Les Souffleurs de Lumière

Chapitre 3 : L'envol des baleines

4959 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 10/11/2016 07:16

 

L'ENVOL DES BALEINES

 

 

Wendy savait qu'elle devait se montrer patiente. Leur relation était déjà compliquée avant le voyage dans les Hébrides et ça ne s'était pas arrangé après qu'Albus soit revenu à Poudlard.

Oh, on pouvait dire qu'ils sortaient ensemble, oui. D'une certaine manière. Hum. Il l'embrassait. De temps en temps.

Elle se souvenait de chacun de ses baisers.

La première fois, pendant cette nuit au parfum aigre-doux de sardines, dans la salle commune faiblement éclairée par les flammes de la cheminée, quand ils avaient quatorze ans... Sur le quai en gare de King's Cross, dans un tourbillon de fleurs de cerisier, le matin où ils étaient revenus de la guerre… Et puis à la fin de la réception de Noël, sous le gui infesté de nargoles dans le salon des Potter, quand tout le monde était parti – ou presque : Arthur Weasley les avait interrompus d'un léger raclement de gorge...

Un soir de mars l'année suivante, elle l'avait trouvé tout seul dans la volière, il s'était blotti contre elle. Ses lèvres avaient un goût salé, comme s'il avait rapidement essuyé ses larmes en l'entendant arriver… Le jour où ils avaient gagné la coupe de Quidditch, au milieu du vacarme des Gryffondors qui hurlaient et faisaient exploser des pétards et des serpentins rouges et jaunes, il l'avait fait tournoyer dans ses bras et l'avait embrassée sous le chapeau en forme de lion que Craig Finnigan lui avait enfoncé sur la tête dans l'euphorie générale... Pendant le stage au Brésil, aussi, la fameuse nuit où Terrence avait failli être tué : leurs visages ruisselaient d'eau et des éclairs illuminaient l'obscurité battue par le vent qui arrachait des branches…

Ensuite ils étaient partis faire leurs études chacun de leur côté : lui à l'Institut d'Etude du Comportement de la Faune Fantastique de Nottingham, elle à l'Ecole de Mécanique Magique Elémentaire de Brighton. Wendy pouvait compter sur ses doigts les dates où ils s'étaient vus, où ils avaient marché simplement en se tenant la main dans les rues animées de Londres ou le long des marécages moroses de Loutry Ste-Chaspoule, en parlant de leurs formations respectives et de ce bon vieux Poudlard – mais jamais de l'avenir.

Elle l'avait invité au bal de mai donné par sa belle-mère et ils s'étaient cachés dans un massif de roses pour faire des commentaires sur les invités huppés : elle portait une robe bustier en duvet de cygne et venait juste de couper ses cheveux. La main d'Albus avait effleuré sa nuque dénudée, jouant avec le fermoir de son collier de perles, et elle avait avalé une gorgée de champagne de travers. Il était venu à Brighton pour Halloween et ils avaient regardé ensemble le soleil embrasé plonger dans la mer froide, au bout de la jetée, leurs doigts entrelacés discrètement dans la poche du long manteau noir qu'il portait. Le premier de l'an, coiffés tous deux de bonnets de laine verts tricotés par Molly Weasley, ils avaient fait les magasins sur le Chemin de Traverse qui embaumait la cannelle, les oranges et le gingembre…

Puis elle avait obtenu son diplôme et reçu sa première affectation.

Une nuée de mouettes blanches les environnait dans un brouhaha d'ailes et de cris plaintifs. L'odeur du poisson se mêlait à celle du goudron dans le port baigné de lumière rose et dorée, lors de leur septième baiser devant l'énorme paquebot rouge et noir qui allait l'emmener en Antarctique. Une sirène résonnait, assourdissante, et Wendy s'échappait des bras d'Albus pour courir vers la passerelle, son sac polochon sur l'épaule. Il lui faisait signe en sautillant et elle répondait avec un grand sourire, les joues ruisselantes de larmes.

Les falaises d'Angleterre avaient disparu peu à peu dans la brume et, en cherchant un mouchoir, elle avait trouvé dans la poche de son ciré un coquillage qui gazouillait comme un petit oiseau et un bout de parchemin enroulé très serré dans lequel il était écrit "je t'aime".

