Les Souffleurs de Lumière

Chapitre 25 : HUMAIN

6687 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/11/2016 06:09

HUMAIN

 

Le brouillard qui enveloppait la Citrouille ressemblait à un endroit où l'on marche en rêve. Ils sentaient la douce chaleur du soleil d'automne. Des bruits de pas et des bribes de voix joyeuses, les grincements et les chuintements d'une locomotive à vapeur leur parvenaient de manière confuse. Parfois ils entrapercevaient des silhouettes fugaces qui s'éloignaient avant qu'ils ne puissent les saisir. La fumée des tas de feuilles mortes et l'odeur de la pluie londonienne leur picotaient les narines.

Mais ils n'étaient pas sur le quai en gare de King's Cross ou au fin fond de la campagne anglaise, il n'y avait vraiment rien d'autre autour d'eux qu'une blancheur cotonneuse.

Gunter marchait devant avec Christopher. Ils tenaient leurs baguettes levées, prêts à agir en cas de danger. Matilda et Vivienne suivaient la Citrouille, jetant des regards méfiants autour d'elles.

Wendy était à l'intérieur du véhicule, agenouillée à côté du fauteuil dans lequel était recroquevillé Albus. Il avait les genoux relevés contre la poitrine, la tête enfouie dans ses bras croisés. Ses grandes ailes repliées remplissaient le salon de plumes noires maculées de sang. Son corps était chaud et frémissant. La fièvre voilait ses yeux d'un film transparent et brillant, mais ce n'était pas ce qui effrayait le plus la jeune fille.

Lorsqu'il soulevait faiblement les paupières parce qu'elle le pressait de répondre ou passait un linge mouillé sur sa peau moite, elle croisait le regard d'émeraude fendu d'or du dragon.

Il n'avait plus dit un mot depuis qu'ils avaient entendu le lointain fredonnement de la chanson de Terrence. A certains moments, il semblait à Wendy qu'Albus – l'Albus qu'elle connaissait et qu'elle aimait – était déjà perdu. Il la contemplait avec la sagesse immuable de Dewis, penchant la tête avec une douceur remplie de tristesse. L'instant d'après, il tressaillait et se rencognait dans le fauteuil, un grondement au fond de la gorge et les pupilles dilatées comme un chat sauvage.

Elle lui serrait les mains, lui caressait la joue, répétait encore et encore, la voix étranglée, les promesses qu'ils s'étaient fait. Mais il glissait de plus en plus loin, sa conscience s'évanouissait comme un souvenir qu'on s'efforce de retenir mais que le temps efface peu à peu.

Scorpius était appuyé contre un mur de la pièce, très pâle, les bras croisés, les sourcils froncés, ses yeux gris aussi glacés que deux gouttes d'argent. Il ne bougeait pas, mais il luttait pour respirer. Chaque battement de cœur envoyait des vagues de douleur le long de son bras gauche, jusqu'à son épaule dont les nerfs se tordaient. Chaque inspiration lui brûlait la gorge, faisait tinter ses oreilles, l'étouffait.

Ils venaient de perdre Terrence.

Et maintenant ils allaient perdre Albus.

Le Dragon, l'Axe, les Souffleurs, Arne Saknussem, le Gouvernement, le Monde, la Vie, peu importait qui était responsable de cette farce grotesque, qui les obligeait à faire face à ces dilemmes.

On leur prenait tout.

La voix de Wendy n'était pas plus forte que le bourdonnement d'ailes de papillon, mais lourde de sanglots réprimés.

Scorpius avait l'impression qu'à chaque déglutition, il avalait un peu plus de souffrance, de rage, de haine.

Il ne les laisserait pas faire. Il ne le permettrait pas. Il…

Wendy eut un hoquet et recula d'un pas. Scorpius la rejoignit immédiatement à grandes enjambées et ses yeux s'écarquillèrent.

- Al ? balbutia la jeune fille. "C'est toi ?"

Un frémissement courut dans les ailes noires dont les plumes soyeuses se gonflèrent.

Albus leva son regard sincère, celui qui reflétait la même humanité, les mêmes souvenirs qu'eux, et adressa un sourire à ses deux amis.

- On est arrivés, dit-il d'une voix rauque.

Il y avait une étrange expression sur ses traits tirés par la fatigue. Quelque chose qui ressemblait à du soulagement, mais aussi à une ferme résolution.

