Les Souffleurs de Lumière

Chapitre 6 : Intelligence, Force, Compassion & Loyauté

5488 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/11/2016 01:17

 

INTELLIGENCE, FORCE, COMPASSION & LOYAUTÉ

  

Le lendemain ne fut pas glorieux. La sensation de brûlure sur leurs peaux marquées s'était atténuée jusqu'à n'être plus qu'une douleur sourde supportable, mais le malaise lié à la prophétie s'était amplifié. Personne n'avait dormi correctement et ils se mangèrent tous le nez à un moment ou à un autre de la journée. En l'espace du petit déjeuner, Matilda cassa trois ou quatre tasses que Poivre répara d'un claquement de doigt avec un soupir exaspéré. A la fin de la matinée, Christopher et Terrence faillirent se battre et il fallut l'intervention de Scorpius pour les séparer. Couchée sous le ventre du véhicule doré en forme de citrouille pour avancer les réparations, Wendy se sentait dans le même état fébrile que quelqu'un qui couve une grippe. Il lui semblait entendre Calcifer susurrer des paroles de mauvais augure dans la pièce d'en-dessous et des frissons courraient le long de son dos. Vivienne était d'une humeur détestable et ressemblait davantage à une harpie qu'à une vélane quand elle se prit de bec avec Euphrosine au sujet d'une anomalie de la nébuleuse d'Orion : six étages au moins purent suivre la discussion.

Koff avait déjà gobé huit cuillères en aluminium, quelques Noises oubliées dans un vide-poche, une paire de boucles d'oreilles en argent et un plumier en or avant que quelqu'un ne s'aperçoive enfin que le mini-monstre n'était pas enfermé dans l'animalerie. Albus n'était nulle part et l'ambiance se dégrada encore plus lorsqu'ils constatèrent son absence.

Pour la première fois depuis leur arrivée à la base, Gunter eut l'air vraiment en colère. Il se posta dans le hall d'entrée, les bras croisés sur sa vieille robe de sorcier, ses cheveux gris électrifiés et les yeux étincelants derrière ses lunettes, et ne bougea plus jusqu'au retour de l'éthologue, si tard dans l'après-midi que le soleil s'allongeait en langues de feu sur la plaine immaculée.

Poivre avait essayé d'apporter de la soupe, un fauteuil, de la lecture et même un bassin hygiénique au chef d'équipe, mais celui-ci l'avait renvoyé à chaque fois d'un geste impatient de la main. Quand Albus déverrouilla le sas et entra d'un pas lourd, l'elfe lui lança un regard furibond.

- Il ne rentre que maintenant, le sale gamin, siffla-t-il entre ses dents. "Il se moque bien du souci qu'il fait à son maître."

- Gunter n'est pas mon maître, riposta Albus en enlevant son manteau trempé et en le suspendant à la patère.

- Non, effectivement, dit l'homme d'un ton sec. "Mais je suis votre supérieur sur cette base. Je suis responsable de vous. C'est pourquoi je dois savoir quand vous sortez et où vous vous rendez."

Albus se contenta de hausser les épaules et Terrence, qui était descendu quatre à quatre quand il l'avait vu arriver par la fenêtre de l'infirmerie, ne put s'empêcher de frémir intérieurement.

Les yeux d'émeraude du jeune homme prenaient des nuances de mer en furie sous ses cheveux noirs plaqués sur le front et dégoulinants d'eau glacée.

- Oh, mais Potter est au-dessus des consignes, persifla Christopher qui remontait de la chaufferie avec un sac vide – il était allé distribuer des pierres de lave aux Mangeurs d'Ombres. "Quand on est le fils du ministre de la magie, on est dispensé de suivre les règles établies pour le commun des mortels."

- La ferme, Cadwallader, grogna Albus en enfonçant les mains dans ses poches, sans croiser directement le regard de Gunter.

