Les Souffleurs de Lumière

Chapitre 27 : Au bout du voyage

6254 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/11/2016 07:45

AU BOUT DU VOYAGE

 

 

Ils durent rester encore trois jours au sommet de la Tour d'Ivoire, jusqu'à ce qu'Albus et Scorpius soient de nouveau en état de voyager.

Albus était en bien meilleure forme que depuis le début du voyage, mais il lui arrivait encore d'avoir de la fièvre s'il exagérait ses efforts. Il s'essoufflait lorsqu'il riait et, une ou deux fois, il avait perdu l'équilibre en se levant un peu trop vite.

Outre son immense fatigue, Scorpius était couvert de bleus et de bosses. Les autres n'avaient pas vraiment voulu lui expliquer ce qui s'était passé pendant son épreuve. Christopher avait grommelé vaguement une histoire de pantin tiré par des fils invisibles, Matilda avait frissonné et Vivienne chuchoté "comme si tu avais été possédé". Gunter s'était contenté de lui tapoter l'épaule en lui conseillant de se concentrer sur l'avenir.

Wendy l'avait juste serré dans ses bras. Elle était différente. Il voyait dans ses yeux la dette qu'elle avait envers lui et il n'avait pas osé l'interroger davantage.

Il n'avait rien demandé aux Souffleurs.

Ceux-ci les avaient encouragés à rester quelques temps. Ils semblaient enchantés d'avoir de la compagnie et adoraient fureter dans la Citrouille, se plonger dans les notes prises pendant le voyage et donner leur point de vue.

Ils étaient aussi enthousiastes que des enfants, plus instruits que des vieillards, vifs et insaisissables comme des animaux sauvages.

Dewis resta tout le long un dragon, mais les trois autres changèrent de forme plusieurs fois. Gwirionedd se montra un matin tel un jeune homme fringant armé d'une épée à double tranchant et le lendemain fut une antilope aux cornes ondulées et aux yeux soulignés de velours noir. Maddeuant se métamorphosa en un centaure alezan, avec de longues tresses africaines et des dizaines d'anneaux de cuivre aux poignets. Cyfiawnder passa toute une journée sous l'apparence d'un babouin squelettique et chevelu et, le soir, Vivienne faillit avoir une attaque en prenant sur la terrasse pour remplir son vase d'eau ce qu'elle pensait être une grande aiguière d'argent et en l'entendant protester qu'il n'était pas un vulgaire arrosoir.

- Pourquoi vous appelle-t-on les "Souffleurs de Lumière" ? finit par demander quelqu'un, la veille de leur départ, alors qu'ils contemplaient l'horizon aux chaudes nuances de pourpre qui se reflétait dans le lac miroitant.

Vérité eut un petit rire joyeux et tendit sa paume ouverte à plat devant elle, au-dessus de la balustrade ouvragée de la terrasse. Elle souffla légèrement et son haleine pailletée d'argent s'éleva, grandit et remplit le ciel jusqu'à devenir une aurore boréale.

- Evidemment, grommela Christopher, ce qui fit rire tout le monde.

La brise douce et parfumée ébouriffait légèrement leurs cheveux et les remplissait de confiance. Dans ces moments-là, ils avaient l'impression que Poivre, Euphrosine, Calcifer et Terrence étaient encore avec eux et qu'ils partageaient ce sentiment profond de paix.

La Citrouille réparée les attendait sur la terrasse d'ivoire, comme un œuf d'or rutilant sous les derniers rayons.

Cette nuit-là, Albus fit des cauchemars. Il poursuivit en rêve son père et Drago Malefoy, marmonna à la recherche de Terrence, pleura la disparition de la présence de Dewis, s'agita dans le tumulte des nouvelles émotions et des nouveaux souvenirs venus se mélanger aux siens et à ceux légués par son ancienne connexion avec Harry Potter.

Sa poitrine se soulevait de façon erratique et son souffle haché entremêlé de gémissements étouffés réveilla les autres.

