Le Prix à payer - Highlander Fanfiction
Zafira était née dans les ruelles brûlantes de Fès, au cœur du XIIIe siècle, alors que la ville étendait ses palais, ses écoles, ses souks bruyants et ses mosquées aux murs couverts de versets bleus. Son père, un tanneur réputé, travaillait les peaux dans l’odeur âcre des cuves d’ammoniaque, le cuir sous ses doigts devenant souple comme de la soie. Sa mère, elle, était une guérisseuse berbère, respectée à défaut d’être totalement acceptée. On venait la chercher pour apaiser une toux, faire tomber la fièvre, ou conjurer un mauvais œil, mais toujours avec cette prudente distance que les gens gardent envers celles qui connaissent trop les secrets de la nature.
Elle grandit entre les deux mondes. Entre les murs de pierre blanche qui enfermaient les femmes, et les cours intérieures où le savoir circulait en cachette. Elle observait, apprenait vite. Elle écoutait les érudits réciter les sourates à travers les moucharabiehs, elle déchiffrait les formules des livres de médecine transmis entre femmes dans des carnets aux coins usés. Elle étudiait les herbes, les encres, les humeurs du corps. Elle retenait tout. Et surtout, elle posait des questions.
Trop de questions, au goût de certains.
À dix-neuf ans, sa beauté était devenue un fardeau. Trop grande, trop vive, trop indépendante. On l’appelait déjà “la fille du démon” dans certaines ruelles, mi-par crainte, mi-par envie. Elle refusait les prétendants, préférait les discussions avec les marchandes, les complicités féminines, les nuits à écouter les voix des femmes qui n’étaient jamais sages. Elle avait déjà compris qu’elle ne vivrait pas une vie d’épouse.
C’est alors qu’elle fut appelée par Amina bint Al-Halim, fille d’un riche marchand de soieries. Une beauté pâle, fragile, enfermée dans un palais privé, dit-on malade du cœur ou de l’âme. Zafira savait déjà que quelque chose sonnait faux. La demande était trop insistante, le paiement promis trop généreux. Mais Amina, on le murmurait, avait demandé elle-même à voir “la fille de la guérisseuse berbère”. Par curiosité ? Par besoin ? Par provocation ?
Elle y alla quand même.
Elle fut conduite au fond du palais, dans une chambre obscure. Amina l’attendait seule, voilée mais droite, les yeux brillants. Leur conversation fut étrange. Intime. Zafira sentit un trouble naître — une sorte de fascination mutuelle, une tension qu’elle ne sut pas nommer. Elle s’ouvrit davantage qu’elle n’aurait dû. Elles se revirent trois fois.
La quatrième fois, Zafira but le thé qu’on lui tendait, et sentit sa gorge brûler.
Deux hommes la portèrent dans une ruelle déserte, la jetant dans une fosse peu profonde. Elle entendit un mot craché : “sorcière”.
Ce fut sa première mort. Enterrée vivante, le corps empoisonné, le cœur figé.
Elle se réveilla dans la tombe, hurlante, dévorée par la terre et la panique. Elle creusa avec ses doigts nus jusqu’à sentir l’air.
Le poids de la terre sur sa poitrine, les racines griffant sa peau, la sensation d’étouffer dans l’obscurité — tout cela resta gravé dans son esprit comme une naissance inversée. Lorsqu’elle parvint enfin à sortir, elle ne fut pas accueillie par des bras compatissants, mais par le silence d’un matin blême. Le monde l’avait enterrée, littéralement.
Depuis ce jour, elle sut qu’elle ne serait plus jamais comme les autres.
Elle erra pendant des semaines, en état de choc, survivant à peine, jusqu’à ce qu’un homme la trouve dans une oasis à demi inconsciente. Il se faisait appeler Menas, un nom romain emprunté au passé. Il était calme, d’une beauté sévère, et portait une longue lame courbe à la ceinture. Il l’avait sentit, il avait vu son regard, et il avait compris. Il la fit boire, manger, et resta silencieux, jusqu’à ce qu’elle prononce enfin la question que tous les nouveaux immortels finissent par poser :
— Pourquoi suis-je encore en vie ?
