Les Souffleurs de Lumière

Chapitre 26 : Le Choix de Scorpius

6646 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/11/2016 03:44

LE CHOIX DE SCORPIUS

 

 

Scorpius se rua en avant pour rattraper Albus et le poids de son ami l'entraina au sol.

- Il doit être épuisé, dit Wendy avec tendresse, en s'agenouillant à côté d'eux.

Elle écarta une boucle noire sur le front de son fiancé, lui caressa la joue, puis releva la tête et ses yeux gris remplis de larmes s'accrochèrent à ceux de l'agent du gouvernement.

- Il s'est endormi, dit-elle d'une toute petite voix.

Scorpius ne réagit pas. Ses bras étaient toujours passés autour du torse nu d'Albus. Sous ses jambes pliées, il sentait monter l'haleine glacée de la terrasse. Le corps appuyé contre lui était chaud.

Derrière eux, la bulle céda avec un bruit de ressac et Gunter se précipita vers eux.

- Est-ce qu'il va bien ? Que s'est-il passé ?

- Il va bien, articula Wendy avec effort, un sourire tremblant sur les lèvres. "Il se repose. Il a dit adieu au dragon."

Christopher cherchait les Souffleurs, mais il n'y avait personne d'autre qu'eux en haut de la tour d'ivoire.

Vivienne s'accroupit pour passer son bras autour des épaules de Wendy.

- C'est fini, dit-elle gentiment. "Tu dois être rassurée. Il va vite se remettre, maintenant."

- On d-devrait le ramener d-dans la Citrouille, suggéra Matilda avec un coup d'œil nerveux en direction du visage inexpressif de Scorpius.

Il y avait quelque chose d'étrange dans l'air, comme une fausse note, un mensonge nié, une mascarade de verre sur le point de se briser.

Gunter reposa lentement le poignet d'Albus et ses épaules s'affaissèrent. Il enleva ses lunettes, les essuya sur un coin de sa robe de sorcier miteuse, puis contempla Scorpius toujours figé et Wendy qui continuait à passer ses doigts dans les cheveux emmêlés de son fiancé.

- Je suis désolé, murmura-t-il.

Wendy frissonna et Scorpius se raidit.

- Qu'est-ce que vous voulez dire ? demanda Christopher d'un ton brusque, en se rapprochant.

Le vieil homme lui adressa un regard plein de tristesse.

- Albus… Albus est mort, dit-il.

Vivienne étouffa une exclamation de pitié et Matilda se couvrit la bouche, horrifiée.

- N'importe quoi. Il n'est pas mort, balbutia Wendy avec un petit rire cassé. "Ce n'est pas possible, il ne m'a pas dit au-revoir."

 - Je suis désolé, répéta Gunter d'un ton brisé. "Je suis vraiment désolé. J'avais promis de veiller sur vous tous. Je… j'ai…"

Il enleva brusquement ses lunettes et pinça l'arête de son nez, comme si cela pouvait empêcher les larmes de déborder de ses yeux sous ses épais sourcils gris.

Christopher s'était immobilisé, les bras le long du corps, atterré. Il contemplait le visage mince et pâle de Scorpius, se demandant avec inquiétude pourquoi le jeune homme n'avait encore rien dit.

Au-dessus de la tour d'ivoire, de gros nuages sombres se rassemblaient, gonflés d'éclairs silencieux et de chuchotements hostiles.

Wendy pleurait, maintenant. Elle continuait à caresser la joue d'Albus, effleurant du pouce le sourire resté sur les lèvres de son fiancé.

Les doigts de Scorpius frémirent.

Comme s'il sentait seulement qu'il n'y avait plus de vie sous la peau encore luisante de fièvre et de poudre dorée, il tressaillit.

- Al ? croassa-t-il.

Le cœur de Christopher se serra à cette plainte enfantine, fragile dans le silence accablé de la terrasse.

Wendy étrangla un sanglot.

Gunter ferma les paupières.

Matilda hoqueta.

Vivienne se pencha, sans penser à essuyer les sillons de mascara qui serpentaient sur son joli visage.

- Il n'est plus là, bredouilla-t-elle en tendant la main pour toucher le bras du jeune homme blond qui levait ses yeux gris d'un air égaré.

Scorpius secoua la tête.

- Nn-non, bégaya-t-il.

