Les Souffleurs de Lumière

Chapitre 15 : Dans le Puits

6397 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 09/11/2016 21:33

 

DANS LE PUITS

  

Terrence tituba. Pendant un instant, une douleur intense fusa dans sa nuque, puis il se reprit et s'avança d'un pas mal assuré.

- Oh. Descendre va être une véritable partie de plaisir, dit-il d'une voix un peu rauque.

Wendy le rejoignit, les jambes si molles qu'elle dut s'accrocher à sa manche pour ne pas basculer dans le vide qui s'ouvrait devant eux.

- Je ne peux pas léviter la citrouille là-dedans si je ne sais pas jusqu'à quelle profondeur ça s'enfonce, bégaya-t-elle.

Les autres s'approchaient, émerveillés, solennels, penchaient leurs visages vers le vide dont l'étrange luminosité se reflétait en ondoyant sur leurs visages.

- C'est énorme, souffla Christopher, fasciné.

- On ne v-voit p-pas le fond, balbutia Matilda.

- Incroyable, murmura Vivienne.

Poivre grattait son menton en galoche, l'air de réfléchir sérieusement si cela valait le coup de jeter un gallion dans le puits surgi de nulle part et de faire un vœu.

Il y eut un flash qui les fit tous sursauter.

- Pour le Département des Mystères, dit Scorpius d'un ton de défi, en baissant l'appareil photo.

Le dragon gronda sourdement, gonflant ses ailes de façon menaçante.

- Vous leur offrirez vos souvenirs dans des fioles en verre, si ça vous chante, mais vous ne ferez pas entrer cette camelote dans l'Axe, siffla furieusement Euphrosine. "La citrouille est déjà bien assez d'une intrusion."

Le jeune agent homme blond fronça ses fins sourcils noirs encore davantage, mais Gunter lui adressa un signe de tête au-dessus des vapeurs luminescentes qui s'échappaient du cratère.

- S'il vous plaît, Agent Malefoy, dit-il doucement.

Scorpius eut un grognement sarcastique, mais il obtempéra, déposant l'appareil photo dans la neige avec des gestes aussi mesurés que s'il s'agissait d'une arme chargée, sous le regard perçant de la vieille magicienne.

- Comme vous voulez. Vous vous débrouillerez avec le gouvernement, je m'en lave les mains.

- Très bien, acquiesça le chef d'équipe distraitement. Il se tourna vers Wendy. "Je ne pense pas que nous allons devoir léviter l'engin pour toute la descente. Je comprends mieux certains textes, maintenant… si vous pouvez juste la déplacer au-dessus de l'Axe, vous verrez."

Terrence adressa un sourire rassurant à la jeune fille.

- Ne t'inquiète pas, Wendy, lança-t-il avec un clin d'œil un peu malicieux. "Tu vas piger dans une minute."

Poivre grimpa à bord du véhicule de forage et s'installa gravement sur la banquette de velours rouge, derrière le pare-brise en cristal. Calcifer caquetait de joie, bondissant autour d'eux dans la nuit poudrée de flocons de neige et de particules de lumière.

Matilda et Vivienne retinrent leur souffle quand la citrouille s'éleva dans les airs, puis glissa au-dessus du cratère.

- Oh, dit soudain Wendy d'un ton surpris.

Et elle abaissa sa baguette.

La citrouille dorée resta suspendue au-dessus du vide sans son aide, tanguant un peu, puis commença à s'enfoncer doucement dans l'Axe, sans bruit, comme attirée irrésistiblement.

- Allons-y, dit Gunter d'une voix enrouée par l'émotion.

- Comment ça ? s'écria Christopher. "Vous voulez dire… qu'il faut se jeter là-dedans ? C'est tout ? Mais…

- Un pas à la fois, disaient nos prédécesseurs, gloussa Terrence dont les mains tremblaient légèrement en essuyant ses lunettes. "Un pas de foi."

Il prit une grande respiration, puis s'élança dans le cratère.

Sa longue queue de cheval blonde se souleva et, pendant un instant, il sembla qu'il allait s'envoler. Puis il étouffa une exclamation étranglée, les yeux fixés sur la lumière éblouissante au fond du gouffre, qui se reflétait dans ses verres ronds, et l'étrange gravité l'aspira à son tour, lentement mais sûrement.