Pour l'apaiser, Wendy et Scorpius s'allongèrent de part et d'autre de lui sur la couchette métamorphosée en grand lit et joignirent leurs mains sur la cicatrice en forme de fleur. Au bout d'un moment, il se calma et son souffle se cala sur le souffle jumeau de Scorpius. Le jeune homme blond finit par s'endormir lui aussi et Wendy les contempla dans la pénombre bleutée, tout en continuant à fredonner la mélancolique chanson du dragon.

Elle était infiniment reconnaissante de pouvoir sentir la peau souple et chaude sous ses doigts, d'entendre la respiration régulière, de pouvoir se pencher et embrasser l'épaule nue de son fiancé en sachant que ce n'était pas la dernière fois. Mais elle ne savait pas comment remercier Scorpius de ce qu'il avait fait, parce que lorsqu'elle le regardait, son visage mince blotti dans l'oreiller juste à côté d'Albus, elle savait à quel point le sacrifice qu'il avait consenti était grand – et humble.

Des larmes lui piquaient les yeux.

Elle, elle allait repartir avec Albus, elle le garderait près d'elle pour autant d'années que ce nouveau cœur lui accorderait… mais Scorpius resterait prisonnier en Antarctique – loin d'eux.

Lorsque l'aube vint, elle dégagea doucement ses doigts de la main de l'agent du gouvernement et se laissa glisser hors du lit après avoir remonté la couverture sur les deux garçons avec tendresse. Elle sortit de la Citrouille, resserrant les pans de son gilet autour d'elle, savourant l'air frais et printanier. Le soleil en se levant mettait du rose sur ses joues pâlies par la nuit de veille.

- Tout ira bien, dit la voix douce de Maddeuant derrière elle. "Ces deux-là étaient destinés à être liés inextricablement. Maintenant qu'ils partagent le même coeur, le pardon sera scellé entre leurs deux pères et une nouvelle vie pourra commencer. Le passé inscrit dans le nom d'Albus et l'espoir qui remplit Scorpius ont rendu cela possible."

Wendy n'avait pas tourné la tête. Elle sentit une main presser son épaule, rassurante, aimante.

- Mais pas seulement cela. Si Terrence Swanson n'avait pas pris de décision, jamais ses deux amis n'auraient trouvé la force d'affronter leurs faiblesses. Et toi, petite fille, tu leur as communiqué ton courage et, sans toi, aucun d'entre eux ne serait parvenu jusqu'ici.

Wendy fit un mouvement pour protester qu'elle n'était vraiment rien de spécial, mais elle se figea en découvrant la forme qu'avait prise le Souffleur pour lui parler.

C'était Moïra, sa belle-mère, avec ses longues boucles noires romantiques, son chemisier bien repassé et son tailleur impeccable, ses sourcils épilés au millimètre et ses talons hauts.

- P-pourquoi ? balbutia la jeune fille.

Maddeuant inclina la tête et sourit – comme le faisait Mrs Philips, avec ce léger pli au coin des lèvres et la fossette presque invisible qui se creusait dans sa joue.

- Est-ce qu'il n'est pas temps pour toi aussi de pardonner ? dit-elle gentiment, en ouvrant les bras.

Wendy se mordit les lèvres, les yeux embués. Puis elle fit un pas en avant et se pelotonna dans l'étreinte offerte, se laissant envelopper de douceur et de grâce.

  

oOoOoOo

 

Ils quittèrent la Tour d'Ivoire avec émotion.

Vérité était restée sur la terrasse, à leur faire de grands signes de bras, les perles scintillant sur son front bombé et se reflétant dans ses yeux éternels comme des étoiles.

Maddeuant se tenait à côté d'elle, assise sur la balustrade sous la forme d'un lion à l'opulente crinière de neige, dont l'allure majestueuse n'était pas diminuée par son regard plein de bonté.

Le dragon appuya son front contre Albus qui enfouit ses mains dans les plumes dorées en murmurant des mots que personne n'entendit, puis il déploya ses ailes et s'envola. Il les accompagna jusqu'au moment où ils atteignirent le portail, dressé au milieu du lac de cristal, que leur avait indiqué le vieil homme nommé Justice.

