une irlandaise. Je les ai très librement mélangées et adaptées à mon histoire.

Les personnages de Morrigan, Mebd et Cúchulainn appartiennent à la mythologie celtique irlandaise.

La trame de l’histoire, Branwen et Gwern viennent d’un récit mythologique gallois : « Le Mabinogi de Branwen », conte appartenant au Mabingion, un recueil de récits légendaires.

[1] Vision erronée, mais courante à la Renaissance, du général de l’Antiquité. Même si certains sont morts au combat, ils restaient en arrière des troupes.

[2] L’autre monde dans la mythologie celtique galloise, apparenté à la fois au paradis et à l’enfer chrétien.

[3] « La Colline Blanche », située à Londres selon la légende.

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