Les Souffleurs de Lumière

Chapitre 14 : La Porte

6390 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/11/2016 07:35

 

LA PORTE

 

 

La plaine était immense et le ciel si haut qu'il semblait n'avoir pas de fin. La neige veloutée s'étendait partout à perte de vue et des franges effilées tintaient joyeusement sous les ponts de glace. Un vol de Trilleurs fila au-dessus de leurs têtes dans un clapotis de fines ailes puis s'évapora en une gerbe de gouttes de lumière.

Il faisait un froid si pur qu'il semblait qu'on respirait les origines du monde.

Ils avançaient en file, lentement, Calcifer et le dragon noir en tête, la citrouille d'or à la queue, comme une procession.

Au début, ils étaient restés silencieux, comme si l'Axe allait s'ouvrir d'un instant à l'autre, se dressant comme une immense porte de brume devant eux. Puis quelqu'un avait rappelé avec un rire nerveux que la prophétie avait donné minuit comme délai et depuis la tension dans l'air s'était nettement relâchée.

Tout devant, Vivienne consultait l'astrolabe de temps à autre, ondulant sur ses hautes bottes, sa chevelure flamboyante dansant dans son dos. Christopher essayait de se maintenir à son niveau, mais ce n'était pas aussi évident que ça en avait l'air.

Derrière eux, Gunter fredonnait à mi-voix, promenant son regard émerveillé sur le paysage, les mains croisées dans ses manches comme s'il s'agissait d'une simple promenade. Poivre marchait à côté de lui, chaussé de caoutchoucs vert pomme, emmitouflé dans un anorak jaune fluo, des pompons rouges sur ses larges oreilles de chauve-souris. L'elfe grommelait des trucs incompréhensibles, contre le froid polaire ou la restriction sur le nombre de casseroles qu'il avait pu emporter, on ne savait pas trop.

Wendy avait glissé sa baguette allumée dans la poche arrière de sa salopette et le véhicule la suivait tel un gros toutou. Elle s'était mise à bavarder avec Matilda qui avançait en trébuchant dans la neige où, bien que la plus légère du groupe, elle s'enfonçait jusqu'aux genoux.

Euphrosine cheminait à côté de la citrouille, l'effleurant parfois de la main comme pour l'encourager ou pour s'y appuyer le temps de reprendre son souffle.

Scorpius avait d'abord été en tête, puis il avait ralenti pour poser une question à Gunter et maintenant il était à la traine, plongé dans de sombres pensées.

Terrence tira de sa besace le manuscrit le plus ancien de la bibliothèque : il s'agissait d'un épais carnet d'observations faites à partir d'un livre qui avait disparu : le Voyage au Centre de la Terre – Aller & Retour d'un Sorcier Ordinaire au Cœur des Secrets les plus Extraordinaires, par l'éminent alchimiste Arne Saknussem. La moitié des notes étaient écrites en runes anciennes et l'autre était rédigé dans un anglais tellement gribouillé qu'il fallait presque le traduire aussi.

Terrence se débrouilla pour ouvrir le carnet et mordilla le bout de son crayon à papier tout en relisant le post-it collé sur le haut de la page. Il y avait griffonné plusieurs questions, dont l'une concernait la légende d'une gravure représentant un réverbère.

- Tu peux me traduire ça ? demanda-t-il en se rapprochant de Scorpius.

- Demande à Albus.

- Il est… occupé ailleurs, marmonna le médicomage en jetant un bref coup d'œil en direction du dragon de fourrure qui folâtrait dans la neige en avant de la colonne.

- Demande à Gunter, alors. C’est lui, le linguiste.

- S’il te plaît, Scorp…

Le jeune agent du gouvernement lâcha un petit grognement contrarié. Il ôta une moufle en tirant avec ses dents, acceptant le livre de l'autre main.

- C'est quoi que tu veux savoir ?

- Là, ils disent que ce lampadaire marque la sortie de l'Axe, c'est bien ça ?

Scorpius fronça les sourcils.

