Les Souffleurs de Lumière

Chapitre 24 : Le Pont des Soupirs

10360 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/11/2016 01:26

LE PONT DES SOUPIRS

 

 

Lorsqu'ils débouchèrent à l'autre bout du tunnel de glace, il faisait nuit. Ils jetèrent plusieurs sorts de protection autour du camp et s'endormirent rapidement. Au petit matin, ils réalisèrent qu'ils étaient au sommet d'une montagne.

L'air était vif et pur, les couleurs douces comme dans une aquarelle. L'herbe vert tendre était aussi soyeuse que du velours, parsemée de digitales pourpres et d'ancolies aux languissantes têtes mauves. De tièdes rochers gris tourterelle piquetés d'edelweiss immaculés s'offraient pour la sieste. Quelques nuages très blancs flottaient dans le ciel d'azur où un aigle jetait de temps à autre un cri perçant.

La vue était imprenable. Elle s'étendait à travers la vallée jusqu'à une chaîne de montagnes couronnées de neige qui se fondaient sur l'horizon. Les rayons de soleil glissaient sur les sapins d'émeraude touffus, tout en bas, scintillant à la surface d'un lac aussi clair qu'un miroir.

Avec un soupir d'aise, la Citrouille s'installa dans un creux moelleux de la pente, repliant ses longues pattes articulées. On aurait dit un gros bourdon satisfait. Après les tâches de la matinée, ils décidèrent de faire une pause et l'imitèrent. Christopher s'allongea même carrément, croisant les mains derrière la tête. Vivienne avait fait du thé et distribua des tasses à la ronde, ainsi qu'une assiette de biscuits au gingembre.

Quelques abeilles s'affairaient en bourdonnant dans la brise agréable. Ça sentait bon. Tout était incroyablement paisible et beau.

- Euphrosine aurait aimé cet endroit, dit quelqu'un.

- Calcifer aurait grillé une ou deux sauterelles, ajouta quelqu'un d'autre.

- Poivre aurait réfléchi à une recette à base d'ail des ours.

Ils rirent ensemble. Ils avaient l'impression d'être depuis toujours en voyage, d'avoir laissé leurs compagnons en arrière très longtemps auparavant – et en même temps hier. C'était un étrange sentiment, mêlé de nostalgie et de douceur. Il n'y avait pas d'amertume : ceux qui n'étaient plus là s'en étaient allés sans regrets.

- Scorpius, depuis combien de temps sommes-nous dans l'Axe ? demanda Terrence qui réfléchissait en enroulant machinalement la pointe de sa queue de cheval blonde sur ses doigts.

L'agent du gouvernement consulta son carnet, puis le glissa de nouveau dans la poche de sa veste.

- Vingt-un jours, répondit-il.

- Seulement ? s'écria Wendy.

- Déjà ? s'exclama Matilda.

Gunter sourit. Il but une gorgée de thé, contemplant les montagnes bleutées sur l'horizon, et croqua dans son biscuit. Quelques miettes tombèrent dans l'herbe et furent vite emportées par des fourmis.

L'aigle tournoyait, très loin au-dessus de leurs têtes. Son plumage blanc et roux était happé de temps à autre par l'éclat du soleil.

- Oh, dit soudain Albus d'une drôle de voix.

- Quoi ? demanda Christopher qui était couché à côté de lui, en soulevant paresseusement une paupière.

- On a de la visite, dit Terrence d'un ton amusé. "J'espère que personne n'a d'allergies."

Le géologue se redressa précipitamment, un peu inquiet, et ouvrit de grands yeux ébahis.

Ils n'étaient plus seuls sur la montagne.

De partout surgissaient des têtes blanches intriguées, comme si soudain leur lieu de camp était devenu le dernier endroit de rassemblement à la mode. Des bouquetins aux cornes d'ivoire, des marmottes rondes comme des flocons, mais aussi des lapins aux queues de coton et des moutons laineux s'approchaient pour les observer. Une souris grimpa sur la jambe de Vivienne qui poussa un hurlement. Puis un grizzly à la fourrure de neige montra son mufle renfrogné, suivi d'une douzaine de chèvres qui ne semblaient pas le moindre du monde inquiétées de sa présence. Un tamanoir au dos rayé de noir comme une redingote se prit d'amitié pour Christopher. Un lion rejoignit le groupe plus tard, d'un pas chaloupé, son épaisse crinière blanche ondulant dans la brise, et se coucha sur un rocher.

Albus n'avait pas besoin de bouger pour étudier cette faune étonnamment amicale. Il avait un serpent pâle comme une ficelle enroulé autour du poignet et un poussin-vautour aux plumes bourrues perché dans ses boucles noires comme une sorte de tamagotchi. Un cheval aux longues ailes neigeuses se pencha par-dessus son épaule pour lui brouter le t-shirt. Un gros chat s'étira en bâillant et se pelotonna sur ses genoux. Un agneau lui donna un coup de tête pour l'inviter à jouer puis s'enfuit en cabriolant.

Deux léopards mouchetés de crème et de café se mirent à suivre Scorpius pas après pas. Une espèce de gros dindon enfariné becqueta avec impatience la manche de Gunter, comme pour réclamer du biscuit. Matilda disparaissait sous un tas de lémuriens monochromes aux gros yeux noirs globuleux qui sifflaient et caquetaient en tripotant ses cheveux. Wendy jouait à lancer des bâtons à un sanglier albinos et à un chien de berger si poilu qu'on ne distinguait pas la tête de la queue. Terrence étudiait les sabots d'un vieil orignal blanchi.

La terre frémit et quelques petites pierres tressautèrent sur le sentier qui s'engageait dans la pente. Un mammouth au pelage laiteux montait à leur rencontre, lent et solennel, environné d'un vol d'aigrettes. Un couple de girafes décolorées le suivait en tricotant des pattes pour ne pas piétiner une famille de hérissons pressés.

Un héron se posta sur la citrouille et claqua du bec pour faire cesser les piaillements désordonnés d'un essaim de mouettes. A l'intérieur du véhicule, un furet et deux belettes mettaient à sac les placards avec leur copain blaireau et un jeune alligator se prélassait dans la baignoire.

Les herbivores ne paraissaient pas troublés par les carnivores. Albus fit le croquis d'une ourse en train de pousser devant elle une ribambelle de cannetons et d'un tigre blanc absorbé dans la toilette d'un bébé zèbre.

- Bon, cette fois, on sait ce qu'est l'Axe. C'est le paradis, dit Christopher en repoussant en  rigolant les papouilles du tamanoir.

