L'Ankou

Chapitre 15 : I Tonnerre sur l'Océan Indien

3354 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 09/11/2016 22:16

           CHAPITRE I : TONNERRE SUR L’OCEAN INDIEN[1]

 

           La journée aurait dut être aussi ennuyeuse que toutes les autres depuis le début de ce voyage. Et, à vrai dire, Kathleen Tucson aurait préféré que cela reste ainsi. Même si durant les jours précédent, elle avait souhaité ardemment qu’un évènement inattendu rompt son ennui, maintenant, elle préfèrerait s’ennuyer à mourir. Mais là, elle allait plutôt mourir tout court.

           Kathleen se cachait. Son frère le lui avait ordonné quand le pavillon arboré par le bateau qui s’approchait depuis le milieu de la journée fut identifié formellement. C’était un drapeau noir marqué d’un crâne blanc et d’un sablier[2] juste au dessus. Comme pour indiquer que dans peu de temps, la mort les frapperait. Elle restait cachée dans sa cabine depuis. Un silence et un calme oppressants s’étaient installés. Elle ignorait tout de ce qui se passait sur le pont et sur l’eau autour du navire la transportant. Elle se rendit compte que l’ignorance était ce qu’il y avait de pire dans ce genre de situation.

           Et soudain, comme un tonnerre proche, les canons du Devonshire se mirent à tirer. Ce fracas fit sursauter Kathleen. Elle n’était pas habituée aux explosions. Elle avait passé toute sa vie dans la verte campagne du Sussex. Sa mère était morte quand elle était petite et son père, peut-être pour oublier sa peine, était parti pour un long voyage au-delà des mers. Cela faisait des années maintenant que son frère Denys et elle ne l’avaient pas revu. Et il y a quelques mois de cela, ils avaient reçu une lettre de leur père leur demandant de le rejoindre aux Seychelles. Le voyage durait depuis des semaines sans incident autre que les problèmes apparemment habituels. Même pas une tempête sur tout le chemin. Kathleen avait apprécié les quelques escales dans les ports africains. Et elle attendait avec impatience celle de Madagascar.

           Mais avec cette attaque de pirates, elle se demandait s’ils atteindraient la Grande Île. Une autre déflagration retentit. Elle lui sembla plus lointaine. Mais à peine une seconde plus tard, elle se retrouva projeté au sol. Apparemment, le Devonshire venait de se prendre quelques boulets ennemis. D’après ce qu’elle savait par ce que disaient les marins du Devonshire, les pirates n’utilisaient leurs canons que pour faire taire ceux des navires qu’ils attaquaient. Et pour cause, leur but demeurait de s’en emparer et de faire main basse sur les richesses transportées. Faire taire les canons pour pouvoir s’approcher sur une bordée et aborder le navire, telle était la tactique habituelle des flibustiers.

           Et pour le coup, le silence relatif qui suivit le dernier tir l’inquiéta. Relatif, car elle continuait à percevoir des cris et des ordres tombant de la passerelle. Elle avait peur. Si les pirates gagnaient la bataille, qu’adviendrait-il d’elle ? Les récits qu’elle avait entendus sur le sort des victimes de tels pillages ne la rassuraient pas. Au mieux, ils la tueraient. Au pire, ils la garderaient comme otage, l’échangeant contre une rançon, la vendant comme esclave, et dans les deux cas, s’amuseraient avec elle en la violant plusieurs fois avant.

           Le fracas de la bataille reprit. Mais cette fois-ci, c’était les détonations plus légères des mousquets et les cris des assaillants qui se firent entendre. Les pirates s’étaient lancés à l’abordage. Le combat dura de longues minutes. A chaque bruit sourd d’un corps tombant sur le bois du pont supérieur, Kathleen tremblait. Etait-ce son frère qui venait d’être mortellement touché ? La peur la retenait de ne pas se rendre sur le pont pour s’en rendre compte par elle-même.

           Puis le silence se fit de nouveau. Elle ignorait s’il était de bons ou mauvais augures. Mais s’il signifiait la victoire des anglais sur ces flibustiers, pourquoi Denys ne venait-il pas la chercher ?

           Des bruits de pas se firent entendre. Des objets étaient renversés et des voix dures parlant dans une langue que Kathleen ne comprenait pas se firent entendre. Ces pires craintes s’en trouvèrent confirmées : le Devonshire était tombé aux mains des pirates. Ce n’était qu’une question de minutes, voir de secondes avant qu’ils ne la trouvent. Kathleen était paralysée par l’effroi. Ses pensés précédentes lui revinrent. Elle se voyait déjà le jouet de ces brigands des mers. Par instinct, elle se plaqua contre la paroi du fond. Mais cela ne lui ferait gagner qu’une seconde avant l’inévitable.