Ils lancèrent un dernier regard à la tour qui s'élevait telle une flèche claire dans le lointain, puis franchirent le portique aux délicats entrelas de verre.

De l'autre côté, il n'y avait rien.

Le néant.

Ce n'était pas comme d'être dans l'obscurité et de chercher à tout prix de la lumière. Ils se voyaient très bien les uns les autres, mais il n'y avait qu'une opacité noire et élastique autour d'eux.

- C'est ce qu'Euphrosine avait dit, murmura Wendy. "Maintenant, il faut attendre le chien."

Christopher siffla à tout hasard.

C'était tellement étrange d'être là, debout au milieu de nulle part, sans aucun repère, qu'ils ne pouvaient s'empêcher de se frôler les uns les autres pour s'assurer que tout cela était bien réel.

- Le voilà, dit soudain Gunter.

Ils se retournèrent. Albus s'accroupit et posa ses béquilles à côté de lui pour tendre la main à l'animal qui s'approchait dans l'obscurité lisse.

- Comment savez-vous que c'est lui ? demanda Scorpius avec curiosité.

Le vieil homme sourit.

- Je l'ai déjà vu, sur la banquise, avec Poivre. Ils sont plusieurs et ils chassent les pingouins avec les renards à queue de feu.

Matilda cachait ses mains dans ses poches de peur de se faire mordre.

Le chien avait d'énormes pattes et une grosse tête sympathique avec des poils longs et bourrus qui lui cachaient la figure. Il laissait pendre sa langue rose et sa queue touffue se balançait joyeusement derrière lui. Sa fourrure prenait des reflets brillants, comme si elle était d'un noir argenté dans le noir mat du néant.

Quand Albus le caressa, il sentit sous son cou un emplacement pelé, comme si le chien avait longtemps lutté et souffert pour arracher son collier.

- Qu'est-ce qu'on doit faire ? demanda Vivienne.

- Le suivre, dit Wendy.

Et c'est ce qu'ils firent, un peu maladroits au début, tâtonant malgré eux comme s'ils avançaient dans un étang de goudron.

Le chien trottinait en avant et se retournait de temps en temps pour les attendre. Ses griffes faisaient un petit bruit froufroutant, comme s'il progressait dans une neige épaisse.

Au bout de ce qui leur parut des heures, ils distinguèrent une faible lueur dans le lointain  et accélérèrent inconsciemment.

La lumière grandit, pâle et bleutée, jusqu'à devenir une mer immense endormie sous une nuit sans étoiles. Leurs chaussures et le bas de leurs pantalons se mouillèrent, des graviers crissèrent sous leurs semelles et bientôt ils virent s'étendre devant eux une voie ferrée submergée d'eau, qui s'en allait à perte de vue.

Sous la surface clapotante, les rails étincelaient de brefs éclats argentés.

- Et maintenant ? s'enquit Christopher.

Le chien baissa la tête et lapa un peu d'eau. Etonnée, Matilda trempa sa main dans la mer puis but une gorgée.

- Ce n'est pas salé, s'écria-t-elle.

- ça va le devenir, dit Wendy. "Maintenant, écoutez-moi bien. Nous allons devoir suivre la voie ferrée jusqu'à trouver une barque, mais il ne faudra en aucun cas se retourner ou s'arêter pour étudier ce qu'il y a de chaque côté des rails. C'est très important. Euphrosine a dit de ne jamais, jamais se retourner."

Il y eut un silence inquiet, puis tout le monde hocha gravement la tête.

- Et la Citrouille ? demanda Gunter. "Nous ne pouvons pas la laisser là, tous nos travaux, nos échantillons sont dedans...."

- Euphrosine a dit qu'elle nous reviendrait, d'une façon ou d'une autre, interrompit Wendy.

Sa poitrine se gonfla un instant avec un soupir qui trahissait sa propre réticence à l'idée d'abandonner le fidèle véhicule, puis elle secoua la tête et raffermit sa voix.