- N'importe quoi ! couina Vivienne qui avait une peur panique des vaches et observait avec inquiétude la Longhorn en train de ruminer placidement, sans se soucier des louveteaux qui jouaient avec sa queue en balancier.

- Je ne sais pas si c'est une extension de l'Eden ou pas, dit Terrence en se redressant et en chassant une grenouille de son bras. "Mais ils sont marqués. Regardez, sur les sabots du cheval ou la croupe du lion, au milieu des taches des léopards, dans l'oreille de cette biquette. C'est toujours le même dessin, une espèce de triangle avec un trait vertical qui le traverse."

Il le traça dans l'air avec ses doigts.

- C'est une rune, dit Scorpius qui était occupé à gratter le crâne d'un de ses nouveaux amis aux mâchoires d'acier.

La panthère des neiges, vautrée sur les jambes de l'agent du gouvernement, baignait dans la plus complète béatitude.

- Jera, pour année ou la lettre J, compléta Albus en reposant le raton-laveur qu'il venait d'examiner.

- Qu'est-ce que ça veut dire ? demanda Wendy en essayant de se débarrasser de la chouette hulotte qui avait élu domicile sur sa tête et qui surveillait les alentours en se dévissant le cou.

Les deux jeunes gens haussèrent les épaules. Gunter abandonna les restes de son biscuit au dindon – ou était-ce un dodo ? – et se leva en brossant son pantalon.

- Peut-être que c'est pour…

Un coup de gong résonna à travers la vallée, lui coupant la parole. Ils sursautèrent tous, les poils dressés sur la nuque, mais les animaux se troublèrent absolument pas.

- Oh ! cria Matilda en pointant du doigt quelque chose qui émergeait du ciel au-delà des montagnes couronnées de neige dans le lointain.

Vivienne sortit sa longue-vue et la pointa sur l'objet.

- C'est un bateau, annonça-t-elle, stupéfaite. "Un énorme bateau voguant dans les airs."

- Pas de quoi être surpris après les Montagnes Flottantes et tout ce qu'on a traversé, dit Christopher d'un air ironique.

N'empêche qu'ils contemplèrent cette apparition avec une légère appréhension, qui se changea en excitation lorsque le gigantesque navire commença sa lente descente vers le lac au fond de la vallée.

Maintenant qu'ils le voyaient de plus près, ils pouvaient distinguer l'espèce de pagode sur le pont ovale et l'unique porte sur le côté, sur laquelle était gravée la même rune année. Il était entièrement fait de bois et des arabesques pourpres dessinaient un motif compliqué à la proue, une sorte de bouquet ou de créature tentaculaire.

Il ne se posa pas dans la prairie, s'arrêta à quelques mètres au-dessus du sol avec une espèce de soupir qui coucha l'herbe, fit frissonner les sapins et rida la surface brillante du lac. La porte bascula, établissant un ponton entre le bateau et le sol, puis le gong qui avait déjà résonné cinq ou six fois ébranla de nouveau la montagne.

Alors l'étrange troupeau d'animaux blancs se dirigea vers cette arche sans hésitation : les lapins bondissant comme des boules de coton, le lion toujours aussi majestueux, l'alligator à la traîne,  l'ourse poussant devant elle sa couvée de cannetons, les louveteaux trottinant derrière la vache, les aigrettes perchées sur le dos du mammouth, les singes accrochés au cou des girafes, les belettes et le furet dans les bois de l'orignal, le sanglier grognant et fouinant dans le sol, le chien avec son bâton, les chèvres en cabriolant avec les léopards, le chat sans perdre rien de sa nonchalance suprême.

Le dodo picora encore quelques miettes, puis se dépêcha de rattraper les autres en glougloutant avec indignation.

 Tout le monde s'était équipé de multiplettes et put constater le phénomène : chaque nouvel animal qui montait dans le bateau perdait son pelage immaculé pour reprendre les couleurs qu'on lui aurait naturellement attribué. Les carnivores disparaissaient à gauche, les herbivores à droite. Les oiseaux s'enfilaient sous le toit de l'arche comme de longues banderoles blanches.

Lorsque le dernier hérisson fut monté à bord, la lourde porte se releva lentement et se ferma hermétiquement. Puis le gong résonna une nouvelle fois et l'arche s'éleva vers le ciel.

Elle reprit son chemin, comme si cela n'avait été qu'une halte, et ils la suivirent des yeux aussi longtemps qu'ils le purent, jusqu'à ce qu'elle disparaisse derrière leur montagne en s'effaçant dans le bleu du ciel et la clarté soyeuse des nuages.

Alors seulement ils remarquèrent que de la vapeur montait dans la vallée. Le lac s'était évanoui, le vert profond des sapins se dissolvait comme de la peinture au bout d'un pinceau trempé dans l'eau, le soleil perdait sa chaleur et bientôt la brume commença à les environner.

Ils se hâtèrent de monter dans la Citrouille. De l'autre côté du pare-brise, le paysage fondait dans cette bruine feutrée. De minuscules gouttes se déposèrent sur la vitre et ils sentirent distinctement qu'il faisait plus froid.

- Alors, on était bien, c'était midi, on était dehors… et voilà, on va se retrouver de nouveau dans un trou bien glauque, maugréa Christopher.

Personne ne fit attention à lui. A part Wendy qui surveillait les alentours avec le périscope – sans succès, tout n'était que blancheur ouatée – les autres étaient autour de la table, en train d'aider Albus à lister les animaux venus vers eux.

A la fin de l'après-midi, ils avaient comptabilisé environ soixante-dix-sept espèces, dont la plupart n'était pas supposée vivre en haute montagne.

- C'est une chance qu'il n'en soit pas resté dans les placards ou la salle de bain, soupira Vivienne en jetant un coup d'œil un peu écœuré en direction des étagères mises à mal par les rongeurs, sur lesquelles étaient disséminées de petites crottes. Il y avait des toiles d'araignées sous les couchettes, un épi de maïs grignoté dans l'évier, un peu de vase au fond de la baignoire et le savon avait pris un sérieux coup de dents.

- Vous avez remarqué qu'il n'y avait aucune créature magique parmi ces animaux blancs ? dit Scorpius en fronçant ses fins sourcils noirs.

- Sauf peut-être ce drôle de poulet qui a becqueté la ration de Gunter, intervint Christopher.

- Il y a-avait un p-pégase, q-quand même.

- Non, c'était un cheval avec un cygne comme passager clandestin, rectifia Albus. "J'y ai cru aussi, mais ensuite les ailes sont parties de leur côté."

