Le Prix à payer - Highlander Fanfiction
Judée, 38 apr. J.-C.
Le souffle de l'air chaud caressa son visage tandis qu’Aélis ouvrait les yeux. Elle était couchée sur un sol aride et rocailleux, sous un ciel où l’aube naissante teintait l’horizon de nuances pourpres et orangées. Autour d’elle, un paysage désertique s’étendait à perte de vue, parsemé de buissons rabougris et de pierres usées par les vents. L’air était chargé d’une odeur de terre sèche et de poussière, et en arrière-plan, les montagnes du désert de Judée se dessinaient dans une lumière diffuse.
Elle se redressa lentement, groggy, et réalisa avec une gêne aiguë qu’elle était complètement nue. Le vent matinal, encore frais, mordait sa peau. Elle scruta l’environnement, les sens en alerte. Rien ni personne à l’horizon.
Elle se mit à marcher prudemment, ses pieds foulant la terre rude. Après quelques centaines de mètres, elle aperçut un vieux sac abandonné, en partie déchiré. Elle l’enroula autour de la taille pour couvrir sa nudité, nouant les extrémités du mieux qu’elle put.
Alors qu’elle avançait, cherchant un abri ou des signes de vie, elle aperçut au loin une silhouette féminine courbée sous le poids de jarres en terre cuite. La femme marchait lentement, suivant un chemin sinueux qui semblait mener à un puits. L’immortelle hésita, consciente de son apparence et du risque d’éveiller la méfiance. Mais elle n’avait guère le choix. Rassemblant son courage, elle s’approcha, veillant à ne pas paraître menaçante.
La femme, une figure austère mais bienveillante, releva la tête en entendant ses pas. Son visage, buriné par le soleil, portait des signes de fatigue, mais ses yeux étaient empreints de douceur. Elle s’arrêta, visiblement surprise de croiser quelqu’un ici.
— Qui es-tu ? demanda-t-elle dans une langue ancienne qu’Aélis comprit immédiatement grâce aux connaissances emmagasinées dans son esprit par les Quickenings qu’elle avait reçu.
Elle marqua une pause, réfléchissant à ce qu’elle devait dire. Elle savait que révéler son vrai prénom pourrait poser problème dans le futur, si son existence venait un jour à être connue des historiens.
— Je m’appelle Marie, répondit-elle finalement, choisissant un nom intemporel qui ne susciterait pas de soupçons.
La femme la dévisagea avec curiosité, puis sembla accepter son histoire sans poser davantage de questions.
— Viens avec moi.
La femme, qui se présenta sous le nom de Judith, conduisit Marie à sa communauté, nichée dans un petit village aux abords du désert. Les maisons étaient construites en pierre et en torchis, simples mais robustes, et l’atmosphère qui y régnait était empreinte de calme et de recueillement. Les Esséniens, une communauté pieuse et austère, vivaient selon des règles strictes de pureté, de méditation et de travail manuel.
Marie fut accueillie avec méfiance par certains, mais Judith insista sur le fait qu’elle avait trouvé la jeune femme en détresse. On lui offrit des vêtements simples, une tunique de lin brut, et on l’invita à participer aux tâches quotidiennes en échange de nourriture et d’un toit.
*
Au fil des semaines, Marie s’adapta à sa nouvelle vie. Elle participa aux tâches quotidiennes, partagea les repas et observa avec attention les rituels de la communauté. Les Esséniens vivaient dans une simplicité absolue, détachés des tumultes du monde extérieur, en quête d’harmonie et de pureté. Elle suivit leur enseignement avec une application silencieuse, écouta leurs prières sans jamais y prendre part, apprit la méditation sans en chercher le sens profond. Lorsqu’elle s’asseyait sous le ciel étoilé, les jambes croisées, tentant de vider son esprit, ce n’était pas la sérénité qu’elle trouvait. C’était une silhouette à la robe brune, une voix grave murmurant des paroles qu’elle ne voulait pas oublier. Mais elle ne laissait rien paraître.
Pendant son séjour, elle chercha discrètement un moyen de se procurer une arme. Les Esséniens prônaient la non-violence, mais elle savait que leur foi ne protégerait pas leur communauté si le danger venait à les trouver. Elle réussit à convaincre un potier, qui travaillait aussi le métal, de lui façonner une lame rudimentaire en échange de son aide dans son atelier. Elle cacha l’arme sous sa couche, un secret de plus à ajouter à ceux qu’elle portait déjà.
Les années passèrent et, en apparence, elle faisait partie des leurs. Elle connaissait les noms de chacun, partageait leur quotidien et respectait leurs coutumes. Mais elle n’était jamais vraiment des leurs. Elle n’avait ni leur foi ni leur sérénité. Elle ne s’attachait pas.
Elle attendait. C’était ce qu’elle faisait depuis son arrivée dans ce temps lointain. Elle le savait, au fond d’elle. Elle ne construisait rien, ne se projetait pas, ne cherchait pas à s’ancrer dans ce monde. Ce refuge n’était qu’une parenthèse, un lieu de transition avant le véritable moment. Elle en était convaincue. Tout cela n’était qu’un passage obligé avant l’instant où elle retrouverait Darius.
Elle n’avait jamais révélé ce qu’elle était. L'immortalité aurait fait d’elle une étrangeté, une menace peut-être. Mais ce silence n'était pas seulement une question de survie. Jehan l'avait avertie : tuer un mortel pouvait altérer l’avenir, et elle ne pouvait pas risquer de créer un paradoxe. Alors elle se conformait aux principes des Esséniens, du moins en surface. L’idée que la violence ne soit pas la seule réponse, que la force puisse être autre chose qu’une arme, commençait à s’imposer à elle. Mais elle ne se berçait pas d’illusions. Le monde extérieur ne partageait pas ces idéaux. La violence existait, inévitable, et tôt ou tard, elle y serait confrontée.
Les années passèrent, et elle s’enfonça dans cette routine. Ses cheveux, qu’elle avait gardés courts si longtemps, poussèrent librement. Elle apprit à survivre dans ce monde ancien, à patienter, à masquer son impatience sous une fausse sérénité. Pourtant, au fil du temps, elle remarqua les regards inquisiteurs. Les femmes qui avaient eu son âge à son arrivée portaient désormais les marques du temps, alors qu’elle restait inchangée. Elle savait que son départ était inévitable. Avant que les murmures ne se transforment en soupçons, avant que sa nature immortelle ne soit découverte, elle devait partir.
*
Un matin, elle se rendit auprès de Judith. La vieille femme, assise à l'ombre d'un mur en torchis, levait vers elle un regard empli de sérénité.
— Tu pars, n'est-ce pas ? murmura Judith, sans détour.
Marie hocha la tête. Elle ne s’étonnait plus de la clairvoyance de la vieille femme.
— Je ne suis pas faite pour rester, avoua-t-elle doucement.
Judith resta silencieuse un instant, puis lui offrit un sourire triste.
— Le monde est dur pour ceux qui croient en la paix. Ici, nous avons fait le choix de nous en éloigner, mais toi, je sens que tu veux l'affronter.
Marie acquiesça lentement. Elle respectait la voie des Esséniens, mais son destin était ailleurs.
— Veille à ne pas te perdre, la prévint Judith. Parfois, même les âmes les plus sûres d’elles finissent par oublier pourquoi elles ont commencé leur quête.