Il étreignit plus fort son ami.

- Non.

Sous la coupole de nuages qui s'enroulaient, menaçants, le tonnerre gronda.

- Scorpius, gémit Wendy. "S'il te plaît…"

Le vent s'était levé et agitait ses cheveux châtains sans aménité. Il faisait froid, soudain, au sommet de la tour. Un froid horrible, comme si tout le bonheur du monde avait disparu, comme s'il n'y avait plus aucun espoir.

- NON, cria Scorpius.

Ses sourcils noirs étaient tellement froncés qu'ils se creusaient dans son front. Ses traits crispés le vieillissaient de plusieurs années et pourtant la détresse dans ses yeux était celle d'un petit garçon.

- Non, répéta-t-il. "Non. Non. Non. Non."

Il s'étouffait à moitié. Sa pâleur violaçait les commissures de ses lèvres, ses cernes, les ailes de son nez.

Il serra plus fort dans ses bras le corps d'Albus et soudain le poids inerte se volatilisa.

Il hurla.

Et se retrouva seul dans un couloir de pierre, debout, les mains vides, le cœur haletant de chagrin et le bras gauche lancinant de douleur.

Il n'y avait pas de lumière, si ce n'était pour le faible rayon de soleil qui tombait d'un soupirail. Une étrange odeur un peu moisie flottait autour de lui – un relent d'humidité, de bombabouse, de sulfure de potassium et de tarte à la mélasse.

Quelqu'un s'approchait dans le noir.

- Al ?

Il vit d'abord un bout de chaussure, le pan de manche d'une robe de sorcier de Poudlard, puis deux mains s'ouvrirent en coquille pour lui montrer ce qu'elles tenaient.

- C'est une alouette, dit l'enfant en levant ses grands yeux verts sur le jeune homme qui tremblait en le regardant.

Scorpius avala sa salive avec difficulté.

- Je sais, balbutia-t-il.

- Elle est morte, dit le petit garçon de son souvenir avec un sourire tendre. "C'est fini".

- Ce n'est pas fini, protesta le fils de Drago Malefoy d'une voix enrouée.

La douleur dans son bras gauche était si forte qu'elle lui coupait presque le souffle. Ses doigts se crispaient sur le mot gravé comme une plaie ouverte.

Les chuchotements dans l'obscurité lui donnaient le tournis. Des formules susurrées, des fragments de pensées, des échos du passé se glissaient autour de lui.

Une haine acide montait dans son œsophage, un désir dévorant qui le torturait, et son cœur battait avec violence sous ses tempes.

Une main blanchâtre sortit de l'ombre et caressa la joue de l'enfant. Un souffle glacé ricana derrière la nuque de Scorpius.

- Si tu le veux, tu peux réécrire la fin… depuis le début…

Deux yeux rouges comme ceux d'un serpent vrillèrent le regard gris tourterelle du jeune homme. Il sentit une puissance inconnue et pourtant familière enfler dans sa poitrine, alourdir sa langue, enivrer son cerveau.

- Si tu le veux, tu peux empêcher cela d'arriver… tu peux obtenir ce que tu désires…

Les doigts cadavériques jouaient avec les épaisses boucles noires d'Albus qui ne semblait pas s'en rendre compte. Scorpius refoula une nausée, fasciné.

- Si tu le veux… je peux tout changer…

Sur les dalles anciennes de Poudlard, un long pied maigre et blanc s'avançait et le jeune homme recula d'un pas, hébété, comme s'il perdait l'équilibre.

- Ecoute-moi… sifflait la voix suave avec persuasion. "Si tu le veux… je te le donnerai…"

Un manteau de fumée balaya le sol et une vapeur de souffre enveloppa l'enfant, faisant tousser Scorpius dont les yeux se mirent à picoter.

Il cligna des paupières, chassant les larmes brûlantes qui l'aveuglaient et étouffa un cri.

Albus était là, devant lui, toujours souriant.

C'était bien lui, à vingt-et-un ans, avec ses épaules de félin et son menton décidé, sa façon de pencher la tête de côté.

Ce n'était pas du tout lui, parce qu'il y avait un éclat dur dans ses yeux de jade glacés, une moue ironique au bord de ses lèvres, un rien de dégoûté dans la façon dont il tenait le corps flasque de l'alouette.