C'était seulement la deuxième fois qu'il lui offrait ces mots-là.

Pendant un an, ils n'avaient pu que s'écrire, une fois par mois. Les colis n'étaient pas autorisés, alors elle lui envoyait des croquis et il glissait des plumes d'autruche à corne ou des écailles de dorade dans ses lettres.

Quand Albus était arrivé à son tour à la base d'Inlandsis, elle avait espéré que, peut-être… mais rien n'avait changé.

Il était exaspérant – et tellement émouvant. Il cédait à son cœur, se rapprochait, posait ses lèvres sur les siennes et elle respirait intensément… puis des semaines s'écoulaient sans qu'il ne manifeste rien de plus qu'une amitié profonde à son égard.

Au dernier Noël – le premier qu'ils avaient fêté ensemble en Antarctique – ils avaient terminé le réveillon seuls dans la salle commune à entasser les assiettes sales et à ranger les bonbonnes de bierraubeurre. Scorpius et Terrence n'étaient pas encore là, ils étaient les deux plus jeunes et tous les autres étaient montés se coucher – à l'exception de Poivre qui était descendu voir Calcifer et "peut-être lui offrir un tison enturbanné ou une couenne de lard", avait pouffé bêtement Wendy qui avait par erreur bu une goutte de Whisky Pur Feu dans le verre de Gunter. Elle avait un bout de ruban argenté entortillé dans les cheveux et un pingouin en sucre qui chantait "mon beau sapin" d'une voix de fausset épinglé sur sa robe. Albus avait gloussé de rire avec elle, puis il s'était approché pour lui prendre la pile de tasses qui menaçait de s'écrouler… et ensuite elle s'était retrouvé, sans trop savoir comment, en train de l'embrasser fougueusement.

Quelque part dans son cerveau une alarme clignotait comme la lampe défectueuse du troisième étage, mais elle avait décidé de l'ignorer complètement.

Les mains d'Albus étaient chaudes, fortes et douces et il sentait bon – savon, crème fouettée, tarte aux pommes et cassonade…

Mais soudain il avait reculé brusquement en la lâchant, rouge comme une tomate et un peu haletant.

- Je… non. On-n'devrait pas, avait-il bredouillé, ses yeux verts remplis d'un tas d'émotions contradictoires.

Wendy avait frissonné dans la pièce soudain beaucoup plus froide. Elle avait redressé la bretelle de sa robe, passé une main sur sa nuque brûlante.

- Pardon, avait marmonné Albus, et ce mot-là était en trop.

Elle ne s'était pas aperçue qu'elle pleurait jusqu'à ce qu'une goutte tiède roule le long de son menton et tombe dans son corsage froissé.

Il avait eu l'air consterné.

Dans la salle commune remplie d'un silence lourd, le pingouin en sucre continuait de s'époumoner d'une voix criarde.

- …roiiiii des forêts

Wendy avait dû rassembler tout son courage pour articuler.

- Je comprends, s'était-elle forcée à balbutier, même si elle avait envie de hurler.

"Pourquoi tu hésites ? De quoi as-tu peur ? Je suis là ! Je n'irais nulle part ! Je resterai avec toi, peu importe ce qu'il arrivera. Je te l'ai promis, tu ne t'en souviens donc pas ?"

Mais peut-être que seul le dragon se rappelait des paroles qu'elle avait prononcées sous la grosse lune couleur de beurre, cette nuit-là, presque sept ans auparavant…

Albus avait quitté la pièce sans rien ajouter, l'air sombre.

Le lendemain, il s'était comporté comme s'il ne s'était rien passé et il avait fallu attendre l'été et une glissade infortunée avec le traineau dans un labyrinthe de glaces sous la surface, pour qu'il se serre contre elle et murmure que les secours viendraient rapidement tout en déposant sur sa joue des baisers légers comme des ailes d'oiseaux.

Albus était un idiot.

Et elle aussi, parce qu'elle attendait toujours.