- Tout ira bien. Euphrosine a dit que nous aurions une merveilleuse surprise à l'arrivée et que nous ne serions pas déçus.

- Si la grand-mère l'a dit, alors j'y crois, dit Christopher en jetant sa veste sur son épaule d'un geste négligent. "Allons-y. Et rappelez-vous : pas de zèle scientifique, les gars."

Scorpius fronça un peu les sourcils, mais ne fit pas de remarque. Albus grattait le chien, agrippant à pleines poignées l'épaisse fourrure, et l'animal bavait en lâchant de petits couinements de plaisir.

Gunter fut le second à s'engager sur la voie ferrée, résistant au réflexe naturel de se retourner pour voir d'où ils étaient venus. Vivienne le suivit en se plaignant que ses bottines n'allaient pas résister à des kilomètres sous la flotte, même avec un sort d'impérméabilisation. Matilda lui emboîta le pas, les doigts enroulés sur la bandoulière de son sac, les yeux rivés au sol pour ne pas trébucher entre les rails.

Wendy flatta le flanc de la Citrouille et donna une pichenette affectueuse à l'une des mandibules qui cliquetait dans ses cheveux.

- A bientôt, ma belle, dit-elle d'une voix un peu enrouée.

Le chien lava le visage d'Albus d'un dernier coup de langue, puis s'en alla tranquillement. Scorpius tendit la main à son ami pour l'aider à se relever et récupéra d'un geste de baguette les béquilles qui s'en allaient à la dérive sur les vaguelettes.

- En route, dit-il.

Il ne faisait pas froid, mais il y avait quelque chose de si mystérieux dans le fait de suivre l'interminable voie ferrée dans cette nuit si vaste et si silencieuse, sur cet océan aux confins noyés dans des volutes de brume d'un bleu safre, qu'ils en frissonnaient un peu.

Il n'y avait pas d'étoiles, mais des particules brillantes dansaient à la crête des vagues, donnant à l'obscurité un scintillement éphémère.

De part et d'autre des rails, le monticule de graviers s'enfonçait dans les profondeurs, comme s'il était tassé en haut d'une falaise sous-marine. Des algues d'un gris sombre et moiré flottaient en suspension, ondulant au gré du ressac, et de petits poissons filaient parfois en bancs crépitants d'électricité.

Gunter avait envie de s'arrêter pour faire des observations, mais dès qu'il ralentissait, Christopher qui semblait le deviner lançait un "qu'est-ce qu'on a dit, Professeur Von Wartbach ?" sans se retourner, ce qui rappelait le vieil homme à l'ordre.

Matilda aussi coulait des regards d'envie en direction de la flore aquatique, mais elle n'aurait jamais osé enfreindre la consigne.

Vivienne pataugeait en cherchant des yeux des constellations qui n'existaient pas, pieds nus et tenant ses précieuses bottines à bout de bras.

L'eau était agréablement tiède et les graviers étaient aussi moelleux que du sable fin.

- J'espère qu'aucun train ne va se pointer, plaisanta Christopher au bout d'un moment, ce qui sembla sortir les autres du mutisme un peu anxieux dans lequel ils étaient plongés. "Ce serait ballot."

Ils s'imaginèrent entendre un sifflet dans le lointain, puis le brassement d'eau que soulèverait la locomotive en arrivant derrière eux et se mirent à rire nerveusement.

- Je me demande si Koff nous attend à la Base, dit ensuite le géologue qui n'aimait pas le silence et s'ennuyait à marcher tout droit sur cette étendue d'eau paisible. "Depuis tout ce temps, il a dû bouffer jusqu'à la moindre épingle."

- Il hiberne quand nous ne sommes pas là, dit Matilda timidement.

- Comment tu sais ça ? s'étonna Vivienne.

La biologiste fit un geste machinal du pouce pour indiquer quelqu'un derrière elle.

- C'est Albus qui me l'a expliqué, dit-elle timidement, haussant la voix pour se faire entendre de l'astronome qui marchait devant elle. "Nous sommes partis depuis si longtemps, je m'inquiétais pour lui."