- Hum… ouais, plus ou moins. La "sortie du rêve", plus exactement. Regarde, le traducteur a hésité, lui aussi. Ce type s'exprimait de façon alambiquée, alors je suppose qu'on peut dire que c'est ça.

- Pourquoi un réverbère, hein ? Et pourquoi on ne l'a pas trouvé ? On aurait pu se faufiler dans le passage par l'entrée des artistes.

- Comment tu veux que je te le dise ? C'est toi, le cerveau.

Terrence souffla par une narine et agrippa l'épaule de son ami avant qu'il ne s'écarte.

- Attends, tu peux aussi me faire celle-là : "or sur les eaux livides glisse la barque d'Agartha" ?

Cette fois-ci, bien que ce fut avec un regard dégoûté, Scorpius accepta le crayon à papier mâchouillé. Il s'arrêta et se concentra, entourant certaines runes, se tapotant la tempe avec le côté gomme et traçant des flèches au-dessus de la phrase pâlie par l'âge et l'étude.

- Ce n'est pas tout à fait exact. "Or sur les eaux blanches s'en va la barque du royaume secret" plutôt.  Ça ne fait pas une différence énorme au niveau du sens, mais bon.

- Hum, fit Terrence, l'air perdu à des milliers des kilomètres.

- Pourquoi tu te replonges là-dedans, de toute façon ? Tu ne crois pas que depuis 1877, ça n'a pas déjà été traduit de toutes les façons possibles et imaginables ?

Le médicomage fit la grimace.

- Je crois surtout qu'à force de lire et relire ces notes et de noircir des carnets d'observations, ceux qui nous ont précédés ont fini par oublier de se poser les bonnes questions.

- Comme quoi, par exemple ? demanda Scorpius d'un ton amusé, en renfilant sa moufle et en se remettant à marcher.

- Comme par exemple : Calcifer. S'il vient de l'Axe, on ne pouvait pas tout simplement le relâcher et le suivre ? Il connait certainement le chemin de la maison.

Euphrosine toussota derrière eux.

- Oh, certains ont essayé, dit-elle de sa voix chevrotante un peu ironique. "La Tour a failli s'effondrer."

Terrence lui lança un regard perçant.

- Mais aujourd'hui rien ne s'est passé et vous n'aviez pas non plus l'air de penser que ça risquait d'arriver. A quel moment Calcifer est-il devenu une partie de la Tour ? Il n'apparait dans les notes qu'après 1927…

Euphrosine rougit et ne répondit pas. Elle les dépassa d'un pas vif et rejoignit les autres.

- Qu'est-ce que tu voulais dire ? demanda Scorpius.

Le médicomage l'ignora et tourna une page du carnet.

- Ah, tu peux aussi…

- Non, coupa résolument l'agent du gouvernent en accélérant la marche. "Plus tard, à la pause."

Terrence pouffa de rire et le rattrapa en quelques grandes enjambées.

- J'aurais dû prendre Runes Anciennes… soupira-t-il.

- T'avais déjà trop d'options, Swanson, grommela Scorpius.

- Avec un Retourneur de Temps, j'aurais pu, dit rêveusement son ami. "Le professeur Londubat m'a dit qu'on en avait accordé un à une élève particulièrement brillante, une année."

- Laisse-moi deviner : si c'était de sa génération, ça devait être la tante d'Albus. Je n'ai jamais vu une sorcière aussi intelligente…

Un éclat d'intérêt s'alluma un instant dans les yeux du médicomage.

- C'est vrai ce qu'on raconte ? Qu'Hermione Granger-Weasley a en fait bien d'autres fonctions au sein du ministère et que son poste de directrice du Département de Contrôle et régulation des Créatures Magiques n'est qu'une couverture ?

- Tu ne devrais pas lire le Chicaneur, observa Scorpius avec mauvaise humeur. "Ce torchon a peut-être eu son heure de gloire à un moment de l'Histoire, mais la réalité, c'est qu'il raconte vraiment n'importe quoi."