Il avait le teint grisâtre et des cernes sous les yeux, le menton buté et la bouche crispée comme s'il était en proie à une lutte intérieure constante.

Le visage du chef d'équipe s'adoucit.

- Vous devriez aller vous reposer. Nous reparlerons de tout ceci demain.

Albus eut une moue sarcastique et Terrence sentit son cœur se serrer. Il n'avait jamais vu son meilleur ami montrer une attitude aussi amère et insolente.

- C'est un ordre, précisa Gunter d'une voix douce.

- Un ordre, répéta Poivre, mécontent.

Christopher marmonna quelque chose mais Terrence décida de l'ignorer. Il fit un pas en avant, tendit la main pour attraper le bras de son pote.

- Viens.

Muet, Albus se dégagea et traversa le hall sans se soucier des traces boueuses que laissaient ses bottes pleines de neige. Il s'enfila dans l'escalier en colimaçon et disparut.

- Un vrai ado en pleine crise, ricana Christopher.

Cette fois Terrence eut envie de lui mettre son poing dans la figure, mais le soupir que poussa Gunter l'en empêcha.

- Renoncer… murmura le vieil homme.

La nuque du médicomage le picota désagréablement et Cadwallader se mordit la lèvre en soulevant légèrement son pied, comme pour cesser de s'appuyer dessus.

- J'espère que cette ambiance ne va pas s'installer, dit finalement le chef d'équipe en repoussant ses lunettes sur son front. Il adressa un sourire un peu chiffonné aux deux garçons. "Vous a-t-on déjà parlé de la trêve traditionnelle de Noël ?"

- Tch, fit Chris avant de s'en aller.

- Je vais chercher Wendy, dit Terrence avec une grimace qui se voulait positive. "Elle va nous réparer Albus en deux secondes."

Il avait tort.

Ce soir-là, le souper fut lugubre et les bruits d'aspiration que faisait Matilda en mangeant son pudding furent accueillis avec soulagement par tous – sauf Poivre qui fronçait tellement les sourcils qu'on aurait dit qu'un buisson de poils blanchâtres avait poussé dans le pli entre ses yeux globuleux.

Albus s'était enfermé dans sa chambre et des larmes roulaient en continu sur les joues de Wendy qui reniflait bruyamment en regardant droit devant elle. Très gêné, Christopher s'efforçait de se rendre invisible : il avait assisté à la dispute et au moment où Albus avait crié "fous-moi la paix de temps en temps !" avant de claquer la porte. Euphrosine ne s'était pas présentée pour le repas non plus. Vivienne se massait les tempes, en proie à une autre migraine. Gunter était perdu dans de sombres pensées et sa cuillère ratait sa bouche une fois sur deux. Terrence murmurait des paroles encourageantes à Wendy, sans succès, et Scorpius les observait en se disant qu'il aurait préféré être à des milliers de miles de cet endroit.

A quoi servait d'être sur le point de percer l'un des plus grands mystères du monde magique, si toutes les amitiés bâties en Antarctique s'effritaient soudain ?

Il avait appris à apprécier la Tour aux quatorze étages sans ascenseur ni possibilité de transplaner, l'immensité vide et glacée de la Vallée des Souffleurs de Lumière, cet exil volontaire au bout du monde, les rapports routiniers interminables.

Il aimait être là, avec Albus et Wendy et Terrence et les autres. Il aimait être Scorpius Malefoy, l'agent du gouvernement, inutile mais irremplaçable, dans cette équipe.

Il avait sa place.

Mais maintenant tout allait de travers et ce n'était pas – pas du tout – ce qu'il avait souhaité en venant à la Base d'Inlandsis.

Ses yeux se mirent à piquer et il enfonça sa fourchette dans son poisson pané, refoulant rageusement les larmes de frustration qui se rassemblaient sous ses paupières.

