Les Souffleurs de Lumière

Chapitre 4 : Quelque chose s'est réveillé cette nuit

6682 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/11/2016 09:55

 

QUELQUE CHOSE S'EST RÉVEILLÉ CETTE NUIT

  

Wendy lâcha la feuille qu'elle tenait avec un petit glapissement.

- G-Gunter ! couina-t-elle en jetant un coup d'œil éperdu en direction du ciel de nuit. "Vous… vous êtes venu observer les baleines, vous aussi ?"

Le chef d'équipe la contempla un instant, les yeux énigmatiques derrière ses lunettes rondes. Puis ses épais sourcils s'arrondirent et il sourit.

- Je ne suis pas certain qu'on puisse qualifier d'observation l'activité à laquelle notre jeune ami est en train de se livrer, dit-il avec un petit rire. "J'appellerai plutôt cela un jeu."

Pétrifiée, la jeune fille le regarda s'avancer sous le dôme, les mains croisées dans le dos. Sa robe de sorcier usée balayait les notes éparpillées sur le sol de marbre sombre et la lueur des étoiles glissait un éclat argenté dans ses cheveux gris ébouriffés.

- Étonnant, n'est-ce pas ? Comme elles ne semblent pas effrayées par sa présence... Ce sont pourtant des poissons, si l'on peut dire, et il est très semblable à un gros chat.

Wendy aurait voulu dire quelque chose mais sa gorge était sèche, sa langue collée à son palais et dans son esprit vide tournait en boucle une phrase clignotante : "ohmondieuquestcequonvafaireillesait".

Loin là-bas, au-dessus des murailles de glace bleutée, le dragon de fourrure noire faisait la course avec des bébés baleines enchantés, dans un poudroiement de vapeur et de flocons de neige.

- Ce devrait être un rapport intéressant à lire, dit Gunter en s'écartant de la lunette à laquelle il avait collé son œil pendant quelques instants. "Je me demandais toujours comment il faisait pour être aussi précis, pour approcher de si près des créatures connues pour leur grande timidité ou leur extrême sauvagerie…"

Il se tourna vers Wendy.

- Tout a une explication dans ce monde.

La jeune fille tressaillit et la panique qui l'avait figée se transforma en une angoisse fébrile.

- M-m-monsieur, s'il vous plaît…

Il agita la main, l'interrompit d'un léger raclement de gorge.

- Monsieur ? Vous n'êtes plus à l'école, mon enfant.

Wendy fit un pas en avant, les poings serrés, la voix tremblotante.

- Gunter, il ne faut pas… si quelqu'un apprenait… ce serait terrible… ce secret… s'il vous plaît, on doit continuer à le protéger…

Il lui lança un regard pénétrant.

- Combien de personnes le savent ?

- Quatre, bafouilla-t-elle, sentant ses yeux se remplir de larmes suppliantes. "Terrence, Scorpius, son père et moi."

Il secoua la tête.

- Non, corrigea-t-il. "Probablement le double. Calcifer le sait – rien ne lui est caché, surtout pas quelque chose comme ça. Ce que Calcifer sait, Poivre ne l'ignore pas et Euphrosine l'a sans doute deviné."

Il sourit gentiment.

- Et puis il y a moi, aussi, maintenant. Je dois dire que je suis soulagé de ne pas avoir rêvé lorsque j'ai aperçu ce dragon en train de barboter dans la Crique du Sarcophage, cet après-midi.

Wendy étouffa un gémissement.

- Tout ira bien, dit Gunter tranquillement, en se dirigeant vers le rectangle de lumière découpée devant la porte en chêne. "Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de mettre qui que ce soit d'autre au courant pour l'instant. Soyez assez aimable pour ranger la salle d'observation avant que l'un de nos collègues ne s'étonne qu'une bourrasque y ait soufflé, je vous prie."

Il s'arrêta sur le seuil. Ses yeux pétillaient derrière ses lunettes rondes.

- Ah. Wendy, lorsqu'il sera revenu de son… excursion, pourriez-vous dire à Albus que j'aimerais lui parler ? Rien de pressé. Demain matin suffira.

Elle hocha le menton d'un air crispé.

- Alors, bonne nuit, conclut le chef d'équipe.

