Les Souffleurs de Lumière

Chapitre 16 : Au fond du gouffre

4591 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/11/2016 09:28

 

AU FOND DU GOUFFRE

  

Albus se pencha pour attraper la prothèse appuyée contre la couchette et la boucler lui-même, mais Terrence chassa sa main d'un geste agacé.

- Tu ne pourras pas la supporter, répéta-t-il. "Tu devrais le savoir mieux que moi. N'essaie pas de jouer les héros, Al, ça devient ridicule."

Son ami lui jeta un regard furieux. Le mal qui le rongeait accentuait sa ressemblance avec Harry Potter, taillant âprement les contours de son visage blême, enfonçant ses yeux verts brûlants de fièvre dans leurs orbites. Sous les épaisses mailles de son pull noir à col roulé, on devinait les os des clavicules, les coudes pointus, les bosses de la colonne vertébrale voûtée de fatigue. Son pantalon faisait des plis sur les hanches et il avait dû ajouter des trous à la ceinture. Mais le plus horrible, ce n'était pas cette maigreur, c'était l'aspect de sa jambe amputée.

Le moignon était violacé, gonflé, veiné de nervures noires qui semblaient prêtes à éclater. Terrence souffrait juste à l'examiner et n'osait pas imaginer quelle sorte de douleur il infligeait à son ami quand il palpait la peau tendue à craquer.

Ajuster la prothèse là-dessus ? Non, c'était tout simplement impensable.

Le médicomage poussa un long soupir et s'accroupit en face de la couchette, posant une main sur le genou valide de son malade.

- Si tu n'as pas la force de te changer de nouveau en dragon, reste dans la citrouille, proposa-t-il. "Tu ne manqueras rien et tu seras même plus à l'aise pour prendre des notes et faire des croquis."

Albus rougit violemment.

- Jamais, riposta-t-il d'une voix étouffée. "Je n'ai pas travaillé pendant autant de temps pour faire cette exploration au rabais !"

Terrence se mordilla la lèvre. Il se redressa et tira sa baguette de la poche de sa blouse blanche.

- Bon, très bien, dit-il d'un ton sec.

Il ramassa la prothèse et, invoquant son autorité médicale, la métamorphosa en une paire de béquilles avant de la tendre à son ami qui le fixait d'un air incrédule.

- Ce n'est pas la peine de faire cette tête, lança-t-il, exaspéré. "Tu ne pourras pas inverser le sortilège, alors estime-toi content que je te laisse une option. C'est déjà complètement insensé de te laisser circuler dans cet état ! Tu vas nous ralentir et inquiéter tout le monde et-"

- Je suis désolé ! siffla Albus en se dressant, les poings serrés. "Je suis désolé d'être un tel boulet ! Non, en fait, je suis vraiment désolé de m'être fait bouffer la jambe en sauvant vos fesses dans les Hébrides. Si tu veux savoir, j'aurais préféré que ce soit quelqu'un d'autre !"

La colère lui coupait le souffle et, inévitablement, une quinte de toux le saisit et le plia en deux de douleur, lui faisant perdre l'équilibre.

Terrence le rattrapa aussitôt et le rassit sur la couchette, puis se hâta de lui faire boire quelques gorgées de potion.

- Là, là… doucement… répéta-t-il, navré.

Albus hoqueta, essuya d'un revers de manche les éclaboussures écarlates sur son menton et repoussa faiblement les mains qui le soutenaient. La tasse tomba sur le plancher et se renversa, laissant échapper un peu de liquide mauve et une odeur de réglisse.

- Tu ne peux pas comprendre, balbutia-t-il. "Je vais mourir…"

Terrence pinça les lèvres. Il remonta ses lunettes sur son nez et inspira profondément.

- Tu sais quoi ? dit-il lentement. "J'ai hâte que ça soit terminé. On n'aurait jamais dû venir tous en Antarctique. On a été de vrais idiots de croire qu'une amitié de gamins résisterait dans le monde des adultes. La vie, ça tourne toujours aux larmes quand on s'accroche au passé. Parfois, une coupure nette, c'est la seule chose qui permet de recommencer à avancer."