Wendy savait bien pourquoi il agissait ainsi, évidemment, mais elle aurait préféré qu'il s'abandonne un peu et la laisse, elle, le protéger à son tour. Bien sûr que ce n'était pas facile de partager son âme avec celle d'un dragon nommé Dewis ou d'avoir vingt-et-un ans et d'être unijambiste. Cependant elle l'avait vu payer ce prix pour protéger tout un monde et elle n'aurait jamais honte ou peur de lui.

Voldemort n'était plus et l'Anghenfil était mort, mais Albus continuait à se comporter comme son père l'avait fait autrefois.

La ressemblance entre lui et M. Potter ("Appelle-moi Harry, comme tout le monde, Wendy", répétait le ministre de la magie avec un sourire amical) s'était encore renforcée lors de leur septième année, quand le programme scolaire avait enfin abordé la Seconde Guerre des Sorciers. Ce n'était pas un bon souvenir. Ils avaient été traumatisés par le récit de la vie de l'espion Severus Rogue, écœurés par les agissements du gouvernement, confondus par l'audace et le courage des résistants, terrifiés par la cruauté des Mangemorts. Bien que le rôle exact de la famille Malefoy ne soit pas vraiment défini dans leurs livres, Scorpius était livide la moitié du temps et il dormait presque aussi mal qu'Albus qui faisait des cauchemars peuplés de masques horribles, de cris déchirants, de rires sardoniques et de serpents aux crochets dégoulinants de sang. Terrence, qui avait un accès spécial à la réserve de la bibliothèque signé par Neville Londubat, avait fait des recherches approfondies sur ce que leurs manuels passaient sous silence : la véritable raison pour laquelle Harry Potter avait survécu deux fois au sortilège de mort. Il avait épouvanté le professeur Flitwick en lui demandant à brûle-pourpoint à la fin d'un cours ce qu'était un horcruxe et s'était vu convoqué dans le bureau de la directrice McGonagall. Quand il en était ressorti, il était blanc comme un linge.

Il n'avait rien dit à Albus qu'il ne voulait pas bouleverser encore davantage, mais il avait raconté à Scorpius et Wendy ce qu'il avait découvert et beaucoup de choses s'étaient expliquées d'elles-mêmes : les rêves affreux, l'extrême empathie, les images qui ne pouvaient pas être des souvenirs. Ce n'était qu'après le stage au Brésil qu'ils avaient compris qu'ils avaient tort : non, Harry n'avait pas infligé à son propre fils la malédiction qu'il avait porté pendant dix-sept ans. Mais le dragon, lui, ressentait intensément les émotions de ceux qu'aimait Albus – et son père était probablement la personne dont il était le plus proche.

Or, dans Vie et Combat d'Harry Potter, chapitre 66, paragraphe 9, ligne 5, l'auteur expliquait en détails comment le héros du monde sorcier avait rompu avec Ginny Weasley pendant la guerre, de peur qu'elle ne soit prise pour cible par le Seigneur des Ténèbres…

Comme si ce lien invisible n'avait pas été suffisant, les complexes d'Albus rajoutaient encore à la distance qu'il maintenait inconsciemment entre ses amis et lui-même.

C'était une situation sans solution et Wendy haïssait cela. Elle aimait réparer, rafistoler, remettre en marche, faire fonctionner les choses et les gens. Le désarroi et l'impuissance avec lesquels elle se débattait dans leur relation l'agaçaient profondément et sa frustration résonnait avec chacun de ses pas tandis qu'elle montait les escaliers en colimaçon vers l'observatoire.

"Bon. Relativise, fille. Peut-être que Terrence a raison quand il dit que venir en Antarctique était probablement la meilleure chose qui puisse arriver à Al, même si pour l'instant ça ne se voit pas. Peut-être que ce Noël-ci ne sera pas une belle catastrophe…"

Tout en haut, elle poussa la lourde porte en bois de chêne et entra. La nuit était tombée et de minuscules flocons blancs pailletaient le dôme de cristal, comme une dentelle d'un bleu sombre qui se reflétait dans le marbre noir du sol. Albus lui tournait le dos, assis en tailleur sur le gros fauteuil molletonné, un bonnet enfoncé sur ses cheveux en bataille. Il avait enfilé une veste doublée de fourrure sur son pull et réglait les multiplettes géantes.