Il quitta la pièce en refermant la porte derrière lui, plongeant de nouveau le dôme dans l'obscurité piquetée d'étoiles.

Lorsqu'elle se retrouva seule, Wendy relâcha sa respiration bloquée. Sa gorge était tellement nouée qu'elle lui faisait mal. Elle renifla férocement en jetant un long regard en direction des baleines qui disparaissaient au loin comme une poignée de sable noir jetée au vent.

- Ah, bravo, marmotta-t-elle. "Il ne manquait plus que ça… c'est malin, Al."

Elle aimait bien la vieille magicienne, même si elle la craignait un peu, et elle doutait que celle-ci puisse trahir un secret aussi grave. Si Gunter gardait le silence, l'elfe le ferait aussi. Mais le problème, c'était… elle s'efforça de chasser de son esprit les deux petits yeux semblables à des braises qui l'avaient sondée à son arrivée à la base.

Calcifer…

S'il l'avait su depuis le début, pourquoi n'avait-il rien dit ? Que comptait-il faire de cette information ? Serait-il un allié… ou un ennemi ?

Calcifer était fantasque et dangereux, incompréhensible et manipulateur, une créature aussi ancienne que le dragon, mais dont la petite voix aigüe vous mettait mal à l'aise, comme un enfant capricieux qui aurait eu tous pouvoirs pour vous détruire…

Maintenant qu'elle y repensait, ils avaient été naïfs de penser que Calcifer n'avait pas vu au travers d'Albus quand celui-ci lui avait été présenté.

Elle se mordit la lèvre un peu trop fort et l'entailla. Râlant et suçotant le bout de peau meurtri, elle termina rapidement de ranger la pièce, puis quitta le dôme après un dernier coup d'œil par les multiplettes. Les baleines et le dragon n'étaient plus en vue nulle part.

Elle redescendit vers sa chambre sans croiser personne, se changea et se fourra dans son lit en continuant de grogner. Elle s'endormit à peine la tête posée sur son oreiller, malgré la tempête de questions inquiètes et furieuses qui s'agitaient dans son esprit.

Ce fut le ploc-ploc-ploc désagréable d'un robinet mal refermé qui la réveilla un peu après minuit. Elle s'assit en bâillant, passa une main sur sa figure et entrouvrit un œil tout en resserrant ses couvertures tièdes et moelleuses autour d'elle.

- Ha !

Ce n'était pas un robinet.

C'était une stalactite qui fondait sur le rebord du hublot géant de sa chambre : le dragon voletait sur place de l'autre côté de la vitre et son haleine embuait le cristal.

Wendy soupira et récupéra sa baguette sur sa table de nuit.

- Evanesco, lança-t-elle pour la deuxième fois cette nuit, en levant les yeux au ciel.

Le froid glacial, une énorme masse de fourrure piquetée de gouttes gelées et un tourbillon de flocons de neige s'engouffrèrent dans la pièce, puis la grande fenêtre ronde se reconstitua sans un bruit.

Le dragon grimpa sur le lit qui grinça horriblement sous son poids et fit un tour sur lui-même en pétrissant le matelas.

- Je te préviens, si tu y fous le feu, je te jette dehors, dit Wendy d'une voix sévère.

Il émit un roucoulement indigné, puis s'installa en prenant toute la place, ses grosses pattes repliées sous son jabot noir et bourru. Il bâilla largement, montrant ses gencives roses, cligna une ou deux fois de ses yeux verts fendus d'or.

- ça va ? grommela Wendy. "Tu t'es bien amusé ? C'était cool, sauf que t'avais oublié tes clés, c'est ça ?"

Un petit rire lui échappa, malgré l'indifférence totale que lui témoignait le squatteur qui venait de fourrer la tête sous son aile.

- Super, maugréa la jeune fille.

Elle tira d'un coup sec sur les couvertures pour les dégager, puis les sécha d'un coup de baguette magique. Après réflexion, elle entreprit de souffler un sort de chaleur sur la fourrure noire humide et le dragon, sans même entrouvrir un œil, se mit à ronronner comme un vieux moteur.

- De rien, dit Wendy, amusée.

Elle reposa sa baguette sur la table de nuit, s'enveloppa dans sa couette et se pelotonna à côté de lui, dans le minuscule espace qui restait sur le lit.