- Hé, s'exclama Christopher. "Tu n'as pas bégayé du tout depuis des heures."

Vivienne faillit s'arrêter de surprise.

- Mais c'est vrai ! s'écria-t-elle en se retenant juste à temps pour ne pas tourner la tête. "C'est merveilleux, ma chérie ! Peut-être que les Souffleurs t'ont…"

- Je ne c-crois p-pas, dit précipitamment Matilda. "C'est juste q-que je me suis habituée, a-alors j-je…"

Elle rougit, inspira comme si elle allait plonger et ouvrit la bouche en grand.

- Vous êtes comme une famille pour moi maintenant alors je n'ai plus peur ! lâcha-t-elle sans reprendre son souffle.

Christopher fut très content de ne pas pouvoir se retourner. Il essuya rapidement le coin de son œil pendant que Vivienne roucoulait d'attendrissement.

- Bravo ! dit Gunter d'une voix un peu rauque. "Voilà un bel esprit d'équipe !"

- En parlant de ce que les Souffleurs auraient pu faire, reprit le géologue après un bref raclement de gorge, "vous ne trouvez pas dommage qu'ils n'aient pas rendu une jambe à Al, tant qu'ils y étaient ?"

Vivienne se tut prudemment, ne sachant pas à quelle distance étaient les trois autres derrière eux.

- C'était une question d'équilibre, peut-être, dit pensivement le vieil homme. Il essuya distraitement ses lunettes sur un coin de sa robe de sorcier, sans s'apercevoir que ses amples manches traînaient dans l'eau. "Scorpius a offert quelque chose en échange de la vie d'Albus, mais cette jambe était une tout autre affaire, dans leur idée de ce qui est juste."

- Les Souffleurs savent sûrement mieux que nous pourquoi certaines choses sont accordées et d'autres refusées, murmura Matilda, les mains nouées sur la bandoulière de son sac.

- Hum, grommela Christopher, peu convaincu.

Quelques mètres plus loin dans la file, Wendy se mordait les lèvres. Elle avait dépassé Albus par mégarde et se retrouvait maintenant au niveau que Scorpius qui avait le même problème qu'elle et qui réfléchissait désespérément à un moyen de s'arrêter sans enfreindre la règle.

Albus avait pris du retard. Il était derrière eux et ils l'entendaient respirer lourdement tandis qu'il peinait avec ses béquilles dans les graviers fuyants.

Il y eut le léger bruit d'un choc de bois contre bois, puis un plouf retentissant, suivi d'un sifflement de douleur et de dépit.

Scorpius esquissa immédiatement un mouvement pour se retourner, mais Wendy lui planta ses ongles dans le bras.

- NON ! hurla-t-elle, épouvantée.

- Al, ça va ? Tu vas bien ? Réponds ! cria Scorpius, une tempête dans ses yeux gris et la nuque raidie.

- Tu ne t'es pas tourné ? Dis, tu ne t'es pas tourné, dis-moi que tu n'as pas fait ça ! gémit Wendy.

- Je vais bien, répondit la voix d'Albus, un peu crachotante. "C'était juste une glissade stupide. Je me suis viandé à cause des rails. Mes béquilles ont zippé sur le bois mouillé. C'est rien, ne vous affolez pas. Remettez-vous à marcher, j'arrive."

Scorpius ne bougea pas, les sourcils froncés, l'oreille tendue. La jeune fille renifla bruyamment, essayant de calmer les cognements terribles de son cœur contre sa cage thoracique.

L'eau clapota, puis Albus se mit à rire.

- Merci pour le coup de patte, gloussa-t-il. "Mais t'étais pas supposée nous suivre, je crois."

- Qu'est-ce qui se passe ? héla Gunter.

Toute la file s'était arrêtée, maintenant, même si tout le monde gardait soigneusement la tête tournée dans la bonne direction.

- C'est la Citrouille, répondit joyeusement Albus en s'aidant des mandibules d'acier pour se redresser. "Elle était juste derrière moi. Un vrai toutou !"

