L'Ankou

Chapitre 16 : II John Morbrez

2895 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 09/11/2016 18:17

           CHAPITRE II : JOHN MORBREZ

 

           Aussitôt qu’il s’arracha à la vision du pavillon noir, Denys Tucson se porta d’un pas décidé vers la passerelle. Il se planta juste devant Gaël.

« C’est vous le capitaine ? questionna-t-il.

-A qui ais-je l’honneur ? fit Gaël en souriant légèrement.

-Je vous ais posé une question !

-Et moi, je vous rappelle que vous n’êtes plus sur votre navire. Donc, si vous voulez que je me présente, faîtes-le d’abord.

-Denys Tucson, je suis le fils du comte Edward Tucson.

-Bien. Et cette jeune fille ?

-C’est ma sœur, elle se prénomme Kathleen. Voilà, vous savez qui nous sommes.

-Je suis effectivement le capitaine de ce navire. Je me nomme Gaël Morbrez.

-Je n’ai jamais vu votre nom écrit sur les avis de recherche pour piraterie.

-Nous sommes des pirates discrets, sourit Gaël.

-Que comptez-vous faire de nous ? demanda Denys. Maintenant que nous sommes vos prisonniers, je suppose que vous allez faire ce que vos collègues comptaient faire et nous échanger contre une rançon.

-Je comptais plutôt vous déposer pas très loin du prochain comptoir britannique.

-Vous voulez dire, nous libérer sans rançon ! s’exclama Denys.

-Nous ne sommes pas ce genre de pirates. Vous n’êtes pas nos prisonniers, je vous considère plutôt comme des naufragés. Vous serez logés dans une de nos cabines et bien traités. Si vous avez besoin de la moindre chose, Akiko que voici vous le fournira dans la limite du possible. »

           Denys jeta un coup d’œil à la japonaise. Elle le regardait de son habituel neutralité. L’anglais se dit que s’il n’était vraiment pas prisonnier, le séjour à bord de l’Ankou pourrait être agréable. Mais il préférait demeurer prudent malgré tout. C’étaient tout de même des pirates/

« Akiko, montre-leur leur cabine s’il te plait, dit Gaël.

-Hai Itoshii, fit-elle.

-Et réunion après le couché du soleil. Préviens Morgane et John, j’aimerais qu’ils y assistent aussi.

-D’accord. Veuillez me suivre, dit Akiko à l’adresse de Denys.

-Avec plaisir, sourit l’anglais.

-Un instant Akiko, arrêta Gaël. Viens par là. »

La japonaise s’approcha du capitaine. Ce dernier lui déposa un doux baiser sur ses lèvres. L’anglais soupira de dépit.

« Je vous laisse aux bons soins de ma femme, dit le capitaine avec une étincelle d’ironie dans les yeux. »

L’anglais inclina légèrement la tête en remerciement et suivit la japonaise.

           Kathleen parlait avec John. Denys resta neutre en s’approchant.

« Denys, John était entrain de ma dire que nous n’étions pas prisonniers, dit Kathleen.

-Le capitaine vient de me dire la même chose, confirma Denys. Je ne sais pas quel genre de pirates vous êtes mais votre comportement est atypique.

-On nous le dit souvent, sourit John. Akiko, Gaël t’a demandée de t’occuper d’eux ?

-Oui, répondit la japonaise. Il m’a dit aussi de te prévenir, réunion après le coucher du soleil. Morgane et toi devez y venir aussi.

-OK. Si tu veux, je m’occupe d’eux.

-Ça ira, assura la japonaise. Va plutôt prévenir Morgane. Veuillez me suivre.

-On se voit plus tard, dit John à l’adresse de Kathleen. »

           Akiko les guida dans l’entrepont. Elle les mena jusqu’à une cabine équipée de deux couchettes.

« Nous ne pouvons pas faire mieux, dit Akiko. Vous allez devoir vous partager la même cabine.

-C’est mieux que rien, sourit Kathleen.

-Je vous laisse vous installer. Vous pouvez vous déplacer librement sur l’Ankou. Mis à part la cabine du capitaine, l’armurerie, la Sainte-Barbe[1] et la réserve bien entendu. »

Akiko sortit, refermant la porte derrière elle.