- Fais d'beaux rêves, Crocmou, bredouilla-t-elle en donnant un petit coup de poing dans le ventre dodu du dragon qui ne réagit pas plus que si une mouche l'avait effleuré.

Quelques instants plus tard, ils dormaient tous les deux profondément.

La nuit était calme, aussi immobile qu'une peinture aux teintes froides sous les étoiles scintillantes. Pas un bruit, pas un souffle. Puis le vent se leva en une légère spirale blanchâtre et se mit à courir sur le dos du vieux continent Antarctique qui soupira et s'enfonça un peu dans les eaux sombres et glacées, comme s'il se calait plus confortablement.

De minuscules bulles se rassemblaient en pétillant sous la surface dans l'Anse du Rocquenlune et une lueur pâle brillait au fond de la mer.

 

oOoOoOo

 

L'aube vint lentement, crénelant d'or les arêtes de la montagne aux Dents de Crystal. Elle s'étendit dans la Vallée des Souffleurs de Lumière comme un voile aux multiples nuances de rose. Les gouttelettes de givre sur la fenêtre étincelèrent brièvement d'un éclat irisé, puis un rayon de soleil se mit à chatouiller la paupière de Wendy. Elle le chassa d'un geste vague de la main, se tourna sur le côté avec un grognement. Son visage s'enfonça dans le matelas et un peu de bave coula sur son menton.

- Meuh…

Elle extirpa un bras hors de la couette dans laquelle elle s'était emberlificotée, tâtonna à l'aveuglette, fit tomber sa baguette de la table de nuit.

- Axchio m'ntre, mâchouilla-t-elle, sans aucun résultat, évidemment.

Dans la Tour se répandait un délicieux fumet de café et de saucisses grillées. Des voix et des bruits de porcelaine montaient du réfectoire, quelqu'un descendait les escaliers en colimaçon du pas lourd d'un dormeur mal réveillé.

Wendy ouvrit un œil, peu désireuse de bouger, blottie dans la tiédeur agréable de ses couvertures.

- Debout gros minet, bâilla-t-elle.

Sauf qu'il n'y avait plus de dragon dans la pièce.

- Ah ! s'écria-t-elle en s'asseyant si brusquement qu'elle manqua décrocher les rideaux de son lit à baldaquin.

Les longs cils sombres d'Albus ne frémirent même pas. Il respirait doucement, la bouche entrouverte, étendu de tout son long à côté d'elle avec une main sous la tête. Il était toujours vêtu de son pull noir de la veille et du même pantalon, mais il avait perdu ses chaussures en route. Son pied en bois disparaissait dans les plis du drap, l'autre portait une chaussette de couleur douteuse.

Wendy sourit, attendrie. Elle caressa les boucles indisciplinées de son ami, effleura sa joue du bout des doigts.

- C'est le matin, marmotte.

Il marmonna quelque chose d'inintelligible, se roula en boule. Il y avait quelque chose d'irrésistiblement enfantin dans ses traits paisibles. Elle se pencha, posa un baiser furtif au coin de sa bouche, puis se faufila hors du lit sans faire de bruit.

- Grasse mat' accordée, champion. Tu vas avoir une journée chargée…

Elle s'habilla rapidement, donna un coup de brosse à ses courts cheveux châtains et fourra sa baguette dans la poche arrière de son jean avant de quitter la pièce et de refermer délicatement la porte.

Sur le palier inondé par la clarté matinale, elle croisa Gunter et répondit d'un sourire crispé au clin d'œil qu'il lui adressa. Il y eut une exclamation de colère deux étages plus haut, puis Koff, le mini-monstre des glaces qui ressemblait à une botte en fourrure de yéti affublée de deux petites cornes, dégringola les escaliers avec un "rrr-trttr-pppr-anta-rrapan-rrrr" surexcité et faillit la faire tomber. Cinq secondes plus tard, Christopher Cadwallader dévalait les marches à son tour, le visage encore emplâtré de mousse à raser et les cheveux hérissés dans tous les sens.

- Reviens ici, sale petite peste ! hurla-t-il. "Rends-moi ça immédiatement !"

Il disparut à la suite de son voleur au prochain tournant de la rampe et Gunter croisa les mains derrière son dos.