Il récupéra ses béquilles et frotta son menton égratigné en faisant une rapide grimace, puis se remit à claudiquer.

- En route, en route, cria-t-il.

Le véhicule, le ventre raclant les graviers, lui emboîta le pas en se propulsant à l'aide de ses longs bras articulés, comme un gros bousier rond et doré.

Wendy avala sa salive, la respiration encore entrecoupée par sa crise de panique.

- Tu ne t'es pas retourné, hein, Scorpius ? murmura-t-elle encore.

Il eut un grognement agacé.

- Je ne pourrais pas le supporter si on te perdait alors qu'on est presque sortis de l'Axe, ajouta-t-elle d'une voix étouffée.

Le visage mince de l'agent du gouvernement se radoucit.

- Ne t'inquiète pas pour moi, dit-il.

Il sourit en sentant le bras d'Albus s'accrocher à ses épaules.

- Fallait pas m'attendre, haleta le jeune homme. "On n'est pas en train d'étudier la faune ou d'essayer de percer le secret des fonds marins, mais je n'sais pas trop si la malédiction dont a parlé Euphrosine se montre indulgente envers les gens qui rament pour avancer…"

Wendy se détendit et caressa la pince métallique qui cliquetait amicalement dans ses cheveux.

- Allez, on y va, dit-elle, rassérénée. "Je trouverais bien un moyen pour que tu nous suives dans la barque, fifille."

La Citrouille émit une série de grincements et de craquements approbateurs et ils se mirent à rire tout en se remettant en marche à la suite de leurs compagnons de voyage. Scorpius soutenait Albus d'un côté et Wendy de l'autre.

Sur l'horizon, une lumière pure et fine était en train de naître et le ciel pâlissait lentement. Des nuages mauves s'enroulaient paresseusement au-dessus de la mer dont l'écume scintillait au gré du ressac.

Une étoile unique s'était allumée sur cette peinture mouvante, comme si elle les attendait. Au fur et à mesure qu'ils s'en approchaient, ils distinguèrent une longue tige de fer, puis un chapeau triangulaire et enfin ils comprirent que ce n'était pas une étoile, mais un réverbère.

Les contours d'une barque se dessinèrent dans la vapeur translucide et ils comprirent qu'ils étaient arrivés au bout du voyage. Wendy montra l'exemple en se coupant une mèche de cheveux et en la déposant au fond de la frêle embarcation. Les autres l'imitèrent et s'installèrent à bord, jetant des coups d'œil un peu inquiets autour d'eux.

- Et la Citrouille ? demanda Albus.

- Il a raison, renchérit Gunter. "Elle est… ce n'est plus vraiment un simple objet animé, elle a… développé une sorte de personnalité, je crois."

- On ne peut pas l'abandonner ici ! ajouta fébrilement Matilda.

Wendy hocha gravement le menton. Elle réfléchit un moment, puis ferma les paupières, leva sa baguette et se concentra si fort que ses joues gonflées prirent une couleur aubergine.

Un sortilège fusa et le gros véhicule doré fit une sorte de bond et se retrouva dans les bras de la mécano, pas plus gros qu'un… potiron.

- Wow, ça c'est de la magie, siffla Christopher.

- Tu es vraiment douée, dit Vivienne avec admiration. "Mon mari adorerait te rencontrer. Il a conçu son bateau de la proue à la poupe. Tu n'as jamais pensé à te présenter aux examens nationaux de l'ingénierie magique ?"

Albus se rengorgea aussi fièrement que si c'était grâce à lui que Wendy était un génie et Scorpius se mit à rire.

- Un jour, elle va construire un engin pour aller sur la Lune sans suivre les conseils bidons du Chicaneur, gloussa-t-il.

- Pas si vite, protesta la jeune fille, avant de prendre un air songeur, comme si elle considérait sérieusement l'idée.

Elle détacha un boulon de la mini-citrouille et le glissa au milieu des boucles de cheveux, puis s'assit entre ses deux meilleurs amis, dans l'embarcation en forme de baquet.