- Allez, tu dois être au courant… tu travailles pour les services secrets…

Le jeune agent du gouvernement se contenta de secouer la tête sévèrement.

- Bah, je demanderai au fils du ministre, il doit être au courant, lui, dit finalement Terrence, d'une voix qui n'était pas aussi détachée qu'il l'aurait souhaité.

Scorpius lui lança un étrange regard.

- Méfie-toi, Swanson, dit-il d'un ton en apparence négligent. "Tu commences à sonner comme Cada-le-ver."

Terrence se contenta d'un grognement en guise de réponse.

Comme un désert de dunes blanches et sinueuses, un champ de sastrugi s'étendait devant eux. Il y avait un halo incandescent autour du soleil, formé par de minuscules cristaux suspendus dans l'air. Quelques nuages s'étiraient en une bande gris clair au-dessus des Dents de Crystal.

A midi, ils firent une pause au milieu de nulle part et déjeunèrent de bon appétit.

- Si nous continuons dans cette direction, nous allons finir par tomber sur la base des Français, dit Vivienne quand ils eurent tous le ventre plein et l'esprit vaguement somnolent. Elle raccrocha l'astrolabe à sa ceinture. "Ce sont eux les plus près du Pôle Sud", ajouta-t-elle pour qu'ils puissent mieux situer l'endroit où ils se trouvaient.

- Que Merlin nous protège tous, bougonna Poivre.

- Est-ce q-qu'ils s-sont mé-é-échants ? s'inquiéta Matilda.

- Non, pas du tout, dit Gunter en riant. "Mais leur cycle est bien plus difficile à supporter que le nôtre."

- Ils ne sont pas en mode douze heures de jour ? s'enquit Wendy. "Ils ne peuvent pas avoir laissé ça comme les Moldus, c'est positivement insupportable. J'aurais l'impression d'être enterrée la moitié de la l'année."

- C'est la réalité, objecta Christopher. "Il fait jour six mois par an et nuit le reste du temps, en Antarctique. Si nous voulions mener des études objectives, il ne faudrait pas modifier le cycle par magie."

- Je ne vois pas en quoi ça affecte ses cailloux, souffla Scorpius en se penchant vers Terrence qui se mit à ricaner.

- Il parait que les Norvégiens se sont mis en journées de vingt-six heures, dit pensivement Euphrosine. "Je me demande si c'est pour travailler plus ou dormir davantage…"

En face d'elle, Calcifer s'amusait à engloutir la neige que déterrait le dragon à grands coups de pattes. La gerbe blanche fondait avant même d'atteindre la gorge du petit daemon de feu qui gloussait à s'en faire mal aux côtes – s'il avait eu des côtes.

- En tout cas, les Français ont le pire cycle de l'Antarctique, reprit Gunter. "Il parait que celui qui l'a instauré était un sorcier qui avait travaillé comme aviateur chez les Moldus – vous savez, les gens qui conduisent leurs machines volantes – et qu'il adorait les couchers de soleil. Résultat, leurs journées font environ trois heures et ils peuvent voir des couchers de soleil juste en traversant la base de part et d'autre."

- C'est ridicule ! s'exclama Scorpius. "La productivité doit être lamentable !"

- C'est romantique, soupira Vivienne. "Mais ça ne doit pas être très bon pour le teint."

- Crocmou ! Laisse sortir Albus et venez manger ! cria Wendy qui s'était levée.

Mais le dragon ne fit pas mine de l'avoir entendue. Sa fourrure noire ébouriffée comme celle d'un chiot, il tortillait de l'arrière-train et bondit soudain sur Calcifer qui s'enfuit en poussant un cri de joie strident.

- Est-ce que Potter est vraiment conscient à l'intérieur ? demanda Christopher d'un air extrêmement sceptique. "Parce que je ne pensais pas qu'il pouvait se montrer aussi… infantile."

Matilda hocha vivement la tête.

- C'est difficile à expliquer, soupira Terrence. "Essaie d'imaginer que tu… nan, mais laisse tomber."