- Un bout de miroir, proposa-t-il avec un petit rire.

- Le rasoir, suggéra Wendy.

C'était une scène des plus ordinaires à la Tour d'Observation. Koff était comme une pie, à l'affut du moindre objet brillant. Il était capable d'engloutir sans sourciller un couteau comme une bague ou un emballage de bonbon. Les objets d'origine moldue avaient sa préférence, mais il ne tordait pas le nez devant une clé à molette magique non plus, ce qui obligeait Wendy à traiter tous ses outils avec le Vernis Antidigeste du Dr. Quenotte.

Le vacarme avait réveillé Scorpius et tiré Terrence du tas d'encyclopédies sur lequel il s'était endormi la veille. L'apprenti médicomage passa une blouse propre et s'aspergea la figure d'eau froide, puis descendit en petites foulées vers le réfectoire. Il rencontra sur le palier d'en-dessous l'agent du gouvernement qui terminait de boutonner son costume bien repassé et le salua d'un b'jour aux relents de chips mexicaines.

Scorpius leva un sourcil. Il s'apprêtait à faire une remarque sarcastique au sujet de l'épi dressé sur la tête de son ancien camarade de classe, lorsque la porte de la chambre de Wendy s'ouvrit.

- Yo, lança Albus en étouffant un bâillement. "C'est quoi ce boucan ? Un nouveau sketch de Koff & Chris ? Terri, ton antenne a une fourche, on dirait un poisson-lanterne."

Il s'assit sur une marche pour enfiler une paire de chaussettes qui étaient bien trop petites pour lui et qu'il étira de quelques pointures une fois qu'il eut trouvé la formule griffonnée sur l'étiquette.

Il ne vit pas la façon dont le visage de Terrence s'était fermé presque douloureusement, ni l'éclat contrarié qui passa dans les yeux de Scorpius. Quand il releva la tête, ses deux copains l'attendaient avec une remarque goguenarde sur le renne au nez rouge qui ornait ses chaussettes.

Lorsqu'ils arrivèrent en bas, c'était le chaos, comme chaque matin.

Vivienne sirotait son thé à petites gorgées, installée dans un fauteuil molletonné près de la fenêtre, ses jambes galbées croisées l'une sur l'autre, son peignoir de soie artistiquement disposé pour laisser libre cours à l'imagination. Matilda était perchée sur un tabouret à la grande table et grignotait des biscottes d'un air apeuré, ses cheveux flasques et noirs en travers de la figure, entourée de miettes et d'éclaboussures de lait. Christopher avait coincé Koff entre ses genoux et tentait d'extirper quelque chose de la gorge de la créature poilue à l'aide de pinces à barbecue. Wendy s'escrimait à siffler, deux doigts dans la bouche, pour faire venir à elle le plat de pancakes qui virevoltait insolemment autour du lustre. Gunter s'était servi de café et tentait de convaincre le sucrier qu'il n'avait pas besoin d'une cuillérée supplémentaire. Une éponge frottait la poêle des saucisses dans l'évier rempli de mousse, la bouilloire chantait sur le fourneau de zinc rouge étincelant, des toasts se succédaient dans le grille-pain et s'entassaient en forme de Parthénon dans une assiette. Un transistor ensorcelé diffusait une émission joyeusement brouillée, mélangeant toutes les langues et tous les styles de chansons des stations moldues établies en Antarctique. Quelques fois, la voix du présentateur de Radio Sorcière à Kerguelen émergeait dans ce brouhaha et s'enthousiasmait pour des parapluies à faire la pluie et le beau temps ou des Tupperwares imperméables pour le courrier par Gorfou Express.

Poivre était en train d'engloutir une portion de haricots à peu près grosse comme sa tête en tenant sa cuillère comme une truelle lorsque les trois garçons entrèrent. Il releva la tête, son mouvement se figea un instant et Terrence crut voir passer un éclair dans ses yeux globuleux, avant que l'elfe ne se remette à baffrer son petit déjeuner avec des bruits peu ragoûtants.

Albus prit un bol dans le buffet et s'assit à côté de Wendy sur une chaise de cuisine ordinaire, tandis que Scorpius piochait un sachet de thé sans se soucier du fauteuil Empire qui avait bousculé les autres sièges pour venir se tenir derrière lui.