Il lui transmit ce qu’il savait : les règles anciennes, la certitude qu’un jour, il faudrait se battre, le fardeau de la solitude, et l’étrangeté d’une éternité sans repères. Mais il ne l’obligea à rien. Il lui enseigna seulement, avec patience, une forme de fraternité rare chez les immortels. Puis il s’éloigna, lorsqu’il comprit qu’elle voulait continuer seule.
Pendant des siècles, Zafira vécut dans les marges. Elle apprit à se déplacer là où personne ne regardait. Elle s’installa un temps dans les bibliothèques andalouses, copia des manuscrits pour les sauver des flammes, puis disparut quand la Reconquista s’approcha. Elle vécut dans les quartiers secrets du Caire, auprès de femmes soufies qui cherchaient Dieu dans la transe. Là, elle comprit que le silence pouvait être une arme.
Elle fut prisonnière dans un harem à Istanbul, avant d’en sortir en se rendant indispensable comme guérisseuse. Elle marcha jusqu’en Inde, où elle resta quelques années dans une école de médecine ayurvédique.
Mais entre les prières, les fioles, les chants et les mots… elle apprit aussi à se défendre. Elle n’aimait pas la violence. Elle en connaissait le prix. Mais elle savait qu’elle devrait y survivre.
Alors, au fil de ses rencontres, elle apprit. Une danse de sabres dans une casbah d’Alger. Des techniques de lutte auprès d’un moine en exil dans les montagnes du Népal. Des gestes de défense enseignés par une ancienne esclave devenue mercenaire à Alexandrie. Un art du couteau appris dans les rues sombres de Naples. Et, plus tard, des tactiques de tir et d’infiltration auprès de résistants, dans l’Italie déchirée par la guerre.
Elle ne cherchait pas la perfection, ni les trophées. Elle ne se battait pas pour tuer, mais pour survivre. Et peu à peu, elle fit de ces éclats de savoir un style qui n’appartenait qu’à elle : fluide, imprévisible, silencieux. Ni école, ni dogme. Un langage de mouvements fait pour dévier, esquiver, désarmer, neutraliser. Une forme de danse qui ne cherchait pas la victoire, mais l’évitement de la mort.
Elle évitait les autres immortels. Leur regard trop perçant, la tentation du duel, l’arrogance. Elle savait ce qu’elle valait. Mais elle ne voyait aucun honneur à tuer ses semblables pour une promesse lointaine de puissance. Elle n’entrait dans la mêlée que lorsqu’elle n’avait pas d’autre choix.
Zafira aimait sans peur. Sans chercher à fuir. Souvent des femmes — brillantes, blessées, entières. Parfois des hommes — discrets, rêveurs, fragiles. Elle savait s’attacher, rester, construire. Quand le lien devenait vrai, profond, elle révélait parfois ce qu’elle était. Pas tout, jamais tout. Mais assez pour partager le poids des siècles. Certains comprenaient. D’autres fuyaient. Et parfois, c’est elle qui partait. Non pas par peur, mais parce qu’elle sentait que le fil s’était rompu, ou que le monde autour devenait trop curieux. Elle n’avait pas peur d’aimer. Seulement de devoir, un jour, regarder mourir.
La seule constante, c’était son errance. Chaque ville était une étape. Chaque époque, une peau qu’elle enfilait avant de la jeter. Elle n’avait pas de nom fixe. Pas d’alliés durables. Elle traversait les siècles comme une ombre utile.
Mais les ombres se raréfiaient. Et un jour, le monde la rattrapa. Jusqu’à ce que même les invisibles deviennent visibles.
*
Naples, quelques semaines avant l’explosion.
Zafira ouvrit les volets métalliques du petit local de la coopérative, laissant entrer le soleil sur les cageots de tomates difformes et de figues sucrées. Une odeur de basilic frais flottait encore dans l’air. Dans la cour attenante, Giulia était debout sur un escabeau, en train de poser une sculpture étrange faite de grillage, de verre poli et de morceaux de fer rouillé.