L'haleine de Wendy flottait devant elle comme une légère brume transparente. Elle fit un tour de plus autour de son cou avec l'écharpe couleur framboise que lui avait envoyé Hermione Granger-Weasley et s'approcha en sautillant, frottant ses avant-bras avec ses mains chaussées de mitaines en angora. Même avec un sortilège de chaleur, il faisait encore très froid le soir dans l'observatoire.

- Yo, lança-t-elle.

- Yo, répondit Albus, l'œil toujours collé sur le viseur. "Beau travail, Lucille la Babille. Elles sont comme neuves. J'arrive même à voir les Trilleurs surfer dans l'Anse du Rocquenlune."

- Merci, marmonna Wendy qui sentit une bouffée de fierté ridicule enflammer ses oreilles sous son propre bonnet. "Est-ce qu'on a déjà une baleine éclaireuse ?"

- Nope. Pas l'ombre d'une bosse pour le moment.

- Si c'était une blague, ce n'était pas drôle, taquina-t-elle en sortant sa baguette de la poche de sa salopette pour transformer le fauteuil en divan.

Elle s'installa à côté de lui et attira vers elle une autre longue-vue.

Loin là-bas, sur la mer opaque et glacée, l'écume s'enroulait en filaments argentés avec régularité. Des oiseaux aux ailes translucides voletaient à la crête des vagues, lançant des trilles dont les échos mélancoliques se répercutaient sur les côtes de glace plongées dans la nuit. Les étoiles scintillaient, comme si elles attendaient quelque chose.

- Je repense à cette astéroline… Tu crois que l'Axe va vraiment s'ouvrir ? demanda Wendy au bout d'un moment, presque dans un murmure. "Que ce n'est pas un mythe après lequel on courre, comme si cette folie nous contaminait quand on vient en Antarctique ?"

Albus ôta son œil du viseur et la regarda. Il tendit le bras, enroula un de ses doigts sur une des courtes mèches châtains qui dépassaient du bonnet de la jeune fille.

- Je sais que c'est vrai. Ce n'est pas une chimère et nous avons raison d'y croire", répondit-il avec un sourire.

Elle repoussa sa main sans méchanceté, mais avec un peu d'impatience. Il ne dit rien, mais il détourna les yeux et elle écarquilla les siens pour essayer de voir si c'était bien une légère rougeur qu'elle distinguait sur ses pommettes, dans l'obscurité bleuâtre du dôme.

- Nous ne sommes pas venus ici en vain, Wendy, continua Albus. "Nous sommes venus pour apprendre et je suis certain qu'on ne découvre qu'un secret après l'autre parce que c'est trop énorme pour de simples mortels comme nous. Trop beau – ou trop fou. Tu sais ce que disent les livres d'Euphrosine ? Que la magie est peut-être née ici, il y a des milliards d'années… tu imagines ? C'est comme… un endroit sacré…"

Quand il parlait ainsi, c'était presque la voix du dragon qu'elle entendait.

Elle ne l'avait plus entendue depuis la nuit où Crocmou s'était envolé pour la première fois – la nuit où elle avait tout découvert – mais le timbre profond et plein d'humour était resté gravé dans sa mémoire, comme les paroles d'un vieil ami très sage.

Le dragon ne mentait pas.

Et il savait… beaucoup de choses, bien plus que ce qu'il ne laissait entrapercevoir à Albus lui-même…

L'Axe.

Elle en avait entendu parler dès son premier jour à la base d'Inlandsis. Elle était descendue à la chaudière, avait croisé pour la première fois le regard de Calcifer – hautement inconfortable, comme deux braises insondables dans les flammes violacées qui léchaient l'âtre en pierre d'onyx – puis s'était entendue ordonner de jeter un coup d'œil à la machine construite par leurs prédécesseurs : une espèce de citrouille en or massif, avec de longues pattes articulées et un pare-brise en cristal de roche massif.

- A quoi ça sert ? avait-elle demandé en levant des yeux étonnés vers Gunter.

