Lettockar, tome 2 : La Cour des Mirages

Chapitre 24 : La demande

5749 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 29/06/2023 22:09

24. La demande


Deborah, Astrid, Kelly et Dominique marchaient dans le sable du désert du Nord, sous un soleil levant qui commençait à être pesant. Elles étaient sorties discrètement de Lettockar peu avant l’aube, jusqu’à l’arcade blanche décrite par la tablette : un grand édifice naturel en pierre, qu’on pouvait vaguement apercevoir depuis les plus hautes tours du château. Pavel et Peter les y avaient retrouvées, leur avaient donné des chaussures de marche et les avaient aidées à métamorphoser leurs uniformes de sorcière. Pour traverser ce désert aride, elles portaient toutes une ample robe colorée, un chèche noué autour de la tête et une besace pour transporter leurs provisions. Kelly aimait bien ses habits de touareg, ils étaient plus beaux et plus seyants que son rigide uniforme scolaire.


Le quatuor était totalement mutique. Leur voyage avait démarré sous de mauvaises auspices : Astrid avait abondamment enguirlandé Deborah parce qu’elle était arrivée en retard au point de rendez-vous, ce qui avait installé un climat tendu. Deborah qui était d’ailleurs un peu à la traîne : elle était constamment à l’arrière de la troupe, et semblait ne vouloir croiser le regard de personne. Kelly avait de la compassion pour elle, elle devait bouillonner intérieurement. Indifférente, Astrid les guidait dans le désert à l’aide de l’enchantement des Quatre-Points. Au terme d’une heure de marche, elles trouvèrent « L’effigie du Croup », une sorte de statuette plantée dans le sable sur une petite butte. Elle représentait un simple chien, qui n’avait comme particularité que d’avoir une queue fourchue divisée en deux parties.


- C’est ça, l’effigie du Croup ? s’étonna Kelly. Mais c’est juste un clebs…


- Ah mais c’est ça, un Croup, confirma Astrid. Un canidé à deux queues. Tu devrais l’étudier l’année prochaine, quand tu feras de la Gestion de Bestioles.


Elles devaient encore marcher trois lieues. Elles firent une pause à mi-chemin, à l’ombre d’un oasis, pour prendre une collation. Kelly avait remarqué que depuis le début du voyage, Deborah buvait très souvent dans sa gourde personnelle, de manière assez inconsidérée. A ce rythme, elle n’aurait bientôt plus de réserves.


- Tu devrais économiser ton eau, Deborah, lui suggéra-t-elle pour la seconde fois.


- C’est bon, là, te fais pas de soucis pour moi, répliqua-t-elle d’un ton agacé. T’es pas ma mère, que je sache !


Outrée, Kelly commença à rougir de colère. Elle faillit menacer Deborah d’une paire de claques, mais elle parvint à se raviser. Il valait mieux ne pas s’embrouiller en pleine mission, aussi elle mit cette attitude sur le compte du stress et se contenta de lever les mains pour manifester son indifférence.


Elles reprirent leur marche sous le soleil qui les tannait comme un marteau de forge. Kelly sentait sa sueur lui brûler les yeux, mais c’était peu de choses comparé à son anxiété qui croissait au fur et à mesure qu’elles s’approchaient de l’endroit indiqué sur la Tablette. Et bien qu’elles fussent muettes, elle savait que ses compagnonnes vivaient la même chose. Jusque-là, le périple s’était déroulé sans accroc, en dépit de la chaleur, du sol sableux dans lequel leurs pieds s’enfonçaient et des buttes qui, à force, se faisaient de plus en plus pénibles à surmonter. Mais Imène l’avait dit : « il ne suffira pas de vaincre un désert ». En dépit de leurs recherches, elles ne savaient que peu de choses sur ce qui les attendait dans le sanctuaire de la Fondatrice. Elles savaient qu’il y aurait du danger, mais quoi ? Des maléfices, des pièges mortels, des sentinelles, un autre monstre ? Elles avançaient en terre inconnue. Kelly essayait de prendre exemple sur Astrid, d’une assurance inébranlable. Mais elle n’avait ni son savoir ni ses compétences. L’enthousiasme avec lequel elle s’était lancée dans cette deuxième quête lui paraissait de plus en plus inconsidéré….