- Je me demande où allait ce bateau… dit Gunter, rêveur.

- Moi, ce que j'aurais voulu savoir, c'est s'il y avait un pilote, ajouta vivement Terrence.

- Ah, annonça Wendy, l'œil collé au périscope. "Le brouillard est en train de se dissiper."

Il fallut attendre encore quelques minutes avant que les sortilèges de détection de la Citrouille ne confirment qu'il n'y avait aucun danger, puis ils purent sortir.

- Qu'est-ce que j'avais dit ? grommela Christopher. "Un trou, évidemment."

- Eh bien, après tout, nous sommes supposés être sous terre, glissa Scorpius d'un ton ironique.

Mais c'était bien plus impressionnant qu'une simple grotte.

Ils étaient à l'orée d'une immense caverne de pierre noire dont le plafond pointillé d'éclats argentés, strié de veines bleues, scintillait comme une nuit étoilée. Un aqueduc naturel s'étendait devant eux, assez large pour que le véhicule puisse s'y déplacer à l'aise. De hautes stalagmites sombres montaient des profondeurs, comme des colonnes torsadées. Tout en bas, une lueur ondoyait, fugitive, éthérée.

Derrière eux, il n'y avait qu'un mur de galène, comme s'ils avaient surgi de nulle part.

- Je m'inquiétais de comment nous saurions dans quelle direction aller, maintenant que Calcifer n'est plus là pour nous guider, mais il semblerait que les Souffleurs aient pensé à ça, dit Gunter. "La route est toute tracée – il n'y a qu'une seule option : tout droit !"

Christopher sondait la résistance du pont et parut satisfait au bout d'un moment. Vivienne et Matilda s'étaient agenouillées au bord du vide et essayaient de comprendre ce qui éclairait tout au fond.

Malgré son vertige, Scorpius finit par les imiter, intrigué par ce qu'elles décrivaient.

C'était comme un flux d'énergie ou une rivière de soie éphémère, un froissement de tissu transparent ou d'eau vaporeuse. Cela ne faisait aucun bruit. C'était bleu – ou blanc – brillant et sombre à la fois, comme impossible à saisir. Cela chatoyait sans bruit, aussi léger qu'un voile soulevé par le vent et il s'en dégageait une impression de puissance, de réalité fugace, de mystère à peine effleuré.

- Vous entendez ces voix ? demanda Albus en penchant la tête de côté comme il l'avait fait avant qu'ils ne descendent dans le cercle d'or.

- Il n'y a pas de voix, dit fermement Christopher.

Gunter hocha la tête, ainsi que Matilda.

- Il y en a, protesta Vivienne en fronçant les sourcils. Elle repoussa en arrière sa lourde chevelure flamboyante et approcha son oreille du sol. "Ça vient d'en bas."

- Je les entends aussi, dit Wendy avec un léger frisson. "Mais je ne sais pas ce qu'elles disent."

Elle se tourna vers Terrence et s'aperçut qu'il contemplait le vide d'un air fasciné. Les reflets bleutés qui montaient du gouffre jetaient des éclats inquiétants sur ses lunettes rondes.

- Ter. Terri, tu les entends aussi ?

Le médicomage tressaillit quand Albus lui toucha le bras et releva la tête. Son regard un peu égaré croisa celui, soucieux, de la jeune fille.

- Qu'est-ce que tu disais ? Euh… oui. Oui, je les entends.

- Moi aussi, ajouta Scorpius d'une voix un peu rauque. "Je n'aime pas ça du tout. Cette "substance"… tout en bas… au Ministère de la Magie, dans le Département des Mystères, il y a une salle où se dresse une arche avec une sorte de voile exactement comme ça… et il ne faut absolument pas s'en approcher."

- Tu ne viens pas de nous livrer un secret d'importance nationale, là ? lança Terrence d'un ton de taquinerie forcée.

Ses yeux bleus étaient de nouveau fixés sur la rivière chuchotante au fond de la caverne.

- Je ne vous l'aurais pas dit si c'était top secret, riposta Scorpius, mais il avait l'air troublé.

- Bon, voilà ce qu'on va faire, dit Gunter en essuyant ses paumes moites sur sa robe de sorcier. "Je ne sais pas pourquoi certains entendent des voix et d'autres pas, mais on va se contenter de traverser, en faisant bien attention de ne pas s'approcher du bord. Non seulement la chute serait dangereuse, mais je pense qu'il vaut mieux éviter d'essayer de toucher cette… eau."

Ils se rangèrent sans difficulté à son avis. La Citrouille cliquetante à leur suite, ils s'engagèrent sur l'aqueduc de pierre noire, éclairés par l'éclat scintillant des filaments d'argent loin au-dessus de leur tête et par la lueur bleutée qui venait d'en bas. Ils passèrent entre d'autres massives colonnes et sous une arche de galène et décidèrent de s'arrêter pour le souper au-dessus d'un des prodigieux piliers naturels qui soutenaient le pont.

C'était un peu étrange d'être autour de la table avec la chaise vide d'Euphrosine, sans entendre ricaner Calcifer dans le globe de lumière, sans que Poivre ne soit en train de s'affairer près du fourneau.

- Cet aqueduc est interminable, dit quelqu'un pensivement.

- Je me demande jusqu'où il va, marmonna Vivienne en posant sa fourchette. "J'aimerais que nous sortions vite de là. Je n'aime pas du tout ce murmure constant."

Christopher était plutôt frustré de ne pas entendre "les voix" et s'étrangla en buvant son verre d'eau. Scorpius essayait d'oublier que la Citrouille était actuellement parquée sur un pont haut de plusieurs dizaines de mètres, au-dessus d'un flot de matière identifiée comme hautement mystérieuse/ dangereuse par le gouvernement. Matilda ne disait rien, mais elle mangeait comme une souris sur le qui-vive.

- Je ne comprends vraiment pas ce qu'est l'Axe… soupira Wendy en vidant ses oignons dans l'assiette d'Albus qui semblait perdu dans ses pensées et dont la part de gratin refroidissait.

- Je crois qu'il n'y a rien à comprendre, en fait, dit Terrence d'un ton qui s'anima peu à peu, passionné. "C'est comme la vie. Ce n'est pas quelque chose que tu gagnes ou qui s'achète. Tu la prends comme elle vient. Tu peux t'étonner ou étudier, choisir de maudire les circonstances ou de lutter, subir ou t'émerveiller. Il y toujours quelque chose de nouveau à découvrir."