— Tu vas finir par t’entailler, habibti, dit Zafira en l’observant depuis le seuil.
Giulia lui lança un sourire couvert de poussière de métal.
— C’est le risque quand on veut modeler le chaos.
Zafira haussa un sourcil, s’approcha pour l’aider à descendre.
— Le chaos, on le subit déjà assez dehors. On n’a pas besoin de l’accrocher aux murs.
— Justement. Si on le transforme en beauté, il fait moins peur, non ?
Zafira la regarda un instant, hésitante. Elle aimait cette lumière chez Giulia. Cette foi étrange dans les choses cassées. Elle n’avait jamais connu quelqu’un d’aussi vivant.
— Tu crois toujours que les gens peuvent comprendre. Que tout peut se réparer.
— Et toi, tu crois qu’on est condamnés à fuir. À se taire. Tu vis avec des siècles de silence, amore. Moi, j’ai encore un peu d’espoir.
Zafira soupira. Elle passa ses bras autour de sa compagne, posa son front contre le sien.
— L’espoir, ça te rend vulnérable.
— Peut-être. Mais c’est aussi ce qui fait que je reste.
*
Elles virent la vidéo d’un duel immortel dans la cuisine de leur appartement, sur une vieille tablette bancale, posée entre une théière cabossée et un pot de basilic.
L’écran vibrait d’images instables : deux silhouettes s’affrontaient à l’épée dans un entrepôt désaffecté, quelque part en Asie, filmées en cachette. Mais c’était la fin qui glaça l’échine du monde entier. Quand l’un des combattants tomba, la lumière jaillit de son corps comme une tempête céleste, foudroyant les murs, soulevant la poussière, illuminant les yeux de l’autre d’un feu ancien et dément. Le Quickening. Brutal. Magnifique. Inhumain.
Zafira resta immobile. Son visage était une pierre. Ses yeux sombres fixaient l’écran sans cligner. Giulia, assise en tailleur à côté d’elle, posa doucement sa main sur la sienne.
— Tu savais que ça arriverait, souffla-t-elle.
Zafira ne répondit pas tout de suite. Elle ferma les yeux une seconde, puis les rouvrit.
— Oui.
Giulia fronça les sourcils.
— Alors… maintenant quoi ?
L’immortelle secoua lentement la tête, le regard vide.
— Maintenant, les foules vont paniquer. Les gouvernements mentir. Les armes se charger.
Elle se leva, fit quelques pas vers la fenêtre, écoutant les bruits de la rue. Des cris. Quelqu’un qui parlait de "monstres parmi nous". Une autre voix qui criait "conneries !", suivie d’un bruit de bouteille brisée.
— Tu entends ça, Giulia ? dit-elle. Certains parlent déjà de fléau. D’abominations. Tu crois qu’ils vont nous accueillir avec des fleurs ?
Sa compagne la rejoignit, l’enlaça par-derrière.
— Il y a eu des révolutions, Zafira. Des droits gagnés. Des murs tombés. On peut faire mieux, encore. On doit.
— Tu crois aux hommes. Moi, je les ai vus brûler des bibliothèques, pendre des sages-femmes, crucifier des poètes. Huit siècles à regarder les mêmes peurs se recycler avec de nouveaux drapeaux.
— Peut-être que toi, tu as survécu à tout ça… mais tu n’as pas guéri.
Zafira tourna légèrement la tête vers elle, sans parvenir à sourire.
— Peut-être que toi, tu pourrais y arriver. Moi… je suis un monstre depuis huit siècles.
Giulia se recula légèrement, blessée.
— Ne redis plus jamais ça.
— Mais c’est ce qu’ils verront. Ce que tu verras un jour.
— Je t’ai vue pleurer pour une vieille femme morte sans famille. Je t’ai vue passer des nuits entières à préparer des remèdes pour un gamin qu’on ne reverrait peut-être jamais. Tu m’as aimée. Tu as nourri tout un quartier pendant la pandémie de 2028. Tu as soigné des malades quand les hôpitaux ont fermé. Si c’est ça un monstre…
Elle essuya une larme, puis reprit, la voix étranglée :
— … alors je veux vivre dans un monde de monstres.