L’immortelle inspira profondément.
— Je sais ce que je cherche.
— Alors j’espère que tu le trouveras.
Elle ne ressentait ni nostalgie ni regret. Juste une impatience froide, comme si enfin, après des années d’immobilité, elle pouvait reprendre son véritable chemin.
Sans un mot de plus, Marie tourna les talons et s’éloigna du village. Son plan était clair : remonter lentement vers le nord, explorant les terres qu’elle traverserait, apprenant de chaque rencontre et de chaque expérience. Mais au fond de son cœur, elle avait un objectif précis : retrouver Darius, ou plutôt l’homme qu’il était avant de devenir le prêtre immortel qu’elle avait connu.
Elle avait calculé que son moment viendrait dans une trentaine d’années. Lorsqu’il deviendrait immortel, elle serait là, prête à le guider dans ce nouveau monde, à le prendre comme disciple, et peut-être à combler le vide qu’avait laissé sa disparition dans le futur.
Elle se mit en marche, avec dans son cœur un mélange d’appréhension et d’espoir, prête à affronter les épreuves du passé pour façonner l’avenir qu’elle désirait.
*
Marie avait appris à se fondre dans cette époque rude et impitoyable, mais la vie d’une femme seule était un combat constant. Les regards appuyés, les commentaires déplacés et parfois les mains trop aventureuses des hommes faisaient de chaque journée une lutte silencieuse pour préserver sa dignité et sa sécurité. Pour éviter d’attirer l’attention, elle s’habillait de vêtements amples et modestes, adoptant une allure discrète. Lorsqu’elle voyageait, elle se mêlait aux caravanes marchandes ou se faisait passer pour une veuve endeuillée, rôle qui inspirait davantage de respect qu’une simple femme sans attaches.
Elle avait acheté une arme, une véritable épée, qu’elle conservait soigneusement dissimulée sous ses vêtements. Elle savait qu’en exhiber la lame attirerait les ennuis, mais elle trouvait un réconfort dans sa présence, une promesse silencieuse qu’elle ne serait jamais sans défense. Lorsqu’elle arrivait dans un village ou une ferme, elle offrait son aide en échange d’un repas ou d’un endroit pour dormir. Son endurance exceptionnelle, bien que masquée, ne passait pas inaperçue. Elle acceptait les tâches les plus difficiles, impressionnant souvent les employeurs par une résilience qu’ils attribuaient à une force intérieure plutôt qu’à sa véritable nature.
Elle traversait les villes et les villages comme un fantôme, spectatrice d’un monde qui n’était pas le sien. À plusieurs reprises, elle fut témoin d’injustices, d’abus, de violences ordinaires infligées aux plus faibles.
Un jour, dans un marché poussiéreux de Galilée, elle vit une femme rouée de coups par son mari, en pleine rue, pour un motif futile. La femme s'était simplement plainte de la maigreur de la ration. La rage, froide et absolue, celle de son propre siècle où la liberté des femmes était la norme, lui monta aux yeux. Ses mains se crispèrent, les muscles de ses bras se bandant sous sa tunique. Elle connaissait cent façons de briser cet homme en moins d'une minute, d'une seule prise. C'était une injustice qu'elle n'était plus habituée à tolérer.
Elle sentit l'épée cachée sous ses vêtements. Elle dut s'éloigner, le cœur battant, se répétant la promesse faite à Jehan, l'interdiction de tuer des mortels. C'était un fardeau, une chaîne morale que son propre siècle lui avait imposée.
Elle vit aussi des enfants affamés refoulés du seuil d’une maison trop prospère, des marchands rouler leurs clients en toute impunité. Elle ne détourna pas les yeux, mais elle ne fit rien.
À quoi bon ?
Elle n’était pas venue pour cela. Elle n’était pas là pour changer ce monde, ni pour en corriger les travers. Ce n’était pas sa mission. Chaque jour qu’elle passait ici n’était qu’une attente déguisée en survie, une transition vers l’unique but qui comptait : retrouver Darius. Tout le reste n’était qu’un décor lointain, une fresque dont elle observait les détails sans jamais chercher à y apposer sa propre empreinte.
De temps à autre, au détour d’une rue bondée ou dans l’agitation d’un marché, elle ressentait la présence d’un immortel. Ces moments fugaces étaient marqués par une tension sourde : elle baissait les yeux, évitait le contact, et se fondait dans la foule, déterminée à ne pas être remarquée. Pourtant, certaines rencontres étaient inévitables, et elle avait dû se battre à plusieurs reprises. Souvent, être une femme lui offrait un avantage inattendu. Ses adversaires, presque toujours des hommes, la sous-estimaient. Ils la voyaient comme une proie facile, une distraction pitoyable dans un monde de guerriers. Et elle les laissait croire. Elle attendait le bon moment, la faille. Elle masquait sa posture, retenait ses coups, feignait la fatigue. Puis, quand le doute se glissait dans leurs gestes, quand la suffisance se muait en hésitation, elle frappait. Rapide. Précise. Impitoyable. Leur surprise était toujours la même — cette fraction de seconde où ils comprenaient qu’ils avaient commis une erreur fatale. C’était dans ce silence, juste avant leur chute, qu’elle mesurait l’ironie amère de sa situation : pour une fois, c’était leur regard biaisé qui la protégeait.
Parfois, ses pensées la ramenaient à Methos. Elle se souvenait des soirées passées à ses côtés, des conversations à la fois légères et profondes qui semblaient suspendre le temps. Elle revoyait son sourire en coin et entendait encore ses répliques mordantes qui savaient désamorcer ses craintes ou, parfois, la faire réfléchir sous un angle qu’elle n’aurait jamais envisagé. Il avait été un roc dans sa vie, une présence apaisante et stimulante, oscillant entre un cynisme acéré et une sagesse millénaire.
Elle savait qu’il était ici, quelque part, dans cette temporalité. Le simple fait de savoir qu’il foulait les mêmes terres qu’elle, qu’il respirait ce même air, lui apportait un étrange réconfort. Mais ce fil d’espoir s’enroulait autour d’une résignation qu’elle ne pouvait ignorer : elle ne devait pas chercher à le retrouver. Methos appartenait à un autre temps, à une histoire qui n’était pas celle-ci. Leur lien, précieux et indéniable, ne devait pas interférer avec la mission qui l’avait conduite ici.
Chaque jour, elle s’accrochait à cette conviction, même si son cœur vacillait parfois. Car aussi tentant que cela puisse être de le retrouver, elle savait que ce n’était pas ce que le destin ou le devoir exigeaient d’elle. Alors, elle avançait. Les ombres du passé étaient derrière elle, celles du futur encore hors de portée. Entre les deux, il ne restait qu’une route tracée par son propre aveuglement, et elle s’y engouffrait, incapable de voir tout ce qu’elle laissait derrière.
*
Ce fut lors d’un de ses voyages, après plusieurs années d’errance, qu’elle atteignit une région connue sous le nom de Mésie inférieure. En longeant une route bordée de forêts denses, Marie expérimenta une vibration très particulière, lui rappelant celle ressentie lorsqu’elle était en présence d’un autre immortel, mais beaucoup plus subtile. Elle se remémora aussitôt les mots de Darius, après sa fuite de l’entrepôt où l’avait retenue Kronos : « Nous ressentons également la présence des immortels en devenir, tu ressentiras peut-être ça un jour toi aussi. »
En s’approchant, elle remarqua une silhouette frêle recroquevillée près d’un tronc abattu.