Peut-être qu'ils n'auraient jamais dû se mettre à la recherche de l'Axe. Peut-être que c'était pour ça qu'il n'y avait aucune trace du succès de leurs prédécesseurs. Ils avaient sans doute loupé l'ouverture de la Porte pendant qu'ils se bagarraient pour des broutilles…

A la fin du repas, il se proposa pour superviser le rangement de la vaisselle : les assiettes se lavaient et s'essuyaient toutes seules, mais elles étaient capricieuses et échangeaient de placards avec les verres quand on ne les surveillait pas. Il ne se pressa pas : il n'y aurait sans doute pas de soirée tous ensemble dans le salon. Vivienne ne se mettrait pas au piano et Matilda ne chanterait pas pour l'accompagner. Euphrosine ne raconterait aucune histoire merveilleuse, faisant apparaître dans une brume argentée des personnages de légende. Poivre n'apporterait pas une tasse de thé fumante à son maître. Gunter ne fumerait pas la pipe tranquillement, en observant Terrence qui se livrerait à une de ses expériences à la table ronde, sous le regard intéressé de Wendy et Albus, et l'œil jaloux de Christopher qui siroterait un petit verre de Whisky Pur Feu.

Le salon était effectivement silencieux, plongé dans l'obscurité, quand Scorpius y entra. Il sortit sa baguette de la poche intérieure de sa veste de costume, alluma les chandeliers. La clarté tremblotante des bougies se répandit sur les coussins vert foncé, le divan au velours pelé, les accoudoirs d'acajou des fauteuils. Des fils luisaient dans les broderies du tapis épais et sur les couvertures écornées des livres de la bibliothèque. Les tapisseries sur les murs avaient passé au soleil cru d'Antarctique : les trois-mâts, les édifices historiques et les animaux sauvages qu'elles représentaient s'étaient presque effacés, de même que les inscriptions en latin. Une odeur de tabac exotique flottait dans la pièce ronde et confortable. Les hommes politiques et les scientifiques dans les tableaux somnolaient en ronflant paisiblement. Au milieu du salon se dressait un gros globe de verre cerclé d'or dans lequel il neigeait constamment. Les continents et les îles y étaient dessinés en formes translucides et on voyait passer de temps à autre dans les océans des ombres fugitives de baleines et de dragons aux ailes déployées.

Scorpius s'assit sur le divan. Il envisagea un instant de mettre ses pieds sur la petite table basse, puis se raisonna et se contenta de s'affaler contre le dossier capitonné avec un soupir irrité.

Merlin, qu'il détestait le changement, l'irrationnel, les irrégularités, les surprises, la…

La porte s'ouvrit et il se redressa.

- Albus ? s'étonna-t-il. "Qu'est-ce que tu fais là ?"

Son ancien camarade de classe se mordilla les lèvres.

- Je peux entrer ? dit-il à voix basse.

Scorpius hocha la tête et se décala pour laisser une place sur le divan. Mais Albus fit seulement quelques pas dans la pièce, presque comme s'il ne se rappelait déjà plus pourquoi il était entré.

Il avait les traits tirés, une lueur trop brillante au fond des yeux et ses doigts frémissaient sur la couture de son pantalon.

- Les autres sont allés se coucher ? demanda-t-il brusquement.

- Oui, dit lentement Scorpius en l'observant avec attention. "Tu as faim ? Il reste un peu de riz en sauce."

- Non, jeta Potter.

Un tic agitait le coin de sa bouche. Il tripota un bibelot sur une étagère, tira un livre et le feuilleta avec nervosité, puis le reposa d'un geste maladroit. Le bouquin tomba sur le plancher avec un bruit sourd. Albus étouffa un juron mais ne le ramassa pas.

Scorpius fronça les sourcils.

- Al ? Tout va bien ?

Le jeune homme eut un haussement d'épaules. Il passa une main dans ses cheveux noirs embroussaillés, roula et déroula le col de son pull. Scorpius aperçut une plaque rouge dans son cou et son baromètre d'inquiétude monta de quelques crans supplémentaires.

