L'Ankou

Chapitre 24 : X Poursuite dans le Pacifique

2858 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 27/07/2012 05:32

           CHAPITRE X : POURSUITE DANS LE PACIFIQUE

 

           Deux semaines après le départ de l’Ankou de Java, Jawanyal n’avait toujours pas décoléré. Il avait senti l’étrange pouvoir du pendentif le quitter. Ses affaires marchaient moins bien, son charisme et sa chance s’étaient envolés. Plusieurs de ses hommes avaient déserté ses rangs. Ses associés lui faisaient moins confiance et la population avait moins peur de lui. Même les autorités locales, qu’il soudoyait depuis des années, devenaient moins vénales. Il ignorait quels pouvoirs possédaient le pendentif de cristal qui fut sien si longtemps mais c’était un fait : sans lui, Jawanyal n’était qu’un criminel comme un autre.

           Il lui fallait récupérer ce bijou. Quel qu’en soit le prix, peu importe qui il fallait tuer. Mais il ne connaissait que trop bien l’Ankou. Personne n’avait jamais réussi à arraisonner ce navire. Il voguait depuis plus longtemps que ne pouvait se souvenir les hommes. Et il avait été témoin des pouvoirs de ses membres d’équipage. L’odeur âcre du corps brûlé d’une de ses favorites lui piquait encore le nez. Il devait se rendre à l’évidence que ce pendentif lui avait définitivement échappé.

           De dépit, Jawanyal jeta la bouteille de saké chinois qu’il venait de terminer contre le mur.

« Vous avez l’air contrarié, lança un homme qui venait d’entrer.

-Qui êtes-vous ? s’écria Jawanyal. Qui vous a permis d’entrer ?

-Vos hommes se sont laissés acheter pour quelques pièces de peu de valeur.

-Partez avant que je ne décide de vous écorcher vif !

-Je ne suis pas là en ennemi. Bien au contraire. J’ai appris que vous aviez eu quelques démêlés avec le capitaine Gaël Morbrez il y a peu. Je suis dans le même cas. Je pense que vous désirez vous venger et récupérer un certain objet. Moi aussi. Mais tout comme vous, j’aurais besoin d’aide.

-Qui êtes-vous ? redemanda Jawanyal plus calmement.

-Je suis le capitaine Vince Shiphunt, se présenta l’occidental. J’appartiens à la Marine Royale Britannique.

-Je connais votre réputation. Vous êtes un chasseur de pirates. Pour quelles raisons vous associeriez-vous avec un criminel comme moi ?

-Je veux l’Ankou. Et je veux me venger de l’humiliation que j’ai subie à cause de John Morbrez.

-J’ignorais que Gaël Morbrez avait eu un fils.

-C’est son neveu.

-Ah. Le fils de Soizic. Est-elle morte ?

-Oui, depuis quelques années déjà.

-Enfin une bonne nouvelle ! s’exclama Jawanyal. Je vous écoute, capitaine Shiphunt. »

           Dans les jours qui suivirent, Jawanyal fit fonctionner ce qu’il lui restait de réseaux d’information dans toute l’Indonésie pour connaître le cap prit par l’Ankou. Le navire pirate se rendait visiblement vers l’est, vers l’Océan Pacifique. En même temps, Jawanyal fit préparer une jonque et réparer le navire de Shiphunt. Et enfin, ils prirent la mer, se lançant à la poursuite d’un navire dont le nom signifiait « La Mort » dans une langue celte.

           La poursuite promettait d’être longue…

 

           L’arrêt en Papouasie devait être le dernier avant longtemps sur une terre, et encore plus dans un port plus ou moins civilisé. Gaël avait quelque chose à s’occuper à bord. John en fut heureux, il pouvait se rendre à terre et profiter de faire une ballade avec Kathleen. Morgane aurait aimé les accompagner mais elle préféra les laisser seuls. Il n’y avait pas beaucoup d’intimité à bord d’un navire. Elle accompagna Natalia que Denys accompagnait également pour visiter ce port.