Vivienne se mordit la lèvre. Elle rangea une mèche flamboyante derrière son oreille, puis sauta résolument dans l'Axe. Matilda claquait des dents, mais ses yeux sombres montraient la même détermination. Elle agrippa les lanières de son sac à dos comme s'il s'agissait d'un parachute et imita l'astronome avec un petit couinement.

Leurs deux visages passèrent de l'étonnement à un ravissement mêlé de crainte. La jeune femme rousse agita les bras dans un mouvement de brasse et se mit à rire.

- C'est incroyable ! On dirait qu'on nage dans du champagne !

Scorpius et Christopher échangèrent un regard incrédule.

- Où est-ce qu'elle a pris des bains au champagne, elle ? marmonna le géologue.

- Tu ne veux pas essayer ? répliqua l'agent du gouvernement en le toisant à travers ses paupières mi-closes.

Cadwallader renifla. Il passa son poids d'une jambe à l'autre, se dandinant comme un enfant pris en faute.

- Hum, dit-il.

- Allez-y. Je passerai le dernier, dit gentiment Gunter qui le regardait.

Calcifer s'enroula sur lui-même avec un ricanement moqueur. Euphrosine contemplait le vide et les étranges reflets chatoyants effaçaient ses rides par instants, lui donnant fugitivement le visage d'une jeune fille perdue dans un rêve.

Wendy contourna prudemment le cratère, surveillant où elle posait ses pieds dans la neige fondue et glissante. Elle s'approcha du dragon et attrapa une poignée de poils noirs.

- Al… tu viens avec moi ? chuchota-t-elle.

Les lueurs qui montaient de l'Axe dansaient dans ses prunelles grises fascinées et terrifiées à la fois. Crocmou roucoula doucement, frottant son énorme tête contre l'épaule de la mécano et lui faisant presque perdre l'équilibre. Son aile se courba, cueillit la jeune fille et la déposa sur la nuque d'ébène où elle s'était assise pour son premier vol.

Les yeux d'or vert croisèrent le regard de braise de Calcifer puis, dans une bourrasque, le dragon plongea dans le gouffre avec sa cavalière.

De l'autre côté du cratère, Scorpius serra de nouveau les poings. Il rectifia machinalement le nœud de cravate qui dépassait de son pull, lissa sa frange pâle en arrière et, levant haut son fin menton et le nez pointu qu'il avait hérité de son père, il s'élança à son tour dans le puits.

La gravité le happa et le souleva avec la même douceur qu'une mère son enfant. Son estomac fit un drôle de looping – et il se sentit tomber. Pendant une seconde, il voulut lutter, se raccrocher à quelque chose, puis il comprit que c'était inutile : il chutait, mais avec une lenteur nonchalante, soyeuse, rassurante. Il ferma les yeux, respira profondément. Lorsqu'il rouvrit les paupières, il était déjà beaucoup plus bas. Il bascula la nuque en arrière, aperçut loin au-dessus de lui les jupons froufroutants d'Euphrosine et une balle de feu convulsée par un rire cristallin, ainsi que l'ombre de Gunter qui se jetait dans le vide en tenant le bras de Christopher.

Maintenant, ils étaient tous dans l'Axe, emportés inéluctablement vers leur destin.

Scorpius risqua un œil vers le bas et un vertige lui fit tourner la tête. Il tombait vers nulle part, comme une étoile décrochée du ciel, glissant avec langueur vers l'océan au petit matin. Les parois du cratère étaient trop loin pour qu'il les touche, mais il distinguait les aspérités pailletées qui dessinaient d'étranges entrelacs sur la pierre lisse et bleue.

Quelques mètres en dessous de lui, le dragon planait tranquillement, ses longues ailes noires étendues paresseusement. Sur son dos, Wendy se penchait pour mieux voir.