C’était une enfant, seule, d’une dizaine d’années tout au plus, les cheveux bruns emmêlés et le visage marqué par la fatigue et la saleté. Ses vêtements étaient en lambeaux, révélant une maigreur alarmante. Lorsque Marie s’approcha doucement, la petite sursauta, les yeux écarquillés de peur.
— N’aie pas peur, murmura-t-elle en s’accroupissant. Je ne te veux aucun mal.
L’enfant resta figée un instant, scrutant l’immortelle avec méfiance. Puis elle murmura d’une voix brisée :
— Ils ont tout pris… mes parents, ma maison…
Marie comprit immédiatement. Une attaque de brigands, une épidémie, ou peut-être simplement la cruauté de l’époque avaient laissé cette enfant seule au monde.
— Comment t’appelles-tu ? demanda-t-elle doucement.
— Thalia, répondit l’enfant d’une voix faible.
Marie sentit une vague de compassion l’envahir. Elle se souvenait trop bien de ce que c’était que de se retrouver seule, vulnérable.
— Viens avec moi, Thalia. Je vais m’occuper de toi.
Marie et Thalia s’installèrent dans un village isolé de la région, où personne ne posait trop de questions. Marie se présenta comme une veuve ayant recueilli une orpheline, un mensonge si anodin qu’il finit par sonner comme une vérité. Les deux femmes vivaient simplement : Marie travaillait comme couturière et parfois comme guérisseuse, tandis que Thalia aidait aux tâches quotidiennes.
Les premiers jours, l’immortelle se surprit à observer la petite fille d’un œil critique, cherchant une raison de la laisser derrière. Elle n’avait jamais eu l’intention de s’encombrer d’une enfant, encore moins dans un monde où chaque attachement était une faiblesse. Prendre soin d’elle, veiller sur elle, c’était une responsabilité qu’elle n’avait pas demandée, une complication qu’elle n’était pas certaine de vouloir.
Mais Thalia la regardait avec une confiance silencieuse, une dépendance muette qui creusait un espace inattendu en elle. La fillette la suivait partout, sans un mot, comme si elle attendait qu’on la rejette, comme si elle savait que Marie pouvait disparaître du jour au lendemain. Et malgré elle, malgré cette volonté d’indépendance qui avait toujours guidé ses pas, Marie se surprit à vérifier que Thalia mangeait suffisamment, qu’elle dormait bien, qu’elle ne restait pas trop longtemps à fixer le vide lorsque la solitude l’envahissait.
Les semaines passèrent et Marie réalisa, avec une pointe d’étonnement, qu’elle avait cessé de penser à son propre fardeau avec la même intensité. Elle n’avait pas oublié Darius, non. Il était toujours là, en filigrane, tapi dans l’ombre de ses pensées. Mais il ne la hantait plus avec la même violence. Lorsqu’elle marchait aux côtés de Thalia, lorsqu’elle la guidait sur les routes ou lui montrait comment tresser des filets de pêche, elle se surprenait à être simplement dans le présent. Une illusion, peut-être. Un répit, sûrement. Mais un répit dont elle ne chercha pas à se défaire.
Les premières années furent marquées par une routine paisible. Thalia, qui avait été si craintive au départ, retrouva progressivement le sourire. Marie devint pour elle une mère de substitution, et la voir grandir combla une part du vide qu’elle n’avait jamais osé affronter.
*
À l’aube de ses quinze ans, Thalia était devenue une adolescente gracieuse et vive. Sa curiosité pour le monde grandissait, tout comme sa force. Elle suivait Marie partout, absorbant chaque geste, chaque parole. Dans ses yeux brillait une admiration absolue, presque aveugle. Pour elle, Marie était invincible, une guerrière sans faille qui avait réponse à tout.
C’est à cette époque que l’immortelle décida qu’il était temps de lui enseigner les bases du combat. Elle voulait que sa protégée ne soit pas prise au dépourvu le jour où son heure viendrait. Mais devait-elle lui dire ? Parfois, alors que Thalia riait sous le soleil, insouciante, Marie sentait son cœur se serrer. Elle se revoyait, des siècles plus tôt, avant sa propre première mort. L’illusion d’une vie ordinaire, brisée en un instant.
Elle se souvenait de la colère qu’elle avait ressentie envers Darius, de la trahison brûlante en découvrant qu’il savait qu’elle deviendrait immortelle et qu’il ne lui avait rien dit. « Certaines vérités ne peuvent se dévoiler que d’elles-mêmes, » lui avait-il dit, impassible. À l’époque, elle avait refusé d’accepter cette réponse, persuadée qu’il lui avait volé son droit de comprendre, de choisir.
Mais aujourd’hui, en observant la jeune fille, elle comprenait enfin.
Comment pouvait-elle lui dire une chose pareille sans briser son innocence ? Comment lui expliquer qu’elle connaîtrait la mort avant de renaître, qu’elle serait condamnée à l’éternité ? Si elle lui révélait la vérité, elle risquait d’empoisonner sa jeunesse avec une peur insurmontable. Darius avait eu raison. Certaines vérités ne peuvent être entendues avant qu’elles ne deviennent réalité.
Marie détourna le regard et inspira profondément. Non, elle ne dirait rien. Elle veillerait sur elle, elle lui apprendrait à survivre, mais elle lui laisserait le droit de vivre son présent, tant qu’il durerait.
Un matin, après avoir partagé leur maigre petit-déjeuner, elle déposa une vieille épée émoussée sur la table.
— Thalia, il est temps que je t’apprenne quelque chose d’important.
La jeune fille la regarda avec surprise.
— Une épée ? Pourquoi aurais-je besoin de ça ?
— Parce que le monde est dangereux, répondit Marie. Je ne serai pas toujours là pour te protéger.
Les premières leçons eurent lieu dans une clairière à l’écart du village. Marie commença par lui enseigner comment tenir correctement une épée, puis les mouvements de base. Thalia, bien que maladroite au départ, montra rapidement une détermination et une agilité prometteuses. Elle absorbait chaque instruction avec ferveur, s’appliquant avec une intensité presque excessive.
— Rappelle-toi, lui disait l’immortelle entre deux exercices, un guerrier ne frappe pas par colère, mais par nécessité.
C’était devenu leur rituel. Chaque séance commençait par cette phrase, que Thalia répétait avec sérieux, comme un serment. Pourtant, Marie voyait bien qu’elle la considérait comme une déesse de guerre, un modèle à atteindre. Elle s’en inquiéta.
Un jour, alors qu’elles s’entraînaient sous le soleil brûlant, Thalia la regarda avec un sourire fier après avoir réussi un enchaînement difficile.
— Je serai comme toi un jour, affirma-t-elle avec une certitude absolue.
Marie s’arrêta et la fixa.
— Tu n’as pas à être comme moi, Thalia. La force n’est rien sans intelligence. Se battre ne fait pas de nous des êtres supérieurs.
Cette dernière fronça les sourcils, visiblement troublée par la réponse.
— Mais si nous avons la force, alors nous pouvons protéger ceux qui en ont besoin, non ?
— Oui, mais la force seule ne suffit pas. Il faut savoir quand l’employer et pourquoi. Sinon, on devient ce que l’on combat.