Albus crispa les mâchoires. Les larmes dans ses yeux verts étaient cuisantes et ne débordaient pas.

- Je ne te laisserai pas Wendy, dit-il d'une voix qui tremblait de rage.

Terrence le considéra un moment, le visage dur, puis il poussa un autre soupir et la tension dans ses épaules se dénoua.

- Bon, je préfère ça, dit-il.

Il y avait dans ses yeux quelque chose qui ressemblait à de la pitié, mais Albus ne s'en aperçut pas. Il avait ramassé ses béquilles et se dirigeait déjà vers la porte.

Ils quittèrent l'entrée du tunnel à midi tapantes : quelqu'un grommela que savoir l'heure exacte lui était bien égal, étant donné qu'on ne pouvait pas "distinguer le jour de la nuit au fond de ce trou".

La galerie se déroulait devant eux en un boyau juste assez gros pour laisser passer la Citrouille qui cahotait. Les parois de schistes diffusaient une lueur argentée et, quand on effleurait du bout des doigts le plafond sur lequel courait un filet d'eau, il prenait des reflets d'arc-en-ciel.

Leurs semelles dérapaient parfois sur de petites pierres roulantes et ils avaient la gorge sèche, comme s'ils respiraient dans la bouche d'un volcan. Il ne faisait plus du tout froid : au contraire, ils avaient même un peu trop chaud. Gunter portait sa veste sur le bras et Scorpius était en maillot de corps, les cheveux toujours élégamment coiffés, ce qui faisait un drôle de contraste. Wendy avait laissé le contrôle du véhicule à Terrence et marchait à côté d'Albus en essayant de ne pas le couver. Le simple fait qu'elle tende instinctivement la main pour le rattraper quand ses béquilles heurtaient un obstacle semblait le rendre furieux. Matilda avançait en tenant la main grêle de Poivre qui lui racontait des histoires pour l'aider à surmonter sa claustrophobie. Vivienne continuait de consulter l'astrolabe et sa boussole. Elle traçait de temps en temps des signes à la craie sur les murs, sans s'apercevoir qu'Euphrosine les effaçait systématiquement. Calcifer flottait en tête, comme un flambeau dans l'obscurité.

Christopher était dans son élément. Il n'arrêtait pas de ramasser des cailloux, de sortir son classeur à minéraux, de goûter et d'examiner à la loupe des fragments de rocher et de parler tout seul, d'un ton émerveillé. Les Mangeurs d'Ombre lui avaient grignoté le bout des doigts pendant le petit déjeuner et sa main gauche en restait un peu engourdie, mais ça ne l'empêchait pas de continuer à gratter, piocher et fouiner dans tous les recoins.

Les autres le contemplaient avec amusement et espéraient que viendrait bientôt leur tour de faire des découvertes dans leur spécialité.

La galerie finit par s'élargir et soudain la Citrouille s'arrêta, juste à temps pour ne pas tomber dans le précipice qui s'ouvrait à pic devant elle.

- Oh oh, dit Terrence après avoir lancé plusieurs sortilèges lumineux et s'être rendu compte qu'ils se perdaient dans le noir avant d'atteindre la voûte ou le fond de la salle gigantesque. "On dirait bien qu'il va falloir faire de la varappe."

Scorpius fit la moue pour cacher son inconfort en jetant un coup d'œil à la falaise escarpée, à la recherche d'un éventuel sentier : mais il n'y avait rien. Ils étaient au bord d'un plateau, en face du vide couleur de nuit.

- Je savais bien qu'il y avait quelque chose de louche quand Calcifer a dit tout droit, dit Vivienne d'un ton dégoûté.

- C'est tout droit ! piailla le petit daemon, scandalisé. "Ce n'est pas ma faute si vous n'êtes que de gros humains lourdauds qui ne savent pas voler !"