- Bonjour, vous trois, dit Gunter qui avait enfin réussi à se débarrasser du sucrier. "Bien dormi ?"

- Oui, mais pas longtemps, bâilla Terrence en faisant glisser une paire d'œufs au plat dans son assiette. "Je voudrais retourner à l'Île de l'Ogre, faire d'autres prélèvements chez les Japonais, de nouvelles analyses."

- Accordé, dit le chef d'équipe après un instant de réflexion. "Scorpius ? Pourriez-vous l'accompagner ?"

Le jeune homme aux cheveux d'un blond presque blanc acquiesça. Il faisait tourner sa cuillère dans sa tasse en porcelaine en observant distraitement Koff qui râlait en crachotant des bouts de verre. Christopher était à moitié couvert de bave de yéti et semblait sur le point d'enfoncer ses pinces à barbecue tout au fond de la gorge du mini-monstre, plus par vengeance que par nécessité.

- Albus, continua Gunter, "quels sont vos plans pour cette journée ?"

Wendy se raidit, la bouche pleine de pancake à la gelée de framboises, mais avant que son ami ne puisse répondre, la porte s'ouvrit à la volée et Euphrosine entra d'un pas énervé.

- Cette bande de crapules ! éructa-t-elle. "Vicieuses petites saletés, graines de démons…"

Sans saluer personne, elle marcha jusqu'au fourneau, l'alluma d'un coup de baguette furieux et retroussa les manches de sa robe bleue. Elle portait un tablier noir de suie et son nez crochu était maculé de traces de charbon.

- Accio Œufs ! aboya-t-elle, et la boîte en question jaillit du frigo et se précipita vers elle comme une fusée. "Lard !"

Les tranches suivirent avec un whizzz, bientôt imitées par le beurre qui frôla la tête de Matilda, laquelle lâcha un couinement étranglé.

- Bonjour Euphrosine, dit tranquillement Gunter. "Je vois que vous êtes d'une humeur très gaie. Des ennuis à la chaufferie ? Calcifer, peut-être ? Ou avez-vous mal dormi ?"

Son regard glissa un instant sur Wendy qui fit de son mieux pour l'ignorer.

- Humpff, fit la vieille femme en assénant de grands coups de cuiller en bois au lard qui grésillait dans la poêle. "Calcifer se portera comme un charme quand il aura fini de pondre. Ce sont les Mangeurs d'Ombre qui posent problème. Quelque chose s'est réveillé cette nuit et ils sont surexcités."

Elle remplit un bol ébréché de thé noir et amer et éteignit le fourneau.

- Il vous manque un bout d'oreille, signala Poivre qui s'était levé et examinait quelque chose sur le carrelage.

- Et j'ai dû les stupéfixer deux fois avant qu'ils n'arrêtent ! Tu vois un peu comme c'est grave ! gronda Euphrosine en posant si brusquement son bol sur la table que son thé éclaboussa la chemise impeccable de Scorpius. "Ces vermines vont mettre en danger n'importe qui descendra à la chaudière ! Or il nous faut savoir ce que Calcifer va dire ! Sinon…"

Elle s'interrompit brusquement, comme si ses dents s'étaient soudées. Les yeux exorbités, elle sembla lutter quelques instants avec les mots qui ne voulaient plus sortir de sa bouche, puis elle se laissa tomber sur une chaise qui craqua douloureusement et se mit à enfourner ses œufs au lard comme si le sort du monde en dépendait.

Les autres la regardèrent, ébahis, mais Poivre et Gunter échangèrent un coup d'œil soucieux, puis l'elfe disparut dans un claquement de doigts.

- Chris, je pense que nous allons avoir besoin de vous, dit le chef d'équipe en se tournant vers Cadwallader qui était à part et contemplait, l'air misérable, sa montre gluante de salive et passablement mâchouillée. "Nous ne pourrons pas apaiser la faim des Mangeurs d'Ombre sans une bonne quantité de pierres de lave. Je crois que vous en aviez trouvé un gisement ?"

- Ouais, grogna le géologue. "Du côté de la Carcasse de la Baleine. J'y vais tout de suite."

- Prenez le temps de déjeuner, quand même, conseilla Gunter avec bienveillance. "Est-ce que cette montre vous était chère ?"