- Viens t'asseoir, ordonna-t-il.

Albus le fixa quelques instants, comme s'il ne comprenait la phrase, puis il tressaillit, obéit d'un air égaré.

- Il fait froid, marmonna-t-il en se laissant tomber sur le divan.

- C'est vrai, un peu, acquiesça Scorpius en l'examinant avec circonspection. "Mais je pense que c'est surtout la fièvre qui te donne cette impression. Tu devrais être dans ton lit, Potter. Est-ce que t'as dormi, au moins, la nuit dernière ? Et t'étais où, toute la journée d'aujourd'hui ?"

Même sans le toucher, il sentait la chaleur insensée qui irradiait du corps d'Albus.

- Je sais pas, bredouilla le jeune homme en frottant son œil gauche avec son poing, comme un enfant fatigué. Un éclair de contrariété passa soudain sur son visage, l'habillant d'un masque grimaçant. "T'es pas ma baby-sitter, Malefoy. Fous-moi la paix."

Il fit un mouvement pour se lever, mais Scorpius lui attrapa le bras et n'eut pas besoin de faire usage de force pour le retenir. Aussi mollement qu'un pantin, Albus s'avachit de nouveau sur le divan.

- Qu'est-ce qui t'arrive, Al ? bredouilla son ami, la gorge nouée par l'angoisse. "Ce n'est pas toi, ça."

Ils se connaissaient depuis l'âge de onze ans et c'était la première fois qu'il entendait son ami faire preuve de grossièreté. Personne n'était aussi patient et compatissant qu'Albus.

- Tu es malade, dit-il avec conviction. "Tu vas aller te pieuter avec une des potions dégueu de Terrence et ça ira mieux demain."

- Non… murmura Albus. "S'il te plaît…"

Scorpius interrompit son mouvement, l'estomac retourné par la fragilité qu'il y avait dans cette voix suppliante.

- Tu veux rester là ? Qu'est-ce qu'il y a, ta chambre est trop loin ?

- Je ne veux pas être seul avec lui, balbutia le jeune homme en remontant ses genoux contre sa poitrine, comme pour se protéger de quelque chose.

- Lui qui ?

Albus lui jeta un coup d'œil furieux, mais n'eut pas le temps de répliquer qu'il s'agissait d'une question idiote. Une quinte de toux le secoua si fort que des gouttes de sueur coulèrent sur son front. Scorpius, affolé, ne put que tracer des cercles dans son dos et espérer que la crise passe vite.

Haletant, blême et tremblant, Albus se roula en boule sur le divan quand il réussit enfin à reprendre sa respiration. Ses yeux brillaient toujours, mais ce n'était pas qu'à cause de la fièvre. Il avait l'air au bord des larmes.

- C'est… horrible, croassa-t-il.

- Je vois ça, grommela Scorpius. "Tu veux m'en parler autrement que par énigmes ? Je ne suis pas Terrence, au cas où tu ne t'en rappelles pas."

Albus eut un petit rire étranglé.

- Je sais qui tu es, Scorpius Hyperion Malefoy. Aucun risque que je te confonde avec quelqu'un d'autre.

Il humecta ses lèvres sèches, frotta de nouveau ses yeux injectés de sang. Sa frange se collait sur sa peau brûlante.

- T'étais où, toute la journée ? répéta Scorpius en essayant d'empêcher sa voix de vibrer d'inquiétude.

- L'île de glace du Chien Qui Pleure, avoua Albus en regardant le tapis. "J'ai plongé un moment, pour essayer de trouver cette Porte. Elle n'est pas là-bas. Il n'y a rien sous cet iceberg."

Il frissonna de tout son corps et Scorpius eut envie de le gifler.

- T'étais encore dans la flotte ? Pas étonnant que tu aies la crève ! C'est l'Antarctique, ici, pas la salle de bains des préfets !