Matilda pointa du doigt l'autre côté du gouffre, si loin qu'ils distinguaient à peine la paroi bleutée.

- On d-dirait que la g-galerie continue l-là-bas, confirma-t-elle.

- Oui, mais le pont a disparu, si pont il y avait, dit Wendy. "Bon, qu'est-ce qu'on fait ? On tente la traversée en balais et je lévite la citrouille ? Ou on s'encorde et on essaie de voir jusqu'où ça descend ?"

Elle jeta un coup d'œil nerveux en direction d'Albus qui s'était laissé tomber sur un rocher, hors d'haleine et rouge à force d'essayer de cacher ses grimaces de douleur. Ses béquilles étaient posées à côté de lui et il crispait ses mains sur son moignon à travers le pli épinglé de son pantalon.

- Incroyable… incroyable… marmonnait Christopher, dangereusement proche du bord, en essayant d'évaluer la taille de la grotte.

Gunter réfléchissait. Il finit par lever les yeux et chercha Euphrosine du regard.

- Qu'en pensez-vous ? demanda-t-il simplement.

- Nous n'étions pas passés par ce chemin-là, répondit la vieille magicienne en haussant les épaules.

Le chef d'équipe gratta sa mâchoire sur laquelle commençait à repousser quelques poils gris et drus.

- On va descendre, dit-il finalement. "Wendy, je crois que ce serait beaucoup trop dur de léviter le véhicule sur une si grande distance et au-dessus d'un tel vide, même en s'y mettant à plusieurs. Enclenchez donc le mode Mygale. Vivienne, vous vous assurerez de la sécurité tout le long de l'opération. Messieurs, encordons-nous. Poivre surveillera notre point d'ancrage puis nous rejoindra avec le matériel en transplanant. Christopher, vous passerez le premier, vous avez davantage l'expérience de ces acrobaties."

- Et m-moi ? demanda Matilda, éperdue à l'idée qu'on la laisse sur place.

Gunter sourit.

- Pour vous, j'ai une mission spéciale, dit-il.

Lorsque Wendy eut terminé de faire les ajustements, la Citrouille grinça et gémit, puis les longues pattes articulées se déplièrent comme des mandibules et elle tâta le rebord du précipice, avant de crapahuter le long de la paroi à pic, telle une grosse araignée dorée.

Terrence et Christopher se tenaient déjà prêts. Ils allumèrent leurs lampes frontales par magie et la suivirent l'un après l'autre, cherchant prudemment leurs prises. Sur un signe de tête de leur chef d'équipe, Scorpius et Wendy s'engagèrent ensuite dans la descente. Vivienne, sa baguette glissée dans un étui accroché à l'avant-bras, prête à suppléer à une baisse de force ou de magie chez les uns ou les autres, leur succéda, accompagnée par Calcifer qui se dandinait dans les airs pour la narguer.

En haut, Gunter se tourna vers ceux qui restaient.

- Euphrosine, je resterai près de vous. Albus, Matilda vous aidera. Elle a le pied sûr en montagne.

Le jeune homme serra les poings, humilié.

- Je peux me débrouiller seul, siffla-t-il.

Gunter secoua la tête.

- Non, dit-il fermement. "S'il vous plaît, ne vous montrez pas désagréable. Nous…"

Mais les yeux verts d'Albus s'étaient pailletés d'or. Un souffle de vent agita ses cheveux et la grotte s'illumina brièvement lorsqu'il se métamorphosa.

- Têtu comme un âne, soupira le chef d'équipe d'un ton exaspéré, en frottant sa tignasse grise.

- Mais il fait grise mine, observa Poivre avec hauteur. "On dirait un chat écorché."

C'était vrai. Le dragon avait piètre allure. Il avait maigri, lui aussi. Sa fourrure noire pelait par endroit et le duvet des plumes se rebroussait, sale, empégué comme le poil mal lavé d'un félin.