Ce jour-là, Thalia ne répondit rien, mais Marie sentit que quelque chose avait changé. L’admiration aveugle commençait à se fissurer, remplacée par un questionnement grandissant.
Au fil des mois, l’apprentissage du maniement de l’épée devint un moment de complicité entre les deux femmes. Parfois, Marie surprenait son élève en train d’imiter ses gestes en dehors de l’entraînement, répétant des attaques à vide ou s’observant dans le reflet de l’eau avec son arme à la main.
Un jour, alors qu’elles partageaient un de ces instants de légèreté, riant après un duel particulièrement animé, une pensée frappa l’immortelle de plein fouet.
Depuis combien de temps n’avait-elle pas pensé à Darius ?
Un frisson remonta le long de son dos. Instinctivement, elle chercha dans son esprit l’image familière qu’elle avait toujours portée en elle : le visage grave du prêtre immortel, son regard empli de sagesse. Mais elle ne trouva que le présent. Thalia, son rire, la chaleur du soleil sur sa peau, l’instant suspendu entre elles.
L’espace d’une seconde, une étrange sensation l’envahit. Ce silence intérieur, cette absence de l’ombre qui la hantait depuis des siècles… Elle aurait dû s’en réjouir. Mais au soulagement diffus se mêlait un vide inattendu, comme si elle trahissait une partie d’elle-même en détournant les yeux de son obsession.
Elle inspira profondément, chassant ces pensées.
Pourtant, malgré ce trouble fugace, elle s’accrochait à ce qu’elle avait construit ici. Ces années étaient devenues une pause bienvenue dans sa quête. Revoir Darius attendrait ; elle avait encore du temps. Pour l’instant, elle s’accrochait à une autre certitude, plus tangible, plus immédiate : offrir à Thalia un avenir aussi sûr que possible, dans un monde où les dangers ne manquaient jamais.
*
Les jours d’été en Mésie inférieure étaient souvent paisibles, rythmés par les travaux des champs et les rires des enfants jouant près des maisons de bois et de torchis. Mais depuis quelques jours, une inquiétude latente flottait dans l’air.
Cela avait commencé par des rumeurs, murmurées par les marchands et les voyageurs de passage. Des villages entiers mis à sac, des familles massacrées ou réduites en esclavage. Un homme était arrivé une semaine plus tôt, épuisé, le regard fou. Il parlait d’une attaque à l’aube, de cavaliers venus de nulle part, de femmes et d’enfants emmenés dans des cages comme du bétail.
Marie avait écouté, les muscles tendus, sans rien dire. Les autres voulaient croire qu’ils étaient trop insignifiants pour attirer l’attention de tels pillards. Mais elle savait que c’était faux.
Puis, il y avait eu cette silhouette. Deux jours auparavant, alors qu’elle revenait du puits avec Thalia, elle avait aperçu un homme à la lisière de la forêt. Il n’avait pas cherché à se cacher. Il était resté là, immobile, l’observant. Lorsqu’elle avait fait un pas dans sa direction, il s’était fondu dans l’ombre des arbres.
Elle n’avait rien dit à sa protégée, mais une tension sourde s’était installée dans son ventre.
Alors, ce matin-là, quand elle entendit le martèlement des sabots au loin, son sang se glaça avant même qu’elle ne voie le nuage de poussière. Elle se redressa brutalement, interrompant son travail. Le temps sembla ralentir.
Les cavaliers apparurent bientôt, des dizaines, silhouettes sombres se détachant sur le ciel brûlant. L’écho de leur galop résonna sur la plaine. L’effroi figea un instant les villageois, avant que la panique ne s’empare d’eux. Marie attrapa instinctivement le bras de Thalia et l’attira contre elle.
— Cours, murmura-t-elle à son oreille.
Mais il était déjà trop tard. Les guerriers avars déferlèrent sur le village comme une tempête. Les premiers cris s’élevèrent quand ils brandirent leurs armes. Un homme tenta de fuir, mais une lance le transperça de part en part. Un autre se jeta sur un des assaillants avec une fourche, avant qu’une lame ne lui ouvre la gorge. Marie agrippa Thalia, cherchant un passage à travers la foule affolée. Mais la masse humaine en fuite les sépara.
— Thalia ! hurla-t-elle.
Elle l’aperçut un instant, luttant pour se frayer un chemin. Puis une explosion de douleur la frappa au visage : un cavalier venait de la heurter. Elle tomba lourdement, sa vision brouillée par l’impact. Lorsqu’elle releva la tête, elle vit Thalia. Un homme l’avait attrapée par les cheveux, la tirant violemment en arrière.
L’immortelle tenta de se relever, mais une botte l’écrasa au sol. La poussière et le sang lui brûlaient la gorge tandis qu’elle se débattait, ses ongles cherchant à lacérer la peau de son agresseur. Mais il était plus fort, bien plus lourd. Son esprit hurlait, non pour elle-même, mais pour sa protégée.
Un cri perça le chaos. Marie tourna la tête juste à temps pour voir la jeune fille se débattre comme une furie, son visage tordu par la peur et la rage. L’adolescente frappa son agresseur de toutes ses forces, ses poings et ses pieds martelant son torse en une tentative désespérée d’échapper à son emprise. Elle parvint même à attraper une pierre au sol et, dans un geste impulsif, l’écrasa contre le visage de l’homme. Un craquement sourd résonna. Un filet de sang coula le long de sa joue.
L’homme recula d’un pas, titubant légèrement. Puis il porta une main à son visage, la retirant couverte de rouge. L’instant suivant, le guerrier rugit de colère. D’un geste fulgurant, il posa un genou sur son torse et lui saisit la main droite. Thalia se débattit violemment, hurlant, griffant, tentant d’arracher son bras à l’étreinte de fer qui le maintenait.
— Lâche-la ! cria Marie, une terreur glaciale la traversant.
Mais son propre agresseur lui enfonça le visage dans la terre, étouffant son cri. La lame brilla sous le soleil. Marie sentit son corps tout entier se tendre.
— Non !
D’un mouvement sec et cruel, le mercenaire abaissa son poignard. Un cri d’agonie éclata dans l’air, strident, inhumain. Le corps de Thalia se cambra sous la douleur, ses muscles tendus dans un spasme de souffrance absolue. Du sang jaillit sur le sol poussiéreux, éclaboussant la peau et les vêtements de l’adolescente. Sa main mutilée tremblait convulsivement, ses doigts sectionnés gisant à quelques centimètres d’elle, comme des morceaux de chair sans vie.
Marie, en proie à une panique absolue, se débattit comme une possédée, creusant la terre sous ses ongles, cherchant une issue, une arme, n’importe quoi. Les rires fusèrent autour d’elles.
— Elle se débattait comme un chat sauvage, ricana l’un des hommes. Voyons si elle sait encore se battre maintenant !
Thalia tremblait, le regard rivé sur son poignet ensanglanté. Ses yeux, d’ordinaire si vifs, n’étaient plus que des puits de douleur insondable.
Marie hurla son nom, mais elle ne répondit pas. Puis tout devint flou. La douleur. La honte. La terreur. Et enfin, l’obscurité.