- Regardez ! cria-t-elle en pointant du doigt quelque chose plus bas. "Oh, c'est incroyable ! Qu'est-ce qu'elles font ici ? Al, tu crois qu'elles-"

Un long chuintement plaintif emporta le reste de ses paroles et Scorpius, éberlué, vit passer dans les airs, une vingtaine de mètres sous ses souliers qui se balançaient, une baleine à bosse qui volait accompagnée d'une nuée de lucioles.

Elle traversa et disparut sans se presser. Scorpius crut qu'elle s'était enfoncée dans le mur, mais lorsqu'il fut descendu à peu près au niveau où la baleine les avait croisés, il s'aperçut qu'une sorte de tunnel transversal s'ouvrait dans la paroi. Un vent froid au parfum de mangue mûre lui souffla au visage, le décoiffant et lui coupant la respiration.

Il battit des cils, les bras levés devant lui pour se protéger.

- Attention, c'est de l'hydrium, dit quelqu'un en lui posant la main sur l'épaule. "Ne le respirez pas, c'est dangereux en pareille quantité."

Euphrosine flottait maintenant à côté de lui, l'air aussi inconfortable que si on lui avait demandé de montrer ses sous-vêtements en dentelle. Elle tenait fermement ses jupes plaquées contre ses jambes et agitait de temps à autre ses petits pieds chaussés de bottines. Ses fins cheveux blancs retenus en tresse voletaient derrière sa nuque. Son nez crochu luisait de nervosité et il y avait un éclat de folie furieuse dans ses yeux bleus enfoncés dans leurs orbites. Cette fois, l'éclairage par en-dessous creusait profondément ses rides, lui donnant l'aspect blême d'une vieille dame luisante de crème à la rose.

- Saperlipopette, restez attentif, mon garçon !

Scorpius aurait bien riposté quelque chose du style "je ne suis plus un enfant" ou "épargnez-moi vos cours de physique, je vous rappelle que nous tombons dans un puits antigravitationnel", mais il était trop occupé à essayer de se convaincre de ne pas céder à la peur bien rationnelle qui lui tordait les boyaux.

Calcifer passa à côté de lui comme une comète rouge et brûlante, frôla l'aile du dragon, doubla Vivienne et Matilda qui lâchèrent un cri de surprise et plongea en direction de Terrence.

- Préparez-vous à l'atterrissage ! leur parvint l'appel de celui-ci un peu plus tard.

- Est-ce que le plancher des vaches se trouve vraiment sous cette foutue lampe de l'enfer ? grommela la voix de Cadwallader au-dessus de Scorpius qui se posait la même question, aveuglé par la lumière qui tapissait le fond…

Non, pas le fond.

Trente mètres plus bas, le gouffre ne s'achevait pas. Au contraire, le cratère s'agrandissait, devenait une salle si gigantesque qu'ils ne pouvaient en distinguer les extrémités.

La beauté qui remplit soudain leurs yeux leur fit perdre tous repères.

C'était comme s'ils étaient soudain en plein ciel – mais sans savoir si le ciel était sous leurs pieds ou au-dessus de leurs têtes. D'énormes volutes de nuages blancs s'enroulaient en une mousse onctueuse sur les voûtes jumelles aux teintes de saphir et d'aigue-marine. De longs traits de lumière s'élançaient à travers l'espace, caressant des sommets qui surgissaient de cet océan de mousse pointant leurs pics enneigés à l'envers ou dressés en crêtes sauvages d'un bleu sombre. Ils entendaient la respiration profonde d'un océan qu'ils ne voyaient pas et des étoiles scintillaient, claires et malicieuses, de part et d'autre du soleil éblouissant qui avalait l'horizon.

Le dragon volait gracieusement autour d'eux, à peine ralenti par la pression cotonneuse de la gravité insensée de l'Axe. Wendy se tenait farouchement à sa fourrure d'ébène, les yeux brillants d'émotion alors qu'elle contemplait le paysage magnifique. Elle se sentait minuscule face à cette aube glorieuse née au centre de la Terre.