- Scorpius Hyperion Malefoy… si tu le veux, viens à moi… écoute-moi… tu as ce pouvoir… il est là… au fond de tes veines… dormant… mais réel… et si tu me choisis…

Voldemort s'humecta les lèvres. Un sourire étira sa bouche mince sous les deux fentes qui lui servaient de nez.

- Tu obtiendras tout ce que tu souhaites…

Scorpius gémit, appuyé contre le mur du couloir de son enfance. La brûlure dans son bras était insoutenable. La souffrance faisait mollir ses genoux, couvrait son front de lourdes gouttes de sueur.

- ça va ? demanda Albus en faisant un pas en avant.

Pendant un instant, Scorpius ne voulut rien d'autre que céder, le laisser s'approcher – s'écrouler dans les bras de son ami et tout oublier… puis il s'arracha à la paroi froide et recula au prix d'un terrible effort.

Les doigts d'Albus se refermèrent sur le cou de l'alouette et le brisèrent d'un claquement sec, alors qu'un éclat de contrariété passait dans le regard rouge de Voldemort.

- Aimes-tu à ce point être seul ? cingla-t-il.

Scorpius haleta.

- S'il vous plaît, laissez-moi tranquille, supplia-t-il. "Vous êtes mort. Je ne veux rien à voir à faire avec vous."

Un rictus sardonique plia les lèvres du mage noir.

- Es-tu bien sûr que je suis mort ? La Marque des Mangemorts, cette douleur dans ton bras… je leur ai donné un peu de moi à travers ce serment et la haine est un sentiment qui se transmet par le sang, de père en fils…

- C'est faux ! cria Scorpius.

Il trébucha.

Les mains d'Albus le rattrapèrent, le stabilisèrent. Pendant un instant une vague de reconnaissance et de joie le submergea, puis il sentit quelque chose frôler sa jambe en tombant et baissa la tête.

Sur les dalles gisait l'alouette.

Il frissonna de tout son corps et se dégagea avec désespoir, s'enfuit dans l'obscurité, poursuivi par le ricanement ironique de Voldemort.

Des cloques gonflaient dans sa gorge. Il avait l'impression d'être en train de se noyer. Les chuchotements s'amplifiaient autour de lui et la puissance bouillonnait comme de l'alcool en fusion au fond de lui. Résister était trop difficile, il sentait sa raison vaciller, il était étourdi par les battements affolés de son cœur.

Il vit une lueur au loin, se traîna dans cette direction.

Ses yeux eurent du mal à s'habituer à la clarté quand il déboucha à l'air libre tel un prisonnier évadé. Il sentit la brise effleurer son visage et soupira de soulagement.  Puis il découvrit l'enfant sur la colline ensoleillée en face du château de Poudlard. Les bras levés vers le grand ciel bleu, il agitait les bras pour faire signe à l'oiseau qui s'en allait.

- Al ?

Le garçon de onze ans se retourna et toisa le jeune homme blond qui venait de s'effondrer à genoux à côté de lui.

- Qui êtes-vous ? demanda-t-il avec une pointe de curiosité.

Scorpius se mordit la langue et, avec le sang chaud, un goût d'émail se répandit dans sa bouche sèche et craquelée. Il s'étendit sur le  dos, lovant son bras gauche lancinant de douleur contre sa chemise blanche.

- C'est une alouette ? demanda-t-il d'un ton las.

Albus pencha la tête de côté, étonné.

- Non. J'avais trouvé une alouette mais elle est morte, dit-il. "J'ai voulu la remettre dans son nid, mais les autres oiseaux l'ont chassée. Elle n'avait pas la même odeur qu'eux."

- Je comprends, souffla Scorpius.

Le garçon haussa un sourcil et tendit la main pour lui toucher l'épaule.

- Tu vas bien ?

- Non, dit l'agent du gouvernement. "Tu ne sais pas qui je suis."

Les pans sulfureux de la robe de sorcier de Voldemort lui balayèrent le visage. Le ciel bleu, soudain, se fit gris.

- Alors c'est tout ce que tu peux faire ? L'effacer de ta mémoire… alors que sur un mot, tu pourrais le ramener à la vie !

Scorpius se redressa péniblement.

- Ce ne serait pas lui.