*
Marie ouvrit les yeux, un goût de sang dans la bouche et un poids immense sur sa poitrine. Elle inspira profondément et se redressa, sentant immédiatement la douleur sourde des blessures qui cicatrisaient déjà. Un silence pesant régnait autour d’elle, troublé par le crépitement des derniers foyers mourants et l’odeur âcre de la chair brûlée. Puis elle se souvint. Son cœur se serra alors qu’elle scrutait frénétiquement les alentours.
Thalia…
Son regard s’arrêta sur un corps frêle, étendu à quelques mètres, à moitié recouvert de terre et de cendres. Son souffle se coupa. Elle rampa jusqu’à elle, l’estomac noué, et effleura son épaule du bout des doigts.
— Thalia, murmura-t-elle.
Rien.
Marie sentit une vague de panique monter en elle. Elle pressa la main mutilée de la jeune fille, serrant ses doigts froids entre les siens.
— Non, non, ne me fais pas ça…
Puis, soudain, un frisson. Une vibration. Un râle s’échappa des lèvres pâles de Thalia, son torse se soulevant dans un spasme brusque, son corps rejetant la mort elle-même. Ses yeux s’ouvrirent. Elle inspira violemment, son regard errant dans le vide. Son souffle était heurté, saccadé, comme si elle avait couru pendant des heures.
— Qu’est-ce…
Sa main valide s’agrippa à la terre, cherchant un point d’ancrage. Ses doigts glissèrent sur ses vêtements souillés de sang séché. Puis son regard descendit lentement vers sa main droite. Elle se figea. Ses doigts. Ou plutôt, ce qu’il en restait.
— Non…
Sa respiration devint erratique. Elle tenta de bouger sa main, mais la douleur fulgura jusque dans son bras, lui arrachant un cri.
— Non, non, non, non…
Elle laissa tomber son bras et recula brusquement, ses yeux écarquillés passant du sol souillé aux corps sans vie autour d’elle.
— Pourquoi je suis encore en vie ?!
Sa voix était brisée, un mélange de colère et de terreur. Marie s’approcha lentement, comme si un geste trop brusque pouvait la faire sombrer encore plus dans l’horreur.
— Thalia…
— Ne me touche pas !
La violence du rejet laissa l’immortelle figée sur place. La jeune fille porta ses mains à sa tête, se balançant légèrement d’avant en arrière, murmurant dans un souffle saccadé.
— Je devrais être morte…
Ses yeux brillèrent d’une détresse insondable. Marie la laissa faire. Elle savait qu’il n’y avait rien à dire. Pas encore. Elle devait laisser le choc passer, laisser Thalia lutter contre l’inconcevable avant d’essayer de l’en arracher.
Les minutes s’étirèrent, longues et silencieuses, entrecoupées seulement par la respiration haletante de la jeune fille. Puis, lentement, elle releva la tête.
— Pourquoi ?
Sa voix était plus calme, mais ce calme n’était qu’un abîme prêt à céder sous le poids de l’incompréhension. Marie prit une inspiration.
— Ce qui t’est arrivé… ça ne t’arrivera pas qu’une seule fois... Tu as changé Thalia.
Le silence s’étira à nouveau, oppressant. Marie continua doucement.
— Tu ne vieilliras plus. Tu ne tomberas plus malade. Et si on te tue… tu reviendras. Toujours.
Elle vit Thalia cligner des yeux, son cerveau cherchant à assimiler ces mots.
— C’est… impossible.
— Je sais.
— C’est une malédiction…
Marie tendit la main pour la rassurer, mais cette fois, Thalia ne recula pas. Elle ne tremblait plus. Son souffle était plus posé. Ses pensées s’ordonnaient enfin. Puis elle posa les yeux sur Marie. Quelque chose changea dans son regard. Lentement, la compréhension fit son chemin.
— Tu le savais.
L’immortelle se raidit.
— Thalia…
— TU LE SAVAIS !
La jeune fille se leva d’un bond, vacillant à peine sous la fatigue.
— Depuis combien de temps ?!
Marie sentit son estomac se nouer.
— Depuis toujours, avoua-t-elle.
Thalia recula d’un pas, puis d’un autre.
— Tu savais… et tu ne m’as rien dit.
Elle secoua la tête, le regard hanté.
— Tu m’as laissée mourir.
— Je ne pouvais pas te dire.
— Pourquoi ?!
— Parce que tu n’aurais pas compris. Parce que certaines vérités doivent être vécues.
Marie entendit ses propres paroles, et la voix de Darius résonna dans son esprit. Certaines vérités ne peuvent être dévoilées que par elles-mêmes. Elle avait maudit ces mots lorsqu’elle les avait entendus la première fois. Aujourd’hui, elle comprenait.
Thalia serra les poings.
— Je te faisais confiance…
Sa voix se brisa. Elle fit un pas en arrière, puis s’effondra sur ses genoux, vidée. Marie s’approcha et s’agenouilla à son tour.
— Je sais ce que tu ressens.
— Non, tu ne peux pas savoir…
— Si. Parce que je l’ai vécu aussi.
Elle attendit que Thalia lève enfin les yeux vers elle.
—J’étais comme toi. Une jeune fille ordinaire. Jusqu’au jour où j’ai été tuée.
La jeune femme ouvrit légèrement la bouche, mais aucun son n’en sortit. Marie poursuivit d’une voix douce.
— Quand je suis revenue, j’étais seule. Je n’ai eu personne pour me dire ce qui m’arrivait. Pas tout de suite.
Elle tendit la main, et cette fois, Thalia la laissa faire. L’immortelle serra son bras doucement.
— Tu n’es pas seule, Thalia.
Un silence, plus lourd encore que le précédent. Puis, lentement, Thalia hocha la tête. Pas par acceptation. Mais parce qu’elle n’avait plus la force de lutter. Marie l’attira contre elle, et cette fois, la jeune femme ne résista pas. Elle sanglota longuement contre son épaule, vidant enfin toute la terreur, toute la colère qui l’avaient consumée. Marie lui caressa les cheveux, murmurant doucement.
— On va prendre le temps qu’il faudra.
Elle serra Thalia un peu plus fort.
— Mais je ne te laisserai pas tomber.
*
Les collines bordant le village voisin devinrent leur terrain d’entraînement. Chaque jour, les deux immortelles se rendaient dans une clairière isolée, où l’écho des lames s’entrechoquant résonnait à travers les bois avant de se perdre dans le silence. Pour Marie, cet endroit représentait bien plus qu’un lieu de combat ; c’était une école de résilience, où elle espérait transmettre à son élève les outils nécessaires pour survivre dans un monde qui ne leur ferait aucun cadeau.
L’entraînement était rigoureux, presque spartiate. Chaque matin, bien avant l’aube, Thalia s’éveillait au son de la voix ferme de sa mentore. Elle courait pieds nus à travers les sentiers escarpés, sentant le froid mordant de la rosée sur sa peau et la rugosité du sol rocailleux sous ses pas. Ce n’était pas seulement un exercice physique, mais une épreuve de caractère. Marie, inflexible, l’encourageait sans lui laisser de répit.
L’après-midi était consacré au maniement de l’épée. Marie, patiente mais exigeante, commença par enseigner les bases : la garde, les parades, les attaques simples. Progressivement, les mouvements devinrent plus complexes, exigeant équilibre et anticipation. La main droite de Thalia étant hors d’usage, Marie lui apprit à utiliser sa main gauche.