Une lueur mauvaise dansait dans ses prunelles. Il hérissa le dos, ondula de la queue avec agacement, puis s'élança d'un bond dans le vide. Pendant un instant il sembla tomber, puis ses ailes se déployèrent et battirent piteusement, le soulevant avec effort. Il crachota de colère quand ceux qui descendaient s'exclamèrent en le voyant, plongea et se mit à planer plus bas, disparaissant dans l'obscurité tel une chauve-souris.

Les yeux de Matilda s'étaient remplis de larmes.

- Il n'a p-pas c-c-confiance en m-moi, balbutia-t-elle. "Je suis t-trop maladroite d'habitude et…"

Comme pour illustrer ses paroles, elle trébucha sur la paire de béquilles et faillit s'étaler. Gunter la rattrapa et lui tapota le dos pendant qu'elle se mouchait bruyamment.

- Sac à papier ! Ne pleurez pas, mon enfant. Ça n'a rien à voir avec vous, dit Euphrosine avec un peu de brusquerie.

- Albus n'est pas tout à fait lui-même, en ce moment, expliqua Gunter plus gentiment. "Il ne se serait jamais montré si discourtois..."

- Si insolent ! râla Poivre.

- … s'il n'était pas aussi tourmenté, compléta patiemment le vieil homme. "Allons, l'affaire est close, il peut encore voler. Terrence avait l'air de penser qu'il n'aurait même plus la force de se métamorphoser… Venez, les autres vont nous attendre."

Euphrosine ramassa les béquilles, mais Poivre les lui prit et les accrocha sur en travers de son sac à dos. Il harnacha soigneusement la magicienne, puis recula d'un pas et leva vers elle ses gros yeux globuleux.

- Je pourrais vous emmener directement, dit-il soudain.

- Ne soyez pas ridicule, riposta Euphrosine. "Vous savez très bien quel est le prix à payer."

Matilda reniflait en ajustant les sangles de son harnais. Elle tira d'un coup sec sur la corde, puis s'élança souplement à la suite des autres, étrangement gracieuse, comme si, en équilibre au bord d'une falaise à risquer sa vie, elle retrouvait soudain les réflexes qui lui faisaient si cruellement défaut dans la vie quotidienne.

Ce fut une descente interminable.

L'obscurité les environnait, gluante et moite, avalant goulûment la moindre lumière magique. Eclairés seulement par la terne lueur de leurs lampes, ils se griffaient les doigts sur les aspérités bleues et la transpiration coulait sur leurs visages, mouillant leurs cols de chemise. Ils entendaient le froissement des ailes du dragon, l'écho creux d'une goutte qui tombait quelque part, le grincement métallique de la Citrouille, les ahanements des autres et, parfois, une grêle de petites pierres se détachait de la falaise et leur tombait dessus. Une étincelle blanche jaillissait, quelqu'un lâchait un cri de surprise ou un grognement de douleur, puis il faisait de nouveau noir.

Dans le gouffre immense, leurs lampes ressemblaient à une colonne de pâles lucioles.

Les bras tremblants de fatigue, Christopher mit finalement pied à terre.

- Lumos ! lança-t-il en levant sa baguette.

La lumière gonfla autour de lui, éclairant un instant le plancher de basalte volcanique, gris et presque trop lisse, étrangement oppressant, puis elle se recroquevilla, laissant à peine entrevoir la poussière blanchâtre suspendue au-dessus du sol, comme en attente.

Il plissa le front et toussota, sans réussir à se débarrasser d'une impression de malaise.

- Je suis en bas ! cria-t-il.

Sa voix se répercuta étrangement contre les parois du gouffre, puis se perdit. Il sursauta quand le dragon atterrit lourdement, dans un fracas d'ailes.

- Ne fais pas tant de bruit, grommela-t-il.

Albus reprit forme humaine et s'écroula. Etendu sur le sol, les bras en croix et le souffle court, il lâcha un petit rire.