Les longs doigts maigres se glissèrent dans son cou et la voix chuchota contre son oreille, rassurante, caressante.

- Mais il serait à toi… rien qu'à toi… pour toujours… il ne serait pas mort… tu ne serais pas obligé de souffrir…

Albus avait de nouveau vingt-et-un ans et ce sourire froid sur les lèvres, tandis qu'il jouait négligemment avec une petite balle blanche.

Non, ce n'était pas une balle. C'était un petit crâne d'oiseau.

Scorpius se mit debout en chancelant.

- Ce n'est pas ce que je veux, dit-il aussi fermement qu'il le put.

- Vraiment ? répéta Voldemort avec ironie.

Et il claqua des doigts dans la tempête qui se levait autour d'eux.

De nouveau la puissance fusa dans les veines de Scorpius. Il se cabra, hurlant pour y échapper, les orbites chauffées à blanc, son bras gauche broyé par une souffrance insoutenable.

Etait-ce si mal ?

N'avait-il pas le droit d'être heureux, lui aussi ?

Ce n'était pas comme s'il le volait. Wendy elle-même serait reconnaissante. Albus vivrait.

Il pouvait utiliser ce pouvoir qui l'éblouissait, ramener son ami, même au prix de le retrouver changé, différent, même si tous leurs souvenirs devaient être altérés, même si…

Sa joue s'écorcha sur les dalles froides de Poudlard quand il essaya de redresser la tête. Il ne se souvenait pas de s'être évanoui. Une douleur sourde pulsait sous son crâne, il se sentait sur le point de vomir.

- C'est une alouette, dit l'enfant aux yeux verts accroupi à côté de lui.

Une ombre grandit derrière lui et Scorpius lutta pour se relever, pour protéger le petit garçon inconscient du danger. Ses muscles tremblants refusèrent de lui obéir. Son menton cogna brutalement contre la pierre et il eut l'impression qu'une de ses dents se déchaussait.

- Oh, Scorpius… tu n'es pas obligé de souffrir comme ça, dit une voix compatissante, tandis qu'une main effleurait son front avec douceur.

Il tressaillit.

- Père ?

Drago sourit dans sa barbe blonde bien taillée. Il semblait si vrai, si proche. Scorpius pouvait sentir l'odeur familière de son eau de Cologne. La soie noire de la redingote de son père se froissa quand il se pencha pour aider son fils à se redresser.

Ses mains étaient réelles, fortes et chaudes.

- Si je l'ai choisi, c'était pour sauver ma famille, dit-il simplement. "C'était le seul moyen, donc c'était le bon choix."

Scorpius était tellement épuisé qu'il se laissa d'abord bercer par les paroles rassurantes, consolatrices.

- C'est ton ami… ton meilleur ami… ton seul ami... sans lui, tu ne pourras jamais être heureux… tu as le droit de prendre ce qui te revient… ce dont tu as besoin… un Malefoy ne se trompe pas…

Scorpius blottit sa joue contre l'épaule de son père et laissa couler ses larmes dans l'étreinte bienveillante.

- Je serai fier de toi, Scorpius… mon fils capable de libérer une telle magie… ce sera un honneur…

Le jeune homme blond étouffa un sanglot, les ongles enfoncés dans la peau de son bras gauche. Les lettres du mot renoncer étaient incandescentes. Il lui semblait qu'elles consumaient ses os.

- Ce n'est pas vrai, balbutia-t-il faiblement. "Père, vous avez tellement regretté… vous ne me laisseriez pas faire la même erreur que vous… je vous en prie, ne me laissez pas lui céder…"

Des doigts fouaillant comme des crochets s'enfoncèrent dans son dos et il cria de douleur.

- Quelle sorte de volonté as-tu ? siffla Voldemort. "Pourquoi ne peux-tu pas reconnaître que je suis prêt à t'accorder ce que tout homme désire ? Tu ne seras plus jamais seul… toi et l'être que tu aimes le plus au monde vous deviendrez immortels…"

Scorpius recula, pantelant, et se mordit la lèvre en découvrant Albus devant lui.

- Tu ne veux pas me sauver ? demanda celui-ci d'un ton de reproche.

Son corps étincela un instant, puis l'enfant de onze ans qui avait offert son amitié dans un couloir de Poudlard leva ses yeux verts remplis de larmes.