Le chef d'équipe lui avait adressé un de ces sourires très doux, presque malicieux, dont il avait le secret.

- Ceci, ma chère enfant, avait-il chuchoté avec excitation, "c'est ce qui nous permettra de descendre dans l'Axe lorsque nous en aurons trouvé la porte."

L'Axe.

Une mystérieuse route qui s'ouvrirait de temps à autre entre le Pôle Nord et le Pôle Sud. Un tunnel rempli de merveilles et de connaissances. Un passage menant au cœur de la Terre, de la Magie, de la Vie.

Une explication – ou, pour dire ça comme Terrence, un ascenseur – pour les renards à queue de feu d'Arctique, qui n'auraient jamais dû se trouver en Antarctique.

Tous les scientifiques de la Tour d'Observation y croyaient et se démenaient à le chercher, à trouver des preuves de son existence, à guetter les signes qu'il s'ouvrirait bientôt.

Et peut-être que, cette année, le miracle allait s'accomplir.

- … j'en suis sûr, conclut Albus, et elle s'aperçut qu'elle n'avait pas écouté ce qu'il venait de dire.

Il lui jeta un coup d'œil amusé, loin d'être dupe, puis colla de nouveau son œil sur la multiplette, tandis qu'elle piquait un fard à son tour.

- Ah ! s'exclama-t-il. "ça commence."

Elle se précipita un peu trop vite sur la lunette et se cogna le nez sur les boulons dorés recouverts d'une légère couche de givre.

Très loin, là-bas, dans l'Anse de Rocquenlune, des bulles effleuraient la surface de l'océan si sombre. Un nuage de vapeur jaillit hors de l'eau. Le corps granuleux de la première baleine à bosse s'éleva dans les airs en tournant sur lui-même dans une gerbe de gouttes brillantes. Une deuxième l'imita et son ventre blanc étincela brièvement dans la nuit claire. Puis une troisième, puis dix, puis soixante, et bientôt la mer fut brassée par des centaines de baleines noires à la peau fripée incrustée de coquillages. Elles s'élevaient dans les airs les unes après les autres, calmes et posées, comme dans une danse depuis longtemps répétée, comme si les étoiles les appelaient.

Leurs grandes nageoires dentelées s'appuyaient sur l'air sans effort et leurs larges queues luisantes de givre les propulsaient lentement vers la voûte infinie, au rythme de leurs chants. La voix soprano des grandes femelles aux yeux doux, les barytons bienveillants de leurs mâles, les notes fluettes des petits qui les accompagnaient en jouant.

Elles contournèrent la montagne de glace en forme de croissant qui avait donné son nom à leur baie, et montèrent régulièrement vers les astres, en troupeau tranquille. Un flot d'oiseaux aux ailes transparentes passa en bruissant au milieu d'elles, comme un long ruban de lumière argentée. Un baleineau les effraya avec un brusque jet de vapeur, puis se faufila sous le ventre de sa mère.

Albus pouffa de rire.

- Regarde-moi ce p'tit malin, marmonna-t-il.

Wendy remplissait ses yeux de la vision féérique des baleines à bosse qui se mouvaient dans la nuit piquetée d'étoiles.

- Où vont-elles ? murmura-t-elle.

- Elles migrent, expliqua le jeune homme sans cesser d'observer les magnifiques créatures. "Elles changent de terrain de chasse, si on peut dire. Enfin, elles ne mangent que du krill, mais bon. Elles vont au-delà de Cap Pendragon, mais elles reviendront au prochain solstice."

- Ah ouf, dit Wendy, les autres stations ne risquent pas de les voir si elles vont dans cette direction.

- Heureusement, grogna Albus. "Déjà qu'il a fallu attendre 1873 pour que le ministère de la magie interdise qu'on les domestique et qu'on les utilise comme moyen de transport aérien, j'ose même pas imaginer ce que les Moldus leur feraient…"

Il toussa soudain dans son coude, s'essuya la bouche d'un revers de manche et se remit à suivre le ballet de baleines.

Wendy lui jeta un coup d'œil inquiet.

- Tu as pris froid, dit-elle d'un ton mécontent.

- Mais non, assura Albus, sans réussir à réprimer un long frisson. "Je vais très bien."