Un peu moins d’une heure plus tard, elles virent l’horizon s’affaisser au loin. Elles accélérèrent la marche. Enfin, le ravin ! Une grande brèche parsemée de pierres et de galets grisâtres, et de quelques rares touffes de végétation. Astrid sortit de drôles de jumelles, dotée d’une multitude de boutons et de cadrans. Après un instant de reconnaissance, elle désigna du doigt un point au centre du ravin. Pour dévaler la pente raide, elles firent apparaître une corde, solidement fixée à un rocher, à laquelle elles s’attachèrent. Dominique, qui avait fait un peu d’escalade, leur prodigua des conseils qui leur permirent de descendre sans encombres. Ensuite, elles se dirigèrent vers l’endroit indiqué par Astrid. Alors elles découvrirent, sortant du sol, un morceau de roche blanche, lisse, semblable à une pierre tombale, où était simplement gravée une inscription :


Ci-gît Karûlyn.


D’un même mouvement, le quatuor s’accroupit et observa religieusement l’objet. Elles n’avaient aucun doute, il s’agissait bien de la stèle qui menait à l’entrée du sanctuaire de Lalaoud….

- Karûlyn… ça veut dire que l’endroit où Imène a déposé la Cuillère… c’est la tombe de sa fille ?


- Il semble bien. Mais je n’en ai jamais entendu parler…


Elles remettraient à plus tard ces questionnements. Ce qui leur importait, c’était de comprendre à quoi servait cette pierre, quel était son pouvoir.


- Qu’est-ce qu’on fait, déjà ? demanda Deborah.


- La Tablette dit ça à propos de cette pierre : « Parle à la stèle qui marque l’entrée de mon empire : en toute politesse, demande-lui de t’ouvrir », cita Kelly en consultant la copie du poème de L’Oujia.


- « En toute politesse », qu’est-ce que ça veut dire, dans le contexte ? dit Deborah.


- Il y a peut-être une formule magique… marmonna Dominique.


- Une formule de politesse, nous dit Lalaoud, insista Kelly.


- Oui, mais à tous les coups, il faut lui dire quelque chose de très spécial, objecta Astrid. Prenons cinq minutes pour réfléchir, il suffit sûrement pas de balancer « bonjour madame la pierre, vous voulez bien nous montrer l’entrée du temple d’Imène Lalaoud s’il vous plaît ? ».


Mais dès qu’elle eut dit ça, le sable devant la stèle se mit à couler dans un bruit d’effritement. Sous le coup de la surprise, les filles reculèrent d’un pas. Une fosse rectangulaire se creusa devant leurs yeux, telle une tombe : et sous la stèle apparut un escalier. Deborah, Kelly et Dominique s’amollirent sur place, les bras ballants. Astrid, elle, détourna la tête, signifiant qu’il était inutile de faire un commentaire. Sans plus attendre, le petit groupe s’engagea dans l’escalier, tous les sens en éveil. En progressant, elles furent vite cernées par l’obscurité. Les filles songèrent à allumer leur baguette magique, mais au bout de quelques pas, elles virent avec surprise que de la lumière les attendait au bout du tunnel.


Elles arrivèrent dans ce qui semblait être un vestibule. Il était soutenu par des colonnes finement sculptées et était bardé d’ornementations. Kelly examina le décor pour oublier son angoisse. Le rouge de Becdeperroquet régnait partout. Les murs et les colonnes étaient parcourus d’arabesques et de peintures représentant des animaux en tout genre, des navires ou des rituels magiques exécutés par des personnages sans visages. Sur les côtés étaient creusées des niches contenant des sculptures de perroquet. Devant les quatre filles, se tenait une grande porte de bois, entourée par de jolies parures en albâtre. Elles auraient bondi de joie si quelque chose ne leur avait pas bloqué le passage.