- Je ne veux pas mourir, bégaya-t-il.

Scorpius hoqueta. Il se jeta en avant et serra le petit garçon dans ses bras, fort, très fort.

- Je ne veux pas que tu meures non plus, sanglota-t-il. "Je ne veux pas que tu partes loin de moi... je ne veux pas être séparé de toi… mais je ne veux pas que tu m'oublies… je ne veux pas que tu sois différent… je ne peux pas… je ne peux pas faire ça…"

Il renifla, essuya du revers de la main son nez qui dégoulinait, sans lâcher l'enfant qui l'entoura de ses bras et lui tapota le dos un peu maladroitement.

- ça va aller, murmura Albus, d'une voix enfantine aussi lointaine qu'un souvenir. "Ne t'inquiète pas… je suis vraiment content de t'avoir rencontré…"

Il se mit à pleuvoir et les gouttes tièdes crépitèrent sur les épaules de Scorpius, trempant sa chemise jusqu'à la rendre transparente. Ses cheveux pâles lui tombèrent dans les yeux. Il se rendit compte qu'il grelottait et voulut étreindre plus fort l'enfant pour le réchauffer, mais s'aperçut qu'il ne tenait plus rien. Eperdu, il se redressa, oubliant la roideur de ses muscles, la nausée dans son estomac, le battement sourd dans ses tempes.

Il faisait noir sur la colline battue par le vent.

Des pas firent un bruit spongieux dans l'herbe et un ricanement éclata dans le clapotis de la pluie.

- Tu es seul. Voilà tout ce que tu as gagné.

Voldemort le contemplait avec ironie, levant son menton anguleux, son cou blanc palpitant comme celui d'un serpent dans sa longue robe sombre effilochée.

Scorpius cligna des yeux pour chasser un vertige et soudain ce ne fut plus le mage noir mais son père qui se tint devant lui, la manche retroussée sur un bras aux veines bleuâtres, la marque hideuse ondulant à fleur de peau.

Il chancela et une autre silhouette se dressa.

- C'est de ta faute, dit Albus d'une voix dure. "Tu avais plusieurs choix. Tu n'avais qu'à effacer tous nos souvenirs ou tu pouvais aussi me ramener grâce à la puissance du Seigneur des Ténèbres, mais tu n'as rien fait."

A ses pieds, dans l'herbe sombre et mouillée, le petit cadavre de l'alouette ne bougeait pas.

Scorpius tomba à genoux, se recroquevilla autour de son bras.

- Je… ne … peux… pas… renoncer… articula-t-il entre ses dents.

Une goutte glissa sur le minuscule bec de l'oiseau, scintillante.

Les chuchotements l'assaillaient. La voix de sa grand-mère, prononçant un serment inviolable… un homme jurait de protéger l'enfant de son ennemi par amour pour la femme qu'il aimait… quelqu'un murmurait des noms, une liste interminable… Ron Weasley avouait qu'une lumière s'était logée dans son cœur pour le ramener vers les siens… son ancien professeur de Botanique affirmait fièrement sa foi en face d'une armée… un très vieil elfe fermait les yeux après avoir vu son dernier vœu s'accomplir… Terrence lui disait adieu en le regardant avec confiance…

Il hoqueta.

Il se sentait étranglé par le pouvoir bouillonnant en lui, écœuré, souillé. Il voulait hurler que peu importait, il arracherait au monde ce qu'il méritait – et pourtant quelque chose l'en empêchait.

Il ne voulait pas d'un Albus sans la compassion qui le caractérisait, sans cette naïveté émouvante qui le poussait à aimer les autres.

Il ne voulait pas d'un Albus qui reste auprès de lui, mais au prix d'une magie infâme – dont l'âme soit imprégnée par une volonté inflexible de vivre, même en écrasant les autres.

Il ne voulait pas oublier un seul de ses souvenirs, même si cela voulait dire qu'ils seraient désormais teintés par la souffrance d'avoir perdu Albus.

Un orteil maigre et blanc donna un petit coup à l'oiseau mort et le ricanement de Voldemort éclata au-dessus de la tête de Scorpius, l'écrasant de son mépris.

Le ciel était sombre et bas au-dessus de Poudlard. Une vapeur grise s'élevait des collines sous la pluie crépitante.

Il était seul.