- Il faisait noir, dans l'eau, murmura Albus, l'air misérable. "Et Dewis était furieux. Il… on s'est battus…"

Son ami pencha la tête de côté.

- Tu n'étais pas d'accord avec le dragon ? s'exclama-t-il, incrédule. "Mais vous êtes… enfin, c'est… ton cœur – ton alter ego ou…"

Il se tut brusquement avec le sentiment qu'on venait de glisser un glaçon dans son col.

"Deux âmes jumelles verront leur destinée se fendre."

Sa main attrapa instinctivement celle d'Albus et la serra, comme ce jour lointain où ils s'étaient tous les deux perdus dans l'obscurité d'un tombeau, au Brésil.

- Raconte, dit-il en raffermissant sa voix.

Le jeune homme aux cheveux noirs crispa les lèvres et se rencogna contre le dossier du divan. Pendant un instant encore il résista, puis les mots sortirent en vrac de sa bouche, effrayés, plaintifs.

- Je le sentais déjà depuis quelques jours, mais… depuis qu'il y a cette… marque, c'est encore plus fort. Comme si Dewis essayait de sortir. Je veux dire, de sortir, littéralement. Il tire et il essaie de… partir…

Albus hoqueta, comme s'il sentait physiquement ce déchirement en lui. Scorpius se demanda quel effet cela faisait, d'avoir le cœur qui cherchait à s'arracher de soi… et il se rendit compte qu'il le savait.

- J'suis… en colère… et puis il pleure. Et après, il est content d'être là, avec Wendy et tout le monde, il se calme… puis il se met à délirer, à parler des siens, d'une lumière… et puis il gronde et il mord… il dit qu'il me déteste… il veut s'en aller…

Sa voix se brisa et cette fois une larme roula vraiment sur sa joue pâle.

- ça fait mal…

Scorpius se mordit la lèvre. Il se sentait tellement inutile et maladroit qu'il en avait la nausée.

Qu'aurait fait Terrence à sa place ? Il aurait réfléchi et trouvé une solution, sans doute.

Et Wendy ? Wendy aurait serré Albus dans ses bras et elle lui aurait communiqué cette chaleur humaine dont il semblait avoir tout le temps tellement besoin.

Scorpius hésita, puis il se rapprocha, passa son bras autour des épaules de son ancien camarade de classe, s'efforça d'être aussi rassurant que possible.

- ça va s'arranger, promit-il. "Y'a sûrement une raison à tout ça. L'Axe n'est pas supposé être un genre de force obscure et cruelle, c'est… censé être une sorte de paradis des connaissances. Le dragon est juste perturbé parce que tu dois avoir dans les quarante de fièvre. Tu l'as dit toi-même : c'est des délires."

C'était faible et peu convaincant, mais Albus ne protesta pas. Il était visiblement épuisé. Il se pelotonna instinctivement contre son ami, blottit son visage brûlant contre la chemise fraîche.

- Tu as mangé du poisson, marmonna-t-il.

Scorpius prit une grande inspiration pour calmer les battements de son cœur.

Albus qui se comportait comme un chat sentait les plumes mouillées, le savon au chèvrefeuille, et des cristaux de sel étaient accrochés à ses cheveux qui chatouillaient le menton de Scorpius.

Des souvenirs déferlaient comme une vague dans son esprit, prêts à le submerger.

- Comment tu sais ce que j'ai eu au dîner ? Je pue, c'est ça ? réussit-il à articuler de façon à peu près sarcastique.

Son sang bouillonnait d'une furieuse volonté de protéger. Il se sentait soudain capable d'affronter mille morts, de faire face à Calcifer et à ses yeux de braise, de vaincre cent armées et de défier son père.

Scorpius ne se pensait pas assez important pour être mentionné dans une prophétie, mais certains vers l'avaient transpercé profondément.

Et puis il y avait le mot gravé dans sa chair et il ne pouvait l'ignorer.