- Oh, chère, elle l'était, oui, grommela le jeune homme en fusillant des yeux Koff qui haletait joyeusement à côté de sa chaise comme un toutou prêt à jouer. "Mais pour ma bourse, surtout."

Terrence et Scorpius ricanaient en douce. Wendy tartinait du miel sur le dernier scone.

- Vivienne, Matilda, vos plans pour cette journée ? interrogea Gunter en se tournant vers les deux femmes.

- Je vais me coucher, annonça Vivienne en repoussant sa lourde chevelure de feu d'un geste languissant. "Les étoiles étaient capricieuses, cette nuit. Quelque chose gênait leur observation."

- J-j-je voulais m-monter aux Dents d-d-de Crystal, bredouilla la biologiste en remontant fébrilement ses énormes lunettes sur son nez. "P-p-pour… euh… voilà."

Elle se tut et rougit violement.

- Très bien, dit Gunter avec un léger froncement de sourcils, sans poser de question. "Albus, je…"

Il fut interrompu par l'éternuement magistral qui échappa à l'éthologue, avant que Wendy ne puisse intervenir et prétexter n'importe quoi pour sortir Albus de la pièce.

Terrence tendit un mouchoir à son ami pour qu'il essuie son nez dégoulinant.

- Bon, dit-il d'une voix sévère. "Je crois qu'avant toutes choses, M. Potter va venir faire un tour à l'infirmerie."

Leur chef d'équipe parut sur le point de protester, puis se ravisa.

- Hum, dit-il. "Bien, je vois que chacun a de quoi remplir sa journée. Je vais vous laisser vaquer à vos occupations. Un mot, cependant. Dans trois jours ce sera Noël et à cette occasion, le ministère de la magie nous a autorisés à ouvrir un canal de communication avec le siège de la B.A.T.S. à Londres. Vos familles y seront invitées et vous aurez à tour de rôle la possibilité de leur parl-"

Il fut coupé cette fois-ci par un torrent d'applaudissements et d'exclamations enthousiastes. Matilda avait les yeux baignés de larmes, ce qui violaçait son acné. Vivienne s'était soudain réveillée complètement et parlait de son teint, d'un fer à friser introuvable et du climat infect qui faisait sécher son mascara. Terrence dansait une sorte de gigue avec Koff qui reniflait les stylos piqués dans sa poche de blouse d'un air gourmand, les joues de Christopher s'étaient empourprées, Wendy et Albus parlaient en même temps, Scorpius semblait plus pâle et ses yeux étaient devenus terriblement brillants.

Euphrosine seule continuait de mastiquer son pain et son visage ridé, hermétique, se reflétait dans son bol de thé.

Gunter lui lança un regard triste, puis il tapa dans ses mains, ramena le calme et dispersa ses troupes vers leurs tâches respectives. Wendy poussa les garçons dehors avant que le chef d'équipe ne puisse rappeler Albus et les fit monter quatre à quatre jusqu'à l'infirmerie où elle leur expliqua à mi-voix ce qui s'était passé sur le toit.

Scorpius fut le plus ébranlé par la nouvelle. Albus, étrangement, semblait presque soulagé. Terrence commença une phrase où il était question d'un sort d'oubli, mais Wendy se hâta de le faire taire. Finalement, ils en vinrent à la conclusion qu'il valait mieux attendre le résultat de l'entretien avec Gunter avant de prendre une décision.

- Je pense que c'était pour ça que Poivre nous regardait bizarrement, ce matin, conclut Terrence. "Il ne voit peut-être pas les choses aussi clairement que Calcifer, mais si tu t'es transformé sans préavis hier soir, ça a du faire une secousse dans… je sais pas, l'essence de la magie ? Je suis sûr que les elfes sentent des choses que nous ignorons."

Wendy frissonna.

- Ne parle pas de trucs qui ne sont pas concrets, protesta-t-elle. "Tu crois qu'il n'y a pas assez de mystères en Antarctique ?"

Un bras croisé sur la poitrine, Scorpius se frottait pensivement le menton.