Wendy l'aida à se redresser, le soutenant en faisant attention de ne pas effleurer les moignons de chair boursouflée qui saillaient dans le dos du jeune homme, striés de veines noires. Les ailes se déplièrent – une rapide grimace de douleur passa sur le visage d'Albus – puis il réussit à se tenir debout, appuyé sur les avant-bras de l'agent du gouvernement. Ses longs cils chassèrent les larmes qui perlaient à ses yeux verts.

- C'est mon tour, murmura-t-il.

Et Scorpius comprit soudain qu'il pouvait bien refuser l'évidence, c'était faux. Il n'avait aucun pouvoir. Le mot "renoncer" était aussi gravé sur le torse d'Albus et ce serait à lui de comprendre quel était le choix placé devant lui.

- Attends, dit Wendy. "Reste assis, j'ai une idée."

Dehors, le brouillard se déchirait devant la Citrouille et les autres clignaient des yeux, éblouis, dans la clarté soudaine.

Un ciel immense se déployait au-dessus d'eux, dans lequel voguaient de fines écharpes de nuages qui s'enroulaient comme une légère écume. Sous leurs pieds s'étendait à perte de vue une surface aussi pure et brillante qu'un miroir, dans laquelle se reflétait le bleu du dôme céleste.

Et en face d'eux se dressait une tour d'ivoire torsadée, qui s'épanouissait comme une fleur de cerisier au sommet.

- Est-ce que ça y est ? Nous l'avons vraiment trouvé ? Le cœur de la Terre… souffla Gunter. "Le centre de l'Axe… l'antre des Souffleurs de Lumière…"

Matilda joignit les mains instinctivement. Vivienne avait mis sa main en visière au début, mais sortait maintenant sa longue-vue.

- Il y a des escaliers, annonça-t-elle. "Je suppose que ça veut dire qu'il faut monter voir ce qu'il y a là-haut."

- Oh, la misère. Cette tour fait un bon kilomètre, grogna Christopher.

- On n'aura pas besoin de se taper la montée à pied, dit Wendy derrière lui.

Ils se retournèrent vivement. Elle était sur le pas de la porte de la Citrouille. Le T-shirt blanc qu'elle portait sous son habituelle salopette de mécano était maculé de traces de sang séché et il y avait une plume noire emmêlée dans ses courts cheveux châtains.

- Comment va Albus ? demanda Gunter immédiatement.

La jeune fille ne répondit pas. A la place, elle grimpa sur le véhicule doré avec agilité, puis récupéra la baguette coincée derrière son oreille.

- Montez à bord, lança-t-elle en ouvrant un panneau métallique. "J'ai fait un tas de modifs depuis que nous sommes entrés dans l'Axe, et cette vieille bête va faire son premier baptême de l'air. Si tout va bien."

- Je crois que je vais tenter les escaliers, marmonna Christopher.

Les sourcils froncés, Vivienne lui donna un coup de coude en le dépassant.

A l'intérieur de la Citrouille, Scorpius aidait Albus à boire dans un grand mug une des dernières potions préparées par Terrence. Gunter s'approcha d'eux avec compassion, puis se ravisa après avoir croisé le regard farouche de l'agent du gouvernement. A la place, il se mit à examiner le tableau de bord qui cliquetait, gargouillait et couinait. Des manettes se baissaient et se levaient toutes seules, un appareil rectangulaire vomissait un interminable rouleau de papier couvert de graphismes, un étrange liquide jaunâtre bourboutait dans un sablier de verre, les touches pétaradaient sur le clavier, des particules vertes dansaient le long d'un tube transparent.

- Faut vraiment être un génie pour manœuvrer tout ça… murmura-t-il, admiratif.

Matilda contourna soigneusement les grandes ailes sombres, tétanisée à l'idée de marcher dessus, et le rejoignit pour regarder à travers le pare-brise.

- On v-va vraiment v-voler ? demanda-t-elle.

- Si Wendy le dit, j'y crois, dit tranquillement le vieux chef d'équipe en croisant les mains dans son dos.

 Christopher entra dans la Citrouille en jetant un dernier coup d'œil derrière lui, l'air perplexe.

- Il y avait… J'ai vu… enfin, non, j'ai dû halluciner…

Il se gratta le menton, fronçant les sourcils.