« Akiko, tu viens ou pas ? questionna Morgane.

-Non, je préfère rester, refusa la japonaise. Amusez-vous bien. »

Akiko retourna dans sa cabine.

« C’était prévisible, dit Natalia.

-Pourquoi ? demanda Denys.

-Akiko est dévouée à Gaël. En plus d’être sa femme, elle est son garde du corps. Elle n’aime pas l’idée de le laisser ne serait-ce que quelques heures. Elle a été élevée comme ça, dans la tradition samouraï.

-Samou-quoi ?

-Je vais vous expliquer, sourit Natalia. »

 

           La journée passa trop vite au goût de Kathleen et John. De même que pour Denys qui découvrit des animaux étonnants et des paysages vraiment magnifiques. Mais alors que le soleil se couchait, Gaël annonça que l’Ankou appareillerait le lendemain à l’aube pour une longue route vers l’est.

« C’est l’Océan Pacifique, n’est-ce pas ? fit Denys. J’ai entendu dire qu’il portait mal son nom.

-Ça dépend, dit Gaël. On peut naviguer des semaines entières sans problèmes. Mais également connaître les pires coups de tabac. Les tempêtes tropicales se transforment en ouragan, que ça soit dans l’hémisphère nord ou sud. Dans le pays d’origine d’Akiko, il y a une légende. Les armées mongoles ont pris la mer depuis le continent pour envahir les îles du Yamato. Un terrible vent se leva et balaya les troupes du Khan[1]. Les mystiques du Yamato y virent l’intervention des dieux. Ce vent fut baptisé « Kamikaze », ce qui signifie « Vent Divin ». Cette histoire démontre bien une vérité au-delà de la légende : ici, les vents peuvent être soudains et puissants.

-Vous pensez que ça ira pour nous ?

-Ce n’est pas la première fois que je viens sur cet océan. Même pour l’Ankou, il est dangereux, mais nous avons plus de chances d’en réchapper que d’autres.

-Je me demande d’où vous avez sorti ce navire. Kathleen m’a dit que Shiphunt pensait qu’il voguait depuis plus de cinq siècles.

-Ça doit être ça.

-Comment est-ce possible ? questionna Denys surpris. Il ne devrait pas avoir cette forme alors ! Il ressemble à n’importe quel navire de notre temps.

-Dois-je vous rappeler qu’il y a quelques jours à peine, vous ignoriez l’existence réel des Sorciers et des Peuples Magiques ? Il y a bien des choses que vous ne pouvez comprendre.

-J’espère un jour le pouvoir.

-Malheureusement pour vous, les secrets de l’Ankou ne se transmettent que dans la famille Morbrez. Même si c’est vrai qu’il y a des exceptions. »

 

           « L’Ankou est passé ici et a continué vers l’est, dit Jawanyal après avoir parlé avec un autochtone. On ne pouvait rêver à pire terrain de chasse. Cet océan est immense et il n’y a aucune terre avant plusieurs jours de mer. Si l’Ankou change de cap, nous avons peu de chances de les retrouver. Pourquoi s’aventurent-ils sur cet océan où il n’y a rien ?

-L’Entréyou[2], souffla Shiphunt.

-Quoi ?

-Je viens de me souvenir de quelque chose que m’a dit Quinnon avant de mourir. L’Ankou se rend sûrement à l’Entréyou. C’est pour ainsi dire, le port d’attache de l’Ankou si j’ai bien compris.

-Et où se trouve-t-il ?

-De l’autre côté de cet océan, sur une petite île. Nous allons aller droit sur elle. C’est notre seule piste.