— Cela te donne un avantage, expliqua-t-elle en ajustant la position de Thalia. La plupart des adversaires s’attendent à des attaques droitières. Ils ne verront pas venir les tiennes.
— Ce sera la dernière erreur qu’ils feront, répliqua Thalia d’une voix sourde.
Marie la poussa sans ménagement à intégrer cette nouvelle réalité, frappant sans retenue pour l’obliger à bloquer ou esquiver. Mais elle sentit, parfois, que Thalia ne retenait pas ses coups uniquement pour apprendre. Il y avait autre chose. Une tension qui ne disparaissait pas.
Le soir, l’entraînement changeait de forme. Elle enseignait à sa protégée le combat à mains nues. Elle lui montrait comment désarmer un adversaire plus fort, comment utiliser son propre poids pour le déstabiliser, et où frapper pour maximiser l’efficacité de ses attaques.
— Vise les genoux, la gorge, les poignets, disait Marie. Frapper juste, pas fort.
— Ou frapper là où ça fait le plus mal, corrigea Thalia un soir, sans lever les yeux.
Mais l’entraînement physique n’était qu’une partie de la formation. Dans les moments de calme, Marie partageait avec Thalia la mythologie immortelle, tout comme Darius l’avait fait avec elle. Elle lui parlait du Jeu, de ses règles tacites, et des codes d’honneur. Elle racontait les batailles épiques, les alliances improbables, et les tragédies qui jalonnaient l’histoire des leurs.
— Nous sommes liés par un destin étrange, expliqua-t-elle un soir, les yeux perdus dans la lumière du feu. Le Jeu n’est pas qu’une question de victoire ou de survie. C’est un miroir de ce que nous sommes : capables du pire comme du meilleur.
— Le pire, je le connais déjà, souffla Thalia en caressant machinalement la cicatrice de sa main mutilée.
Thalia écoutait avec attention, absorbant chaque mot, mais parfois, elle s’interrompait.
— Tu as dit que certains immortels deviennent des monstres… et d'autres des héros. Mais qui décide ce qu'on devient ? demanda-t-elle, le ton amer.
Marie hésita.
— Ce qu'on fait de ce qu'on a vécu.
Thalia haussa les épaules, sans répondre. Mais ce soir-là, elle ne dit pas bonne nuit.
Les semaines devinrent des mois, et avec le temps, la jeune immortelle gagna en habileté et en assurance. Ses mouvements étaient plus précis, son regard plus alerte. Dans ses yeux brillait une nouvelle lumière — mais ce n’était pas seulement la confiance. C’était aussi une intensité farouche, presque fébrile, une détermination à ne plus jamais être à la merci de personne.
Marie, quant à elle, se surprit à redécouvrir ses propres limites, les repoussant jours après jour. Enseigner à Thalia lui avait permis d’affiner sa propre maîtrise, mais plus encore, cela lui rappelait l’importance de transmettre, de préparer la génération suivante à affronter un monde impitoyable. Parfois, lorsqu’elle la corrigeait avec patience ou l’encourageait après un mouvement réussi, elle se surprenait à éprouver une forme de satisfaction qu’elle n’avait plus ressentie depuis longtemps. Une chaleur discrète, fugace, mais indéniable.
Un matin, alors qu’elle observait sa protégée exécuter une série de mouvements avec une aisance nouvelle, elle sentit une pensée la traverser, aussi soudaine qu’inattendue.
Et si c’était ça, finalement, ma véritable mission ?
Elle resta figée un instant, troublée par cette idée. Pendant des décennies, son existence n’avait été qu’une longue quête, une fuite perpétuelle vers un passé qu’elle ne pouvait rattraper. Et pourtant, ici, maintenant, elle bâtissait quelque chose. Elle créait du réel, du tangible.
Dans cette clairière, au cœur de la nature sauvage, une guerrière était en train de naître.
*
Malgré le lien tissé au fil des mois, une ombre persistait entre Marie et Thalia. Une fracture silencieuse, faite de non-dits, de blessures encore à vif, et d'une rage qui, chez la plus jeune, ne s'était jamais apaisée.
Marie ressentait une colère sourde, mais contenue. Une colère d’adulte, ancrée dans la mémoire, tempérée par l’expérience. Elle avait appris la patience, l’endurance des siècles. Mais cette violence enfouie, celle de la honte et de la douleur partagée ce jour-là, était un poison lent. Thalia, elle, brûlait. Et plus les jours passaient, plus elle brillait d’un feu inquiétant.
Ce fut la jeune immortelle qui parla la première d’un retour.
— On dit qu’un groupe de pillards campe à deux jours d’ici. Ils attaquent les hameaux isolés, enlèvent les femmes.
Elle regarda Marie sans détour, les bras croisés, le ton glacial.
— On devrait faire quelque chose.
Cette dernière resta silencieuse. Elle savait où cela menait. Elle avait senti la même nécessité viscérale, la même soif brute de justice, ou du moins, de rétribution.
— Ce ne sont pas eux qui t’ont attaquée, dit-elle enfin.
— Non. Mais ils font la même chose. Il n’y avait ni tremblement dans sa voix, ni doute dans son regard. Juste une détermination glacée.
Et elle avait déjà un plan.
— On frappe à la tombée de la nuit, sans faire de bruit. On les prend par surprise. Je veux qu’ils meurent. Tous.
Marie se tourna, le cœur battant à la fois de terreur et d'une excitation coupable. C’était exactement ce qu’elle voulait, mais ce qu’elle ne pouvait pas admettre.
— Thalia… Tuer ? C'est ce qu'ils font. Est-ce que c'est ce que tu veux devenir ?
— Pourquoi pas ? Ils tuent. Ils violent. Ils détruisent. Pourquoi devraient-ils vivre ?
Marie ferma les yeux. Les mots de Jehan résonnèrent dans sa mémoire comme un glas. « ne tue aucun mortel » L'interdiction n'était pas morale, elle était existentielle. Elle aurait voulu pouvoir les tuer. Elle aurait voulu arracher cette lame des mains de Thalia et se venger elle-même, pour le goût pur et simple de la justice, de la rage. Mais elle était la seule à savoir que chaque vie brisée ici, chaque mort avancée, pouvait briser la chaîne, peut-être risquer d’effacer l'homme qu'elle était venue chercher.
L'écho de cette interdiction restait, ancré comme une chaîne invisible. Si Darius ne devenait pas celui qu’elle avait connu, alors elle aurait trahi sa quête, son sacrifice, son dernier espoir.
Et pourtant, voir Thalia ainsi, debout, la rage contenue dans chaque muscle, faisait vaciller ses certitudes. Si elle disait non, si elle l’arrêtait maintenant, ce serait lui dire : je ne suis pas avec toi. Et elle ne pouvait pas supporter de trahir cette rage commune.
— Je ne peux pas, souffla-t-elle. Pas la mort.
Thalia la fixa, les mâchoires serrées.
— Ta conscience t'interdit de les tuer, mais pas de les laisser faire ? Que devons-nous faire alors ? Les laisser partir ?
Marie baissa les yeux.
— Non. Je veux… Je veux qu’ils comprennent. Qu'ils paient. Mais il doit y avoir un autre moyen. Il doit y avoir une limite que nous ne franchissons pas.
Thalia se redressa lentement, sortant son poignard. Elle comprit que Marie n'autoriserait pas l'homicide, mais que la vengeance n'était pas négociable.