- T'as peur de quoi ? D'attirer une horde de gobelins ou de réveiller un volcan ?

- Ne dis pas de conneries, souffla Christopher avec un regard nerveux autour de lui.

Les jambes de Terrence apparurent d'abord, puis il sauta à terre dans la lueur livide de la baguette de Cadwallader.

- Ma lampe s'est éteinte, dit-il. "Whaouh, c'est glauque, ici. On s'attendrait presque à ce qu'une armée de fantômes surgisse des ombres et nous maudisse."

- Swanson, mais ferme-là, sérieusement ! aboya le géologue.

Il avait presque l'impression de sentir sous ses semelles, sous le couvercle de basalte, la chaleur veloutée d'une nappe de lave.

Et pourtant un frisson glacé courait le long de son échine.

Wendy, Scorpius et Vivienne arrivèrent à leur tour. La jeune femme rousse ne semblait pas plus essoufflée qu'après un bon jogging, mais les deux autres avaient les traits tirés de fatigue et des écorchures partout.

Terrence se débarrassa de son harnais, alluma sa baguette et se mit à explorer les alentours, sous le regard d'agacement inquiet de Christopher. Wendy s'était agenouillée à côté d'Albus et buvait dans sa gourde, visiblement tentée de proposer à boire à son fiancé, mais réticente à l'idée de provoquer un nouvel éclat de colère.

- Où est Calcifer ? demanda Scorpius en fronçant ses fins sourcils noirs.

- Il est remonté voir comment se débrouillaient les autres, répondit Vivienne qui nettoyait les traces de poussière qu'elle avait dans le cou et sur le visage à l'aide d'une lingette parfumée au lotus. "Heureusement que personne n'a glissé, je ne sais pas trop comment j'aurais pu lancer un sortilège dans cette purée de pois. Il fait toujours aussi sombre, sous terre ? Les étoiles me manquent."

Matilda acheva la descente et sauta souplement sur le sol – pour immédiatement se prendre les pieds dans le tas de cordes.

Christopher leva les yeux au ciel en la voyant se relever en frottant ses coudes avec une grimace.

- Il f-fait encore p-plus chaud i-ici qu'en haut, dit la jeune biologiste, le visage empourpré.

- J'espère qu'on ne va pas rester trop longtemps, marmonna Scorpius qui en avait assez d'avoir l'impression de s'être crevé deux ballons d'eau sous les aisselles. Son maillot de corps était mâchuré de trainées noires.

- Vous croyez qu'il y a des Mangeurs d'Ombre, ici ? demanda Wendy en jetant un coup d'œil méfiant autour d'elle, prête à attraper sa baguette et à stupéfixer la moindre boule de suie qui oserait s'approcher.

- Je ne pense pas, dit Christopher, pensif.

- Attention dessous, nous voilà ! cria la voix de Gunter, haletante.

Euphrosine, soufflante et transpirante, apparut dans la lumière sous la forme d'un amas de jupons guidé par la silhouette dégingandé de leur chef d'équipe, entortillé sur sa corde comme une sauterelle atteinte de coliques.

Scorpius, Wendy et Matilda se précipitèrent pour aider le géologue.

Albus les observa sans bouger, essayant de récupérer ses forces un maximum. Il avait l'impression que ses os étaient rongés de l'intérieur et sa poitrine broyée par une main d'acier qui fouaillait avec cruauté pour lui arracher le cœur. La plupart du temps, quand il se tenait debout, il devait lutter contre la sensation qu'il allait basculer en arrière. Vomir ses tripes était devenu si normal qu'il se demandait ce que l'on ressentait quand la nourriture avait un goût autre que celui de la bile. Sa gorge était à vif et même de l'eau fraîche ne parvenait plus à en apaiser la constante brûlure. Parfois, la douleur dans son moignon était si lancinante qu'elle lui faisait tourner la tête, mais la plupart du temps, ce n'était qu'une autre torture, comme si quelque chose – oh, il savait bien que c'était quelqu'un – essayait de le chasser de son propre corps.