Zafira sentit sa gorge se serrer. Mais elle ne répondit pas.
*
C’était un samedi comme les autres, ou presque. Le soleil tombait en pluie dorée sur les étals débordants : tomates zébrées, olives luisantes, figues fendues de sucre. L’air sentait le café brûlé, le poisson frais, la friture d’aubergines.
Giulia riait avec une vieille vendeuse berbère, qui lui apprenait à dire panier en darija. Elle portait une robe tachée d’argile, ses cheveux tirés en chignon décoiffé. Zafira, un peu plus loin, discutait avec un marchand qu’elle connaissait depuis des années.
Puis, quelque chose changea dans l’air. Un grondement sourd, imperceptible, qui s’intensifia dans ses tripes. Et soudain — Une lumière blanche. Une onde de choc. Un souffle qui déchira les corps et les murs.
Puis plus rien.
Quand elle reprit conscience, Zafira était sous un monceau de gravats. Son crâne s’était ouvert, mais se refermait lentement. Ses côtes se ressoudaient. Elle était ensevelie, mais vivante. Encore. Toujours.
Tout autour d’elle : le chaos. Cris, hurlements, sirènes, fumée noire. Des morceaux de corps. Des appels. Des gémissements. Elle se releva en titubant. Le sol n’avait plus de logique. Le monde n’avait plus de forme.
— Giulia…
Elle traversa les décombres, les visages couverts de cendre, les enfants en larmes, les mains tendues. Elle marcha, chercha. Son regard balaya les débris comme un animal fou. Puis elle la vit. Ou ce qu’il en restait.
Giulia, à moitié ensevelie. Le torse transpercé par des éclats de métal. Une poutre écrasait sa jambe. Une mare sombre s’élargissait sous son corps. Et ses yeux, ouverts. Fixes. Absents.
— Non… non… Giulia…
Zafira tomba à genoux. Elle tenta de la prendre dans ses bras, mais les membres étaient froids. La peau, déjà raide.
— Réveille-toi… je t’en supplie, réveille-toi…
Quelques minutes plus tard, elle errait dans les ruines, titubante. Les secours étaient dépassés. Personne ne s’arrêtait sur elle. Trop de blessés. Trop de morts. Trop de fumée.
Mais eux, ils savaient. Une camionnette noire. Vitres teintées. Deux hommes, visage couvert, tenues neutres. Aucun insigne. Aucune hésitation. Ils l’encerclèrent. Elle voulut se défendre, mais son esprit était brisé, sa peine trop vive. Une aiguille dans la nuque. La torpeur.
La dernière chose qu’elle entendit fut une voix masculine, presque murmurée :
— Cible confirmée. Emmenez-la.
L’acte était prémédité. L’explosion n’était pas une folie aveugle. C’était une chasse. Un test.
Des rumeurs circulaient depuis des mois sur la présence d’immortels dans ce quartier de Naples. Alors ils avaient fait exploser un marché. Pour voir qui se relèverait.
Et Zafira s’était relevée. Mais pas Giulia.
*
Ce fut le début de sa captivité. Elle ne sut jamais où elle avait été emmenée. Le trajet s’était perdu dans un entre-deux de douleur et de flou, ponctué de tranquillisants injectés à même la gorge. Elle fut enfermée dans une pièce blanche, lisse, stérile, silencieuse. Pas de fenêtres. Pas d’ombre, même. Seulement cette lumière artificielle, blafarde, qui s’éteignait puis revenait selon un rythme que Zafira ne comprenait pas. Nuit et jour avaient cessé d’exister. Le sommeil, imposé par des vapeurs ou des injections, ne venait plus naturellement. Il tombait sur elle comme un rideau, sans prévenir.
Des hommes et des femmes entraient. En silence. En combinaison. Visages masqués, yeux anonymes derrière des visières. Ils ne lui parlaient pas. Ils l’observaient. Parfois, ils murmuraient entre eux, griffonnaient sur des tablettes. Parfois, ils la touchaient, soulevaient ses paupières, plantaient des aiguilles dans sa moelle, dans ses muscles, dans sa langue.