— Alors on leur prend ce qu’ils ont pris à d'autres.
Un silence s’installa. Marie ne répondit pas tout de suite. Elle vit dans le regard de la jeune femme le reflet de sa propre soif de sang, canalisée vers autre chose. Elle sentit sa culpabilité s'adoucir, remplacée par le soulagement.
— Tu proposes quoi ?
— Tu ne veux pas qu’ils meurent ? Très bien.
Thalia tourna la lame entre ses doigts.
— Mais ils ne violeront plus jamais personne.
Cette nuit-là, elles attaquèrent avec une précision glacée.
Elles avaient attendu, traqué. Elles avaient choisi leur moment avec soin. Une embuscade silencieuse, une attaque coordonnée. Thalia fut la première à bondir, lame en main. Elle frappait sans tuer, mais sans pitié. Marie la suivait, avec moins de zèle, ses gestes plus retenus, plus mesurés.
Ils furent maîtrisés un à un, ligotés, bâillonnés, humiliés. Aucun ne mourut. Mais aucun ne ressortit intact. Quand tout fut terminé, ils étaient à genoux, le visage tordu de douleur, le regard vide. La jeune immortelle s’essuya les mains, lentement, puis se tourna vers sa mentore.
— Voilà. Pas de mort. Juste une vérité gravée dans leur chair.
Marie regarda les corps mutilés, la lame encore tachée de sang. Elle n’éprouvait pas de satisfaction. Pas vraiment de remords, non plus. Juste une question lancinante, qui revenait comme une aiguille dans le cœur :
Qui suis-je en train de former ? Une vengeresse ou un monstre ?
Thalia hocha la tête, ses yeux fixés sur les hommes qui s’éloignaient en titubant, leurs corps courbés par la douleur.
— Ils s’en souviendront, murmura-t-elle.
Sa voix ne tremblait pas. Ce n’était pas la voix d’une femme soulagée, mais celle de quelqu’un qui venait de découvrir un outil. Marie sentit un frisson lui courir le long de l’échine. Elle avait voulu lui donner les moyens de se défendre. Elle venait peut-être de lui offrir une arme qu’elle ne pourrait plus lui retirer.
*
Chaque fois, elles laissaient une marque : une entaille en forme de croissant sur l’intérieur du poignet, gravée lentement, presque avec soin, dans la chair des survivants. Ce n’était plus seulement un avertissement. C’était une signature.
Au fil des nuits, Marie vit Thalia changer. Elle ne se contentait plus d’agir vite et efficacement. Elle prenait le temps. Elle observait leurs regards se troubler, guettait le moment précis où la peur devenait panique.
Lors de leur troisième vengeance, Marie la surprit à tracer des lignes sinistres sur le torse d’un homme avant de s’attaquer à sa virilité. Son geste n’avait rien de pressé. C’était un rituel.
— Ça suffit, Thalia.
La jeune immortelle leva vers elle un regard brûlant, mais ce n’était pas la colère. C’était une forme d’exaltation.
— Pas encore.
Marie avança d’un pas, lui saisit le poignet avec force.
— Si.
Elles ne se parlèrent pas pendant le reste de la nuit.
Au matin, Marie décida de la laisser seule.
— Débrouille-toi quelques jours. Tu veux agir comme une adulte ? Alors prouve que tu peux survivre sans moi.
La jeune immortelle se rendit dans un petit village à une demi-journée de marche. Le marché battait son plein, saturé d’odeurs de poisson séché, de fumée et de cuir tanné. Elle y erra longtemps, le menton haut, comme pour défier le monde entier.
C’est là qu’elle le sentit. Une vibration sourde, un frisson le long de l’échine. Elle s’immobilisa au milieu de la foule, le souffle soudain plus court. Ses yeux balayèrent les visages autour d’elle, mais rien. Personne ne semblait la fixer. Pourtant, elle savait. Quelqu’un était là. Quelqu’un comme elle.
Elle resta dans les rues animées plus longtemps que prévu, persuadée que la foule la protégerait. Mais plus le jour avançait, plus l’impression de danger grandissait, tapie derrière chaque regard croisé.
À la tombée du soir, elle décida de rentrer. Marie lui en voudrait sans doute encore, mais au moins elle serait en sécurité. La route traversait une bande de forêt basse et humide. Les troncs, drapés de brume, semblaient se refermer derrière elle.
Les pas vinrent d’abord comme un écho. Lents. Assurés. Elle accéléra, mais le rythme derrière elle suivit, régulier, implacable.
— Tu devrais t’arrêter, lança une voix d’homme.
Elle se figea. L’ombre se matérialisa entre les troncs : grand, vêtu de sombre, une épée à la main. Un sourire sans chaleur.
— Tu es jeune, dit-il. Et seule.
Elle déglutit.
— Vous voulez quoi ?
— Ce que nous voulons tous.
Il leva son arme. Thalia fit un pas en arrière, cherchant d’un coup d’œil le terrain. La pente à gauche était glissante, couverte de feuilles mortes ; derrière elle, une grosse racine émergeait du sol. Elle inspira lentement.
Il attaqua le premier, sûr de sa force. Elle para, recula, feinta une chute pour l’attirer sur la racine. Lorsqu’il perdit l’équilibre, elle frappa bas, coupa sa cuisse. Il gronda de douleur mais reprit aussitôt.
Le combat devint sale. Elle le repoussa d’un coup de pied dans le ventre, lui projeta de la terre au visage. Profitant de son trouble, elle glissa sur le côté, passa dans son angle mort. Sa lame, tenue de la main gauche, jaillit comme un éclair et entailla sa gorge.
Il chancela, incrédule, avant que sa tête ne roule au sol.
Le Quickening l’atteignit comme une vague. Une lumière blanche la traversa, brûlante, électrisante. Chaque muscle vibrait, chaque pensée explosait dans un tumulte de sensations. Elle inspira comme si elle venait de naître. Et, au milieu du fracas, elle comprit : elle aimait ça.
La nuit tombait lorsque Marie, assise près de l’âtre de leur petite maison de pierre, sentit un frisson la traverser. La vibration. Brève, mais familière.
Elle se leva, tous ses sens en alerte. L’instant d’après, la porte s’ouvrit, laissant entrer Thalia.
Elles ne s’étaient pas adressé un mot depuis leur dispute de la veille, et l’air entre elles se chargea aussitôt d’une tension lourde.
— Tu reviens déjà ? demanda Marie, la voix plus dure qu’elle ne l’aurait voulu.
— Il y avait… quelqu’un, répondit Thalia en avançant dans la pièce.
Elle posa son épée contre le mur, s’assit près du feu, les épaules basses mais les yeux brillants d’un éclat étrange.
— Un immortel, précisa-t-elle. Je l’ai senti au marché. Je ne savais pas qui c’était. J’ai cru que la foule me protégerait… mais il m’a suivie. Dans la forêt.
Marie sentit son estomac se contracter.
— Tu l’as tué ?
Thalia hocha la tête. Elle leva les yeux vers elle, comme pour la défier de juger.
— Il était plus fort, plus expérimenté. Mais il m’a sous-estimée. J’ai profité du terrain… et de ma main gauche. Il n’a rien vu venir.