Quand il s'énervait, toute cette souffrance semblait se ratatiner, s'éloigner, et il en éprouvait un soulagement si exaltant qu'il en oubliait le regard blessé des autres autour de lui… et puis quelques instants plus tard, elle revenait, sournoise, plus violente encore, et avec elle un sentiment écrasant de culpabilité.

Quelques fois il était à deux doigts de supplier Terrence de concocter une potion qui mettrait fin à – tout.

Mais le visage de Wendy surgissait à ce moment-là devant lui et il reculait devant ses propres pensées, horrifié, dégoûté, désespéré.

Non, il allait vivre.

Il tuerait le dragon, plutôt que d'abandonner.

Alors, soudain, une vague de chagrin le submergeait et il pleurait avec Dewis, sanglotant comme un petit enfant dans une cage.

Ils étaient prisonniers tous les deux.

Et c'était leur choix à tous les deux.

L'un ne pouvait vivre sans l'autre et tout recommençait – comme autrefois, comme dans les cauchemars de son père.

Sauf que Voldemort avait voulu tuer Harry et que le dragon était venu pour sauver Albus.

C'était injuste.

C'était légitime.

C'était insoluble.

Une larme coula sur la tempe du jeune homme et cette douceur tiède le tira de ses pensées. Il avait mal au dos, étendu sur la pierre froide. Il roula sur lui-même, se redressa péniblement. Un vertige l'étourdit, puis il distingua le groupe qui entourait Euphrosine. Ils riaient et s'exclamaient, soulagés, sales, épuisés.

Quelqu'un agita une gourde devant lui.

- Tu en veux ? demanda la voix de Scorpius. "Tu as l'air aussi sec qu'un pruneau d'avril."

Albus pouffa de rire.

- Qu'est-ce que c'est que cette expression ?

Il accepta la gourde et but longuement, heureux de sentir l'eau dégouliner sur sa peau moite.

- Pas si vite, tu vas t'étouffer, protesta Scorpius qui s'était accroupi à côté de lui.

Poivre apparut dans un craquement sonore, chargé du reste de la corde, et fit un commentaire âcre sur le fait qu'on l'avait laissé sans lumière en haut de la falaise, ce qui ne troubla personne.

- C'est de l'exploitagement ! Je vais m'en référer à Hermione Granger ! menaça l'elfe en dressant le doigt, les sourcils rassemblés en une barre broussailleuse au milieu de son front chauve, rougissant jusqu'à la pointe de ses oreilles de chauve-souris.

- Oh, elle en sera enchantée, gloussa Albus. "De l'exploitagement… un terme à mettre dans le dictionnaire de tout bon défenseur des droits des créatures magiques !"

Il rendit la gourde à Scorpius.

- Merci, ajouta-t-il, sincèrement reconnaissant.

Pour tout. L'eau, le fait qu'on ne se soit pas encore débarrassé de lui malgré ses sautes d'humeur, l'amitié offerte des années auparavant, la patience, la présence.

Scorpius se redressa, attira les béquilles à lui d'un coup de baguette, puis tendit la main à son ami.

- Je peux t'aider ou tu vas te mettre en rogne ?

Albus eut la bonne grâce de prendre un air embarrassé.

- S'il te plaît.

Une fois debout et la vision claire après l'habituel assaut de points noirs, il se cala entre les béquilles et compta machinalement les membres de l'équipe.

Terrence était à la lisière des ombres, essayant de les percer de sa baguette levée. Christopher était en train de parler à Gunter. Poivre marmonnait toujours des menaces et Euphrosine enroulait sur les bras grêles de l'elfe des mètres de corde fine comme une énorme pelote de laine. Vivienne cherchait quelque chose dans son sac à dos et Matilda collait des pansements sur ses paumes écorchées.

- Où est la citrouille ? demanda soudain Wendy d'un ton alarmé.

  

A SUIVRE...

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