- Ton père est la plus haute autorité du monde magique, donc je pense qu'il pourra étouffer les fuites facilement, dit-il enfin en se tournant vers Albus qui s'était perché sur le lit en cuir au milieu de la pièce claire. "Ce qui m'inquiète, ce sont les intentions de Calcifer. Il est sournois et malin, et je ne pense pas qu'il ait la moindre affection pour qui que ce soit sur cette base."

Scorpius avait détesté descendre dans la chaudière. Il gardait un souvenir cuisant des paroles qu'avait prononcé la créature aux yeux de braise lors de son entrevue seul à seul avec lui.

- Tu crois que…

Il s'interrompit et fronça ses fins sourcils sombres.

- Al ? Je crois que tu as pris froid. T'es vraiment pâle.

Albus secoua la tête avec un sourire.

- Je n'ai pas trop dormi, c'est tout, dit-il d'un ton d'excuse. "La nuit a été fun."

Wendy eut une moue attendrie, mais les deux autres ne parurent pas apprécier. Terrence ouvrit l'un des placards de pin blanc et y prit son stéthoscope, ainsi qu'une petite sphère laiteuse et une bouteille sur l'étiquette de laquelle était dessinée une tête de mort qui soufflait de la vapeur par les oreilles.

- Allez, à poil, lança-t-il. "Je parie que tu couves une bonne grippe. On va mettre fin à ça tout de suite."

Wendy marmonna quelque chose au sujet d'un monte-charge en panne et s'éclipsa pendant qu'Albus faisait passer son pull par-dessus sa tête. Scorpius s'était calé près de la porte, à côté du squelette qui pendait d'un crochet.

L'infirmerie était une pièce aux teintes pêche et sorbet citron, meublée de façon très sobre, avec quelques placards, une commode fermée à clé et des tabourets. Des bonbonnes en verre étaient rangées sur les étagères immaculées, remplies de substances variées : des yeux d'anguille, des éponges poreuses, des herbes réduites en poudre, des griffes et des insectes encore frémissants. De la sauge et de la lavande pendaient du plafond avec des ustensiles étincelants de propreté mais un peu inquiétants. Plusieurs lits en fer s'alignaient contre un mur, séparés par des rideaux tirés et des tableaux de campagne bucolique dans lesquels gambadaient des agneaux et des gargouilles aux sourires béats. Le sol était fait d'une matière un peu caoutchouteuse, tiède et douce, qui se lavait parfaitement bien. Il y avait un tableau retourné au-dessus du bureau, dont s'échappaient des grognements étouffés – Terrence ne s'entendait pas particulièrement bien avec son maître de stage – et diverses affiches qui donnaient des conseils pour survivre par moins 40° en perdant le moins de membres possibles. Des chandelles diffusaient un parfum d'eucalyptus un peu sirupeux et il y régnait toujours une température agréable. Enfin, au milieu de la pièce se dressait le fauteuil en cuir qui se transformait aisément en lit d'examen et donnait parfois son avis sur ce dont souffraient les malades.

Albus loba son pull à Scorpius qui le rattrapa d'un air agacé, puis il déboucla sa ceinture.

- Je vais très bien, Terri, dit-il en parlant un peu du nez. "Je t'assure ! C'est la dinde d'hier midi, je crois qu'il me restait quelques plumes en travers de la gorge."

- Dinde toi-même, riposta son meilleur ami qui terminait de se laver les mains dans un baquet de liquide nacré monté sur trois pattes. "C'était du lapin."

Il s'approcha en enfilant son stéthoscope, commença par écouter le dos d'Albus qui se plaignit que c'était froid et qui se tortilla en se débarrassant de son pantalon.

- Arrête de bouger, grogna Terrence. "J'entends deux cœurs."

- C'est ton bidule qui est défectueux, pouffa Albus.

- C'est celui que Wendy m'a offert quand j'ai été accepté à l'école de médicom' et elle l'avait acheté chez ton oncle Weasley, dans leur nouvelle gamme "sérieuse".

Terrence s'interrompit un instant pour contempler le stéthoscope d'un air pensif.

- Il parait que c'est développé à partir de leurs Oreilles à Rallonge. Tu sais, ce vieux jouet d'espion qu'ils ont sorti du commerce quand on était gamins ?

- Ma mère dit que ça fait de bons jouets pour chat, dit Albus. "Ce n'est pas très efficace : James essayait toujours de s'en servir pour écouter ce que papa racontait avec Oncle Ron dans son bureau quand ils revenaient de mission, mais on n'entendait jamais rien d'intéressant."