Marie resta un instant silencieuse, le regard fixé sur elle. Malgré leur dispute, Thalia était revenue vers elle. Pas pour se vanter. Pas pour la provoquer. Mais parce qu’au fond, elle savait encore où trouver refuge.
— Je suis fière de toi, dit-elle simplement.
Thalia soutint son regard, droite, assurée, comme si elle avait grandi en quelques heures. Marie hocha légèrement la tête, mais un poids lui nouait déjà le ventre. Ce n’était pas seulement une élève qui avait survécu. C’était une tueuse qui avait goûté au pouvoir… et qui savait désormais qu’elle en voulait encore.
*
Elles poursuivirent leur route, silhouettes insaisissables dans un monde encore secoué par les remous de l’Antiquité tardive. Les récits de leurs exploits se propageaient de village en village : deux guerrières venues de nulle part, frappant dans l’ombre, punissant les oppresseurs. On les disait esprits vengeurs, envoyées par des dieux lassés d’attendre la justice des hommes.
Mais les légendes ne disaient pas tout. Elles ne disaient pas que, chaque année, la colère de Thalia s’aiguisait au lieu de s’émousser. Que là où Marie frappait avec mesure, elle frappait avec un besoin presque vital. À chaque combat, elle cherchait quelque chose qu’elle ne trouvait jamais, et chaque absence de réponse la rendait plus implacable.
Un soir, après avoir défait un groupe de brigands, Marie la vit encore s’acharner sur un homme déjà à terre. Ses coups étaient réguliers, précis, dénués de rage apparente, mais d’une intensité glaciale. Comme si elle exécutait une tâche nécessaire.
— Thalia, arrête.
Pas de réaction. Marie attrapa son bras.
— Ça suffit.
Thalia leva lentement les yeux vers elle, le souffle court.
— Pourquoi ? Souffla-t-elle.
Sa voix était calme, mais son regard… son regard brûlait d’un éclat qui donnait le vertige.
— Pourquoi ça ne suffit pas ?
Marie n’eut pas de réponse. Pas celle qu’elle voulait lui donner, en tout cas.
*
Quelques années plus tard, lors d’un passage dans un petit village niché dans une vallée verdoyante, Thalia croisa le chemin d’un jeune forgeron nommé Edwin.
Grand, les épaules solides, les mains marquées par le travail, il dégageait une force tranquille. Mais ce n’est pas ce que la jeune femme remarqua d’abord : c’était le fait qu’il la regardait comme on observe un phénomène curieux… sans peur, ni fascination déplacée.
Elle décida très vite qu’il n’était pas différent des autres. Les hommes ne valaient rien, et celui-ci ne ferait pas exception. Elle le toisa, le provoqua, le jaugea comme un adversaire. Il ne répondit pas. Pas de flatterie, pas de tentative d’impressionner, pas même un froncement de sourcils.
— Tu comptes me regarder longtemps ? lança-t-elle un jour en passant près de la forge.
— Seulement le temps qu’il faut pour ne pas rater ce que je fais, répondit-il simplement.
Ce ton calme, presque banal, la désarma plus qu’elle ne voulait l’admettre. Les jours suivants, elle redoubla d’efforts : remarques acérées, allusions tranchantes, questions pièges. Rien ne semblait l’atteindre.
Un soir, elle s’approcha de lui alors qu’il réparait une lame.
— Tu sais que je pourrais t’arracher cette épée des mains et t’en frapper avant que tu aies le temps de réagir ?
Il haussa légèrement les épaules.
— Peut-être. Mais ce n’est pas ce que tu veux faire.
Cette réponse la déstabilisa plus qu’un défi. Elle s’éloigna, agacée par cette impression de transparence qu’il projetait sur elle.
Il ne chercha jamais à la séduire ni à la sauver. Il forgeait, réparait, partageait son repas avec ceux qui passaient, écoutait plus qu’il ne parlait. Quand elle revenait le voir, il ne lui posait pas de questions sur où elle allait, ni pourquoi elle portait parfois des traces de combat.
Les semaines suivantes, Thalia croisa Edwin à plusieurs reprises. Toujours à la forge, toujours concentré sur son travail, il l’accueillait d’un signe de tête ou d’un simple mot. Il ne cherchait ni à l’impressionner ni à la retenir, et encore moins à deviner qui elle était.
Au début, elle continuait de le tester. Une remarque acide, un sourire en coin, parfois une provocation physique – s’approcher un peu trop, lui arracher un outil des mains. Il ne cédait jamais au rapport de force. Il reprenait son travail comme si de rien n’était. C’était presque agaçant. Jusqu’au jour où elle remarqua qu’il mettait toujours de côté un morceau de pain ou un broc d’eau fraîche quand il savait qu’elle passait par là. Des gestes simples, sans arrière-pensée. Il ne demandait rien en échange.
Marie observait tout cela de loin, intriguée. Thalia restait méfiante, mais ses visites à la forge devenaient plus longues, ses départs plus tardifs. Parfois, elle restait pour l’écouter parler de métal, de feu et de patience. Elle prétendait s’ennuyer, mais Marie savait qu’elle mémorisait chaque mot.
Puis, une nuit, alors qu’elles étaient assises près du feu, Thalia rompit le silence.
— Je crois que je veux rester.
Marie leva les yeux.
— Avec Edwin ?
Un bref hochement de tête.
— Je ne sais pas ce que ça signifie pour moi. Mais avec lui… je n’ai pas besoin d’être en colère.
Marie la fixa longuement, cherchant à lire au-delà de ses mots.
— Et le jour où il mourra ?
Thalia baissa les yeux vers ses mains, hésitante.
— Alors je continuerai. Mais en attendant… pourquoi ne pourrais-je pas essayer ?
Un sourire léger effleura les lèvres de Marie. Elle posa une main sur le bras de sa protégée.
— Alors vis, Thalia. On ne devient pas immortel pour ne connaître que la douleur.
Thalia soutint son regard quelques secondes, puis détourna les yeux. Pas d’élan, pas d’étreinte. Juste un silence partagé.
Le lendemain, les jeunes amoureux prirent la route vers un nouveau village où ils espéraient s’établir. Avant qu’elle ne parte, Marie lui donna un dernier conseil.
— Ne laisse jamais personne te manquer de respect, surtout un homme. Souviens-toi de ça.
Thalia hocha la tête, mais son regard n’était pas celui d’une élève. C’était celui d’une femme qui avait déjà fait sienne cette vérité… et qui n’avait jamais eu besoin qu’on la lui rappelle.
Marie resta là un moment, la regardant s’éloigner, une épée à la hanche, un sourire discret sur les lèvres. Elle l’avait formée pour survivre. Elle la voyait partir en femme libre. Mais alors que sa silhouette disparaissait au loin, un vide étrange s’installa en elle. Elle n’était plus mentore. Elle n’était plus guide. Elle était, à nouveau, seule.
Marie resta encore quelques jours dans le village, errant sans but précis, avant de comprendre que le silence qui l’habitait n’était pas du repos, mais une attente. Depuis des décennies, elle avait mis de côté sa quête de retrouver Darius. Mais maintenant, il n’y avait plus d’excuses.
— Il est temps de te retrouver, murmura-t-elle en regardant les montagnes à l’horizon.
Le lendemain, elle rassembla ses affaires, vérifia l’état de son épée, et partit à cheval en direction des terres où elle savait que Darius, encore jeune et impulsif, commençait à bâtir son propre chemin.