- Faisons confiance à Dewis, dit Wendy en revenant s'asseoir. "Moi, ce que je pense, c'est que Crocmou est le corps, Albus le cœur et Dewis la tête. Alors tout ira bien."

Scorpius grinça des dents.

- Si seulement c'était aussi simple… Je préférais quand on essayait de communiquer avec lui et de lui apprendre à contrôler les transformations. J'ai l'impression d'être revenu des années en arrière…"

Gunter enleva ses lunettes, les essuya sur son mouchoir puis les remit sur son nez. Sous son épais bonnet de laine orange, quelques mèches grises étaient agitées par le vent froid.

- Est-ce que la vie n'est pas justement faite de moments comme celui-ci ? murmura-t-il. "Quand il nous semble qu'on recule, n'est-ce pas au contraire qu'on arrive au prochain tournant ?"

Poivre étouffa un raclement de gorge.

- On doit se remettre en marche, dit-il avec un froncement de ses gros sourcils broussailleux.

- Voilà une jolie façon de dire "cessez de délirer", souffla Christopher à Vivienne qui pouffa de rire en acceptant la main qu'il lui tendait pour l'aider à se relever.

Les autres s'étaient déjà mis à ranger, sauf Matilda qui, elle, avait gardé ses yeux pensifs posés sur le dragon qui se roulait dans la neige. Elle vit nettement le moment où, ensemble, Calcifer et son compagnon de jeu cessèrent de batifoler pour se redresser, attentifs. Ils flairèrent le vent qui tourbillonnait en soulevant une fine bruine blanche, échangèrent un regard, puis se remirent en marche.

L'après-midi étira la colonne sur la plaine. La fatigue qui commençait à se faire sentir en rendait certains muets, mais l'appréhension déliait la langue d'autres.

Terrence cheminait à côté de Gunter et celui-ci lui racontait comment il avait rencontré Poivre.

- Le soir de cette tempête de neige, à la Tête de Sanglier, il était dans tous ses états. Les elfes avaient compris que le Seigneur des Ténèbres était vraiment de retour, tu vois, et tous n'étaient pas convaincus qu'un ado boutonneux soit notre meilleure chance contre lui…

Il lança un bref coup d'œil en direction du dragon qui avançait sans ralentir, le cou tendu en avant.

- Je sais qu'Harry Potter a sauvé le monde, à la fin, mais à l'époque ce n'était pas si évident. Ça me paraissait injuste et insensé que le sort de toute la nation repose sur ses épaules. Poivre, lui, avait une dent contre son amie qui tricotait des vêtements et les laissait trainer partout, et il disait que le troisième de la bande – l'oncle d'Albus, je crois – n'avait guère plus l'envergure d'un héros.

Il eut un petit sourire triste.

- Les apparences, Terrence, ont la vie dure… surtout lorsque le gouvernement lui-même jette le trouble dans l'esprit des gens.

Ils restèrent quelques instants silencieux. La neige craquait sous leurs pas avec un bruit de gaufrette et, derrière eux, la citrouille dorée roulait en laissant une trace comme celle d'un mille-pattes ventru. Les autres marchaient devant eux, à une centaine de mètres, à l'exception de Matilda qu'ils dépassèrent pendant qu'elle refaisait ses lacets : elle avait tellement froid que sa baguette tremblotait.

- Pourquoi êtes-vous venu en Antarctique ? demanda finalement le médicomage.

Gunter prit une longue respiration.

- J'ai perdu ma femme et ma fille pendant la Première Guerre des Sorciers, dit-il d'une voix enrouée. "Elles ont été tuées par des inferi pendant que j'étais en conférence à Londres. Ce soir-là, à la Tête de Sanglier, je buvais à leur mémoire… j'étais aigri, solitaire – inutile. Ça faisait plus de quinze ans que ma vie n'avait aucun sens, que j'étudiais les civilisations disparues au lieu des hommes bien vivants et que mon fils me reprochait d'avoir un os à la place du cœur. Alors, quand Poivre a eu quelques verres dans le nez et qu'il a commencé à raconter qu'on était à l'aube d'une deuxième guerre et vraiment mal partis… j'ai…

Il eut un petit haussement d'épaules, comme en excuse.