« Ils sont gentils, dit Kathleen.

-Un peu trop, ajouta Denys. Ils ont beau dire que nous ne sommes pas prisonniers, je n’en crois rien.

-Elle a dit que nous pouvions nous déplacer n’importe où sur le bateau.

-De toute façon, comment veux-tu qu’on leur échappe. Ils sont partout. Nous sommes sous surveillance constante. Elle nous a indiqués les lieux où nous ne devons pas aller mais je suppose qu’il y aura des gardes pas loin à chaque fois. Ne fais confiance à aucun d’eux. Ce sont des pirates.

-Mais John…

-Ce John est un pirate aussi. Ne lui fais pas confiance.

-D’accord, soupira Kathleen. »

 

           Denys exigea de sa sœur de rester constamment avec lui. Mais, heureusement pour la jeune fille, il ne souhaitait pas plus qu’elle rester enfermé dans la cabine. Et vu que le capitaine leur avait assuré qu’ils étaient libres de se déplacer à bord, ils n’allaient pas s’en priver. Le soir tombait et le couché de soleil sur l’Océan Indien fut magnifique.

           Une jeune fille du même âge que Kathleen les aborda. Elle était magnifique, la peau légèrement mate et les cheveux d’un châtains foncés. Elle sourit aux deux anglais.

« Vous êtes les réfugiés qu’on a récupéré sur le bateau d’Afistos ? fit-elle. Je m’appelle Morgane MacHingson.

-Enchantée, sourit Kathleen. Je suis Kathleen Tucson et voici mon frère Denys. Ça fait bizarre de voir quelqu’un comme vous sur un navire pirate.

-Pourquoi ?

-Et bien… Quel âge avez-vous ?

-Dix-huit ans.

-C’est bien ce que je pensais, le même que moi, dit Kathleen. Vous ne devez pas être depuis longtemps à bord. Comment vous y êtes vous retrouvée ?

-Je suis à bord depuis sept ans maintenant.

-Sept ans ! Mais… vous avez été enlevée ?

-Non, c’est assez compliqué comme histoire. Et surtout, elle est longue à raconter. Pour faire court : je suis la nièce du capitaine.

-Donc John est votre frère ?

-Tout à fait, acquiesça Morgane.

-Morgane ! appela John depuis la passerelle.

-Désolé, je dois y aller. A plus tard. »

           Kathleen regarda s’éloigner Morgane. Elle était impressionnée par le sourire de cette jeune fille et par son énergie.

« Ils n’ont pas l’air si terrible ces pirates, fit-elle.

-Je t’arrête tout de suite, dit Denys. Interdiction de s’en faire des amis. »

Kathleen se contenta de soupirer en pensant que son frère était vraiment un rabat-joie.

 

           Morgane rejoignit tout le monde sur la passerelle. Outre elle et son frère, ceux que John qualifiaient par le passé de « chefs de l’Ankou » étaient présents. Avec le temps, Akiko s’était ajoutée à ce groupe. Justin Lefranc, le médecin du bord, était bien sûr présent. Une femme d’une quarantaine d’années, blonde et aux pommettes saillantes était présente également. Elle s’appelait Natalia Gorluna et se chargeait de la cuisine et de l’intendance à bord. Morgane était devenue son assistante avec le temps. Un homme aux longs cheveux blancs et aux yeux brillants d’un éclat rougeoyant sourit à la jeune fille. Pour n’importe qui, son sourire garni de crocs pointus serait inquiétant. Mais Morgane y répondit de tous son cœur. Il s’agissait d’Igor Stradus, le second du capitaine. Un vampire voguant sur l’Ankou depuis deux siècles.

« Tout le monde est là ? demanda Gaël. Bien. Nous venons de venger la mort de notre compagnon et ami Victor. Maintenant, il peut reposer en paix. Et nous, nous devons aller de l’avant. Certains d’entre vous savent pourquoi j’ai voulu cette réunion. Depuis qu’Igor est devenu capitaine en second de l’Ankou, bien avant la naissance de chacun d’entre nous, il y a deux seconds. Il faut désigner celui qui aura la dure tâche de succéder à Victor. »

John savait que ce moment viendrait. Tout comme il savait qui allait sûrement être désigné. Ce qu’il ne comprenait pas, c’est pourquoi cette personne n’était pas présente sur la passerelle.