Deux hommes étaient assis à une table carrée disposée juste devant la porte. Le premier, à gauche, était un homme brun vêtu d’une veste marron et portant des lunettes ; l’autre, à droite, était un gros bonhomme blond qui faisait vaguement penser au professeur Fistwick, vêtu d’un sweat-shirt bleu sombre. Ils paraissaient jeunes : ils devaient avoir tous les deux une petite vingtaine d’année. Ils étaient penchés sur des feuilles de papier et parlaient à voix basse, l’air très affairé. A côté d’eux, sept livres de taille variable étaient empilés. Stupéfaites, les quatre filles s’approchèrent, baguette magique à la main, de ces deux étranges individus. Ceux-ci ne parurent même pas les remarquer. Kelly se pencha légèrement sur le côté pour attirer leur attention, et essaya d’engager la conversation.


- Euh… bonjour ?


Les deux hommes tournèrent enfin la tête. Ils ne parurent que modérément surpris de trouver quatre jeunes sorcières vêtues comme des bédouines dans ce hall.


- Bonjour, oui… dit le jeune homme à gauche.


- Qui êtes-vous ? lança l’autre.


- Nous… euh… nous sommes des sorcières, répondit Dominique. Des élèves, de l’école Lettockar, par-delà le désert.


Astrid jeta un regard désapprobateur à Dominique, inquiète qu’elle en ait tant dit sur leur identité. Mais les deux personnages ne semblaient pas en faire grand cas. Que faisaient-ils ici ? Ils gardaient le temple ? Étaient-ce des sorciers ? Ils n’avaient pas de baguette, et leurs vêtements n’étaient pas ceux d’un mage. Peut-être étaient-ce des descendants d’Imène Lalaoud… mais ça n’expliquait pas ces habits de Moldus… Kelly observa leurs possessions. Les feuilles de papier, couvertes de gribouillis, semblaient être des brouillons. Elle se pencha légèrement pour essayer de voir ce qui était écrit, mais le type à la veste marron saisit la liasse et la retourna face cachée, regardant Kelly comme si elle avait commis un sacrilège.


- Dites, c’est bien le temple d’Imène Lalaoud, ici ? dit-elle précipitamment pour changer de conversation.


- En tout cas, c’est pas celui de Jérusalem, répondit l’homme en sweat-shirt d’une voix égale.


- Et peut-on savoir ce qui vous y a amené ? questionna son comparse.


- Autant éviter les faux-semblants, déclara Astrid qui ne cachait pas son impatience. Nous avons traversé le désert du Nord depuis l’école pour récupérer la Cuillère de la grande Lalaoud. Vous voyez, on est quatre, comme sur les instructions…


- Les instructions ? Quelles instructions ?


- Ben, les instructions données par Imène Lalaoud pour récupérer la Cuillère ! Vous devez savoir ça mieux que nous…


- De quoi ? Mais qu’est-ce que vous racontez ? Pourquoi on le saurait mieux que vous ? lança le gros blond, les sourcils froncés.


- Mais… mais parce que … vous êtes les gardiens du sanctuaire non ? bafouilla Astrid.


Les deux hommes se regardèrent d’un air complètement stupéfait.


- Pas du tout, lâcha lourdement le brun.


- Ah bon ? s’étonna Kelly. Mais qu’est-ce que vous faites ici, alors ?


- Non mais dites, on vous en pose, nous, des questions ? répliqua le type en sweat-shirt, courroucé.


- On est là, c’est tout, ajouta l’homme à lunettes.


- Bon, bon, d’accord, excusez-nous, dit Deborah. Est-ce que vous voudriez bien écarter votre table de l’entrée, messieurs ? Nous voudrions entrer dans le temple, avec votre permission, bien sûr.


Kelly trouva que Deborah avait de drôles de manières ampoulées. L’homme brun joignit les mains devant sa bouche et les dévisagea une à une d’un regard perçant par-dessus ses lunettes.


- Êtes-vous bien sûres de savoir ce que vous faites ? demanda-t-il à mi-voix.


- Eh bien… euh… pourquoi vous dites ça ?


- En ce qui nous concerne, ne savons pas encore précisément ce qu’il y a là-dedans, dit-il en désignant du pouce la porte du temple. Mais nous ne pensons pas que ça vous veuille du bien...


- Nous savons parfaitement ce que nous faisons, affirma Astrid avec aplomb. Nous n’avons pas peur de ce temple, et nous ne repartirons pas d’ici sans la Cuillère.