Gunter hocha le menton.

- Nous sommes venus pour apprendre, aussi nous voilà élèves, acquiesça-t-il. "Depuis le début, nous avons appris beaucoup sur le monde, le passé, la nature… sur nous-mêmes, aussi… c'est comme un voyage initiatique."

Scorpius avala une bouchée avec difficulté. Il allait faire une réflexion sur les méthodes d'enseignement des Souffleurs ou de l'Axe – peu importait quelle était l'entité qui menait la danse vraiment – lorsque ses yeux tombèrent sur Albus qui n'avait toujours pas touché son repas.

- Hé, dit-il en lui donnant un léger coup de coude. "Y'a pas de cuissot d'antilope magique au menu, alors faut te contenter de ça."

Albus sursauta.

- Hein ? Euh, non, c'est bon. Je n'ai pas très faim, de toute façon.

Scorpius fronça encore plus les sourcils. Il tendit la main vers le front du jeune homme, mais Wendy fut plus rapide que lui.

- Il a de nouveau de la fièvre, souffla-t-elle en lançant un regard éperdu vers Terrence.

Le médicomage termina son assiette posément.

- Rien d'anormal après un plongeon dans l'eau glacée et toute cette agitation sur la montagne.

Il sourit.

- Ça va aller.

Scorpius émit un reniflement dubitatif, mais Albus adressa une grimace de reconnaissance au médicomage et les autres se détendirent.

- Si tu ne manges pas ces oignons, je peux les finir, dit Christopher. "Délicieux, ce gratin, non ?"

- C'est tellement plus facile d'apprécier quand on a préparé soi-même le repas, persifla Vivienne qui trouvait pour sa part qu'il y avait trop de fromage râpé.

Cette nuit-là, ils ne dormirent pas très bien. C'était comme si les voix indistinctes de la rivière en voile venaient soupirer dans leurs rêves. Ils se tournaient et se retournaient sur leurs couchettes, en proie à d'étranges cauchemars.

Albus toussait et Terrence dut se relever plusieurs fois pour s'occuper de lui. Vers cinq heures du matin, réalisant qu'il ne réussirait pas à se rendormir, le médicomage tira une chaise près du lit de son malade et se laissa tomber dessus en massant sa nuque fatiguée.

- Je vais changer de potion, dit-il d'un ton qui laissait deviner sa frustration et son épuisement. "Celle-ci ne fait plus aucun effet."

Sur l'oreiller, le visage d'Albus était rouge et en sueur. Il haletait encore de l'effort fourni pour reprendre sa respiration après la dernière crise.

- J'ai froid, souffla-t-il presque malgré lui.

- Tu grelottes, constata Terrence qui se pencha pour remonter la couverture sur l'épaule de son ami. "La fièvre a dû encore monter."

- ça ira mieux demain matin, promit Albus d'une voix enrouée.

Le médicomage mordilla l'intérieur de sa joue.

- Demain matin, c'est dans une paire d'heures… Et puis, je préfèrerai qu'on ait une vraie solution.

Il enleva ses lunettes et frotta ses yeux injectés de sang.

- T'es crevé, murmura l'éthologue d'un air coupable. "Tu peux jamais dormir tranquille à cause de moi…"

Terrence grimaça un sourire.

- Ne t'inquiète pas pour ma pomme. Quand j'ai passé mes exams pour entrer à la fac…

- … t'as dormi une heure par nuit pendant une semaine, compléta Albus en levant les yeux au ciel. "Ouais, ouais, je sais. Y'a pas de quoi te vanter. T'avais des yeux comme un panda et t'as piqué du nez dans une assiette de chili. On a failli se faire attraper pour entorse au code du secret magique."

Le médicomage gloussa de rire à ce souvenir.

- C'était le bon temps !

- Tu parles comme un vieux, se moqua Albus en cherchant une position plus confortable.

La potion commençait enfin à agir. La brûlure au fond de sa gorge s'engourdissait et la sensation d'avoir un couteau chauffé à blanc planté dans le poumon s'atténuait. Il respirait un peu mieux et les battements sous son crâne se calmaient. Il se sentait trop faible pour changer son t-shirt poisseux de transpiration et s'efforça d'oublier que son corps lui semblait roué de coups.

- Dis, Ter… Pourquoi tout le monde n'entend pas les voix ? demanda-t-il, la voix rauque à force de tousser.

- Dors, répliqua Terrence sans pitié. "Je ne suis pas le père Castor et de toute façon tu vas sombrer au milieu de l'histoire."

 Albus bascula sur le côté, nichant la couverture sous son menton comme un enfant. Ses boucles noires retombaient en désordre sur ses yeux verts brillants de fièvre.

- S'te plaît…

Le médicomage soupira à cette moue désarmante.

- D'accord, mais pas longtemps.

Albus sourit et Terrence pensa que ce devrait être interdit d'avoir autant de charme sans le faire exprès. Ce n'était pas étonnant que Wendy ait choisi le cadet Potter et il était certain que ce n'était pas le dragon qui exerçait cette fascination sur Scorpius. Il y avait quelque chose de vraiment spécial dans ce regard sincère.

Il aurait voulu qu'Albus ne soit pas aussi courageux, aussi innocent, aussi bêtement fidèle dans son amitié.

Tout aurait été tellement plus facile…

Il soupira, se pencha en avant, posant ses coudes sur ses cuisses et joignant les mains sous son menton.

- Scorpius a une théorie à ce sujet, dit-il. "Il pense que nous pouvons entendre les voix parce que nous avons vu la Mort. Je ne parle pas de Poivre, mais de lorsque nous étions dans les Hébrides. La Mort dans le sens brutal et injuste du terme. Celle qui fauche d'un coup, sans la moindre hésitation."

- Celle donnée par un meurtrier, dit Albus en fermant les yeux un instant pour chasser les images qui hantaient encore ses souvenirs.

Une vague hurlante de rebelles fanatisés par l'influence d'un dragon qui avait perdu son âme…

Il frissonna, mais ce n'était pas à cause de la fièvre.

- Ou celle qui arrive par accident, précisa Terrence qui était passé en mode analyse d'information. "Genre, tu traverses la rue et quelqu'un explose devant toi."

- Charmant. Pourquoi Gunter n'entend pas les voix ? Tu m'avais dit que sa famille avait été assassinée par des Inferi pendant la Première Guerre des Sorciers…

Le médicomage réfléchit rapidement.

- Il ne l'a pas vu. Il les a trouvées comme ça en revenant de son séminaire.