Et parfois, ils la tuaient.
D’abord par précaution — pour tester la régénération, sûrement. Une injection, une décharge, une lame dans le cœur. Puis, au fil des jours, cela devint un protocole. Une routine. Ils la tuaient. Puis ils attendaient qu’elle revienne.
Zafira, dans sa cage de verre, perdit peu à peu la notion du temps. On l’appelait « Sujet 47 ». Pas un prénom. Pas un mot gentil.
Ils prélevaient sa peau par lambeaux, la raclaient à vif comme on décape une surface à étudier. Toujours avec cette même lenteur clinique. Des gestes précis, presque tendres dans leur cruauté. Et toujours cette voix calme, détachée, qui dictait les observations : rythme, réaction, seuil de douleur.
Ils testaient ses nerfs — combien de temps avant qu’elle ne crie, qu’elle supplie, qu’elle rompe ?
Un jour, dans un sursaut d’instinct, elle tenta de mordre. Ils lui brisèrent la mâchoire. Elle guérit. Ils recommencèrent. Encore. Au bout d’un moment, elle ne cria plus. Elle ne parlait plus. Elle n’avait plus de mots pour la douleur. Plus de voix pour l’horreur. Mais elle rêvait encore. Parfois. Quand les drogues l’endormaient, quand les muscles cessaient de tressaillir, quand les plaies s’apaisaient juste assez pour que la mémoire affleure.
Elle rêvait de Giulia. De ses mains dans ses cheveux, du grain chaud de sa peau sous le soleil italien. De la lumière dorée filtrant à travers les volets. Du parfum des figuiers, en fin d’après-midi, dans une ruelle tranquille. Rêver était tout ce qu’il lui restait. Le seul endroit où elle pouvait fuir. Une échappée fragile, suspendue dans un monde intérieur que la souffrance ne pouvait pas encore atteindre.
Elle pensait que ce serait ça, pour l’éternité. Que ce supplice sans fin — cette boucle de mort et de résurrection — était devenu son destin. Et parfois, quand elle avait encore la force d’espérer, elle priait pour qu’un jour, quelqu’un vienne lui trancher la tête. Pour que ça s’arrête enfin.
*
Astrid n’était pas née pour la douceur. Elle avait vu le jour au bord d’un fjord battu par les vents, là où la terre est pierreuse, les hivers sans fin, et les berceuses des cris de corbeaux.
Son père était un jarl, dur comme les haches qu’il maniait. Sa mère, morte trop tôt pour qu’elle se souvienne de sa voix. Elevée parmi les cris des hommes et les hurlements du vent, elle grandit sans tendresse mais sans peur. Elle maniait l’épée avant même de savoir lire. On lui apprit à tenir un bouclier, à tuer proprement, à sentir la houle avant qu’elle ne se lève. Elle savait lire les marées, les visages, les alliances. Elle ne priait aucun dieu, pas même Odin. Pour elle, seuls les vents et les morts parlaient vrai.
Elle aurait pu devenir reine d’un clan. Elle préféra devenir capitaine de sa propre horde.
Sa première mort arriva comme un coup de tonnerre. Elle avait vingt-huit ans. Un raid, quelque part sur la côte de Northumbria. Le ciel était d’un gris dur, l’air sentait le sel et la peur. Elle menait ses hommes à travers un monastère fortifié, lame levée, cris au ventre. Une flèche anglaise lui trancha la gorge d’un trait sec. Elle tomba à genoux, étranglée par son propre sang. Son dernier regard fut pour le ciel, et ce qu’elle y vit n’était pas Valhalla. Juste le vide.
Elle se réveilla plus tard, seule, rejetée par la mer sur un rivage inconnu. Ses hommes étaient partis. Son sang avait séché sur ses mains. Et elle respirait.
Les dieux lui avaient refusé la gloire éternelle. Mais lui avaient offert… autre chose. Un monde qu’elle n’avait jamais demandé. Et un temps sans fin pour le parcourir.