           Quelqu’un tenta d’ouvrir la porte de sa cabine, insistant malgré le verrouillage. Kathleen s’attendait à ce que le pirate la fracasse d’un coup de pied. Mais il n’y eu qu’une faible lumière jaune et le cliquetis de la serrure s’ouvrant sans effort de résistance. La porte s’ouvrit. Le pirate dépareillé qui posa les yeux sur Kathleen d’un air gourmand n’était étrangement pas armé. A part si on considérait comme une arme un simple bout de bois. Il se tourna vers son acolyte pour dire quelques mots qui les firent rire.

« Veuillez nous suivre, mademoiselle, ordonna le pirate dans un anglais teinté d’un fort accent étranger. »

           Résister aurait été inutile. Kathleen suivit les pirates jusqu’au pont principal. La vision d’horreur lui sauta aux yeux et au cœur comme un animal enragé. Des corps gisaient partout. L’équipage du Devonshire avait été entièrement décimé. Seul le capitaine demeurait encore en vie. Il se tenait agenouillé, tenu en respect par un pirate armé d’un pistolet à pierre. A côté de lui se trouvait Denys, visiblement blessé mais toujours vivant. Oubliant un instant qu’elle était entourée de pirates assassins, Kathleen accourut jusqu’à son frère et le serra dans ses bras. Les pirates rirent de ce spectacle. Kathleen s’en fichait.

« Denys, tu vas bien ? fit-elle. Tu es blessé ?

-Rien de grave, répondit-il en ne lâchant pas le capitaine des pirates de son regard sombre. »

           Kathleen posa ses yeux sur le capitaine pirate. Il arborait une barbe hirsute et irrégulière entrecoupée de cicatrices. Il était d’une maigreur maladive et pourtant, son œil était alerte et vif.

« Comme c’est touchant, fit-il avec un sourire railleur, relançant les rires de son équipage. Miss Tucson je suppose ? Je suis le capitaine Miklos Afistos. Et je vous annonce que vous êtes mon otage. Tout comme votre frère.

-Pour quelle raison nous prendre en otage ? osa demander Kathleen malgré sa peur.

-Simplement pour vous échanger contre une rançon. Et si votre famille refuse, je vous vendrais comme esclave aux barbaresques. Ils aiment les petites blanches comme vous. C’est très exotique.

-Vous comptez nous échangez tous les trois ? lança le capitaine du Devonshire. Vous prenez des risques.

-En fait capitaine, je n’ai jamais parlé de vous. »

Le capitaine n’eut pas le temps de comprendre le sens de ces mots. Le pirate le tenant en joue tira à bout portant, transformant son crâne en un trou béant sous les yeux de Kathleen et Denys. La jeune femme resta un long moment à ne pas pouvoir détacher ses yeux du corps encore chaud du capitaine.

           « Bien, continua Afistos. Maintenant que ce détail est réglé, je vous invite cordialement dans les cales de mon navire. Vous n’y trouverez aucun confort.

-Capitaine, fit un autre pirate en s’approchant. On a repéré une voile arrivant par le nord-est. Elle est encore à bonne distance…

-Et alors ? On sera bientôt parti.

-C’est juste que…

-Quoi ?

-On croit que c’est l’Ankou. »

Kathleen vit un éclair d’effroi passé dans le regard du capitaine Afistos. Se pourrait-il qu’il est peur ? Qu’est-ce qu’était cet Ankou ? Un chasseur de pirates ? Finalement, le capitaine se reprit.

« Nous ne resterons pas pour le savoir, dit-il. Faîtes les monter à bord. Nous partons de suite.

-Si c’est l’Ankou, ça ne servira à rien, lança un autre pirate. Ce navire est pire que le Hollandais Volant[3].

-On s’en va j’ai dit. »

           Kathleen et son frère furent descendus sur le bateau des pirates. La jeune anglaise pouvait lire l’inquiétude grandissante sur les visages des forbans. Ils regardaient de plus en plus souvent en direction de la voile s’approchant. A tel point que Kathleen put s’approcher du bastingage pour jeter un coup d’œil également. Un navire à la silhouette sombre faisait route vers eux. Cette simple vision redonna espoir à la jeune femme.