Le cœur d'Albus se serra.

- ça a dû être horrible…

- Sans doute, dit distraitement Terrence. "Ce qui m'intrigue, c'est pourquoi Vivienne les entend aussi. C'est une lady, elle n'est jamais partie en guerre."

- Son mari est un pirate, suggéra l'éthologue.

- Ah. Ouais, ça expliquerait certaines choses, bâilla le jeune homme blond.

Il invoqua un nouveau sort pour délasser les muscles contractés de ses épaules, mais sans succès. Visiblement, il y avait une limite à ce que la magie pouvait faire quand vous aviez dépassé le seuil tolérable du manque de sommeil.

Les paupières d'Albus s'alourdissaient et sa respiration se faisait plus profonde, même si le gargouillement inquiétant qui raclait au fond de ses poumons était toujours là, en sourdine.

- Maintenant, ce que j'aimerais comprendre, c'est pourquoi on ne peut pas toucher cette flotte fantôme. Scorp' avait l'air positivement affolé à l'idée qu'on puisse vouloir essayer. Je ne sais pas quel genre d'avertissement ils ont mis autour de l'arche qui est au Département des Mystères, mais il…

Terrence mâchouilla un sourire navré en s'apercevant que le malade s'était endormi. Il se pencha de nouveau, bordant un peu mieux la couverture autour de son ami. Il écarta une boucle noire du front brûlant de fièvre et lâcha un autre soupir.

- Dors, murmura-t-il. "Et, s'il te plaît… s'il te plaît, ne me laisse pas tomber… montre-moi que t'as encore des réserves… demande de l'aide à ton coloc, je sais pas… mais… "

 Sa voix s'étrangla.

- Ne meurs pas, Al… je ne pourrais pas supporter ça…

Il ferma les yeux et inspira profondément, serrant les poings pour combattre les larmes qui menaçaient de l'étouffer.

Dans l'obscurité de la Citrouille, sa haute silhouette mince tremblait. La lueur bleutée qui montait du gouffre et chatoyait à travers le pare-brise glissait à peine un liseré brillant sur ses lunettes rondes.

Les voix chuchotaient dans le silence de la nuit.

 

oOoOoOoOo

 

Il ne semblait pas y avoir de fin à cette enfilade de galeries sombres aux voûtes scintillantes. Sous l'aqueduc interminable, la rivière éthérée continuait à soupirer, entortillant ses volutes de vapeur bleue autour des impressionnants piliers de galène.

Matilda se plaignait de migraines et Christopher n'arrêtait pas de frotter ses tempes. Gunter allait bien, mais il se demandait si ces deux-là étaient affectés par le murmure de voix indistinctes qu'entendaient les autres.

Terrence semblait ailleurs. Il n'était pas concentré, préoccupé par quelque chose qui semblait drainer toute son énergie. Il se dérobait devant les questions et oubliait des choses aussi simples que de mettre un verre devant le pichet avant de se servir à boire. Il portait sa blouse à l'envers et Vivienne avait émis des hypothèses effrayantes sur la dernière fois qu'il s'était lavé les cheveux.

Un peu de son enthousiasme habituel revint cependant lorsque des ruines se mirent à se creuser dans la pierre noire de la caverne : des bouts d'escaliers qui ne menaient nulle part, des pans de murs aux fenêtres scellées de pyrite, des ébauches de statues enfouies dans les parois striées de veines brillantes. Puis des gravures immenses se dessinèrent comme les vestiges d'un panthéon : un château flottant au milieu des nuages, des engins volants qui ressemblaient à des moustiques, des robots aux mêmes traits que les géants de pierre qu'ils avaient vu dans la grande allée avant la cité engloutie.

Ce soir-là, après le souper, Gunter et le médicomage passèrent un grand moment à comparer les croquis faits dans la tour des Faucheurs avec l'architecture qui s'esquissait dans leurs nouvelles observations. Matilda et Christopher étaient allés se coucher de bonne heure avec des potions dont ils espéraient qu'elles étaient bien destinées à soigner leur mal de tête – Terrence avait provoqué une mini-tragédie en donnant à Vivienne un dépuratif au lieu d'un remède pour les courbatures.

Scorpius s'était assis à distance prudente du vide, mais de façon à pouvoir contempler les reflets bleus fugaces de la rivière de brume. Les sourcils froncés, penché sur son carnet, il mordillait le bout de sa plume en réfléchissant quand il entendit s'approcher le clapotis familier des béquilles d'Albus.

- ça ne t'ennuie pas que je te tienne compagnie ?

Le jeune agent du gouvernement releva la tête avec un sourire.

- Pas du tout. Mais tu n'es pas supposé te reposer ?

- Meuh non.

Ils parlèrent un peu des nouvelles découvertes, de la rune gravée sur le bateau des animaux blancs, des traductions possibles du bas-relief de la fresque, de ce que Poivre aurait trouvé à dire de terriblement pince-sans-rire sur l'erreur de Terrence, des mises en garde du Département des Mystères au sujet de l'arche voilée.

Après ça, ils restèrent un moment en silence, côte à côte, tranquilles. Il n'y avait rien besoin de dire, ils étaient bien, comme lorsqu'ils étudiaient ensemble au sommet de la Tour d'Astronomie, autrefois.

Puis Albus changea de position.

- Tu me prêtes ton épaule, comme quand on était gamins ? Je suis fatigué… murmura-t-il en joignant le geste à la parole sans attendre la réponse.

Scorpius soupira en sentant le poids familier contre lui. Les cheveux noirs lui chatouillèrent le menton. L'odeur de poil de chat mouillé et de sueur fiévreuse était plus forte que le reste, mais il pouvait encore sentir la fragrance de son enfance : savon au chèvrefeuille, encre de Chine, parchemin craquant.

Il ferma les yeux un instant, essayant de bloquer le murmure de voix indistinctes qui le rendait si nerveux, puis les rouvrit en entendant grincer la porte de la Citrouille.

Des pas légers, les jambes d'une salopette usée et des baskets passèrent devant lui.

Wendy ne s'arrêta pas et ne dit rien. Elle se contenta d'aller s'asseoir un peu plus loin, près du bord du pont, les doigts enroulés autour de sa tasse de thé fumante.

Scorpius eut la brève vision d'un compartiment du Poudlard Express et du regard misérable qu'une adolescente avait posé sur lui, et il osa relever la tête.

Wendy les contemplait, mais il n'y avait plus aucune trace de jalousie amère dans ses yeux. Elle fit un petit geste du menton, l'air attendrie. Il comprit qu'Albus s'était endormi et sourit en réponse.