- Tch, fit-elle en cherchant sa baguette pour faire apparaître des flammes bleues.

Au loin, le troupeau de baleines glissait le long des pentes d'un glacier et leurs ombres fantastiques couraient sur la surface brillante.

- Wendy ?

Elle releva la tête, surprise par le changement de ton dans sa voix.

- Quoi ?

Il ne regardait plus dans la lunette. Il était tourné vers elle, maintenant, et tirait sur le fil d'un des boutons de sa veste.

- Euh… le jour de Noël…

Il s'interrompit, scruta son visage comme s'il craignait qu'elle se mette en colère. Elle se contenta de soulever son sourcil auquel brillait une escarboucle.

- Oui ?

- Si tu as un peu de temps… ce jour-là, continua-t-il en hésitant. "Il y a quelque chose que je voudrais te dire…"

Elle n'eut pas le temps de répondre ou de poser une question. Il y un fourmillement de grains dorés qu'elle ne connaissait que trop bien, puis elle se retrouva seule avec l'autre âme d'Albus.

Elle ouvrit des yeux affolés : cela faisait bien longtemps que les transformations ne se faisaient plus de façon inattendue. Autrefois, cela était arrivé lorsque le jeune homme était submergé par une émotion intense : peur, joie, désespoir – ou quand il était blessé ou fiévreux.

- Al ? appela-t-elle d'un ton anxieux. "Tu es malade ? Qu'est-ce qui se passe ?"

Le dragon de fourrure noire remplissait presque tout le dôme et semblait gêné par les instruments d'observation. Ses ailes de soie étaient repliées, son museau de cuir satiné un peu retroussé, ses grands yeux verts fendus d'or étonnés.

Wendy sentit son cœur fondre.

- Hé, Crocmou, lança-t-elle.

Comment un être aussi ancien et aussi sage pouvait-il avoir l'air aussi enfantin et perdu ? Il avait parfois les mêmes expressions innocentes ou boudeuses que l'Albus de onze ans qu'elle avait rencontré dans le Poudlard Express…

Le dragon renifla, éternua – un aaaa-tchii mignon mais si puissant que toutes les feuilles épinglées sur le tableau d'affichage se décrochèrent et se dispersèrent dans la pièce – puis se rapprocha en se dandinant un peu pour appuyer son nez contre la paume offerte de la jeune fille.

- Qu'est-ce que tu fais là ? gronda Wendy affectueusement. "Tu vas nous attirer des ennuis ! Personne ne doit savoir que tu existes…"

Le dragon roucoula une explication qui n'avait aucun sens, ronronna un peu quand elle lui gratta la gorge, puis se tourna vers la porte de la terrasse avec un regard vif quand un chuintement de baleine résonna à travers la plaine.

- Tu veux aller voler avec elles, c'est ça, hein ? dit Wendy en riant. "Mais c'est trop dangereux, bonhomme. Albus n'est pas supposé faire ses observations d'aussi près…"

Le dragon fit claquer ses babines en une espèce de rire narquois, puis plissa ses yeux d'or vert et creusa l'échine avec l'intention évidente de sauter à travers le dôme pour sortir rejoindre les cétacés aériens.

- Oh non, non, non, pas du tout, protesta Wendy en repêchant fébrilement sa baguette au fond de la poche de sa salopette.

- Evanesco ! cria-t-elle, une fraction de seconde avant qu'il ne bondisse.

Le dôme s'évapora et le dragon plongea dans la nuit, déployant ses grandes ailes noires dans un tourbillon de neige.

Wendy le regarda s'éloigner quelques instants, puis se mit à claquer des dents.

- Oh, quel bazar, soupira-t-elle en enfonçant le menton dans son épaisse écharpe framboise et en faisant réapparaître le toit de cristal d'un mouvement de baguette résigné.

Elle allait se mettre à ramasser les feuilles éparpillées partout sur le sol de marbre noir saupoudré de minuscules flocons blancs, lorsqu'elle s'aperçut que la porte en chêne était ouverte et que quelqu'un se dressait dans le rectangle de lumière.

 

 

A SUIVRE...

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