Si désespérément seul pour prendre cette décision.

Si désarmé.

Si faible.

"Tu es fort, Scorpius Hyperion Malefoy. Et ton cœur est aussi pur que celui de l'enfant du pardon. Ne sois pas effrayé et l'alouette pourra s'envoler. Moi aussi j'ai confiance en toi."

Il sourit à travers ses larmes en se rappelant les mots du dragon, chercha sa baguette dans la poche de sa veste maculée de traînées de boue ou de bombabouse, il n'était plus très sûr.

Il se leva en oscillant sur ses jambes affaiblies, fit face à son père.

- Je vous rendrai fier, Papa, promit-il. "Je vous montrerai que je suis votre fils et non pas l'héritier de votre ancien maître."

Il passa un revers de manche sur son visage pour essuyer la pluie qui dégoulinait le long de ses cheveux pâles.

- Vous ne savez pas ce que c'est que d'aimer, dit-il en fixant sévèrement Voldemort qui pinçait les lèvres. "C'est pour cela que vous avez toujours été seul."

L'enfant Albus le regardait, maintenant, et Scorpius sentit son cœur se briser.

- C'est pour toi, articula-t-il difficilement. "Pour toi, parce que sans toi, je ne serais pas là. Je ne serais pas moi."

Il leva sa baguette sans quitter des yeux l'innocent regard vert qui le contemplait.

- Spero patronum, énonça-t-il d'une voix enrouée qui devint de plus en plus ferme, de plus en plus forte. "Spero patronum. Spero patronum. SPERO PATRONUM !"

Des étincelles naquirent à la pointe de sa baguette, un filet de lumière argentée si pure qu'elle fendit la pluie. Le Patronus déploya ses ailes brillantes et s'envola, répandant chaleur et espoir, effaçant les regrets, les doutes, la peur.

Voldemort s'effaça sous la pluie.

Drago disparut dans le rideau de gouttelettes étincelantes au soleil qui revenait.

Les nuages se dispersèrent et la silhouette d'Albus se fondit dans cette clarté nouvelle.

Puis l'alouette argentée revint vers Scorpius et lui effleura la joue de son aile avant de s'évaporer.

La puissance dévorante se vida de lui, ne laissant qu'un immense vide. Il frissonna et sa nuque le tira en arrière, soudain très lourde. Ses jambes flageolèrent et il tomba.

- Scorpius !

La voix se fraya un passage dans son cerveau rempli de brouillard. Il entrouvrit un œil, péniblement. Il était roulé en boule sur la terrasse d'ivoire, frémissant de sanglots, comme moulu de coups.

Gunter était penché sur lui mais ne semblait pas oser le toucher. Christopher était agenouillé à côté du vieil homme et tenait sa baguette comme s'il s'attendait à être attaqué. Matilda et Vivienne se tenaient par le cou, avec l'air d'avoir échappé à quelque chose de terrifiant.

Wendy était toujours assise par terre à côté du corps étendu d'Albus.

Scorpius fit un mouvement pour se redresser, mais Gunter dut l'aider, car il n'avait pas plus de force qu'un petit chat noyé.

- Wow. Doucement, marmonna le géologue. "Pas trop vite. Tu viens de nous faire un sacré numéro de marionnettes, ça faisait peur…"

Scorpius voulait répondre, mais une boule obstruait sa gorge. Le mot s'était effacé sur son bras, il avait mal partout et son cœur surtout lui semblait broyé par un chagrin incommensurable.

C'était vrai.

Albus était mort et lui, il avait renoncé à altérer la vérité.

Il hoqueta.

- Al…

Dans le silence, les autres contemplèrent, navrés, le jeune homme blond secoué de sanglots qui n'avait pas choisi de garder par la force ce qu'on lui avait offert par amour.

La brise emportait des pétales de fleurs de cerisier comme des cristaux de neige. Le ciel était de nouveau d'un bleu de cristal au-dessus du lac de moire, comme si la Tour d'Ivoire reliait deux univers jumeaux.

Sur la terrasse, un grand dragon aux écailles ambrées courba son encolure majestueuse et effleura d'un baiser le front d'Albus. Une petite fille aux yeux aussi vieux que le monde posa sa main frêle sur l'épaule de Wendy.