Terrence avait sorti une longue-vue et la pointait tous azimuts. Matilda avait la tête en bas et gloussait d'une façon vaguement hystérique, ses cheveux noirs éparpillés autour d'elle. Vivienne consultait son astrolabe, debout dans les airs comme si elle avait toujours eu l'habitude d'être en apesanteur. La bouche ouverte d'ébahissement et ses lunettes tombées au bout du nez, sa robe de sorcier sans-dessus-dessous, Gunter roulait sur lui-même, les mains sur les genoux. Christopher essayait de se maintenir droit et n'y parvenait pas. Il répétait "oh là là, oh là là" comme un Français cinglé et se grattait fébrilement le crâne.

Euphrosine avait ouvert les bras et Calcifer était venu s'y lover, ronronnant : ils continuaient leur lente descente blottis l'un contre l'autre, comme s'ils avaient oublié tous les autres.

Scorpius avala difficilement sa salive. Son vertige, ici, s'amplifiait et il était à deux doigts de se comporter comme une fillette sur un manège. Il se débrouilla pour se propulser en direction de la citrouille qui tombait toujours et s'y accrocha, le cœur battant à tout rompre. Les rayons roses et dorés glissaient en flèches étincelantes sur le pare-brise de cristal de roche derrière lequel Poivre était figé, émerveillé.

- Où sommes-nous supposés nous poser ? cria-t-il en direction de Terrence, sortant sa baguette de son étui pour commencer les manœuvres.

Le fond – où était-ce le plafond ? - se rapprochait de façon alarmante.

- Laissez couler ! lança Euphrosine.

La voix fluette de Calcifer chantait à tue-tête "ohé matelot", ce qui n'était pas de très bon augure.

La citrouille oscilla et chuta plus rapidement. Les pieds de Scorpius se balançaient maintenant au-dessus d'une mer d'étoiles et ils effleurèrent quelque chose qui ondoya comme la surface d'un lac. Les étoiles se brouillèrent, puis réapparurent et les jambes du jeune homme s'enfoncèrent à travers le ciel d'un mauve sombre. Il leva la tête, jeta un coup d'œil éperdu vers les autres et s'aperçut qu'ils le suivaient.

Le soleil balaya l'horizon en rafales d'une éclatante blancheur, et Scorpius ferma les yeux malgré lui. Il sentit l'eau fraîche et légère lui effleurer la nuque, frissonna et bloqua sa respiration

Mais rien ne se passa et il rouvrit les paupières quand il s'aperçut qu'il n'était pas en train de se noyer. En fait, il était toujours parfaitement sec.

Il tombait de nouveau entre les parois sombres de l'Axe. Au-dessus de lui, il vit un crépuscule aux couleurs violacées comme depuis le fond d'un puits.

Est-ce qu'il descendait toujours ? Non, peut-être qu'il montait, maintenant…

Son cerveau comprit ce qu'il lisait avant même qu'il ne réalise que les murs étaient couverts d'inscriptions runiques dont les reliefs lamés d'argent diffusaient une étrange lueur. Il y avait toujours de la lumière, très très – TRES – loin tout en bas – tout en haut ? - mais elle semblait pâle et aussi peu accessible qu'un voyage au bout de l'univers.

- C'est ici qu'on s'arrête, dit Terrence en s'accrochant soudain à la citrouille qui tangua, réveillant le vertige nauséeux dans l'estomac de Scorpius.

- Où ça ? balbutia-t-il.

Le médicomage pointa de sa baguette une ouverture ronde dans la paroi : un autre tunnel transversal.

- Calcifer a dit deuxième à droite, expliqua-t-il laconiquement. "Aide-moi, il faut manœuvrer le véhicule là-dedans et ensuite il faudra repêcher les autres."

Ce ne fut pas facile. Les sortilèges ricochaient avec langueur sur la citrouille, comme des jets de peinture tirés à l'aide d'un pistolet laser : inefficaces et vraiment très frustrants. Finalement, ce fut le dragon qui, en attrapant le véhicule dans ses griffes, parvint à le lancer dans l'entrée du tunnel. Il alla aussi chercher Matilda qui continuait de tomber et revint en battant des ailes pour lutter contre la gravité soudain plus hostile.

Gunter fut le dernier à se poser dans la galerie. Il jeta un dernier coup d'œil plein d'envie au fond du gouffre, puis se tourna vers ses équipiers. Haletants, ils s'étaient laissés tomber sur le sol rocailleux, accablés par le retour soudain de la pesanteur.