Le duo se regarda encore une fois. Il y eut un bref instant de silence ; puis l’homme à la veste dit d’une voix veloutée :


- Bien, comme vous voudrez. On veut bien vous laisser entrer dans le sanctuaire d’Imène, mais il va d’abord falloir nous rendre un service.


Kelly tiqua. Bien sûr, elle s’était doutée que quoiqu’ils en disaient, ces deux hommes n’étaient pas là par hasard, et qu’ils constituaient une épreuve pour pénétrer dans le temple. Elle s’apprêta à quelque chose de bien corsé. Astrid resta impassible ; et pourtant Kelly vit sa main, cachée derrière son dos, se serrer autour de sa baguette magique…


- Bon… quoi, comme service ? demanda Dominique.


- Vous voulez bien nous passer la bouilloire, là-bas ? On voudrait se faire un thé, répondit le rondouillard.


Il désigna du doigt une bouilloire bleue, posée sur un meuble un peu plus loin, qu’elles n’avaient même pas remarquée. Kelly crut à une blague, mais leurs interlocuteurs affichaient un complet sérieux.


- Euh… d’accord, dit Astrid, interloquée. Dominique, tu veux bien… ?


Dominique toucha seulement du bout des doigts la bouilloire, craignant un mauvais sort. Mais elle était parfaitement normale. Alors elle l’apporta aux deux hommes, qui leur tendirent deux tasses, et versa l’eau chaude dedans. Les deux non-gardiens prirent le temps de déguster leur thé, sans dire un mot. Ils donnèrent même l’impression d’avoir oublié la présence de quatre jeunes sorcières. Ce silence ne mit pas longtemps à agacer Deborah.


- Vous pouvez nous laisser passer, maintenant ? demanda-t-elle d’un ton pressé.


- Oui, oui… grinça le binoclard d’une voix agacé. Allez, on soulève… un, deux, trois…


Les deux compères attrapèrent chacun un bout de leur table et se décalèrent précautionneusement sur le côté, prenant bien garde à ne rien renverser. Puis ils récupérèrent leurs chaises, se rassirent et se re-penchèrent sur leurs papiers.


- Merci ! leur lancèrent les filles.


Mais les deux personnages ne leur prêtèrent même plus attention. Ils avaient repris leur discussion à voix basse. Kelly distingua : « Non mais vraiment, courbes généreuses, ça me plaît pas... » ; « Je sais, mais c’est pas de moi, c’est elle qui utilise cette expression... ». La voie était libre. Astrid ouvrit alors lentement et prudemment la porte de bois. Le groupe attendit un court instant, pour voir si un quelconque phénomène se produisait. Il n’y eut rien, pas un courant d’air. Alors, l’équipe s’y engouffra en file indienne. Deborah fermait la marche.


La porte se referma toute seule derrière elles. Elles étaient arrivées dans une pièce plongée dans le noir. Quoique ce ne fut pas longtemps le cas, car avant qu’elles aient pu utiliser un Lumos, il y eut toute une série de flammes couleur indigo qui s’allumèrent toutes seules. Apparut alors une grande salle carrée à plafond bas, éclairée de part et d’autre par une rangée de torches où dansaient les flammèches violacées. Contrairement à l’antichambre, il n’y avait aucune décoration. Pas une peinture sur les murs, pas une colonne, pas une gravure. La pièce était tristement vide. A l’exception de la Cuillère d’Imène Lalaoud qui s’y trouvait au beau milieu.


Posée sur un présentoir en marbre, elle était simple, d’une forme normale, sans le moindre ornement. Une cuillère en bois, totalement ordinaire. Rien ne laissait soupçonner qu’elle renfermait un quelconque enchantement, et encore moins qu’elle était détentrice d’un si grand pouvoir...


Un évident sentiment de malaise se répandit au sein de la petite équipe. La Relique de la Fondatrice, disponible dès la première salle de sa cachette ? Après tout ce qu’il avait fallu faire pour la trouver, et après avoir dû affronter le Balladur géant pour acquérir la Boule de Curcumo, elles n’avaient qu’à tendre la main pour obtenir la Cuillère ? L’aventure s’arrêtait là ? Elles avancèrent de quelques pas, mais demeurèrent à bonne distance de la Relique, toujours décontenancées par cette absence apparente de danger. Peut-être était-ce un faux… ou bien une illusion, un maléfice. Trop occupées à fixer la Cuillère, ni Dominique, ni Astrid, ni Kelly ne s’aperçurent que Deborah était restée deux mètres en arrière, et qu’elle se tortillait sur place…


- On est d’accord ? chuchota Astrid d’une voix sifflante.