*
Elle passa les siècles suivants sur les champs de bataille. Au début, elle ne s’arrêta jamais. L’épée était une constante. Son corps, une arme. Sa mémoire, une malédiction. Écosse, Irlande, les terres saxonnes. Puis plus loin : les croisades, Constantinople, les sables de la Terre Sainte. Elle suivait la guerre comme d’autres suivaient les étoiles.
Elle changeait de nom mais pas de nature. Parfois mercenaire, parfois stratège, parfois simple soldat. On la croyait bénie, ou maudite, ou simplement trop rusée pour mourir.
Elle vit les empires naître et s’effondrer. Elle vit la guerre changer de forme, mais pas de goût. Elle commandait sans pitié, gagnait sans gloire, survivait sans explication.
Dans les révolutions européennes, elle fut tantôt bras armé, tantôt conseillère secrète. Pendant la Commune de Paris, elle forma des ouvriers aux tactiques de guérilla. En 1916, elle guida des jeunes soldats perdus dans la Somme. Elle portait tous les uniformes, mais n’en servait aucun.
Elle ne cherchait pas la paix. Elle la méprisait, même. Elle la trouvait trop douce, trop éphémère. Mais parfois… elle tombait sur elle, comme une pluie fine sur des épaules endurcies. Dans les bras d’un amant au regard brûlé par la guerre. Dans le silence d’un bivouac, quand les autres dormaient. Dans le feu d’un foyer qu’elle savait provisoire.
Elle était une survivante. Une guerrière. Une force de la nature que même les siècles n’arrivaient pas à briser. Elle croyait à l’acier, à la loyauté, à la stratégie. Mais elle ne croyait plus en rien d’autre.
Jusqu’à ce que le monde change. Jusqu’à ce que les immortels cessent d’être des ombres. Et qu’Astrid, malgré elle, doive sortir du brouillard.
*
Berlin, quelques semaines après la Déclaration.
La ville s’était tue. Pas d’explosions. Pas de cris. Pas encore. Mais les silences avaient changé. Les regards, aussi. Astrid vivait seule dans un ancien entrepôt transformé en atelier, à Moabit. Elle y réparait des motos, bricolait des systèmes de brouillage, gardait un fusil sous chaque planche du plancher. Officiellement, elle était une mécanicienne taciturne, ancienne militaire. Officieusement, elle observait.
Quand Horton — le dirigeant de la faction extrémiste des Guetteurs — fit sa déclaration publique, un frisson parcourut les réseaux. Il parlait d’"ordre mondial", "vérité révélée", "protection de l’espèce humaine". Et surtout, de "neutralisation préventive des entités immortelles".
Les premiers jours, Astrid ne fit rien. Elle avait appris à sentir quand la tempête arrivait.
Et elle arriva vite. Rafles nocturnes. Perquisitions ciblées. Tests génétiques secrets. Drones de surveillance.
Le gamin s’appelait Samir. Dix-sept ans, toujours en train de traîner avec sa planche à roulettes, de discuter de rap et de bidouiller des drones. Il la saluait parfois, sans insister. Il la respectait, sans trop savoir pourquoi.
Ce jour-là, elle vit la camionnette noire arriver sans bruit. Deux hommes en uniforme flou, sans écusson. Un troisième tenait une tablette. Ils sonnèrent chez la mère de Samir. Elle regarda de loin. Rien d’inhabituel, si ce n’est la tension dans l’air. Quelques voisins sortaient sur les balcons. Un silence diffus. Samir fut emmené sans menottes, mais sans explication.
— Contrôle préventif, avait marmonné l’un d’eux à voix haute, comme pour les spectateurs.
— Suspicion de mutation, avait dit un autre, plus bas, à la mère, avant de lui tendre un papier sans entête officiel.
Astrid, elle, était restée immobile derrière sa fenêtre, le poing fermé.
Il y avait eu des rumeurs : certains groupes extrémistes cherchaient à identifier des porteurs potentiels du "gène de résilience". Mais cela n’avait jamais été prouvé. Les immortels eux-mêmes ne savaient pas ce qui les rendait différents — ni quand la mort frapperait pour les "réveiller".