- J'ai voulu faire quelque chose. Je savais que s'il y avait du pouvoir quelque part, alors le Seigneur des Ténèbres finirait par s'y intéresser, fatalement. J'avais entendu parler des recherches menées sur  l'Axe en Antarctique, je savais qu'ils avaient besoin d'un linguiste. Je me suis engagé avec l'idée de participer à la lutte de mes propres mains, de ne pas laisser un gamin à lunettes se montrer plus courageux que moi…

Ses lèvres se pincèrent et, pendant un instant, son regard s'embua.

- La vérité, c'est que je me suis enfui, en fait, avoua-t-il. "La porte était fermée depuis quarante ans déjà et il a fallu attendre 2007 pour qu'elle se rouvre enfin – et nous n'en avons pas trouvé l'emplacement à temps. Un échec retentissant… à l'image de ma vie", ajouta-t-il d'une voix très basse.

- Pourquoi vous m'en parlez maintenant ? demanda Terrence en plongeant ses yeux bleus dans ceux de son chef d'équipe.

- Parce que s'il m'arrive quelque chose pendant cette expédition, alors je préfère que tu aies appris mon histoire de ma propre bouche, répondit Gunter. "Le chagrin exagère les paroles des gens. Et mon fils a suffisamment souffert pour ne se souvenir que des mauvaises choses."

Mais le médicomage ne l'écoutait plus. Il faisait un rapide calcul de tête, qu'il conclut par un froncement de sourcils.

- Quand Rina Kettlery et son équipe étaient en poste… en 1957… quand les Souffleurs de Lumière ont disparu et que les Japonais ont laissé leurs chiens… c'était la dernière fois que quelqu'un a pu trouver l'entrée de l'Axe et y descendre. Les renards, eux, c'est en 1927 qu'on les a vus arriver. Alors c'est sur quoi qu'elle se base pour s'ouvrir, cette porte ? Une fois trente ans d'intervalle, une fois cinquante, une fois vingt ans… c'est vraiment n'importe quoi.

- Plus grande est l'offense, plus longtemps doit-on attendre le pardon, dit sentencieusement Calcifer en surgissant à côté d'eux dans un bruissement d'étincelles. "Les renards n'auraient pas pu franchir le passage si tout s'était déroulé comme d'habitude. Ce vieux fou d'Arne Saknussemm ne se doutait pas de ce qu'il allait causer, quand il a mis sur papier tout ce qu'il avait découvert – ce que les Souffleurs lui avaient accordé de voir par pure bonté d'âme."

- Je ne suis pas convaincu de la bonté des Souffleurs, si tu veux mon avis, grogna Terrence en frottant machinalement sa nuque.

- Avant que certains ne fassent du zèle, la Porte s'ouvrait tous les dix ans, continua Calcifer en coulant un regard étrange en direction d'Euphrosine qui marchait quelques mètres devant eux. Il s'enroula sur lui-même et se mit à pétiller comme un feu d'aiguilles de pin. "A-a-ah, c'était le bon temps ! Nous autres pouvions papillonner dans les champs de fleurs et butiner les étoiles…"

- Les fleurs ! répéta Terrence d'un ton plein d'ironie. "Humph. Je vois que la poésie ne t'arrête pas, tête de bûche. A part de jolis cristaux congelés, y'a rien qui pousse avec des pétales dans le coin, Calcifer. C'est l'Antarctique."

- Il y a les a-astérolines, glissa la voix timide de Matilda qui s'était rapprochée sans qu'ils s'en aperçoivent.

Terrence lui lança un coup d'œil choqué, comme si elle venait de le trahir, puis il remonta la bretelle de sa besace sur son épaule et tapota la bosse que formait le carnet dans son sac.

- Moi, en tout cas, reprit-il, ce que j'aimerai savoir, c'est à quel moment Euphrosine est arrivée ici. D'après ce que vociférait Rina Kettlery le jour de Noël, elle était déjà là en 1957… c'était il y a soixante-dix ans ! Elle a quel âge, exactement ?