- C’est trop simple… dit Kelly.


C’est alors que deux perles jaunes surgirent de nulle part, tout près de la Cuillère, flottant dans les airs. Les filles s’arrêtèrent aussitôt, Elles s’aperçurent que ces sphères étaient des yeux. Des yeux de bête, globuleux et perçants. Une silhouette allongée se dessina tout autour d’eux, et des touffes de longs poils blancs parurent pousser depuis le néant. En une seconde, une créature apparut. Kelly pensa que c’était une bête postée là par Lalaoud… mais c’est alors qu’avec stupéfaction, elle reconnut le singe de Martoni. Le primate émit un bref piaillement, et s’empara aussitôt de la Cuillère de Lalaoud. Beaucoup trop abasourdies, Kelly, Astrid et Dominique furent incapable de réagir lorsqu’il sauta brusquement du présentoir. Il décrivit un bond spectaculaire, passa par-dessus elles, pour atterrir habilement sur l’épaule de Deborah. Ou plus exactement, sur l’épaule de Giovanna-Paola Martoni.


Pendant quelques secondes, Kelly crut que son imagination lui avait joué un horrible tour. Lorsqu’elle reprit contenance, la haine, la colère et l’incrédulité l’envahirent instantanément.


- Martoni ! siffla-t-elle.


Astrid et elle sortirent leurs baguettes d’un même geste fulgurant et les pointèrent droit sur Martoni. Celle-ci, pas effrayée le moins du monde, leva tranquillement une main.


- Tch, tch, tch, susurra-t-elle. Doucement, mesdames, si vous ne voulez pas que Mr Leone casse votre cuillère en deux.


- Qui c’est ? lâcha Dominique.


- Giovanna-Paola Martoni, articula lentement Kelly. Petite fayotte véreuse, voleuse de culottes, qui veut mettre des bâtons dans les roues de l’OASIS ?


Martoni hocha la tête avec déférence, comme si Kelly venait de la combler de flatteries. Un millier de questions se bousculaient dans l’esprit de Kelly, mais elle ne laissa pas transparaître son trouble. Astrid fixait toujours Mr. Leone avec stupéfaction. Petit à petit, elle baissa les yeux vers Martoni et la questionna avec hargne :


- On peut savoir ce que tu fais ici, sale merdeuse ? Et qu’est-ce que tu as fait à Deborah ?


- Ça fait des mois que je vous soupçonne, toute votre petite clique, répondit-elle d’une voix chafouine. J’ai bien remarqué, Powder, que toi et tes deux toutous vous étiez faits de nouveaux amis… toujours à parler à voix basse dans les couloirs, à vous faire tellement discrets qu’on ne voyait que vous… c’était évident que vous aviez trouvé des copains avec qui comploter contre l’école. Oh, rassurez-vous, je n’ai prévenu aucun prof ; j’ai su que je pouvais vous coincer toute seule. J’ai commencé à préparer mon coup dans mon coin… j’ai attendu pendant une éternité une occasion de vous prendre en flagrant délit. Powder, vous auriez dû être plus discrètes, Deborah et toi, en rentrant dans la salle commune hier ; je vous ai entendu dire que vous deviez vous lever avant tout le monde pour que personne ne vous voie vous rendre dans le désert du Nord. J’ai compris que c’était le moment d’agir. Ce matin, j’ai neutralisé Jones avec un Maléfice du Saucisson dans le dortoir avant qu’elle ne descende ; je l’ai planquée dans la salle de bain et je lui ai pris quelques cheveux.


- Des cheveux ? répéta Kelly. Mais pourquoi faire ?


Martoni gloussa.


- Ah là, là, t’es tellement conne, Powder ! Tu roupilles à ce point en cours de potions pour avoir loupé le moment où Grog nous a parlé du Polynectar ?