Le paon immaculé se posa dans un bruissement d'ailes à côté de Scorpius et inclina son bec doré sous sa couronne floconneuse.

- Tu n'as pas renoncé, dit-il d'une voix aussi douce et aussi fraîche que celle d'une maman. "Tu as abandonné l'idée de lui donner une demi-vie maudite pour le ramener près de toi mais tu n'as pas accepté de faire taire ta peine en oubliant qui il était. Tu crois encore qu'il est possible de le ramener. Tu espères encore un miracle..."

Wendy cessa de caresser la joue d'Albus et son visage ruisselant se tendit.

- Maddeuant, dit le vieil homme aux oreilles d'elfe d'un ton d'avertissement.

- Il n'a pas enfreint ce qui était juste. Il a choisi la vérité plutôt que son propre intérêt. A l'enfant qui espère, je veux accorder la vie de l'enfant du pardon.

Les yeux de la fillette et du dragon s'étaient mis à briller.

Scorpius ravala les sanglots qui l'oppressaient et releva la tête.

- Qu'est-ce que vous voulez dire ? balbutia-t-il.

Le paon le contourna avec grâce. Sa longue queue froufroutait sur le sol comme une brassée de graminées vaporeuses. Il s'approcha de Matilda et donna un léger coup de bec à la sacoche que celle-ci portait sur l'épaule.

- Vous avez amené avec vous votre chance, dit-il – ou plutôt dit-elle. "Vous êtes venus de loin et vous avez affronté tous les obstacles – sans la perdre."

La biologiste, les yeux écarquillés, défit la boucle de son sac et plongea les mains à l'intérieur. Elle en sortit avec précaution un globe de verre dans lequel s'épanouissait la fleur des neiges cueillie aux Dents de Crystal avant le départ pour l'Axe. Une sorte de poudroiement doré s'en échappait.

- C'est une herbe médicinale ? s'étonna Vivienne. "Mais Terrence ne l'avait pas réclamée..."

- Non, dit le dragon de sa voix profonde et sage qu'ils entendaient pour la première fois hors de leurs têtes. "C'est une fleur qui permet aux humains de canaliser une très grande magie."

La petite fille aux yeux éternels sautilla en tapant des mains.

- Et quelle magie plus grande et plus ancienne existe-t-il d'autre que celle qui remplit ce lieu en ce moment ? s'écria-t-elle avec excitation.

Gunter fronça les sourcils et pendant un instant, il eut exactement la même expression de vieillesse lasse que Cyfiawnder.

- De quoi s'agit-il ? demanda-t-il.

Scorpius s'était redressé. Ses joues mal essuyées, son nez rouge et ses cheveux emmêlés lui donnaient l'air d'un enfant qui s'éveille d'un cauchemar, mais son regard était celui d'un homme résolu à risquer sa vie.

Le paon se tourna de nouveau vers lui.

- Il est de mon droit d'accorder une grâce. Mais tu dois être prêt au sacrifice que cela demande, si c'est vraiment ce que tu désires.

Wendy avait cessé de respirer. Ses yeux gris immenses fixaient Scorpius et le Souffleur qui avait pris l'apparence d'un paon de neige.

- La vie d'Albus Severus Potter n'était pas destinée à être longue et une fois déjà, il lui a été accordé de vivre par amour. Ce cœur-là sera fort, mais fragile aussi. Il s'éteindra avant que ne vienne le temps des adieux et un autre cœur sera brisé à cause de cela.

Wendy inspira d'un coup et cela fit un étrange bruit de succion. Scorpius échangea un regard avec elle, mais il savait déjà ce qu'il allait répondre, quel que soit le prix qu'on lui demande pour la vie de son ami.

Les yeux dorés de Maddeuant le sondèrent puis semblèrent satisfaits. L'oiseau royal fit bouffer ses ailes et inclina sa tête.

- Pour vivre, tu devras rester ici presque toujours, mais lorsqu'il quittera cette terre, jamais il n'y reviendra. Vingt-et-un jours vous seront accordés par année des hommes, pas un de plus, sans quoi vous mourrez tous les deux. C'est là Justice.

Scorpius pâlit mais ses cils ne frémirent pas.

- S'il vit, peu m'importe que ce soit de l'autre côté du monde. Je le saurais et je serais satisfait.

- Il vivra, affirma Vérité avec chaleur.