- Allons, dit-il avec un bon sourire. "En route. Nous n'avons jamais été aussi près du but."

- Excusez-moi, mais ne faudrait-il pas continuer tout droit ? lança Christopher. "Pourquoi passer par ce boyau anonyme ?"

- Tout au bout, c'est le Pôle Nord, grommela Wendy. "Je te rappelle que le Père Noël n'est pas une invention pédagogique, mais un philanthrope excentrique exilé par la Convention de Rennes. Tu veux un autographe du gros barbu vêtu de rouge ou c'est son usine de chocolats magiques qui t'intéresse ?"

Le géologue ouvrit la bouche pour répondre grossièrement, mais Scorpius lui coupa la parole.

- Ce n'est pas un boyau anonyme : regardez ce que disent les runes.

- On ne sait p-pas les lire, n-nous, dit timidement Matilda.

L'agent du gouvernement lissa en arrière sa frange d'un geste agacé.

- C'est une expression. Ce que je voulais dire, c'est que Calcifer a raison. Deuxième à droite et puis tout droit jusqu'au cœur de la Terre. C'est ici l'entrée.

- C'est une des entrées, corrigea le petit daemon qui nettoyait son pelage enflammé avec la même circonspection qu'un chat. "Et Calcifer a toujours raison. N'est-ce pas, Euphrosine ?"

La vieille magicienne se contenta de rouler des yeux en soupirant. Elle s'était relevée et elle regardait dans la direction où s'enfonçait la galerie.

- Nous devrions avancer tant que nous en avons encore la force, dit-elle d'un ton préoccupé.

Poivre était sorti de la citrouille et toussotait discrètement en examinant les lieux comme un grand maître dans une exposition de peinture. Vivienne avait rangé son astrolabe et observait le dragon avec inquiétude. Pantelant, il s'était couché et respirait lourdement, la gueule entrouverte comme un félin qui souffre. Un peu de bave moussait à ses babines pourpres et une sorte de mucus blanchâtre perlait sous ses prunelles vertes fendues d'or.

- Euh… commença la jeune femme. "Peut-être qu'on devrait camper ici un moment…"

Terrence acquiesça, l'air sombre. Il avait vu depuis longtemps ce que venait de remarquer l'astronome.

- Nous ne savons pas quelles épreuves nous attendent, ajouta-t-il. "Il faut qu'on casse la croûte et qu'on pionce un peu. Sinon on n'ira pas loin."

- Il est presque quatre heures du matin, annonça Scorpius qui avait sorti sa montre à gousset.

- Si tard ! s'écria Wendy, effarée.

- Si t-tôt ! couina Matilda au même instant.

Gunter eut un petit rire.

- Le conseil du médicomage me parait raisonnable, dit-il avec son habituel ton d'humour amical. "Nous resterons ici jusqu'à demain."

Et soudain ils réalisèrent à quel point ils étaient courbaturés, frigorifiés, brisés par toutes les émotions qu'ils avaient traversées.

Poivre remonta aussi tôt dans la citrouille et se mit à en sortir les bagages et à faire des bruits de casseroles et de vaisselle. Wendy se leva sur des jambes étrangement chancelantes et s'en fut l'aider. Christopher étendit ses jambes et s'appuya contre la paroi d'un air visiblement soulagé. Il resta quelques instants immobile, puis ramassa une poignée de cailloux sur le sol inégal et se mit à les examiner avec dans l'œil une étincelle ravivée.

Gunter échangea quelques mots avec Scorpius qui s'installait pour rédiger son rapport, assis sur une grosse pierre, puis il s'approcha d'Euphrosine qui n'avait pas bougé.

- Pourrez-vous patienter quelques heures ? demanda-t-il à mi-voix.

Il avait posé sa main sur l'épaule de la vieille femme, mais c'était Calcifer qu'il regardait en parlant et le petit daemon soupira de façon étudiée en s'étirant.

- Bah, lança-t-il. "Quelques heures ne changeront rien à quelques décennies, Miss Howler. Tu sais bien que tu es insupportable quand tu n'as pas assez dormi."