A ces mots, elle agita la gourde dans laquelle la fausse Deborah avait bu si souvent durant leur excursion. Kelly en abaissa sa baguette. Dominique était tellement perdue qu’elle n’avait toujours pas sorti la sienne. Seule Astrid restait en pleine possession de ses moyens, prête à dégommer cette immonde gamine à tout moment. Kelly gronda, atterrée par la perfidie sans bornes de Martoni.


- Alors tu t’en es prise à Deborah ? Salope, tu nous le paieras, cracha-t-elle. T’as été jusqu’à nous suivre jusqu’ici... et bien sûr, t’es tellement lâche que tu envoyé ton stupide macaque faire le sale boulot... ensorceler ton propre animal de compagnie pour le rendre invisible, t’as pas honte ? Tu trouves pas que tu l’as suffisamment utilisé en cours ?


- Quoi ? intervint Astrid. Kelly, tu étais au courant qu’elle avait cette bestiole ?


- Oui, elle l’a amené au château cette année, répondit-elle avec désinvolture. On le voyait souvent en classe, avec John et Naomi…


- Mais alors pourquoi vous avez jamais prévenu l’OASIS qu’une collabo notoire possédait un Demiguise ? s’écria Astrid avec fureur.


- Un… un quoi ??


Le sourire de Martoni s’accentua. Elle caressa tendrement Mr Leone, lequel dardait toujours ses yeux jaunes sur les trois membres de l’OASIS en mâchonnant la Cuillère. Kelly blanchit quand elle comprit. Cette chose était une créature magique… elle avait la faculté de se rendre invisible… elle se sentit d’une bêtise incommensurable. Comment John, Naomi et elle avaient-ils pu ne pas deviner que l’animal apprivoisé de cette démone de Martoni ne pouvait pas être un singe ordinaire ?


Martoni exultait en silence, suprêmement fière de son petit stratagème. Son allégresse écœurante était aussi insupportable qu’incompréhensible. Kelly ne comprenait vraiment pas pourquoi elle avait pris le risque de leur faire face à toutes les trois. Peut-être s’imaginait-elle que la Cuillère de Lalaoud était un objet de puissance, qui lui servirait à se défendre contre elles…

Tout à coup, Dominique regarda le fond de la pièce derrière Martoni et écarquilla les yeux. Mais Kelly était beaucoup trop focalisée sur Martoni pour prêter attention à quoi que ça soit d’autre.


- Je sais pas ce que c’est que cette Cuillère, mais je devine que c’est un objet d’une grande puissance magique pour que vous la convoitiez à ce point, hein ? gazouilla-t-elle. Un objet de magie noire, peut-être ? Quoiqu’il en soit, j’en connais quelques-uns qui seront ravis si on la leur rapporte, Mr. Leone et moi…


- Ah oui ? Et comment tu comptes t’y prendre ? lança Dominique d’une voix nerveuse.


Martoni fit volte-face. Derrière elle, il n’y avait plus de porte. Seulement un mur, aussi vierge que les trois autres.


- Où… OU EST LA PORTE ? s’écria Kelly.


- Elle était là y’a deux minutes ! couina Astrid.


- Quoi, y’a plus de sortie ? s’étrangla Martoni.


Kelly balaya toute la pièce du regard. Il n’y avait aucune autre issue. Elle était complètement cloîtrée. Alors, le « Demiguise » eut une réaction surprenante : ses yeux devinrent bleus électrique. Puis il poussa un cri de panique aigu. Il bondit alors de l’épaule de sa maîtresse… et sortit de la salle par un œil-de-bœuf, en haut du mur de gauche, que personne n’avait vu. Il disparut hors de vue, toujours en possession de la Cuillère de Lalaoud. Les filles poussèrent toutes une exclamation estomaquée. Elles voulurent se précipiter sur l’ouverture, mais à peine eurent-elles eu le temps de faire un pas qu’elle disparut. Elle fut remplacée par des briques sombres, exactement comme la porte d’entrée. Le mur était nu et lisse, comme si cet œil-de-bœuf n’avait jamais existé.


- Putain, qu’est-ce qui s’est passé ? éructa Kelly. Où il est passé, ce con de singe ?


- MR LEONE ! hurla Martoni. Reviens, mon chéri, reviens !