 - Allons. Rentrons à la maison, dit-elle doucement.

L'eau clapota autour de la barque et celle-ci se mit à glisser légèrement sur la mer, en direction de la lumière qui se levait à l'horizon.

Albus contempla longtemps le réverbère qui disparaissait peu à peu dans la brume dorée.

- Je crois que je l'avais déjà vu… ou plutôt, Dewis l'a vu, quand il a quitté l'Axe.

- Moi, je l'avais vu dans un des rêves d'Euphrosine et Calcifer, marmonna Christopher.

La brise emportait de légers cristaux de sel, comme des pétales de fleurs de prunier blanc. Les vagues qui pétillaient contre la coque étaient plus froides et leurs haleines s'exhalaient comme de petits nuages clairs.

- Alors c'est fini ? chuchota Vivienne. "Notre grande aventure… l'exploration de l'Axe…"

Matilda sourit à travers les larmes qui coulaient sur son visage maigrichon.

- Non, je crois que ça vient seulement de commencer. On reviendra. Il y a tellement d'autres choses que nous n'avons pas encore découvertes… et nous retournerons les voir, aussi…

Il y eut un moment de silence solennel, puis une nuée d'oiseaux argentés traversa le ciel en lançant des trilles joyeuses.

- On dirait des alouettes, murmura Gunter. "Je n'avais jamais réalisé…"

Il se tourna vers les autres et leur adressa son habituel sourire très doux.

- Je crois que j'ai compris pourquoi personne ne peut décrire les Souffleurs de Lumière. Pour nous qui les avons rencontrés, leur existence est comme un rêve et pourtant nous savons qu'ils sont réels. Jamais nous ne les oublierons et pourtant nous ne pouvons offrir à d'autres l'expérience que nous avons vécue. C'est là l'héritage de la Tour d'Observation. Transmettre cette soif de connaître, de voir et de toucher l'extraordinaire, pour que chacun puisse à son tour s'engager sur le chemin qui le mènera à lui-même.

Ses yeux brillaient derrière ses lunettes embuées.

- Quand nous retournerons en Angleterre, j'irai voir mon fils, comme je l'ai promis à Poivre.

Christopher renifla étrangement.

- Moi j'irai voir mon paternel, grogna-t-il en détournant la tête pour qu'on ne lise pas son émotion sur son visage.

Wendy faisait sortir de la Citrouille une longue guirlande de gants, d'écharpes et d'anoraks qu'elle distribuait à la ronde, sans regarder personne.

- Quand notre hivernage se terminera, dit Vivienne d'une voix qui tremblait un peu, "je retournerai sur le bateau avec Nero et nous aurons plein de bébés."

Matilda se mit à applaudir. Son nez rougi coulait et des cristaux de neige s'accrochaient à ses sourcils et ses longs cheveux noirs. Elle se tourna vers Albus qui était en train de se pelotonner sous une couverture, sa tête coiffée d'un vieux bonnet en laine appuyée confortablement contre l'épaule de Scorpius.

- Et vous ? demanda-t-elle.

- Mon bureau doit s'écrouler sous le tas de rapports qui m'attendent, se plaignit l'agent du gouvernement.

Mais une étincelle malicieuse dansait dans ses yeux gris tourterelle.

Albus rit avec les autres, puis se rembrunit. Il fit tourner entre ses doigts engourdis un gant bleu dépareillé, puis releva les yeux.

- Moi, je vais rendre visite aux parents de Terrence…

Un autre silence enveloppa la barque qui dérivait lentement vers le bout du monde.

Wendy se cala au fond de l'embarcation, les jambes croisées autour de la Citrouille qui gargouillait paisiblement et souffla sur ses mains pour les réchauffer. Ses courts cheveux châtains dépassaient en petites mèches inégales sous la capuche bordée de fourrure de son manteau.

Elle voulait dire qu'elle irait voir sa belle-mère et qu'elle l'appellerait maman pour la première fois avec sincérité, mais elle n'était pas certaine de pouvoir tenir sa promesse, alors elle se tut.