La magicienne souffla bruyamment, mais elle cessa de regarder vers le fond de la galerie, s'assit pesamment et se mit à sortir ses affaires du sac en tapisserie que Poivre lui avait apporté.

Une heure plus tard, ils étaient tous assis autour d'un bouquet de flammes bleues et savouraient une soupe à l'oignon avec de croustillants croûtons beurrés et parlaient tous en même temps, la bouche pleine. Il y avait ceux qui repassaient les mois – ou les années – de recherche jusqu'à l'aboutissement de cette quête et ceux qui ne s'étaient pas encore remis de l'extraordinaire descente dans l'Axe.

- C'était les vraies étoiles, tout à l'heure, vous croyez ?

- Il ne fait pas vraiment froid, vous avez remarqué ? On se croirait au printemps, en Angleterre.

- Vous avez vu cette baleine ? Par où est-elle entrée ? Je me demande si on trouvera d'autres créatures !

- A votre avis, cette caverne sans queue ni tête, c'était quoi ?

- Le p-paradis !

- Suivant les traductions, on parle plutôt d'un voyage aux Enfers. Un aller certain mais un retour sous conditions…

- La boussole ne fonctionne plus et l'astrolabe est bloqué sur Orion. Vous pensez qu'on est vraiment dans un trou ? Peut-être qu'en fait on a changé de monde – de planète !

- A mon avis, on ne pourra pas revenir par le même chemin…

- Pendant combien de temps pouvons-nous rester dans l'Axe ? Est-ce qu'il y a une limite ?

- "Au chant de l'alouette"… peut-être qu'il faut simplement attendre d'entendre un chant d'oiseau. Comme un signal…

- J'espère qu'on pourra remonter avant que "les eaux" ne nous soient relâchées dessus…

- Christopher, vous faites peur à Matilda.

- Un peu plus de soupe, monsieur ?

- En tout cas, personne ne nous croira : cette descente en apesanteur dans les entrailles de la Terre… pas étonnant que les livres sur l'Axe se montrent si vagues !

- Euphrosine, v-vous êtes aussi p-passée par là, en 1927 ?

- Jusqu'où va cette galerie ?

- Oh, racontez donc, Euphrosine. Qu'est-ce qui nous attend là-bas ?

Mais la vieille magicienne ne répondait pas. Elle était perdue dans la contemplation des flammes, une couverture drapée autour des épaules.

Christopher avait aperçu quelques mangeurs d'ombre qui furetaient dans les recoins et s'était empressé de dessiner un périmètre de sécurité avec les pierres de lave qu'il avait emportées par mesure de précaution. Vivienne avait tenu à se laver les cheveux et s'était enroulée une serviette autour de la tête. Elle sentait bon le savon et Matilda envisageait de l'imiter et de prendre un bain de pieds, espérant que cela fasse disparaître les ampoules qu'elle venait de découvrir dans ses bottes. Scorpius écrivait toujours furieusement dans son épais carnet, entre deux cuillérées de soupe et trois commentaires. Poivre servait un dessert aux amandes avec la même amabilité qu'un professeur atteint de rage de dents. Wendy participait à la discussion, mais elle jetait sans cesse des regards anxieux en direction de la Citrouille dont Terrence l'avait chassée.

Albus avait soudain repris forme humaine et s'était écroulé immédiatement. Ils avaient dû le transporter par magie jusqu'à sa couchette. Il tremblait d'épuisement, il avait les mains moites, les lèvres exsangues, le visage blafard, creusé comme celui d'un vieil homme ou d'un enfant aux portes de la mort. Le médicomage avait lâché un juron lorsqu'il avait vérifié sa température. Il avait essayé de faire avaler à son malade un peu d'eau et de nourriture, mais sans succès. A présent, penché sur son ami, Terrence s'efforçait de lui rafraichir le front et de l'aider à reprendre sa respiration entre deux quintes de toux déchirantes.

Il y avait déjà plusieurs boulettes de mouchoirs tachés de sang sur le plancher.