- Cette saloperie a embarqué la Cuillère !! cria Astrid. Je vais l’écorcher vive !


- MR LEONE ! l’appela à nouveau Martoni.


- Mais arrête de gueuler ! s’égosilla Kelly. Comment il a fait pour sortir, ton Mr Leone ?


- MAIS J’EN SAIS RIEN, MERDE ! CA CHANGE RIEN, ON EST COINCÉES, NOUS ! AU SECOURS ! A L’AIDE !


Un éclair rouge fusa alors et frappa Martoni en pleine poitrine. Elle fut violemment projetée en arrière et tomba lourdement au sol, inconsciente. Kelly et Dominique se retournèrent. Astrid avait la baguette pointée sur l’endroit où se tenait Martoni il y a quelques secondes. L’extrémité fumait légèrement.


- Allez ta gueule, marmonna-t-elle en rangeant sa baguette d’un tournemain.


- Bon, euh… pour être honnête, elle a eu de bonnes raisons de paniquer, risqua Dominique. La seule porte de sortie qui disparaît d’un coup… je sais pas vous, mais j’ai le trouillomètre à zéro…


- Oui, mais il faut pas péter les plombs, Dominique, répliqua Kelly, soulagée de ne plus entendre les piaillements de son ennemie. On est tombées dans un piège, visiblement. Astrid, qu’est-ce qu’on fait ?


- On reste calmes, on fait fonctionner nos méninges et on cherche ce qu’il faut faire pour faire apparaître la sortie de cette pièce, répondit leur cheffe. Après, on s’occupera du Demiguise. C’est une épreuve, c’est évident. Il y a forcément un moyen de sortir d’ici…


Ainsi, elles se mirent à tâter chaque brique, chaque bout de sol, chaque torchère, chaque recoin de la pièce, pour trouver un bouton, une pierre amovible, un quelconque mécanisme qui pourrait actionner une ouverture quelque part. Il n’y avait rien de spécial. Dominique tambourina contre le morceau de mur où se tenait la porte quelques instants auparavant et essaya d’appeler les deux bonshommes dans le vestibule.


- Hé, de l’autre côté, vous nous entendez ? S’il vous plaît, messieurs, répondez-nous !!


Mais il n’y eut aucune réponse. Que ça soit parce que les deux hommes ne pouvaient pas les entendre ou parce qu’ils étaient partis, aucune aide extérieure ne leur vint. Les trois apprenties sorcières ne pouvaient compter que sur elles-mêmes. Elles rassemblèrent leurs souvenirs sur toutes les recherches que l’OASIS avait menées sur le sanctuaire d’Imène Lalaoud et sur ce qu’elle contenait, mais elles ne se rappelèrent d’aucune information utile. Même dans le texte de la Tablette de L’Oujia, il n’y avait nulle mention de la première pièce, alors il ne fallait pas compter sur l’antique poème pour leur indiquer une solution. Cependant, un souvenir vint à l’esprit de Kelly.


- Essayez des Alohomora un peu partout, même sur des coins qui n’ont rien de particulier, conseilla-t-elle. C’est comme ça que Pavel a trouvé le passage qui menait à la Tablette de L’Oujia, dans la salle de Becdeperroquet.


- Ah ouais, pas bête, dit Astrid. Eh ben… Alohomora ?


Mais elles eurent beau passer toute la zone au peigne fin, appliquer un sortilège d’Ouverture à chaque centimètre carré des murs, elles ne trouvèrent aucun passage secret. Aucun sortilège de leur connaissance ne les aida…


- Il y a forcément un moyen de sortir, Lalaoud n’a quand même pas construit ce temple juste pour qu’on s’y enterre ! maintint Astrid, d’une voix qui devenait aiguë. Dans son poème, elle nous invite elle-même à tenter de s’emparer de la Cuillère. Et le Demiguise a bien réussi à s’en évader, alors on doit pouvoir le faire aussi !


- Peut-être qu’il fallait tenir la Cuillère pour sortir d’ici ? suggéra Dominique avec appréhension.