- Qu'est-ce qui vous arrive ? demanda Vivienne depuis la cuisine où elle se servait une tasse de thé.

Le géologue hésita un instant, puis se racla la gorge.

- Il y avait… enfin, il m'a semblé apercevoir une gamine. Là, dehors.

- Une petite fille ? Ici ? répéta Gunter, stupéfait.

Il se pencha vivement pour scruter la surface miroitante à l'extérieur. Mais il n'y avait rien d'autre que la tour d'ivoire très haute sous le dôme de saphir.

Puis quelque chose étincela brièvement dans le coin de son œil, mais le temps qu'il tourne la tête, cela disparut.

Il enleva ses lunettes et se frotta les yeux.

- Vous l'avez vue ? demanda Christopher vivement.

Gunter se mordilla la lèvre en remettant ses lunettes.

- J'ai… ce n'était pas un enfant. Plutôt une sorte d'oiseau. Comme un paon, mais entièrement blanc… c'est… ça nous regardait.

- Merveilleux, soupira Vivienne.

Matilda frissonna. Elle lâcha un petit glapissement quand Wendy monta dans la Citrouille et claqua la porte.

- Bon, on est prêts, annonça la mécano. "C'est du bricolage, mais ça devrait fonctionner."

Elle tripota quelques boutons sur le tableau de bord, agita sa baguette devant le sablier de verre jusqu'à ce que le liquide jaunâtre se mette à faire des bulles violettes. La Citrouille craqua, gémit, vibra, et une ombre s'étendit au-dessus du pare-brise.

Christopher se contorsionna pour essayer de voir de quoi il s'agissait.

- Ce sont des pales, expliqua Wendy tout en continuant à pianoter et à jeter des sorts à ses appareils. "Ça va nous permettre de prendre l'air comme un hélicoptère."

Devant le regard vide des autres, elle lâcha un petit grognement et sortit de sa poche un sachet en plastique qui contenait une feuille brunâtre effilée que Matilda reconnut tout de suite.

- Un samare d'érable !

- Voilà. Elles tombent en vrilles, c'est ce qui m'y a fait penser quand je l'ai ramassée. Les Moldus ont des engins qui fonctionnent sur ce modèle. Bref, nos rotors sont faits à l'arrache, mais ils devraient suffire. Je n'avais qu'un peu de laine d'hippogriffe et de poudre d'Actias Luna, mais j'ai pu bricoler une armature suffisamment résistante et cependant légère avec des bréchets de…

- Ouais, ouais, c'est bon, interrompit Christopher. "Pas besoin de nous donner le mode d'emploi. On te fait confiance."

Gunter étouffa un sourire amusé.

- Je ne sais vraiment pas ce qu'on aurait fait sans votre ingéniosité, dit-il avec sincérité.

Wendy lança un coup d'œil en direction d'Albus et se rembrunit.

- Peut-être que si nous n'avions pas eu le matériel, nous ne serions jamais descendus dans l'Axe, murmura-t-elle.

Le vieil homme ne releva pas. Scorpius, qui revenait de la salle de bains avec une bassine d'eau chaude et une pile de serviettes, s'arrêta soudain au milieu de la pièce avec un cri de surprise.

- Ne hurlez pas comme ça, jappa Vivienne qui avait eu la peur de sa vie. "Vous êtes pire que Matilda !"

- Il y avait quelqu'un derrière la vitre ! protesta l'agent du gouvernement, encore trop sous le choc pour s'empourprer, ses phalanges blanchies à force de crisper les mains sur la bassine. "Un homme – ou une sorte d'elfe à taille humaine, avec une longue barbe et une houlette ! Il a disparu dès que je l'ai vu !"

- Alors il y a des gens dans l'Axe, s'écria Christopher en cherchant sa baguette dans un geste instinctif pour se rassurer.

- Impossible, dit Gunter catégoriquement. "Toutes les notes que nous avons, les recherches d'Euphrosine et Jen Pendragon, les rapports des équipes qui nous ont précédés, tous affirment qu'il y a de la vie dans l'Axe et des vestiges de civilisations passées, mais aucun être humain."

- Alo-o-ors, c'est q-quoi ? bégaya Matilda, les yeux exorbités de frayeur.