La citrouille était plus vaste à l'intérieur qu'elle n'y paraissait vue de l'extérieur, comme la plupart des véhicules magiques. On y trouvait une petite cuisine, une minuscule salle de bains et même un placard à balais. La pièce principale avait une forme d'hexagone. Deux côtés étaient occupés par le tableau de bord myazakien qui se déployait en une sorte d'arc de cercle sous le pare-brise de cristal de roche : un fouillis de boutons dorés, de manettes en cuivre, de poussoirs rouges et d'écrans ronds aux multiples aiguilles d'argent qui fournissaient des mètres et des mètres de ruban de papier recouverts de hiéroglyphes et de relevés zigzagants.

Les autres côtés étaient tapissés de tentures et de boiseries représentant des plumes d'oiseaux et des papillons, des ours blancs, des dragons et des arbres. Cinq alcôves se creusaient dans les murs lambrissés pour accueillir les membres de l'équipe en deux couchettes superposées à chaque fois. On trouvait des tiroirs à des endroits inattendus et, parfois, en abaissant un levier on déployait un petit bureau et sa chaise, avec l'encrier et le bougeoir tout prêts pour être utilisés.

Un globe de verre magique servait de lampe principale et seule Wendy savait où se trouvait les trappes qui permettaient d'assurer la maintenance de la machine.

C'était douillet, presque luxueux pour un voyage d'exploration au centre de la Terre, mais personne ne s'y sentait très à l'aise. C'était comme si les souvenirs de ceux qui les avaient précédés s'étaient attardés dans l'atmosphère un peu poussiéreuse. Le salon était imprégné par la lointaine odeur de cigares de Havane et le parfum d'un fard à joue en poudre. La peluche rouge de la banquette de pilotage était usée. Quelqu'un avait collé à la glue éternelle des photos sous une des couchettes et les personnages ne s'y montraient que rarement, las et un peu effacés. Dans un tiroir, ils avaient trouvé les vestiges d'un squelette de petit mammifère, qui s'était échappé avec un affreux cliquetis d'os. Le fourneau avait l'accent du Bayou et disputait avec Poivre quand il ne se lançait pas dans un récital de musique endiablée en provoquant des éruptions sous les couvercles des casseroles. Le miroir de la salle de bains se plaignait de l'évolution décadente de la mode et la baignoire partait parfois en promenade, au grand dam de celui qui l'utilisait à ce moment-là.

D'ordinaire, Terrence adorait la douce folie des habitations sorcières, mais ce soir-là, il n'avait pas le cœur de s'en amuser. Il était exténué, il aurait voulu manger en paix et se coucher pour oublier les spéculations et les idées horribles qui faisaient une tempête sous son crâne, mais il ne le pouvait pas.

C'était injuste.

Tellement injuste.

Il se haïssait de vouloir abandonner le rôle qu'il avait choisi, longtemps auparavant, dans les Hébrides.

Il ne voulait plus être le médecin ou l'ami, il voulait explorer, regarder, analyser. Il voulait découvrir, apprendre, posséder les connaissances incroyables recélées par l'Axe. Il entendait dehors Christopher qui s'extasiait sur ses minéraux, Matilda qui babillait au sujet de la fleur des neiges, Vivienne en train de donner un cours d'astronomie.

Il voulait être lui-même, aiguiser son cerveau si agile et réfléchir, développer, comprendre.

Il voulait avoir sa part.

Il voulait Wendy.

Son poing se crispa sur le linge humide qu'il tenait et des gouttes s'écrasèrent sur le plancher.

Puis Albus gémit en le cherchant inconsciemment et la colère amère de Terrence s'effrita, laissant place à une profonde lassitude.

- Je suis là, murmura-t-il. "Ça va aller. Je ne te laisserai pas tomber…"

En grinçant des dents, il s'était mordu la lèvre et un goût d'émail lui remplissait la bouche, maintenant.

Renoncer.

Un mot très doux, tentant, caressant - comme le murmure d'un serpent.

 

oOoOoOo

 

Le feu jetait des lueurs fantomatiques sur les parois de pierre recouvertes d'inscriptions runiques, accrochant parfois un bref éclat de mica. Gunter écoutait parler ses co-équipiers et il se demandait ce qui les attendait, tout au fond de la Terre.