-Traverser cet océan ne sera pas chose aisée. Mais il le faut. »

 

           Les jours et les semaines passèrent. Calmes et ennuyeux. L’Ankou ne s’était arrêté qu’une seule fois sur un atoll désert où l’équipage put se détendre et faire le plein de poissons frais et de noix de coco. Pour le moment, la chance était de leur côté, aucune tempête ne les avait frappés. Mais Gaël demeurait vigilant. Rien n’était jamais sûr ou acquis dans cette partie du monde. Une consigne de vigilance particulière était de rigueur pour les hommes des hunes.

           Et un cri tomba du grand mât :

« Capitaine ! Au nord-est ! »

Gaël et John regardèrent dans la direction désignée, zoomant à l’aide de leurs baguettes. Une masse de nuages noirs allant de l’eau au plus haut des cieux et illuminée parfois par de fugaces éclairs s’approchait.

« Elle a l’air terrible, dit John. Mais elle est encore loin. On peut peut-être l’éviter.

-Peut-être, acquiesça Gaël. Mais ça va nous obliger à obliquer plus au sud et à passer par le 40ème parallèle. Les 40ème Rugissants[3]. On risque aussi de tomber sur de sacrés creux et un vent de tous les diables là-bas. Sans compter les icebergs.

-Ce n’est pas sûr. Pour l’instant, la seule certitude c’est que si on continue sur ce cap, on va entrer dans cette tempête. Autant tenter la chance. Qui sait ?

-D’accord. Entre une certitude et une éventualité d’affronter une tempête, prenons l’éventualité. »

           John donna ses ordres et le navire pirate obliqua vers le sud-est pour entrer dans les 40ème Rugissants. Une zone que les navires évitent comme la peste. Le froid se fit sentir au cours des jours suivants. Natalia et ses deux cuisinières proposèrent des plats chauds au grand plaisir de tout l’équipage. Le pari risqué de John semblait payer.

« On a dû dépasser la tempête tropicale maintenant, dit-il en s’adossant au bastingage du gaillard avant, accompagné de Kathleen.

-Ton choix a été le bon, fit la jeune femme. Tu feras un bon capitaine plus tard.

-Attend, nous ne sommes pas encore sortis des 40ème Rugissants.

-Ils portent vraiment bien ce nom ?

-Je n’y étais encore jamais venu. Mais Helmut m’en a parlé plusieurs fois. Dans ses mots, c’était impressionnant. Et puis il y a ce froid.

-Tu n’aimes pas le froid ?

-J’ai toujours vécu dans des régions tropicales ou équatoriales, je ne suis pas habitué. Pas comme toi qui as grandi en Angleterre.

-On a une technique pour se réchauffer en Angleterre, dit Kathleen.

-J’aimerais bien savoir laquelle. »

Kathleen se rapprocha de John et l’enlaça en s’insinuant dans son manteau. John referma le manteau sur la jeune femme en la serrant plus fort contre lui.

« Tu as pratiqué cette technique avec beaucoup de gens ? questionna John en souriant.

-Lieutenant Morbrez, seriez-vous jaloux ? interrogea Kathleen avec un ton malicieux.

-Un petit peu, avoua le pirate. »

La jeune femme posa ses lèvres sur celle de son amoureux.

« N’ais crainte, soupira-t-elle. Il n’y a qu’un qui compte en ce moment, et je suis dans ses bras. »

John sourit et l’embrassa.

           De la passerelle, Gaël observait le jeune couple en souriant. Mais son attention fut bientôt attirée par autre chose de bien moins plaisant. Au loin devant, l’horizon se noircissait. La hune du mât de misaine lui confirma d’un cri. John accourut sur la passerelle.

« Celle-là, on ne pourra pas l’éviter, dit Gaël. Il faut se préparer au grain. »

John acquiesça et descendit sur le pont où il donna une série d’ordres. Les hommes se mirent tout de suite à la tâche. Il fallait arrimer toute la cargaison de vivres et d’eau, éteindre les feux, fermer tous les sabords et les écoutilles, et ferler les voiles.