Plus tard, Terrence vint se poser à côté de la jeune fille et partagea ses observations avec eux. Ses yeux bleus brillaient et ses cheveux blonds étaient aussi ébouriffés que lorsqu'il avait quatorze ans. Al se réveilla et le taquina  avec les deux autres.

Tout était bien. Ils étaient les Quatre de Poudlard, les inséparables, et ça ne changerait jamais.

 

oOoOoOoOo

 

Le troisième jour, ils parvinrent au bout de l'aqueduc.

C'était un croisement.

La route continuait tout droit jusqu'à une grande arcade sous laquelle filtrait un doux soleil automnal à travers le brouillard. Ils sentaient la brise tiède charrier une odeur de fumée et de terre humide, de tarte aux noix et de chocolat chaud. Quelques feuilles rousses virevoltaient devant le passage illuminé d'une clarté dorée. Ils s'attendaient presque à entendre le sifflet du Poudlard Express et les appels joyeux sur le quai de la gare.

Mais il y avait aussi sur le côté un sentier de pierres noires ébréchées qui montaient en direction d'une grande arche d'obsidienne sous laquelle ondulait doucement, dans un frémissement de voix murmurées, un voile argenté.

Pendant quelques instants ils restèrent comme subjugués, fascinés, la tête levée et contemplant la porte aux reflets ondoyants, puis Albus tressaillit et fit cliqueter ses béquilles sur le sol, ce qui tira les autres de leur torpeur.

-  Bon, ben, le choix est vite fait, dit Christopher avec un entrain forcé. "Il faut aller tout droit. Personne de sensé ne voudrait tenter l'ascension de ces débris de plafond."

Gunter se racla la gorge.

- ça me parait logique, dit-il. "En plus, nous savons qu'il ne faut pas toucher cette substance."

- Tout à fait, confirma vivement Scorpius.

- Et puis léviter la Citrouille sur un support aussi instable serait complètement fou, ajouta Wendy.

- Adjugé, dit Vivienne nerveusement.

- Ok-kay, bredouilla Matilda en jetant un regard soulagé en direction du passage ensoleillé et accueillant.

- Non, dit Terrence d'une voix claire et distincte.

Il eut un instant de silence interloqué, puis ils se tournèrent vers lui.

- Hein ? balbutia Scorpius.

Le médicomage secoua la tête.

- Vous pouvez aller de ce côté si vous voulez, mais moi je monte.

- Tu plaisantes ? s'écria Christopher, incrédule.

Mais Terrence avait l'air très sérieux.

- Ne dis pas n'importe quoi, protesta Wendy en rejetant en arrière ses courts cheveux châtains, l'air soudain aussi féroce que lorsqu'elle était sur le point de passer un savon à des tricheurs au Quidditch.

Les yeux verts d'Albus sondèrent le visage de son meilleur ami, puis une expression alarmée crispa ses traits.

- Tu ne peux pas faire ça, lança-t-il.

- Et pourquoi ? riposta le médicomage avec une pointe d'impatience.

Il se tourna vers Gunter d'un air de défi.

- Vous n'avez aucunement le droit de m'en empêcher. Je suis majeur.

Le vieil homme enleva ses lunettes et les essuya sur un coin de sa robe de sorcier, puis les remit. Son front se rida.

- C'est vrai, dit-il. "Mais je vous en prie, ne me chargez pas d'annoncer à vos parents que vous avez perdu votre vie pour ne pas rater une expérience scientifique."

- Il a raison ! intervint Vivienne, furieuse. "Imaginez comme ce serait atroce pour eux ! Sans compter que c'est idiot ! Scorpius Malefoy nous a assuré que c'était dangereux !! En plus, si le ministère a déjà un échantillon, qu'essayez-vous de prouver de plus ?"

Les yeux bleus de Terrence se firent durs.

- Je n'essaie pas de prouver quoi que ce soit. C'est mon choix. Maintenant dépêchez-vous de traverser par le grand passage et laissez-moi suivre mon chemin.

Il y une bousculade, les béquilles résonnèrent en tombant sur le sol et Matilda lâcha un couinement étranglé. Albus s'était rué sur Terrence et l'avait attrapé par le col.

- Tu ne vas pas faire ça ! grinça-t-il.

Le médicomage se contenta de détacher doucement la main qui froissait sa chemise et de rappeler les béquilles d'un coup de baguette magique. Il les tendit à son ami, puis planta son regard décidé dans les prunelles d'émeraude bouillonnantes d'indignation.

- Tu n'as pas le droit de me dire ce que je dois ou peux faire, dit-il simplement. "C'est mon moment, je le sais."

Il frotta machinalement sa nuque, eut une espèce de petit rire.

- Je… je le sens, expliqua-t-il doucement. "Je pensais que… que renoncer, c'était forcément perdre quelque chose. Mais… renoncer, c'est choisir ce que l'on veut abandonner."

Un silence atterré accueillit ses paroles.

Sous le pont des soupirs, la rivière bleutée s'enroulait en silence, fugace, lumineuse. En haut du sentier de pierres noires flottantes, le voile de l'arche scintillait.

- Alors qu'est-ce que tu abandonnes ? demanda soudain Albus d'une voix dure.

Terrence sourit, mais ne répondit pas.

A la place, il se tourna vers Gunter.

- Je suis désolé de vous imposer cela, dit-il avec chaleur. "Vous avez été un formidable chef d'équipe et j'aurais souhaité pouvoir étudier l'Axe avec vous pendant plus longtemps."

-Terrence, supplia Wendy.

Le médicomage fit un pas en avant et serra la main de Christopher.

- Merci de m'avoir montré l'exemple. Sans toi, je ne sais pas si j'aurais su comment affronter mon épreuve.

- Swanson, cesse immédiatement tes bêtises, gronda Scorpius.

- J'ai été content de faire votre connaissance. J'espère que vous me pardonnerez d'avoir toujours été du mauvais côté des blagues de Calcifer, lança le jeune homme blond en rejetant sa queue de cheval dans son dos et en adressant un clin d'œil à Vivienne.

- Arrête, siffla Albus.

Terrence l'ignora et défit la boucle de son sac. Il en extirpa une flopée de notes gribouillées et une pile de livres, avant de finalement se mettre à rire et de tout refourrer dans la besace. Il passa la bandoulière au-dessus de sa tête et la tendit à Gunter.

- En fait, je crois que ça vous sera plus utile qu'à moi, gloussa-t-il.