- Ce sont les Souffleurs, dit la voix rauque d'Albus. "Ils prennent la forme qui leur plaît."

Ils tournèrent la tête vers lui et se figèrent. Le regard qui se posait sur eux était de nouveau celui du dragon, une flèche de feu qui traversait la pupille d'émeraude et les subjuguait.

- Allons-y, ordonna-t-il sans bouger du fauteuil. "Ils nous attendent."

L'une de ses ailes sombres se courba et effleura la joue de Wendy qui s'écarta et qui se replongea dans les manipulations du tableau de bord. De la honte passa sur le visage du jeune homme et ses yeux verts s'embuèrent, éteignant la flamme dorée pendant un instant.

Scorpius se mordit la lèvre si fort qu'une goutte de sang perla. Il marcha d'un pas saccadé jusqu'à son ami et posa la bassine si brusquement sur la table que de l'eau éclaboussa la surface de chêne ciré. Puis, sans dire un mot, la bouche crispée et les sourcils froncés, il découpa le t-shirt déchiré d'Albus et commença à laver la peau encroûtée de giclures de sang et les plumes engluées. Il avait l'air furieux, mais ses gestes étaient précis et retenus. L'éthologue eut à peine une grimace involontaire quand le linge mouillé glissa autour des moignons. Sur son torse pâle, le mot renoncer luisait comme une coupure.

Gunter les observa un moment, navré, puis rejoignit Vivienne et Matilda dans le coin où elles s'étaient reculées pour ne pas gêner Wendy, mais d'où elles pouvaient voir ce qui se passait de l'autre côté du pare-brise.

Christopher suivait les indications de la mécano, ouvrant des panneaux à des endroits où il n'aurait jamais soupçonné qu'il s'en trouve et abaissant des leviers au millimètre près.

La Citrouille trembla, vrombit, puis ils eurent l'impression que leurs ventres étaient soudain tirés vers le bas et soudain le plancher se mit à se balancer.

- On v-vole ! s'écria Matilda en battant des mains.

De grosses gouttes coulaient sur le visage de Wendy qui tenait fermement le manche, les yeux fixés sur l'aiguille oscillante du compteur fabriqué de bric et de broc qu'elle avait fixé au tableau de bord.

- J'espère que ça va tenir jusqu'en haut, grinça-t-elle entre ses dents.

Tout le monde l'entendit mais personne ne fit de remarque. La surface miroitante s'éloignait sous la Citrouille et la tour d'ivoire grandissait alors qu'ils s'en approchaient.

Le véhicule gémissait et crissait de tous ses boulons. Les pales de fortune frappaient l'air avec un bruit de drap qui claque au vent et un sifflement s'élevait d'un des instruments. Un bouton explosa soudain et un geyser de vapeur bleue s'échappa du trou dans la coque dorée. Wendy lâcha un juron. Sa baguette dans une main, un pied calé sur le tableau de bord pour bloquer une manette qui tressautait, elle se débrouilla pour faire une réparation provisoire à base de glue magique et de copeaux de métal, tout en guidant Christopher pour qu'il actionne un mécanisme de secours sous le tapis du salon.

La corolle en haut de la tour était maintenant si proche qu'ils pouvaient en distinguer les nervures nacrées. Ils montèrent avec peine encore plus haut, puis manœuvrèrent pour aller se poser sur la terrasse qui s'ouvrait au cœur de la fleur, arrondie autour d'un pistil en forme de portail gothique, ciselé si finement qu'il semblait fait en sucre.

La Citrouille grinçait horriblement et faillit s'écraser, mais les pales tinrent bon jusqu'à ce que les pattes articulées puissent se déplier pour amortir l'atterrissage. Ils furent violemment secoués, mais personne ne se plaignit. Wendy, le visage et le cou trempés de sueur, les muscles tremblants de fatigue, se laissa couler sur le plancher et poussa un long soupir de soulagement.

- Tu devrais le faire breveter, dit Christopher avec un petit rire nerveux. "Si tu veux, je connais un mec qui travaille au gouvernement. Il s'appelle Scorpius Malefoy."

Wendy pouffa faiblement.

- Je crois que je vais encore un peu travailler sur le concept avant de me lancer dans la production, riposta-t-elle. "C'est pas demain la veille qu'on pourra aller sur la lune en utilisant cet engin !"