Scorpius eut un petit reniflement sarcastique.

- ça fait bien longtemps qu'on a dépassé le simple Assurdiato, au ministère.

Albus se mit à rire. La lumière des bougies jetait des ombres chaudes sur ses minces épaules et son corps félin. Terrence contourna le lit en cuir et appliqua le pavillon sur le torse de son ami encore une ou deux fois.

- Je pense que t'es un peu congestionné, dit-il enfin en rangeant le stéthoscope et en fourrant un thermomètre dans la bouche de son patient. "Et sûrement fiévreux… Je vais te donner une potion pour régler ça, mais… c'est bizarre."

- Qu'est-ce qui est bizarre ? intervint Scorpius d'un ton sec.

Terrence s'agenouilla et défit la prothèse. Il palpa le moignon, l'air préoccupé, puis rattacha la jambe en bois et se redressa.

- C'est un peu enflé, dit-il. "Ça te fait mal ?"

Albus haussa les épaules.

Scorpius pinça les lèvres.

- Ne joue pas les héros, Potter, dis la vérité, grogna-t-il.

Terrence promenait ses mains sur les flancs du jeune homme. Il pressa du pouce sous les aisselles, tâta l'estomac, puis ses doigts effleurèrent la cicatrice en forme de fleur qui se dessinait, lisse et rose, à hauteur du sternum.

Albus ne put retenir une exclamation de douleur et le thermomètre tomba avec un petit bruit de verre brisé sur le sol.

Terrence fit un pas en arrière, très pâle.

- Tu as mal ? articula-t-il. "Depuis quand ?"

- Juste maintenant, souffla son ami, les phalanges blanchies à force de serrer le bord du lit. Son front s'était emperlé de sueur. "Quand tu l'as… touchée…"

Scorpius s'était approché, l'air angoissé et furieux.

- Qu'est-ce qui se passe, Swanson, commença-t-il, "tu…"

Il se tut brusquement, le souffle coupé par la douleur qui venait de transpercer son bras gauche, et tomba à genoux.

Terrence gémit et ses mains cherchèrent vainement à chasser l'horrible brûlure qui irradiait à la base de sa nuque.

- Les… les gars ? Ça va ? demanda Albus, un œil à moitié fermé pour lutter contre la souffrance éclose dans son torse.

Puis, aussi soudainement qu'elle était venue, la sensation disparut et l'infirmerie baignée d'une douce lumière redevint un cocon paisible.

Haletant, Scorpius se redressa. Il déboutonna fébrilement la manche tachée de thé de sa chemise, la releva.

- Oh, lâcha-t-il, stupéfait.

- Qu'est-ce que c'est que ce délire ? marmonna Terrence en frottant l'emplacement cuisant dans son cou. Il se pencha en avant, prenant appui sur le lit. "Tu peux regarder ? C'était quoi, une bestiole qui m'a piqué ? Al. Tu vois quelque chose ?"

Son meilleur ami resta silencieux quelques instants, puis il avala sa salive.

- Tu l'as aussi, dit-il d'une voix un peu enrouée.

Les deux autres échangèrent un regard anxieux, puis se tournèrent vers lui.

Albus écarta ses doigts crispés sur la cicatrice en prenant une longue respiration, baissa les yeux...

Et, comme il l'avait craint, il découvrit sur sa peau le même mot gravé en lettres sanglantes sur la nuque de Terrence et sur le bras gauche de Scorpius.

RENONCER.

Dans la bibliothèque, Euphrosine respirait lourdement, recroquevillée autour de sa main droite sur laquelle s'étalait la même marque brûlante.

Sur le paillasson humide du hall, les dents encore crissantes de douleur, Christopher avait ôté sa botte de neige et contemplait, abasourdi, l'inscription sous la plante de son pied.

Tout au fond de la Tour, l'elfe faisait face à l'âtre de pierre d'onyx, les bras tendus comme en adoration et les paupières fermées sur ses yeux globuleux, psalmodiant à mi-voix.

Un œuf rouge et craquelé comme une braise se dressait dans les flammes sulfureuses.

  

A SUIVRE…

 

Laisser un commentaire ?