« Honneur aux femmes. Natalia ? questionna Gaël.

-Ton choix est le bon, sourit la russe.

-Akiko ?

-Je suis d’accord avec Natalia et avec ton choix, assura la japonaise.

-Morgane, je m’excuse mais je préfèrerais que tu donnes ton avis en dernière, s’excusa le capitaine d’un sourire. Justin ?

-D’accord aussi.

-Igor, en tant que second, qu’as-tu à dire ?

-je connais ta décision parce qu’on en a parlé à plusieurs reprises, dit le vampire. On en parlait déjà avec Victor qui se sentait vieillir et pensait demander à être débarqué. Je n’ai pas besoin d’en dire plus que durant ces discussions entre nous trois. Tu sais que je suis d’accord.

-Je savais que tu dirais ça, acquiesça le capitaine. Mais il fallait que ça soit dit devant tout le monde. Morgane, à toi de parler.

-Je pense savoir de qui vous parlez tous depuis tout à l’heure, dit la jeune fille. Et je suis d’accord avec vous tous.

-Voilà qui règle la question. John, as-tu compris de quoi il retournait ?

-J’ai un peu décroché à vrai dire, avoua le jeune homme. Je sais qu’il s’agit de désigner le successeur de Victor. Mais je ne vois pas de qui vous parlez depuis tout à l’heure.

-On parle de toi, tout simplement. »

           John resta abasourdi un bon moment. Son regard passa sur chacun des visages lui faisant face. Il ne pouvait pas y croire. Il n’avait pas assez d’expérience par rapport à d’autres. Il pensa immédiatement à Helmut. Le gabier était à bord depuis des lustres et lui avait appris tout ou presque de ce qu’il savait sur la vie à bord, la navigation et le combat pirate.

« Je ne peux pas, dit-il. Je… je n’ai pas assez d’expérience. Quelqu’un de plus âgé, connaissant mieux la mer que moi serait plus à sa place que moi.

-Et à qui penses-tu ? questionna Gaël.

-Helmut. Ça fait longtemps qu’il est à bord. Il serait parfait.

-C’est vrai, je suis d’accord avec toi. Mais tu ne devines pas pourquoi c’est toi que nous avons choisi comme nouveau second et pas lui.

-Non. Ça m’échappe.

-Quelle la règle principale de l’Ankou ? »

Un éclair traversa l’esprit de John. C’était si logique pourtant. Comment pouvait-il avoir oublié cette règle ? Il ne comprenait pas pourquoi elle était de rigueur, Gaël lui avait promis qu’un jour il saurait. Mais en attendant c’était un fait : seul un Morbrez peut commander l’Ankou.

« Seul un Morbrez peut commander l’Ankou, récita-t-il.

-Tu as repris le nom de ta mère en disant que tu voulais être plus proche d’elle. Morgane ne désire pas devenir capitaine de l’Ankou, même si elle en a les capacités. Mais tu le veux, n’est-ce pas ?

-Oui, je l’avoue.

-Alors pour ça il faut que tu apprennes le commandement. Donc il faut que tu prennes le poste de second.

-Et si je fais des erreurs ?

-C’est en faisant des erreurs qu’on apprend. Quand j’étais le second de ta mère, je n’ai pas arrêté de faire bêtise sur bêtise. Mais nous serons tous là pour te guider et te conseiller. Et un jour, tu seras aux commandes de ce navire. Alors, quel est ta décision ?

-Tu ne m’imposes rien ?

-La Liberté de choisir est très importante. A bord de l’Ankou comme ailleurs. Tu ne peux pas prendre cette responsabilité sans l’avoir choisi. Sinon, tu seras un mauvais second. Quoi que nous pensions tous, c’est toi qui décides au final. »

           John se tourna vers le pont. Les membres d’équipage s’affairaient à leurs travaux. Ceux qui n’avaient plus rien à faire regardaient la mer, discutaient entre eux, riaient. John vit que quelques uns lui jetaient des œillades. Ils devaient avoir devinés la raison de cette réunion. John remarqua Helmut sur le gaillard avant. Il crut même le voir lui sourire amicalement.