« Il s’est rapproché vite, entendit-elle. Ça ne peut être que lui. »

La peur, c’était ce qu’elle retenu le plus de ces quelques mots. Le navire d’Afistos décrocha ses amarres du Devonshire et leva ses voiles. Les pirates semblaient avoir un peu oublié les deux anglais. Kathleen en profita pour jeter un nouveau coup d’œil en direction du navire noir. Il lui semblait qu’il s’était rapproché extrêmement vite. Aucun bateau n’était capable d’une telle vitesse.

« Je vous ai dit de les mettre à fond de cale, cracha la voix d’Afistos. »

Un pirate se saisit de Kathleen pour la tirer vers l’entrepont. Mais une détonation lointaine retentit. Tout le monde se figea et se jeta au sol quand le grand mât se brisa en sa moitié.

           « Ce sont eux ! s’écria un pirate. Il n’y a que l’Ankou pour faire mouche à cette distance.

-On peut encore gouverner pour leur présenter une bordée, fit Afistos visiblement pas à l’aise. Canonniers à vos pièces. »

Un second tir se fit entendre. Il toucha l’arrière du bateau d’Afistos.

« On n’a plus de gouvernail !

-Ils nous veulent vivants, cracha Afistos. Et bien nous vendrons chèrement notre peau. Bordée tribord ! Bigues dehors ! »

Aussitôt l’ordre lancé, les sabords de la bordée tribord s’ouvrirent pour laisser passer les bouches des canons. Le capitaine Afistos attendait le bon moment pour tirer sur le navire que Kathleen devinait maintenant noir et blanc. Il s’était rapproché mais n’était pas encore à porté de tir. Alors comment ce bateau avait-il pu effectuer des tirs d’une telle précision à cette distance ? Une nouvelle détonation retentit. Et cette fois encore, le tir toucha avec une précision incroyable. Les deux canons les plus en avant de la bordée tribord furent touchés. Les corps des pirates s’en occupant volèrent en charpie et Kathleen vit l’un des deux canons tomber à la mer.

           Une voix lointaine mais forte se fit entendre. Kathleen mit quelques secondes avant de comprendre qu’elle venait du navire noir et blanc. Quelqu’un devait se servir d’un porte-voix.

« Afistos, rends-toi, ordonna la voix. Je sais que tu as des otages mais tu sais aussi bien que moi que nous n’avons pas besoin de faire sauter ta bordée pour ensuite t’aborder. Nous voulons récupérer tes otages et ensuite nous partirons.

-Mais bien sûr ! répondit Afistos. Tu me laisserais partir après ce que j’ai fais à Victor Blanco ?

-La vengeance ne sert à rien. Je te laisse cinq minutes pour te décider. »

La capitaine Afistos se tourna vers son second. Ce dernier semblait effrayé.

« Ils nous tiennent, dit-il. Tu sais très bien qu’ils peuvent nous aborder quand ils veulent à cette distance. Et ils nous ont prouvés que nous étions à porté de tir de leurs canons. On n’a pas le choix.

-Ils nous tueront, fit Afistos. Les Morbrez ne sont pas connus pour leur clémence, ce sont des vengeurs et j’ai tué un des leurs.

-Ils nous donnent une chance de nous racheter. Je me demande comment ils savent pour les deux anglais. Mais pour le moment, nous avons d’autres chats à fouetter.

-OK. »

           Afistos rapprocha un bout de bois de sa gorge. Kathleen ne comprit pas.

« Sonorus, spalmodia-t-il. D’accord Morbrez, hurla-t-il de sa voix magiquement amplifiée. Je les mets sur une chaloupe et je te les envois.

-Non, répondit l’autre bateau. J’envois trois hommes les chercher. Si je perçois le moindre problème, ta passerelle est dans ma ligne de mire. »

Afistos ne répondit pas. Il savait que ce n’était pas du bluffe.

           Kathleen s’attendait à voir une chaloupe approcher. Mais rien. Un bruit sec se fit entendre. Et au milieu du pont, trois individus venaient d’apparaître. Ils étaient tous les trois très différents et armés. Ils tenaient leurs armes prêtes à servir au moindre problème. Kathleen se demandait comment ils étaient arrivés jusqu’ici aussi vite et sans chaloupe en les détaillant.

           L’un d’eux était un homme d’une quarantaine d’années qui devait avoir passé sa vie sur la mer. Il avait l’œil aiguisé et tenait un pistolet à pierre et un sabre d’abordage.

           Le second personnage était une jeune femme qui ne devait avoir que quelques années de plus que Kathleen. Ce qui frappa la jeune anglaise fut ses traits. Elle pensa qu’elle devait être d’origine chinoise ou indochinoise. Elle portait une sorte d’armure légère protégeant son torse et ses épaules. Un sabre comme Kathleen n’en avait jamais vu se trouvait toujours dans son fourreau glissé dans sa ceinture. Elle était très belle malgré son visage froid et inexpressif.