Gunter s'approcha et lui tendit la main pour l'aider à se relever. Matilda et Vivienne avaient collé leurs nez sur la vitre.

- Il n'y a personne, dit l'astronome d'un air un peu déçu.

- C'est b-beau… souffla la biologiste. "On d-dirait… un p-palais…"

Christopher considérait avec méfiance le portail blanc en se demandant si l'épreuve consisterait là-aussi à passer dessous.

Wendy déverrouilla la porte de la Citrouille et un flot de lumière blanche et douce entra à l'intérieur avec une légère brise au parfum de cerisier.

Il n'y avait aucun bruit, dehors, et pourtant le silence n'était pas vide.

- Je vais y aller seul, dit Albus d'un ton rauque.

Il s'était levé avec l'aide de Scorpius et ses ailes noires s'ébouriffaient autour de lui, comme si le dragon avait été là, caché derrière son dos. Les yeux d'or et d'émeraude de Dewis les contemplaient, puis chatoyaient et laissaient place au vert profond du regard d'Harry Potter ou aux pupilles jaunes de Crocmou.

- Hors de question, dit Wendy d'un ton féroce.

Le jeune homme blond ne dit rien, mais ses doigts se crispèrent sur le bras de son ami.

Gunter hésita.

- Nous ne savons pas si les Souffleurs – s'il s'agit bien des Souffleurs – ce qu'ils vont… commença-t-il.

- La fille-courage et le garçon-espoir peuvent t'accompagner, enfant du pardon, dit une voix cristalline.

Vivienne étouffa une exclamation de surprise et Matilda fit un bond.

- Ah ! Je savais que je n'avais pas rêvé ! s'écria Christopher.

Il y avait une petite fille sur le pas de la porte. Elle était vêtue d'une robe blanche en voile et marchait pieds nus. Trois rangs de perles se croisaient sur sa tête aux joues rondes et aux longs cheveux bruns plaqués en arrière. Sa peau était très pâle et ses grands yeux bleus étaient enfoncés dans leurs orbites, entourés d'un halo pourpre. Elle souriait très doucement, comme si elle connaissait un secret éternel.

- Je suis Gwirionedd, dit-elle.

Et ils entendirent "vérité".

- Je suis venue chercher mon frère Dewis et celui qui a gardé son coeur pendant quatorze années, ajouta-t-elle en tendant sa petite main frêle sans douter un instant d'être obéie.

Albus fit un pas en avant, soutenu par le bras de Scorpius passé autour de sa taille. Wendy les rejoignit et se glissa sous l'épaule de son fiancé pour l'aider elle-aussi. Ils traversèrent le salon et descendirent prudemment la marche sous le regard pétrifié des quatre autres.

Dès qu'ils eurent posé leurs semelles sur la terrasse immaculée, la clarté devint insoutenable et aveugla Gunter qui s'était précipité derrière eux pour voir s'ils passeraient sous le portail. Quand ils purent voir à nouveau, la Citrouille était comme entourée d'une bulle d'eau, à travers laquelle ils avaient du mal à distinguer le portail blanc et les sept silhouettes. Les sons leur parvenaient aussi assourdis que s'ils avaient été au fond de l'océan.

- J'espère que tout ira bien... soupira Vivienne.

- Elle a-avait l'air gent-ille, bredouilla Matilda.

- Il faut qu'ils reviennent, murmura Gunter.

- Tout repose sur Albus, maintenant, dit Christopher.

Mais ce n'était pas vrai.

Il y aurait deux choix à faire, au sommet de la tour d'ivoire.

 

oOoOoOo

 

Lorsqu'il fermait les yeux, Albus entendait des chuchotements semblables à ceux emportés par la rivière immatérielle de la salle précédente. Il lui semblait flotter dans l'obscurité.

Lorsqu'il rouvrait les yeux, il se sentait engourdi, ensommeillé. Il apercevait des visages à travers un voile, comprenait qu'on lui parlait, mais il ne pouvait pas répondre.

Peut-être qu'il ne voulait pas répondre.

Il était las de lutter contre le dragon. Se laisser glisser dans la conscience si profonde et si imposante de Dewis était plus facile. Parfois, aussi, il ne devenait plus que sensations : manger, dormir, flairer, toucher – tout était bien plus simple.