« D’accord, fit John. J’accepte cette responsabilité. Car un jour, je serais le capitaine de l’Ankou et de son équipage.

-Parfait, sourit Gaël. Alors félicitation, lieutenant. Et maintenant, il reste à l’annoncé. »

Gaël porta sa baguette à sa gorge pour y appliquer un sortilège de Sonorus.

« A tous, cria-t-il. Je vous annonce que John Morbrez est maintenant mon nouveau lieutenant. »

Des vivats et des cris de joie accueillirent cette nouvelle. Parmi les hurlements, John entendit un : « Où est le rhum ? ».

« Natalia, on a de quoi fêter ça ? demanda-t-il tout sourire.

-Morgane et moi avions prévu le coup, acquiesça la russe.

-Je vois, trahi par ma propre sœur !

-Plains-toi, sourit Morgane. Je suis sûre que tu vas adorer le festin qu’on a préparé.

-Quels sont les ordres Senchô[2] ? demanda Akiko en s’approchant.

-Akiko, pour moi tu fais parti de la famille, dit John. Tu n’auras jamais à m’appeler ainsi. Je suis juste John. Mais, arigatô gosaimasu[3]. »

           Le reste de la soirée, ce fut la fête à bord de l’Ankou. Tous les membres d’équipage voulaient trinquer avec le nouveau lieutenant. Ce dernier ne se fit pas prier. Même les deux anglais furent invités à se joindre à la réjouissance.

« Je ne crois pas que notre place est à faire la fête avec des pirates, dit Denys, rabat-joie.

-Allons ! fit Helmut en lui mettant un godet de rhum dans la main. Ne vous faîtes pas prier. Ici, pas de rang, de noblesse ou autre. Juste quelques grades et fonctions. Mais ce soir, on oublie ça pour faire la fête. Goûtez moi ce breuvage, on l’a acheté à Madagascar. Il est fameux. Morgane, t’en aurais un godet pour l’anglaise ?

-Bien sûr, ça arrive, répondit Morgane.

-Je ne bois pas, s’excusa Kathleen.

-Moi non-plus, sourit Morgane. Sauf les jours de fête. Allez tiens, j’y ai mis un peu de jus de letchis pour faire passer plus facilement.

-Letchis ?

-Un fruit qui pousse sur les îles par ici et au Siam. C’est très bon. »

Kathleen huma la boisson. Les relents d’alcool lui piquèrent le nez mais elle se lança quand même. Elle toussa mais apprécia la note fruitée du mélange.

« Ça fait toujours ça la première fois, rit Morgane en lui en servant un second godet. »

           John demanda à Helmut de se parler en privé. Le vieux gabier le suivit jusqu’au bastingage.

« Helmut, j’ai pris la place de second, dit-il. Mais je ne peux m’empêcher de penser qu’elle te revenait de droit. Tu es à bord depuis plus longtemps que moi.

-Si tu réfléchis comme ça, c’est vrai, acquiesça l’allemand. Mais je commence à me faire vieux. J’avais même pensé débarquer avec Victor pour l’aider à monter la ferme qu’il désirait. Il n’est plus là malheureusement. Mais j’y pense encore. Mon temps sur l’Ankou arrive à sa fin. J’aimerais me poser pour ce qu’il me reste de vie. Trouver une femme, peut-être même avoir des enfants.

-Je comprends, dit John visiblement un peu triste.

-Place aux jeunes. Je vais rester encore quelques temps. Maintenant, il faut que tu apprennes le commandement. Et un jour, tu seras le capitaine de l’Ankou. Mais pour le moment, on fait la fête. Alors, à la tienne lieutenant. »

Les godets s’entrechoquèrent et furent portés aux lèvres. Le rhum faisait briller les étoiles.


[1] Lieu où était entreposé la poudre et les munitions.

[2] « Lieutenant » en japonais.

[3] Merci beaucoup.

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