Cette éventualité fit monter la tension d’un cran. C’était tout à fait possible que le possesseur de la Cuillère soit le seul qui puisse sortir de sa cachette… Pourtant Lalaoud avait spécifié qu’il fallait être quatre sorcières pour s’emparer de sa Relique… ou alors c’était pour qu’elles se battent pour la Cuillère ? Kelly sentait la panique lui faire perdre l’esprit. Elle marchait en long, en large et en travers de la salle, comme si activer ses muscles allait lui donner une idée. A un moment, elle faillit trébucher contre le corps inanimé de Martoni. Kelly l’avait oubliée. Et rien que la voir fit se hérisser ses poils.


- Qu’est-ce qu’on en fait, de cette conne ? grogna-t-elle.


- Je sais pas, et je m’en fous, répliqua Astrid.


- Je crois qu’on devrait la ranimer, intervint Dominique.


- La ranimer ? T’es pas folle ? s’exclama Kelly.


- Qu’est-ce qu’on risque, à ce stade ? On avance à rien, et elle va peut-être avoir une idée qu’on a pas eue pour sortir d’ici… et puis de toute manière on va pas la laisser comme ça.


Kelly grimaça. Dominique n’était pas dans le faux, mais en à peine deux minutes, Martoni et son foutu macaque avaient causé tellement de dégâts qu’elles risquaient gros à la ramener parmi elles. Kelly consulta alors Astrid du regard. Leur leader soupira et ressortit sa baguette magique.


- Bon, bon, bon. Enervatum.


Elle envoya une petite vague translucide sur le corps de Martoni, qui soubresauta. Elle se réveilla alors d’un coup. Elle toussa et se redressa maladroitement sur ses coudes, hagarde. Kelly et Dominique avaient leurs baguettes soigneusement pointées sur elle, guettant tout geste suspect. Mais Martoni n’était guère en état de tenter quoi que ce soit.


- Qu’est-ce que… où est-ce que je suis ? bredouilla-t-elle d’une voix pâteuse.


- Toujours au même endroit, répondit Astrid sans la regarder. Avec nous, dans le sanctuaire d’Imène Lalaoud dont on ne sait pas comment sortir.


Martoni se mit sur ses deux pieds. Elle regarda tout autour d’elle, les yeux écarquillés. Alors, elle se liquéfia sur place et s’exclama, au bord des larmes :


- Oh non, on est toujours enfermées ici !


- Oui alors justement, on t’a réveillée parce qu’on s’est dit que tu pourrais peut-être nous aider à trouver une solution… expliqua Kelly avec amertume. Je m’attends pas à des miracles de ta part, mais…


- Quoi ?? s’écria Martoni d’une voix stridente. Mais c’est une blague ? Vous me demandez de vous aider, moi, alors que vous m’avez entraînée dans ce piège à rats ?


- Tu peux t’en prendre qu’à toi-même, pauvre idiote ! beugla Kelly. C’est toi qui nous a suivies jusqu’ici !


- Calme-toi un peu, Martoni ! renchérit Dominique.


- Me calmer de quoi ?! Vous vous rendez pas compte qu’on va crever ici ! De faim, de soif, ou asphyxiées ! On va crever !!


- Ça pourrait bien t’arriver plus vite si tu continues de crier ! rugit Astrid, excédée.


- JE VEUX SORTIR DE LÀ !! hurla Martoni.


Il y eut alors un bruit, venant du mur droit de la salle. Les filles tournèrent la tête. Toute une portion de briques avaient disparu, et une ouverture rectangulaire à taille humaine, surgie de nulle part, y était à présent taillée. Il s’en échappait une faible lumière.


- Mais que… est-ce que l’une de vous a fait quelque chose ? demanda Astrid.


- Pas moi, dit Dominique, abasourdie.


- Martoni, c’est toi qui a déclenché ce sort ? interrogea Kelly sans grande conviction.


Martoni, les yeux rivés sur la nouvelle issue, haussa vaguement les épaules. Elles observèrent toutes cette sortie avec crainte. Cette curieuse apparition était possiblement un piège… mais après ce long moment passé à craindre de mourir dans cette salle, elles étaient prêtes à sauter dedans à pieds joints. Martoni s’avança la première, et on put remarquer alors que cette ouverture était pile à sa taille. Astrid se caressa pensivement la lèvre inférieure du bout des doigts.


- Vous croyez qu’il suffisait de demander ?


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