Le vieux chef d'équipe jeta un coup d'œil en direction de l'agent du gouvernement qui fulminait, d'Albus qui frémissait de rage désespérée et de Wendy qui pressait ses mains sur sa bouche, comme si elle ne savait pas si elle devait se mettre en colère ou sangloter.

- Terrence. Etes-vous bien sûr de cela ? Nous ne savons pas ce qui va vous arriver. Je ne sais pas vraiment si je devrais vous laisser tenter… Si le voile est… si le voile vous…

- S'il le tue, compléta Scorpius d'une voix qui tremblait de rage. "Parce que c'est ce qui va se passer. Oh, ne vous leurrez pas. Il ne reviendra pas. Il est parti pour crever aussi bêtement qu'une mouche sur une lampe. Le ministère ne sait peut-être pas exactement ce qu'est cette arche, mais il est sûr d'une chose : on y disparait pour ne plus jamais revenir. Ce n'est pas une expérience : c'est un suicide !"

Le médicomage secoua de nouveau la tête.

- Non, tu ne comprends pas. Je…

- Je comprends que tu es devenu dingue, voilà ce que je comprends ! cria le jeune agent du gouvernement, les narines dilatées, les phalanges blanches à force de serrer les poings. "Si le ministère a jugé bon de boucler un bout de voile derrière un quadruple système de sécurité magique inviolable, tu ne crois pas que c'était pour une bonne raison ?"

- Peut-être qu'ils ont tout simplement jugé que le monde n'était pas encore prêt pour ça. Qu'est-ce qu'on en sait, ce qui nous attend de l'autre côté est peut-être une nouvelle vie complètement passionnante. Un autre plan d'existence, ou une autre planète, une bibliothèque remplie de toutes les connaissances passées, présentes et à venir…

- Ou le néant ! hurla Scorpius. "Pourquoi tu veux faire ça ? C'est de la folie, c'est tout !"

- Si tu me laissais parler, tu accepterais mon choix, protesta Terrence.

- On attend que ça, que tu parles, cracha Albus.

Sa voix était aussi acide que du venin, mais ses yeux verts étaient pleins de larmes.

- S'il te plaît, Terrence, n'essaie pas de faire ça, intervint Wendy en s'approchant de leur ami et en s'accrochant à son bras. "C'est trop dangereux, tu vois bien."

- Elle a raison, bégaya Christopher qui commençait seulement à réaliser ce qui était en train de se passer. "Ecoute, mec, tu…"

Vivienne l'interrompit en lui posant la main sur le bras et le fit reculer un peu à l'écart où Gunter les rejoignit avec Matilda.

Terrence contemplait Wendy.

Il finit par tendre la main et hésita, comme s'il allait lui caresser la joue. Puis il se contenta de ranger une mèche châtain derrière l'oreille de la jeune fille.

- Je t'aimais, murmura-t-il. "Mais pas assez. Pas comme tu le mérites. Pas comme on doit s'aimer, en sacrifiant chacun un peu pour l'autre. Moi, je t'aurais rendue malheureuse. Je t'aurais tout pris, mais je n'aurais pas su te donner. Tu serais passée en second, toujours. Pardonne-moi."

Wendy hoqueta.

- Je suis désolée, balbutia-t-elle en se mettant à pleurer. "Je t'en prie, ne pars pas à cause de moi. Tu n'es pas obligé de tenter ça. Pardon, je savais pas, je… Y'a un tas d'autres choses à découvrir dans le monde, tu peux…"

Il fit non du menton, doucement. Puis se pencha et l'embrassa sur le front.

- Adieu, Wendy.

Albus attendit à peine que le médicomage ait fait un pas en arrière pour se jeter de nouveau sur lui.

- Tu n'es qu'un lâche, rugit-il. "Tu pouvais sacrifier notre amitié, tu pouvais tout saccager, essayer de la voler, et tout ce que tu fais, c'est t'enfuir ? Tu n'as pas le droit !"

Terrence n'essaya pas de le repousser, mais au contraire l'entoura de ses bras, le soutenant avant qu'il ne vacille sur sa jambe valide. Il posa la tête sur l'épaule de son meilleur ami et ferma les yeux un instant.

- Oui, je suis un lâche, souffla-t-il.

Son cœur se gonfla et sa voix se brisa soudain.

- Je suis un lâche parce que je préfère partir avant… chuchota-t-il. "Parce que je ne suis pas assez courageux pour traverser ça… parce que je ne peux pas supporter de te voir mourir… sans que je puisse rien faire… je suis désolé, Al… je suis vraiment désolé…"

Albus se raidit.

Pendant un instant il sembla figé comme une statue de sel, puis ses mains bougèrent lentement et vinrent se refermer sur le dos maigre en blouse blanche.

- C'est pas une bonne raison, ça, hoqueta-t-il en étreignant son meilleur ami.

Wendy s'élança et les serra tous les deux dans ses bras, les joues ruisselantes.

Sous le pont, les vagues de vapeur bleutée se gonflaient sans un bruit. Au plafond, les éclats de quartz et d'argent brillaient silencieusement. Même les voix de l'au-delà semblaient s'être tues.

Matilda reniflait. Vivienne se tamponnait les paupières avec son mouchoir. Christopher avait les mâchoires serrées. Gunter contemplait la scène d'un air d'infinie tristesse.

Scorpius n'avait pas fait un mouvement.

Ses lèvres étaient si serrées qu'elles ressemblaient à une fine ligne décolorée et ses yeux gris avaient pris une teinte mauve d'orage. Tout le sang s'était retiré de son visage.

- Attends ! dit-il soudain d'une voix aigüe et glacée. "Celui qui voyait clair se perdra sans comprendre. C'est forcément de toi dont il s'agit. Tu es le plus intelligent de nous tous. Alors ne mets pas ton cerveau en veille quand ça t'arrange. Tu ne vois pas que la prophétie nous avait prévenus ?"

Terrence se détacha doucement de Wendy et Albus et se tourna vers l'agent du gouvernement.

- Tout le principe d'une prophétie, c'est d'être interprétée. Je ne crois pas que je devais me perdre à la fin. J'ai été bien assez perdu jusque-là… ajouta-t-il d'un air sombre. "C'est maintenant que ça commence à devenir évident."

- Alors on peut réécrire la prophétie, intervint Albus d'une voix forte. "Euphrosine a dit que le destin se façonnait avec nos choix. Tu peux faire le choix de ne pas aller là-bas et..."

- Je peux aussi faire le choix d'y aller, interrompit Terrence. "Si je ne prends pas cette décision, je le regretterai toute ma vie."