- C'est une question qu'on ne pose pas à une dame, dit Gunter d'un ton embarrassé.

- A la bibliothèque de la Base, dans un des bouquins de la section Bulles Magiques & Autres Ebullitions Paranormales, il y a un dessin sur un coin de page qui s'émiette quand on le touche, continua le médicomage en fronçant de nouveau les sourcils. "C'est un cœur avec les lettres J et E à l'intérieur, en lettres anciennes."

- Pendragon était un incorrigible potache, gloussa Calcifer.

- Est-ce que tu sais de quand date ce dessin, p'tit père la fumée ? J'ai fait un test, pour savoir. Un siècle ! C'est impossible qu'Euphrosine et son fiancé…

Il s'interrompit.

- "Vieux débris centenaire…" L'autre harpie l'a appelée "vieux débris centenaire" pendant la transmission…

Ses yeux bleus s'arrondirent derrière ses lunettes.

- C'est possible, ça ? s'écria-t-il en se tournant vers Gunter qui se contenta de lui adresser un haussement d'épaules gêné.

Terrence fit encore quelques pas, toujours sous le choc, puis il s’arrêta de nouveau, si brusquement que Matilda se cogna contre son long dos maigre et étouffa un petit glapissement.

- Alors ça veut dire qu’Euphrosine était là en 2007, quand vous n’avez pas réussi à trouver l’entrée, dit-il lentement. "Pourquoi ne vous a-t-elle pas guidés vers l’entrée de l’Axe ? Si elle y était déjà descendue deux fois, elle…"

Gunter secoua la tête tristement.

- Ce n’est pas aussi simple. Ni Calcifer ni Euphrosine ne savent où le passage va s’ouvrir. Ils peuvent reconnaître les signes lorsque le temps approche, mais ils ne peuvent pas se rappeler du chemin pour rentrer à la maison.

- Mais Euphrosine ne v-vient pas de l’Axe, objecta Matilda.

Le vieux chef d’équipe n’ajouta rien, ses yeux durs fixés sur Calcifer.

- Alors vous le saviez… marmonna Terrence. "Qu’elle avait toujours été là, qu’elle ne pouvait pas en parler devant nous, qu’elle était la clé…"

- Euphrosine Howler n’est la clé de rien du tout, interrompit Calcifer de sa voix fluette et coupante. "Mais mal vous en a pris de vous taire, vieil homme. La malédiction devait se lever si quelqu’un la découvrait. La Tour est pleine de courants d’air et de portes mal fermées et, cependant, vous n’avez jamais osé dire ce que vous aviez entendu – ce que vous aviez déduit de vos observations."

- Les secrets des autres ne sont pas à partager, répliqua Gunter d’un ton sec. "Si vous vouliez rentrer plus tôt chez vous, monsieur l’insolent, il fallait vous y prendre autrement qu’en condamnant une dame au silence."

- Ce n’était pas une dame ! piailla le daemon de feu en devenant d’un rouge incandescent. "Ce n’était qu’une petite fille hystérique et j’avais peur, j’avais mal – et c’était de leur faute ! Ils m’avaient arraché…"

Il se tut brusquement et se mit à crachoter des étincelles, comme si c’était son tour d’avoir la parole bloquée par un ancien sortilège. La neige fumait là où son ombre dansante l’effleurait.

Terrence et Gunter se contentèrent de le regarder sans aucune pitié, mais Matilda fit un pas en avant et tendit une main timide vers le nœud de flammes qui chuintaient péniblement.

- C’est f-fini… murmura-t-elle, les larmes aux yeux. "C’est bon… c’est fini… tout i-ira bien…"

Calcifer se roula en boule sous la caresse en fermant les yeux à demi et les flammèches de son pelage passèrent d’un vif cramoisi à un jaune-orangé parcouru de lueurs vertes.

Les autres s'étaient arrêtés pour les attendre et les observaient de loin avec curiosité.