Puis des souvenirs éclosaient comme des perce-neiges quelque part dans son esprit. Son père avec ses lunettes rondes et ses cheveux noirs embroussaillés. Sa mère et sa soeur, aussi rousses et riantes l'une que l'autre. La voix gouailleuse de son frère. On l'aimait, on le taquinait, on le couvrait de tendresse, on lui apprenait à marcher.

Terrence se lançait dans ses élucubrations et lui parlait comme s'il ne doutait pas d'être compris. Il aurait pu mener sa vie seul ou s'entourer d'un tas d'admirateurs, mais il avait choisi d'être leur ami. Il se plaçait toujours en second, il se fâchait parfois, mais il ne s'en allait pas.

Scorpius était là, lui aussi, avec ses yeux gris tourterelle tellement francs. Toujours à le considérer comme son sauveur, alors que c'était lui qui avait donné un but à Albus, lui qui lui avait montré comment vaincre sa timidité et faire ce qu'il fallait, malgré tous les obstacles.

Et puis Wendy. La façon dont elle riait, son courage indomptable, sa franchise carrée et la douceur de ses bras. Le goût de ses lèvres, la sensation de sa poitrine chaude blotti contre lui, l'odeur de sa peau, son regard plein de larmes qui le suppliait de revenir...

Il sursautait, clignait des paupières, et soudain il était de nouveau dans ce corps qui souffrait, ce corps trop étroit, ce corps qui se mourrait.

Alors il se souvenait qu'il ne voulait pas abandonner. Il voulait mourir en étant lui-même.

Albus Severus Potter.

Quelqu'un toucha sa joue.

Il ouvrit les yeux péniblement, luttant contre la nausée lovée au creux de son estomac, que chaque mouvement de ses ailes réveillait.

"Je sais que tu as mal, mais ce sera bientôt fini", dit une voix profonde qu'il crut d'abord être celle de Dewis, mais qui n'était pas celle du dragon.

Sur la terrasse remplie de lumière se tenait un très vieil homme rabougri, avec des oreilles pointues et une longue barbe, vêtu d'une cape crème et appuyé sur une houlette de bois clair. A côté de lui, la petite fille au regard bleu penchait la tête avec tendresse. Il y eut un bruissement, puis un paon immaculé déploya sa queue, telle un éventail de flocons de neige. Sous sa couronne blanche, ses yeux dorés observaient le jeune homme comme s'ils le sondaient.

Le coeur du dragon se mit à tambouriner dans la poitrine d'Albus et une joie immense se répandit partout en lui, chaude et vibrante.

- Je suis de retour, dit-il de la voix rauque qui ne lui appartenait qu'à moitié.

- Nous t'attendions, répondirent-ils avec amour.

"Ce sont les miens" souffla la conscience de Dewis. "Cyfiawnder, Gwirionedd, Maddeuant. Laisse-moi retourner vers eux."

Albus prit une grande respiration. Il sentait sur son bras les doigts de Scorpius, crispés. Wendy était lovée contre lui, si proche qu'il pouvait respirer le parfum de ses cheveux. Il déplia ses ailes pour se donner plus d'équilibre et les écarta doucement, s'efforçant de se tenir aussi droit que possible pour ne pas vaciller sur sa jambe unique.

Un instant, la pensée qu'il était là, debout, avec deux ailes qui ne lui appartenaient pas et une jambe manquante, le fit grimacer d'ironie.

"Si j'accepte… Est-ce que je vais mourir ?"

"Tout le monde meurt un jour ou l'autre, petit frère. Cela ne peut être altéré, même si, parfois, il est accordé à certains une seconde chance de vivre. On n'échappe pas à la mort, on ne peut que la hâter ou la retarder. Et lorsque vient le moment, c'est trop tard pour changer. Ce qui compte, c'est ce que tu choisis d'être et de faire pendant le temps qui t'est imparti."

Les yeux des trois autres Souffleurs étaient posés sur lui, comme s'ils attendaient. Il comprit qu'ils n'interviendraient pas, qu'ils ne chercheraient pas à le séparer de force de son alter ego.

Il devina aussi qu'ils redoutaient sa décision. Pas à cause de ce que cela ferait à Dewis, mais à cause de ce qui lui arriverait à lui.