Il frotta de nouveau sa nuque.

- Je sais que c'est le bon choix. C'est mon chemin, Al. Le chemin sur lequel je dois aller seul. On est adultes, maintenant. Je ne peux pas toujours vivre à travers toi.

Il sourit, sans s'apercevoir que des larmes coulaient sur son visage, brillantes dans la lueur de la rivière froufroutante.

- En plus, je suis certain que là-bas, je vais pouvoir faire un tas d'expériences, sans jamais craindre de risquer de faire exploser Poudlard ou mes meilleurs amis.

Scorpius secoua frénétiquement le menton.

- Non, hoqueta-t-il.

Terrence s'approcha de lui et lui tendit la main.

- Adieu, Malefoy. Je te confie le reste.

Le jeune homme blond leva ses yeux gris qui s'embuaient et fit de nouveau non de la tête. Terrence sourit.

- Je sais que tu seras capable de sortir victorieux de ton épreuve quand elle viendra. Allez, serre-moi la pince, idiot.

Et comme Scorpius ne faisait pas mine d'obtempérer, le médicomage le souleva dans une embrassade de grand frère avant de le reposer au sol en riant des protestations de son ami.

- Voilà, c'est mieux comme ça, gloussa-t-il.

Puis il se tourna vers Gunter et les autres et les salua gravement, avant de s'engager sur la première pierre qui flottait au-dessus du gouffre. Elle s'enfonça un peu, sans céder. Mais dès qu'il eut posé le pied sur la seconde, la première commença à s'effriter. Les débris tombèrent en silence dans les soieries éthérées qui s'enroulaient tout au fond et disparurent avec un bref éclat, comme des étoiles filantes.

- Attends ! cria Albus en faisant un mouvement pour suivre Terrence. "Tu peux pas partir comme ça ! Qu'est-ce qu'on va faire sans toi ?"

Le médicomage se retourna légèrement, dans un mouvement gracieux de sa blouse blanche. Ses yeux bleus sourirent malicieusement et il esquissa un geste de la main à hauteur de son front. Puis, sifflotant la chanson du dragon apprise dans les Hébrides, il continua à monter.

- Terrence ! Fais de ton mieux là-bas ! cria Wendy, les mains en porte-voix. Ses joues ruisselaient toujours, mais elle s'efforçait de sourire. "Deviens le meilleur sorcier scientifique et trouve un moyen de revenir de ce côté du voile, okay ? On t'attendra !"

Les pierres continuaient à se réduire en poussière les unes après les autres, tombant lentement, sans bruit, dans le gouffre chatoyant de lumière bleutée.

Scorpius hésita, puis il se mit à agiter les bras lui aussi.

- Merci de tout ce que tu m'as appris ! cria-t-il. "Merci pour toutes les fois où tu as séché mes fringues en classe ! T'es vraiment un mec bien ! Et t'es le seul né-moldu à avoir impressionné mon père !"

Terrence gloussait de rire en continuant son ascension, d'un pas aussi dansant que dans les escaliers de Poudlard, les mains dans les poches de sa blouse. Sa queue de cheval balayait joyeusement son dos.

- Ter ! Terrence, attends ! cria de nouveau Albus. "Attends, s'il te plait ! Réfléchis encore !"

Mais le médicomage était déjà presque en haut. Il se retourna une dernière fois et son visage était très sérieux – un peu effrayé, aussi – mais ses yeux brillaient d'un éclat qu'ils connaissaient bien : celui qui précédait une expérience.

Il ne cria pas, mais il articula avec soin.

"Adieu, Al."

Puis il prit une grande respiration et traversa résolument le voile. Pendant un instant la lueur bleue ondoyante étincela, enveloppant le long corps maigre de Terrence, puis il disparut.

- TERRENCE !

Albus se courba en s'étranglant sur une quinte de toux, crachant et s'étouffant. Il tremblait de tout son corps et hurla soudain de douleur. A ce moment-là, il y eut un horrible craquement d'os et un nuage de plumes noires explosa dans son dos, déchirant son t-shirt et éclaboussant d'une gerbe de sang la pierre sombre. Les deux ailes du dragon se déployèrent, immenses, mais le jeune homme n'eut pas la force de faire plus d'un pas en avant.

Il tomba, mais Wendy le rattrapa, le serra dans ses bras de toutes ses forces.

- Non, implora-t-elle. "Non, pas toi aussi… Reste… non, s'il te plaît, non…"

Scorpius se rua vers eux et ceintura son ami désespérément.

- N'y va pas ! Je t'en prie, n'y va pas !

- Terrence ! supplia Albus, la voix cassée.

Gunter et Christopher se précipitèrent vers eux et à eux quatre ils réussirent à maintenir à terre le jeune homme dont les ailes se froissaient en répandant des plumes d'ébène de partout. Matilda sanglotait éperdument et Vivienne lui tapotait dans le dos en essayant de reprendre le contrôle de sa propre respiration entrecoupée.

Quand Albus cessa de se débattre et s'effondra, épuisé de souffrance et de chagrin, Wendy le lova contre elle pour le bercer. Scorpius se laissa couler à terre. Il avait le visage giflé et griffé, le corps endolori et le cœur lourd. Il se sentait misérable, exténué, complètement vaincu.

Il caressa machinalement une des longues ailes et la sentit trembler sous sa main.

- Maintenant que Swanson n'est plus là, qui va nous dire quoi faire quand tu te métamorphoses comme ça ? souffla-t-il d'une petite voix fragile.

- On s'en sortira. Terrence nous fait confiance, dit Wendy d'un ton déterminé, au-dessus de la tête aux cheveux noirs qui reposait contre elle. "On ira jusqu'au bout et on trouvera les Souffleurs. Ils nous aideront. Et ensuite on sortira de l'Axe, tous ensemble."

Gunter la regarda avec fierté, Christopher avec admiration. Les deux autres femmes acquiescèrent timidement.

L'aqueduc de pierre noire chatoyait aux reflets bleus du voile sous l'arche et tout au fond du gouffre.

Alors, pour la première fois, dans le silence de la caverne au plafond scintillant, les voix devinrent distinctes.

L'une d'entre elles fredonnait une chanson avec insouciance.

- Hé, Dragon… on a sauté dans le premier wagon… mais ne t'en fais pas… je s'rai là pour toi…

Dans les bras de Wendy, Albus se mit à sourire à travers ses larmes.

 

 

A SUIVRE...

Prochain chapitre : HUMAIN

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