Tout ira bien.

Terrence se mordit la lèvre pour étouffer une exclamation d’amère ironie.

Combien de fois Albus n’avait-il pas prononcé cette phrase depuis qu’il le connaissait ? Les gens au grand cœur pouvaient se montrer si naïfs ! Rien n’allait toujours bien…

En fait, à ce moment-même, ils marchaient tous vers quelque chose qui allait tourner terriblement mal et Terrence, qui le savait, ne faisait absolument rien pour les en empêcher.

 

oOoOoOo

 

Le ciel violacé s'allongeait sur la plaine, alangui dans les pentes des Dents de Crystal qui scintillaient à la lumière. Une vapeur rouge montait sur l'horizon et le soleil d'or qui s'y enfonçait se troublait comme un mirage.

Une étoile blanche et brillante s'alluma, toute seule au-dessus de cette immensité glacée.

- Où sommes-nous ? demanda Gunter d'une voix lasse. "Et quelle heure est-il, vraiment ?"

- Nous sommes à la frontière entre le territoire des Français et des Américains, dit Christopher en consultant la carte qu'il avait dépliée d'un coup de baguette et qu'il éclairait pendant qu'elle flottait devant lui.

- Il est quatre minutes après onze heures du soir, heure anglaise, annonça Scorpius après avoir consulté sa montre à gousset. Il se dépêcha de renfiler ses moufles et fourra ses mains sous ses aisselles pour essayer de les réchauffer.

Terrence, à côté de lui, soufflait sur les siennes et les frottait l'une contre l'autre. Son visage était barré d'une marbrure rougeâtre et son nez coulait.

Poivre s'était assis dans la neige et déballait un petit réchaud, des provisions et une grosse théière.

- Une étoile, dit Matilda, étonnée, en renversant la tête en arrière pour mieux contempler le ciel mauve. "Je c-croyais qu'elles étaient t-toutes tombées."

C'était la seule à ne pas avoir l'air d'avoir froid, et c'était sûrement dû au fait que Calcifer s'était pelotonné dans la capuche de sa combinaison verte, où il ronflait en faisant des bulles par une narine.

- Ce n'est pas une étoile, dit Vivienne d'un ton catégorique, en consultant de nouveau l'astrolabe muet.

Euphrosine s'était assise sur son sac en tapisserie et dévorait son sandwich au corned-beef avec appétit. Ses traits ridés étaient marqués de fatigue mais ses yeux bleus brillaient d'anticipation.

Lentement, les ombres grandissaient. La banquise gémissait dans l'obscurité et des chuchotements se mêlaient au hululement du vent dans les crevasses. De temps à autre, un lointain jappement éclatait, faisant sursauter les membres de l'équipe. Leurs haleines qui se condensaient à la lueur des baguettes et du réchaud ajoutaient encore à cette atmosphère brumeuse et inquiétante.

Wendy jeta un coup d'œil alentours en frissonnant, resserrant ses doigts autour de la chaude tasse de thé que venait de lui tendre l'elfe. Elle enfonça plus profondément son menton dans l'épaisse écharpe rose d'Hermione et chercha des yeux le dragon.

Il s'était arrêté pour humer la brise, les oreilles dressées. Le vent faisait tourbillonner des cristaux de neige autour de lui, rebroussant sa fourrure d'ébène. Il trottina autour d'eux, comme traçant un cercle, s'immobilisa de nouveau, écoutant le chant creux qui s'élevait dans la nuit.

Puis il revint vers la citrouille de métal en éternuant un peu, gonflant les ailes pour se débarrasser des flocons qui mouchetaient ses plumes noires.

- Tu crois qu'il renifle quoi, exactement ? chuchota Terrence à Scorpius qui buvait son thé en se brûlant la langue. "L'odeur du poil mouillé des renards à queue de feu ? Ou est-ce que l'entrée de l'Axe empeste le souffre comme la gueule de l'enfer ?"

Il y eut un fourmillement éblouissant, puis Albus se matérialisa à côté d'eux.