"Nous t'aimons", dit la voix de celui qui se nommait Justice et qui avait pris l'apparence d'un vieil homme. "Mais le prix doit être payé. Naître, vivre, mourir. C'est le destin de chacun. Nous t'avons accordé une chance à cause du choix qu'a fait ton père autrefois, mais l'équilibre doit être restauré, maintenant."

Wendy étouffa un gémissement, plaquant ses mains devant sa bouche, et Albus se demanda si elle entendait les paroles des Souffleurs. Il pensa à ce qu'elle avait dit si longtemps – et si peu de temps – auparavant. Il avait le choix de ne pas choisir, de se laisser couler dans l'obscurité rassurante : l'homme qu'il était mourrait et il ne serait plus qu'une simple créature magique, mais Wendy avait promis qu'elle resterait près de lui. Il sentirait son odeur, il pourrait blottir sa tête sur ses genoux, manger dans sa main… mais il ne saurait plus qu'elle était la femme qu'il aimait. Ils seraient pour toujours l'un près de l'autre, mais leur histoire s'arrêterait là.

"Mais ce n'est pas ce que tu veux."

Il sourit à la voix familière de Dewis.

- Non.

L'idée de laisser Wendy lui était insupportable. L'idée qu'un autre la touche lui donnait envie de vomir. Mais l'idée qu'elle demeure prisonnière de sa promesse lui faisait monter des larmes de honte aux yeux. C'était son choix. Pas un choix qu'il faisait pour Wendy, pas quelque chose qu'il avait le droit de lui imposer.

Il ferma de nouveau les yeux, se cacha, se laissa bercer par l'obscurité dans laquelle fleurissaient les souvenirs, brillants et clairs.

"Tu ne parles pas de ce qui te fait vraiment peur", dit la voix chantante de Vérité.

Il déglutit et rouvrit les paupières, croisa le regard anxieux de Scorpius posé sur lui. Il savait que la petite fille aux yeux éternels avait raison.

Renoncer.

Il avait su depuis le début ce à quoi il devrait faire face. C'était ce qu'il craignait le plus. C'était sa vieille peur d'enfant, celle qu'il avait murmuré sur le quai de la gare sa première année à l'école, celle qui l'avait jeté dans les bras de son père dans la pièce sombre où il avait appris qu'il partageait son corps avec un dragon, celle qui l'avait secoué de sanglots quand il avait découvert qu'il serait unijambiste.

Dewis lui avait donné son cœur et avec lui des pouvoirs puissants. Il avait grandi en sentant les émotions des gens, en sachant apaiser leurs rages et leurs chagrins. Aussi loin qu'il se souvenait, il avait toujours été connecté à son père. Aussi loin qu'il se souvenait, il avait toujours pu être patient, se montrer aimant, faire des choix courageux – guidé par la sagesse du dragon.

Mais ce n'était que le résultat du cadeau qui lui avait été fait sur la montagne.

Sans ce cœur qui battait si fort au fond de lui, il ne serait que lui-même.

Albus Severus Potter.

Fragile, timide, incertain, ignorant, ordinaire.

Ce lui avec lequel il avait fait connaissance ces dernières semaines lui faisait terriblement peur. Il faisait preuve d'égoïsme, il piquait des colères injustifiées, il était jaloux, il n'écoutait pas.

Albus Severus Potter n'était pas quelqu'un dont il pouvait être fier. Il était tellement imparfait, il était…

"Humain."

La voix de Dewis l'enveloppa de chaleur. Celle de Gwirionedd souffla un baiser sur sa joue. Il sentit l'accolade de Cyfiawnder.

Maddeuant le contemplait sans rien dire, mais il y avait énormément d'amour dans son regard d'or.

Al sourit, même s'il pleurait.

"Je comprends", souffla-t-il.

Il respira profondément et, pour la première fois, n'eut pas la nausée en sentant ses ailes se déployer plus largement.

Peut-être qu'il se retrouverait seul. Peut-être que Scorpius ne le regarderait plus comme un héros et lui tournerait le dos. Peut-être que Wendy allait être déçue et le quitter.

Mais il pouvait essayer quand même.

Il pouvait faire de son mieux, se tromper et recommencer. Il pouvait tomber et se faire mal, rire et cueillir des souvenirs, aimer de toutes ses forces.

Comme n'importe quel autre être humain.

Il passa son poing sur ses yeux pour essuyer les larmes qui coulaient sur son visage malgré le sourire qui était né sur ses lèvres – et soudain il se retrouva seul.