« Comment allons-nous avancer si vous ferler toutes les voiles ? questionna Denys.

-Ne vous en faîtes pas pour ça, assura Gaël. John, prend le commandement. »

           Gaël descendit jusqu’à la Sainte-Barbe. Il s’arrêta devant la Porte de Cristal.

« Denys, approchez si vous voulez, dit-il sans se retourner.

-Qu’est-ce que c’est ? interrogea l’anglais.

-Un des secrets de l’Ankou. Vous ne pouvez en savoir plus. Ce que je vais faire va vous surprendre.

-Je ne suis plus à une surprise près.

-N’essayez pas de me suivre, la porte restera close pour vous.

-Quelle porte ? »

Gaël ne répondit pas et s’entailla la paume avec une dague. Il posa sa main ensanglantée sur la paroi froide du cristal. Celle-ci s’illumina et Gaël passa au travers. Denys ne put s’empêcher de s’approcher une fois que la Porte de Cristal cessa de luire. Il la toucha mais ne la traversa pas. Une seule question germa dans son esprit : combien de secrets cachaient ce navire ?

 

           Gaël se plaça devant l’autel situé au centre de la pièce et où stagnait une eau scintillante et pure. Il prit quelques minutes pour observer cette eau qui jamais ne se renverse dans cette étrange pièce appelée Araryou Nëmarialey. Il connaissait la traduction de ses mots mais il n’en avait jamais compris le sens : Matrice cristalline de transfiguration physico-énergétique. Cela avait-il seulement un sens ? Peut-être que John ou Morgane comprendront, une fois arrivé à l’Entréyou. L’autel et son eau était un mystère dans le mystère. Sa dénomination était Faiyalan Saoya, l’interface de contrôle. Gaël savait s’en servir mais il ne comprenait rien à son fonctionnement malgré les explications qu’il avait reçu plus de trente ans auparavant.

           Ce n’était pas vraiment le moment de se poser des questions. Surtout que le temps approchait où il faudrait passer le relais à la génération suivante. Gaël espérait quand même encore commandé l’Ankou quelques années. John et Morgane représentaient cette nouvelle génération. Il savait que l’héritage des Morbrez serait en de bonnes mains avec eux.

           Gaël glissa les mains dans l’eau du Faiyalan Saoya. Aussitôt, l’eau fut parcourut par une onde luminescente. Gaël n’avait plus qu’à penser ce qu’il souhaitait. Il fallait qu’il se concentre, la moindre pensé parasite pouvait perturber le système. Il fit le vide dans son esprit et se concentra.

 

           Denys était remonté à la passerelle.

« Gaël a passé la Porte de Cristal ? demanda John.

-Oui, répondit Denys. C’est quoi cette chose ?

-Secret de famille, sourit John. Désolé. Bien, on se met à l’abri. Tout le monde dans les ponts inférieurs, ordonna-t-il d’une voix magiquement amplifiée.

-Mais qui va tenir la barre ?

-Ne vous en faites pas, assura John. Le capitaine s’en occupe.

-Mais…

-Vous ne sentez pas ? »

Denys tourna sur lui-même pour essayer de déterminer ce que John voulait qu’il sente. Et il se rendit compte que l’Ankou avançait et même accélérait alors que toutes les voiles étaient affalées.

« Comment est-ce possible ? fit-il.

-Même moi je ne comprends pas, avoua John. Venez vous mettre à l’abri. »

           Et l’Ankou entra dans la tempête…


[1] En l’année 1274 dans la baie de Hakata.

[2] Prononcez « ènetréyou ».

[3] Nom donné par les marins à la zone avoisinant les 40° sud en latitude. Ce nom est justifié par les nombreuses et violentes tempêtes qui y font rages. Plus au sud, il y a les 50ème Hurlants et les 60ème Mugissants, plus violents. Le célèbre et redouté Cap Horn est situé à environ 56° sud.

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