Il savait très bien à quoi le verbe faisait référence et il se haïssait de n'avoir pu encore dompter ses émotions, de s'être laissé prendre au piège de l'Antarctique, d'être en si grand danger de voir son secret le plus farouchement gardé exposé aux yeux de tous.

Quel genre d'épreuve les attendait de l'autre côté de la Porte ? Serait-il capable de remporter la victoire contre lui-même, contre le piège de l'Axe ?

Dans leur groupe, Terrence était l'intelligence, Wendy la force et Albus la compassion propre aux héros et aux anges – un amour pur et puissant offert à toutes les créatures. Scorpius était… eh bien, pas grand' chose. La pièce en plus. Le facteur comique. Le compagnon grognon qui amusait la galerie et faisait vaguement pitié.

Mais ce n'était pas grave, tant qu'il pouvait être avec eux.

Il ne savait pas qu'il était la loyauté.

Il se contorsionna avec précaution, réussit à extirper sa baguette de sa poche et attira à lui une des couvertures pliées sur le fauteuil à côté de la plante verte que Matilda arrosait religieusement chaque matin. Il déplia le carré de laine angora d'un sortilège informulé, l'installa sur la forme recroquevillée d'Albus, puis cala sa nuque contre le dossier du divan et ne bougea plus.

Le salon était baigné dans la clarté tamisée des bougies et la douce chaleur qui courait dans les tuyaux de cuivre. Derrière le hublot géant, la neige tombait en pailletant la nuit.

Albus avait dû sombrer dans le sommeil. Sa respiration était rauque et douloureuse. Il était beaucoup trop chaud pour un être humain. Cette fièvre n'était peut-être pas causée par ses deux stupides séances de baignade dans la mer à moins cent degrés, mais plutôt due à la bataille interne qu'il livrait avec le dragon…

Quand il serait un peu plus reposé, quand il serait de nouveau lui-même – courageux, dévoué et résolu, quel que soit le défi à venir – Scorpius l'emmènerait à l'infirmerie et s'assurerait que Terrence le ligote sur un lit et le soigne.

Mais pour un petit moment, il s'autorisa à rester ici, son bras serré autour des minces épaules de la personne qui comptait le plus au monde.

Pour une fois, c'était son tour d'être le protecteur.

Pour une fois, il n'y avait avec eux ni meilleur ami drôle et surdoué, ni copine belle et intrépide.

Il se revoyait sur la plateforme en bois, en haut du séquoia, alors que le ciel s'embrasait au-dessus de la Forêt Amazonienne, pendant leur dernière année d'école. Les moments où il s'était retrouvé seul avec Albus étaient si rares qu'il pouvait les compter sur les doigts d'une main.

Ils étaient tous les deux sales et en sueur après leur journée à la carrière, courbaturés mais satisfaits du travail accompli. Albus lui avait lancé la gourde après s'être vidé une bonne partie de l'eau sur la tête. Des gouttes brillantes dégoulinaient sur son visage, traçant des rigoles dans la poussière rouge dont il était maculé. Ils avaient parlé d'un tas de trucs sans importance, puis Albus s'était rembruni.

- Wendy trouve Crocmou mignon et elle admire Dewis, mais moi, je ne suis pas eux… avait-il soudain murmuré d'un ton amer.

- Vous n'êtes pas trop entassés, là-dedans ? avait riposté Scorpius avec une fausse légèreté.

Albus n'était pas du genre à se plaindre. Il avait beau montrer facilement ses émotions – citez un seul mec de dix-sept ans capable de fondre en larmes parce que quelqu'un avait fait un carton sur la panthère qui allait le dévorer – ses amis ne l'avaient jamais vu fléchir sous les méchancetés de la bande de Cadwallader ou demander une pause quand sa jambe amputée le faisait souffrir.