Il était dans la plaine du Terrier, couverte de neige, devant le bosquet d'arbres sombres de son enfance. A ses pieds, façonné par ses mains inhabiles de petit garçon, il y avait le bateau construit avec son père pour y laisser son doudou.

Il s'agenouilla et toucha les branchettes qui formaient les mâts, le pont recouvert de cristaux délicats.

- C'est là que j'ai appris à dire adieu pour la première fois, murmura-t-il. "Et puis tu es venu."

" Je suis heureux de t'avoir rencontré, petit frère", répondit la voix chaleureuse de Dewis.

Albus se redressa et sourit au dragon immense, recouvert de plumes noires soyeuses, qui ployait son cou gracieux vers lui. Il tendit les mains et caressa le mufle de cuir sombre, laissa la créature ancienne et magnifique blottir son front contre son torse nu.

- Merci pour tout, Crocmou, chuchota-t-il.

Le dragon rit doucement en réponse. Un milliard de grains d'or tourbillonnèrent autour d'eux, éblouissants, montèrent vers la voûte sombre où scintillaient les étoiles. Puis Albus baissa les yeux et considéra avec tendresse la peluche miteuse qu'il tenait dans ses bras. Le petit dragon de fourrure noire n'avait plus d'yeux et ses pattes étaient mâchouillées. Il était pitoyable.

Le jeune homme rit et le serra contre lui, puis s'accroupit et le déposa sur la proue du navire de neige. Il lui tapota un peu la tête, puis se releva et ravala les larmes qui l'étranglaient.

- Adieu, Crocmou, souffla-t-il. "Je suis adulte, maintenant. Je n'ai plus besoin de toi. Tu peux partir pour le Pays Imaginaire… ou l'Antarctique, si tu préfères. Je ne t'oublierai pas. Promis."

Le vent du soir agita les mèches rêches sur la tête de la peluche, puis la plaine enneigée s'effaça, laissant place à la terrasse d'ivoire.

Scorpius et Wendy étaient très pâles et poussèrent un cri de joie étranglé lorsqu'ils le virent. La jeune fille s'élança vers lui et se jeta à son cou.

- J'ai cru que tu n'allais plus jamais réapparaître ! hoqueta-t-elle.

Il l'entoura de ses bras, respira le parfum de ses cheveux avec reconnaissance. Il se sentait curieusement léger, presque comme s'il flottait. Un frisson courut dans son dos nu et il sentit la brise effleurer ce qui ne devait plus qu'être que des croûtes. Les ailes n'étaient plus là et, sur sa poitrine, le mot et la cicatrice en forme de fleur s'étaient effacés.

Au-dessus de la tête de la jeune fille, il sourit à Scorpius qui n'osait pas s'approcher et semblait à deux doigts de s'évanouir.

- Me voilà, murmura-t-il. "C'est moi. Albus Severus Potter."

Wendy se détacha un peu de lui, interloquée. Elle leva son visage gonflé et rougi par les larmes et le considéra un moment très sérieusement.

Il ne baissa pas les yeux, même si son cœur battait très fort.

- C'est toi, finit-elle par balbutier. "Toi… vraiment toi… Tu… tu es…"

Scorpius fit un pas vers eux, timidement.

- Tu es différent, compléta-t-il.

Albus hocha la tête.

- Oui. C'est moi. Juste moi.

Scorpius pencha la tête de côté un instant, fronçant ses fins sourcils sombres, puis ses yeux gris tumultueux s'apaisèrent et il sourit.

- Juste toi, oui. Mais le même.

Wendy gloussa de rire et se hissa sur la pointe des pieds pour embrasser son fiancé.

- Le même, répéta-t-elle. "Et je t'aime. Je t'aimerai même s'il faut tout réapprendre de toi. Je t'aime maintenant. Je t'aimais avant. Ça, ça ne changera jamais."

Elle renifla. Le sourire sur son visage était le plus beau au monde.

- On dirait une pomme d'api, dit Albus avec un sourire, en touchant le bout du nez de la jeune fille.

Puis il oscilla sur ses jambes et tomba lentement, gracieusement, comme une plume.

 

 

A SUIVRE...

Prochain chapitre : LE CHOIX DE SCORPIUS

 

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