- En fait, c'est plutôt comme une espèce de parfum, dit-il d'une voix enrouée. "On dirait qu'il y a une serre avec des arbres fruitiers en pleine floraison, quelque part – et je sens que c'est là qu'on doit aller."

Il toussa et cracha dans la neige.

- Des fleurs, murmura Terrence en considérant celle, écarlate, qui venait d'éclore sur la blancheur du sol. Il fit un pas pour stabiliser son ami qui vacillait sur ses jambes. "Je vois. Je continue de penser qu'on va droit dans un mur, comme ça."

- Mais le mur s'ouvrira, dit Albus en s'essuyant la bouche d'un revers de manche.

Il sourit. Il avait l'air exténué mais semblait plus en paix qu'il ne l'avait été depuis des jours.

- Je ne parlais pas de l'Axe, soupira le médicomage.

Les yeux verts d'Albus chatoyèrent d'un bref éclat doré.

- Venez, dit-il en se tournant vers les autres. "Il faut y aller. C'est bientôt l'heure."

Sans les attendre, il se métamorphosa de nouveau en dragon et s'enfonça dans la nuit. Ils jetèrent hâtivement ce qui restait de leur souper et se remirent en marche, oubliant leurs muscles courbaturés et leurs os frigorifiés. Dans la capuche de Matilda, Calcifer s'était réveillé et ses yeux de braise luisaient intensément.

Ils cheminèrent pendant un temps qui leur parut interminable, leurs baguettes levées répandant une clarté argentée sur les méandres inégaux des sastrugi, glissant et pestant à voix basse. Ils franchirent un pont de glace à la queue-leu-leu, suivis par la citrouille de métal sous le poids de laquelle des stalagtites se détachèrent en craquant et allèrent plonger très loin en dessous dans la mer noire et mouvante. Ils ne savaient pas s'ils montaient ou s'ils descendaient, mais l'étoile unique et immobile au-dessus de leurs têtes semblait toujours plus se rapprocher. Devant eux, le dragon ne ralentissait pas et Calcifer, qui flottait maintenant à côté de lui, ressemblait à un fanal rouge dans un brouillard de cauchemar.

Soudain, Christopher, qui s'aidait d'un bâton à pointe de fer, vit claquer une étincelle sur le sol.

- Arrêtez ! cria-t-il en s'agenouillant et en balayant la neige d'un revers de moufle. "C'est de la pierre !"

- Impossible, lança Gunter en se retournant. "Le roc est à plus de trois mille mètres sous la surface de l'Antarctique."

Il repoussa sur son front son épais bonnet orange, découvrant ses cheveux gris poisseux de transpiration. Ses lunettes lui glissaient sur le nez.

- Oh, hoqueta Matilda en pointant du doigt quelque chose par-dessus l'épaule de Terrence qui suivit son regard et lâcha une exclamation de surprise.

Quelque chose jaillissait silencieusement du sol, devant eux, comme une profonde respiration dans la nuit. Un scintillement de poussière légère et dorée, des bulles d'une transparence nacrée, un souffle tiède au distinct parfum de prunier blanc.

Scorpius serra le poing dans sa poche. Les yeux de Wendy s'écarquillèrent. Un frisson souleva les petits cheveux sur la nuque de Vivienne. Euphrosine joignit les mains et une larme coula sur sa joue parcheminée.

- C'est pas trop tôt, grommela Poivre.

Le dragon et Calcifer se penchèrent sur le cratère. Crocmou renifla, les pupilles rétrécies, et tendit une patte prudente vers les scories luminescentes qui montaient vers l'étrange étoile.

- Ici ! gloussa Calcifer en faisant un looping euphorique, illuminant l'obscurité comme un feu d'artifice vermillon.

- Si… si… si… si… si… répondit l'écho avec une douce voix féminine.

Gunter essaya d'avaler sa salive et n'y parvint pas.

- On l'a trouvé, croassa-t-il. "L'entrée de l'Axe. La Porte de tous les secrets. Enfin."

 

 

A SUIVRE...

 

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