C'était le début d'une autre longue route et elle ne voulait pas se précipiter sans y mettre tout son cœur. Un jour, elle pourrait pardonner, comme Maddeuant le lui avait demandé, mais pas encore…

La lumière montait sur l'horizon, de plus en plus forte, remplissant le ciel de gloire et de beauté, et ils restèrent en silence à la contempler.

Quand la barque heurta mollement la banquise, cela les tira de leur torpeur et ils débarquèrent en s'étirant, le visage caressé par une agréable tiédeur qui n'avait rien de boréale.

- Oh, bafouilla Matilda en faisant quelques pas dans la clarté éblouissante.

Alors ils réalisèrent que la neige était recouverte de pousses blanches encore en boutons. Puis ils entendirent quelque chose qui ressemblait à un frémissement, comme si un géant, quelque part, se préparait à éternuer. Et ensuite le sol vibra, un chant monta de la mer et soudain de l'horizon jaillirent des milliards d'étoiles, tel un essaim de papillons dorés. Elles fusèrent dans le ciel et se mirent à pétiller de partout, brillantes et joyeuses comme des dizaines de milliers de rires d'enfants.

L'une d'entre elle fit une galipette sur un nuage, un looping qui laissa une traînée de miettes argentées puis disparut comme un clignement d'œil.

- Adios, Calcifer ! cria Christopher en agitant les bras et en sautillant sur la banquise.

Autour d'eux, un souffle printanier courait sur la neige et, comme une tortue à la carapace rocailleuse qui aurait poussé un soupir en s'enfonçant dans l'eau, le très vieux continent s'ébrouait lentement. Des fleurs s'ouvraient par centaines, déployant leurs corolles humides de rosée sous la lumière : des jacinthes, des pivoines, des  jonquilles, des crocus, des ancolies, des gentianes… toutes répandant un parfum suave dans l'air délicieusement frais.

Wendy lâcha la Citrouille et se mit à grimper vers la crête qui leur cachait le reste de la banquise. Le véhicule reprit sa forme initiale avec un plop bruyant et se mit à courir en rond sur ses longues pattes articulées.

Gunter riait, riait comme s'il n'allait plus pouvoir s'arrêter, ses lunettes tombées au bout du nez. Matilda contemplait les fleurs, émerveillée, en tournant sur elle-même comme si elle dansait. Vivienne vint se jeter à son cou et les deux femmes pleurèrent ensemble.

Scorpius et Albus parvinrent plus lentement en haut de la pente, là où se tenait Wendy, bouche bée.

- C'est trop beau… souffla-t-elle en entendant craquer leurs pas dans la neige à côté d'elle.

A leurs pieds s'étendait la Vallée de la Tour d'Observation, entièrement recouverte de fleurs que butinaient des papillons et des étoiles, dans une vapeur au parfum de miel et de lavande.

Et dans le ciel ondoyait quatre souffles d'une lumière chatoyante, mouvante, changeante, fugitive et gracieuse, d'un bleu aux reflets verts irisés, comme les immenses ailes d'un oiseau de paradis.

Wendy glissa une main dans celle d'Albus et une autre dans celle de Scorpius. Leurs trois silhouettes se découpèrent dans la neige fleurie alors que le soleil se levait derrière eux.

C'était l'aube d'un nouveau commencement. Ils avaient passé trente-et-un jours à l'intérieur de l'Axe. Ils étaient différents, grandis, changés.

Et pourtant leur amitié était toujours aussi vraie.

- J'espère que Terrence, là où il est, peut aussi contempler ce spectacle, murmura Albus.

Wendy hocha la tête en souriant, des larmes brillant au coin de ses yeux.

Il y eut un silence chargé d'émotion. Puis Scorpius étouffa un petit rire.

- Oh, il le regarde sûrement, dit-il avec ironie. "S'il a réussi à sortir son nez de son bouquin."

 

 

A SUIVRE...

Prochain (et dernier) chapitre : SEPT ANS APRES

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