Alors cette situation était très déstabilisante pour Scorpius et il avait essayé de s'en sortir en faisant preuve d'humour.

Ça n'avait pas marché.

L'expression d'Albus était fatiguée et résignée.

- Je crois que je ne serais jamais à la hauteur, avait-il soupiré. "Tu te rappelles quand on était dans les Hébrides ? Elle a foncé sur ces brutes sans avoir peur, comme s'ils n'étaient qu'une équipe de tricheurs au Quidditch. Skyler la traitait comme une égale. Wendy, elle est… y'a personne d'aussi courageux qu'elle. Moi, j'avais peur. Je ne voulais pas me battre ni…"

Le mot s'était étranglé dans sa gorge.

- Ni tuer, avait complété Scorpius à mi-voix, en massant machinalement son épaule. "Aucun d'entre nous ne voulait ça. On n'était que des gamins…"

La vieille cicatrice en zigzags dépassait un peu de sa manche de T-shirt et parfois il se réveillait en sursaut la nuit, comme si c'était seulement la veille qu'il avait sauvé la vie de Ronald Weasley.

Il entendait encore les rugissements des dragons, les cris de guerre des rebelles enfiévrés et le regard malsain de l'Anghenfil venait le traquer dans ses cauchemars.

- Je pense que celui qu'elle aime, c'est… une illusion, avait repris Albus avec autant de difficulté que s'il essayait d'avaler un plat de barbelés en vinaigrette. "Je suis un menteur…"

Scorpius n'était pas d'accord du tout, mais il avait réfléchi avant de répondre et, comme d'habitude, il n'avait rien trouvé à dire pour réconforter son ami. Finalement, Terrence avait fini par les héler et ils étaient descendus dîner avec les autres. Al n'était jamais revenu sur cette discussion.

Et maintenant, Scorpius se demandait si ces idées-là avaient toujours été tapies au fond du cœur d'Albus, prêtes à ressurgir quand une brèche s'ouvrirait, un doute maudit planté pour germer et détruire, comme un destin dormant.

Il avait toujours considéré le dragon comme une bénédiction – une révélation de ce qui rendait Albus si spécial. L'adorable Crocmou, le puissant Dewis, le cœur sage du dragon qui se reflétait dans les yeux d'émeraude… ce secret était un cadeau donné à quelqu'un qui le méritait, un outil ou une arme placée entre les mains de celui qui avait tous les attributs d'un sauveur.

Mais peut-être que c'était faux…

Peut-être qu'Albus avait encore joué les héros et caché sa peine pour épargner ce dilemme à ses amis…

Scorpius fronça les sourcils si fort qu'il se fit presque mal au nez.

Il se tordit le cou pour regarder le dormeur pelotonné contre lui et se promit que la prochaine fois, il ne resterait pas bêtement muet.

Il saurait quoi dire. Il rendrait ce qu'on lui avait donné.

Il se montrerait digne de l'amitié qui l'avait sorti des ténèbres.

Il bâilla. Il se sentait agréablement engourdi et ses pensées s'effilochaient, maintenant qu'il en était arrivé à une certaine paix avec son esprit. Ses paupières se firent lourdes et sa joue glissa vers la masse de cheveux noirs en désordre qui reposait sur son épaule.

Le lendemain, il se réveillerait avec un torticolis et les joues empourprées quand Gunter toussoterait, et Poivre ne lui épargnerait aucune remarque narquoise.

Mais pour l'instant la pièce était parfaitement silencieuse et paisible. La danse lente des flocons dans le globe de verre berçait leurs respirations mêlées.

Scorpius rêvait.

De sa première rencontre avec les yeux d'émeraude, d'un furet nommé Cuillère, de l'horrible goût de la tarte à la mélasse et d'un cachot sombre rempli de volutes sulfureuses de potions, dans lequel s'était allumée une étincelle d'espoir…

  

A SUIVRE...

Au prochain chapitre, on retourne à Poudlard !

 

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