           Le dernier devait avoir le même âge que l’asiatique. C’était une jeune homme brun tenant un sabre d’abordage et un bout de bois comme elle avait vu certains pirates en porter. Il jeta un coup d’œil en direction de Kathleen et Denys puis fit quelques pas vers Afistos.

« John Morbrez, fit Afistos. Je vois que Gaël envoit un de ses hommes de confiance.

-Il a confiance en tout le monde sur l’Ankou, répondit le jeune homme. Si un de tes hommes tentent la moindre action, Akiko ou Helmut se feront une joie de le renvoyer ad patres.

-Aucun ne bougera. Mais j’espère que vous ne nous tirerez pas dessus une fois de retour à votre bord. »

           Le dénommé John Morbrez ne répondit pas. Il fit un signe à l’asiatique et à l’homme. Ces derniers vinrent se placer de part et d’autre de Denys et Kathleen. L’asiatique se tourna vers la jeune anglaise et posa sa main sur son épaule. De son autre main, elle prit contact avec l’autre homme qui lui-même avait posé sa main sur l’épaule de Denys.

« Restez calme, dit l’asiatique. »

Kathleen ne comprit rien. Elle vit les yeux de l’asiatique se teinter doré un instant avant d’être pris dans une sorte de tourbillon et de se sentir comprimée. Lorsque la sensation cessa, ils n’étaient plus sur le bateau d’Afistos mais sur un tout autre, entourés de d’autres gens. L’un d’eux, un homme à l’allure rassurante s’approcha.

« Je m’appelle Justin Lefranc, je suis médecin, se présenta-t-il. Vous allez bien mademoiselle ?

-Oui, répondit-elle sans savoir ce qu’il lui arrivait. Mais mon frère…

-Je m’en occupe.

-Où sommes-nous ?

-Bienvenu sur l’Ankou, lança une voix grave. Je suis le capitaine Gaël Morbrez. »

Un homme arborant une barbe soignée se dressait devant elle. Une cicatrice en diagonale descendait de son front jusqu’à sa joue gauche, passant entre les deux yeux.

« Vous êtes des chasseurs de pirates ? questionna Kathleen. »

Un rire parcourut l’équipage pour accueillir cette question.

« Pas vraiment, fit Morbrez. »

Le jeune homme apparut de nulle-part dans un claquement de fouet. Il se dirigea directement vers son capitaine.

« Je crois qu’ils se doutent de nos vraies intentions, sourit-il.

-Alors ne les faisons pas attendre, fit le capitaine. Vas-y.

-Bordée babord ! Canonniers à vos pièces ! Bigues dehors ! hurla John Morbrez. »

Aussitôt, les canons de la bordée babord surgirent.

« Feu ! »

Un grand fracas se fit entendre. Et le navire d’Afistos vola en éclats et en flammes.

           Malgré ça, il n’y eut aucun cris de joie parmi l’équipage. Ils étaient plutôt perdus dans leurs pensés, comme en train de se recueillir.

« Victor est vengé, dit simplement Gaël. Je te laisse t’occuper du reste pour ces deux là. »

Le capitaine retourna sur la passerelle. John se tourna vers le médecin.

« Justin, comment vont-ils ? demanda John.

-La demoiselle va bien, répondit le médecin. Quand à cet homme, je n’en ai pas pour longtemps à le rafistoler. »

Le médecin sortit un bout de bois et dit quelques mots. Aussitôt, la blessure se referma sans laisser de cicatrice.

« Et voilà, comme neuf ! fit le médecin avant de repartir.

-Mais qui êtes-vous ? questionna Denys. Et comment faîtes-vous ça ? demanda-t-il en montrant son bras.

-Nous sommes l’équipage de l’Ankou, répondit simplement John.

-Pour qui naviguez-vous ?

-Pour nous-mêmes. »

John désigna le haut du grand mât. En son sommet flottait un pavillon reconnaissable entre mille : un drapeau noir avec un crâne et des sabres croisées.

« Pirates, souffla Kathleen. »


[1] En hommage au grand film présentant les aventures du plus grand des corsaires : le capitaine Robert Surcouf.

[2] Contrairement à la pensé populaire, les pavillons pirates n’arboraient pas tous un crâne et des tibias croisés. Le sablier était courant car il indiquait aux victimes que leur temps était compté.

[3] Célèbre vaisseau fantôme voguant depuis des siècles et ayant inspiré les auteurs de « Pirates des Caraïbes ».

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