Le jeune homme blond hocha le menton.

- Alors j'ai fait mon choix, dit-il fermement. "Prenez mon cœur, ma voix, ma force – prenez tout ce qu'il faudra."

Le souffle de Dewis l'enveloppa de reconnaissance.

- Ton amour suffira, dit doucement le paon.

Tout était très silencieux en haut de la Tour d'Ivoire qui scintillait, comme perlée de rosée, au-dessus du lac infini.

Matilda écrasa la fleur des neiges avec un pilon et fit une bouillie avec l'eau claire que versait Vivienne selon les instructions de Gwirionedd. Christopher aida Scorpius à quitter sa chemise et Gunter pansa les ecchymoses du jeune homme sous l'œil attentif de Cyfiawnder. Dewis s'était couché à côté d'Albus et Wendy s'était blottie dans sa fourrure lumineuse.

Quand tout fut prêt, Scorpius prit le bol qu'on lui tendait et but la potion jusqu'à la dernière goutte. Son torse pâle se mit à luire de l'intérieur mais il ne ressentit rien d'autre qu'une douce chaleur.

Maddeuant déplia sa queue neigeuse, créant une bulle dorée autour du corps d'Albus.

Wendy attrapa une touffe de plumes du dragon, le visage crispé et suppliant.

Scorpius la regarda et sourit.

Puis il ferma les yeux et tout devint lumière.

 

oOoOoOo

 

Quelque chose lui chatouillait le nez.

Il y avait une odeur de savon au chèvrefeuille, de parchemin et d'encre – et de croquettes de poisson.

Il battit des paupières et distingua un visage flou penché sur lui.

- Réveille-toi, marmotte.

C'était une voix familière, teintée d'un gloussement de rire et d'émotion difficilement contenue.

Scorpius grimaça. Il se sentait étrangement léger, courbaturé et épuisé comme après une longue course.

- Debout ! claironna la voix. "Ya du lait chaud et du miel pour ceux qui veulent."

- Il n'y a que toi pour aimer encore boire du lait à cet âge, Al, grogna Scorpius en se redressant avec prudence.

Tout tanguait autour de lui.

- Une croquette de poisson ? proposa Albus en souriant, depuis la couchette sur laquelle il était assis avec nonchalance. Ses boucles noires étaient propres et souples, mais toujours aussi emmêlées. Il était habillé d'un pull Weasley informe et d'un bas de jogging roulé pour dissimuler son moignon.

Scorpius allait riposter qu'il ne mangeait pas de poiscaille au petit déjeuner, contrairement à certains, lorsqu'il réalisa que des larmes coulaient sur ses joues, sans s'arrêter.

- Tu es vivant, souffla-t-il.

Albus sourit, mais ses yeux verts débordèrent eux aussi.

- Grâce à toi, répondit-il. Il chercha sur son pull l'emplacement de son coeur. "Merci Scorpius. J'en prendrai soin. Je montrerai digne de toi et de ce que tu as fait pour moi. Je n'oublierai jamais."

Le jeune homme blond eut un petit reniflement sarcastique – un faible écho de son expression dédaigneuse au temps où ils étaient en classe.

- J'espère bien, dit-il en essayant de prendre un ton dégagé malgré les larmes de soulagement qui lui serraient la gorge.

Albus ne s'y trompa pas et se décala sur la couchette sans se soucier de froisser les draps, jusqu'à pouvoir prendre son ami dans ses bras.

Leurs deux coeurs se frôlèrent et se reconnurent.

- Oh, dit Albus en riant du hoquet qu'avait provoqué le battement inattendu.

- Désolé, grommela Scorpius.

Le salon de la Citrouille était innondée par la lumière rose de l'aube qui entrait à flot par la fenêtre et la porte ouverte. Wendy dormait en ronflant un peu, roulée en boule sur une autre couchette, un sourire errant sur les lèvres. Dans la cuisine, Vivienne se brûlait les doigts en faisant des croquettes de poisson au son du tourne-disque ensorcelé. Christopher était assis sur la marche, de dos, et sirotait une tasse de café, chassant d'un revers de main le sucrier trop insistant. On entendait les voix de Gunter et Matilda, dehors.

Tout était bien.

 

 

A SUIVRE...

Prochain chapitre : AU BOUT DU VOYAGE

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