Les défis viendraient-ils un à un ? Allaient-ils alterner découvertes époustouflantes et terribles épreuves ? Qui perdraient-ils en route ?

Il ne pouvait se défaire de l'impression d'être observé. Et pourtant lorsqu'il cherchait autour de lui, il ne voyait jamais que les yeux de braise insondables de Calcifer. Roulé en boule dans un creux de la paroi pailletée de quartz, le petit daemon ne disait rien.

Il n'était pas parti. Il n'avait pas essayé de s'enfuir ni de les presser le long de la galerie. Etait-il toujours lié à Euphrosine ? Mais comment ? Par quoi ? Pourquoi ? Il semblait bien moins menaçant que dans la Tour, mais cela cachait-il quelque chose ? Voudrait-il se venger ? Aspirait-il seulement à retrouver les siens ? Qu'était-il, enfin ?

Gunter était recru de fatigue, mais ce soir-là il ne parvint pas à trouver le sommeil avant plusieurs heures. Les autres dormaient profondément. Certains ronflaient ou bredouillaient dans leur sommeil. Terrence se levait parfois et faisait à peine craquer le plancher en allant se pencher sur Albus dont la toux rauque troublait la nuit de temps à autre.

Une luciole cavernicole butinait autour du globe éteint mais encore tiède : un petit point bleu lumineux dansant dans l'obscurité. A force de la fixer, Gunter finit par sentir ses paupières s'alourdir et il sombra à son tour. Seul Poivre resta éveillé dans le noir, allongé très raide sur sa couchette.

Alors la galerie se mit à bruisser autour de la citrouille endormie. Des ombres se poursuivirent sur les parois de pierre luisante, les boules de suie chuchotèrent et s'agitèrent sur leurs longues pattes, écarquillant leurs gros yeux blancs, la brise courut avec un rire d'ondine, suivie d'une traîne scintillante de flocons, de cristaux de sel, d'étoiles et de pétales de cerisier.

Et Calcifer chanta avec une voix de petit garçon, tendant ses bras à ses frères qui ne s'approchaient pas, dissimulés dans les illusions et les échos.

Cette nuit-là, tous les membres de l'équipe firent le même rêve.

Ils étaient à bord d'un trois-mâts aux voiles scintillantes de givre. La mer noire et mouvante le poussait en avant à travers un champ d'icebergs d'un vert laiteux, sous les étoiles très hautes. Sur le pont recouvert d'une fine pellicule de glace sautillait un jeune homme blond dont l'haleine se condensait légèrement. Il avait de grands yeux céruléens émerveillés sur lesquels tombaient en désordre ses mèches cendrées et un sourire capable de faire concurrence à l'éclat de la lune.

- J'ai un cadeau pour toi ! s'écria-t-il en sortant de sous son ample cape rose un chapeau de paille flambant neuf, orné de gros camélias en tissu bleu.

- On va en Antarctique, Jen. C'est d'un bonnet dont j'ai besoin, répliqua la jeune fille qui l'observait d'un air amusé, pelotonnée dans un épais manteau de fourrure blanche.

- Oh, mais je parie que tu t'en serviras ! Tu verras, Euphrosine. Ce que raconte le livre d'Arne Saknussemm est vrai, j'en suis persuadé. Ce sera l'aventure de notre vie ! Nous descendrons au centre de la Terre, nous trouverons la source de toutes les magies, il y aura des fleurs exotiques, des forêts inexplorées, de merveilleux oiseaux et…

Il s'interrompit, à bout de souffle, les yeux brillants.

- Et des dragons, chuchota-t-il. "Pas des bêtes sauvages, de vulgaires animaux, mais des dragons comme ceux de la nuit des temps… des créatures mythiques aux ailes de feu, aux yeux remplis de savoir… et nous leur parlerons."

La jeune Euphrosine aux cheveux châtains entortillés par le vent lui sourit.

- Oui, nous leur parlerons, répéta-t-elle.

La mer soulevait le navire sur la crête opalescente des vagues et sous la voûte sombre tombait une étoile filante, comme une larme.

  

A SUIVRE...

 

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