Et pourtant, voilà qu’un gamin mortel, peut-être banal, peut-être pas, se faisait arracher à sa famille comme un chien suspect.
Quand il monta dans le véhicule, il tourna la tête vers sa mère, puis vers la rue. Il croisa brièvement le regard d’Astrid. Il y avait de la panique. Et un appel muet. Elle reconnut ce regard. Elle l’avait eu, elle aussi, il y a bien longtemps.
Quand les portes se refermèrent, elle n’attendit pas que le moteur disparaisse. Elle descendit dans la cave, ouvrit une trappe dissimulée sous une pile de pneus, et sortit une vieille caisse de bois. Dedans, une lame à deux mains. Deux Beretta modifiés. Un manteau en kevlar. Et un carnet jauni, couvert de noms qu’elle n’avait pas prononcés depuis des siècles.
Elle s’assit, nettoya les armes, vérifia les chargeurs. Elle n’avait pas sorti ces outils depuis longtemps. Elle espérait ne pas en avoir besoin. Mais elle n’était pas faite pour regarder les innocents se faire broyer.
Ce soir-là, Astrid déterra ses armes. Pas pour elle. Pour la guerre qui venait.
*
Quelques semaines plus tard, dans l’arrière-salle d’un bar désaffecté à Neukölln.
L’odeur de moisissure et d’alcool séché se mêlait à la fumée de cigarette. Ils n’étaient qu’une poignée autour de la table : des mortels — hackers, anciens Guetteurs dissidents, journalistes mis sur liste noire — et quelques immortels en fuite. Des survivants, tous brisés à leur manière.
Astrid les avait rassemblés, un par un. Un regard échangé dans une rame vide, une phrase codée griffonnée dans un vieux livre, une voix chuchotée au détour d’une ruelle. Elle n’avait jamais été du genre à former un groupe. Mais la guerre l’avait changée. L’ennemi ne laissait plus le choix.
Autour de la table, elle parlait peu. Mais quand elle ouvrait la bouche, chacun se taisait.
Jonas se leva. Ancien Guetteur, la quarantaine, maigre et nerveux, avec un tic à la joue gauche. Il posa un dossier usé sur la table. L’intérieur était rempli de notes éparses, de relevés brouillés, de cartes annotées à la main.
— C’est pas un centre de détention classique. Je pense que c’est un ancien site soviétique réactivé récemment. Le signal est faible, crypté, mais il y a une anomalie que l'on ne peut pas masquer. Astrid fronça les sourcils.
— Quel genre d'anomalie ?
— Énergétique. La consommation électrique de ce complexe est ridicule, même pour un site de recherche. On parle de pics qui dépassent largement les capacités des infrastructures locales. En plus, il y a une fréquence radio, très basse, qui interfère avec les communications satellites. On dirait une surcharge constante due à l’utilisation d'une machinerie lourde ou d'un cryptage permanent.
Un silence tendu s’installa. Puis elle demanda :
— Et ils font quoi, là-dedans ?
Jonas hésita. Il savait ce que sa réponse allait déclencher.
— Tests. Dissections. Expériences. Certains Guetteurs parlent d’une “sécurisation biologique avancée”. Officieusement, on évoque l’étude de spécimens… qui ne meurent pas.
— Où est-ce que ça se passe ?
— Quelque part dans le Südschwarzwald. La localisation exacte est verrouillée. Mais un couloir radio traverse une vallée là-bas, près d’un ancien complexe militaire désaffecté. C’est notre seule piste.
Mais un signal ne suffisait pas. Il fallait des preuves. Savoir s’il s’agissait bien d’immortels. Et s’ils étaient encore en vie. Alors Elena s’avança. Ex-biologiste militaire, silhouette sèche, regard dur.
— Je peux m’en charger. J’ai encore mon identifiant de chercheuse. Officiellement, j’ai été transférée dans une unité de recherche privée. Je peux prétendre vouloir me réintégrer.
Jonas la fixa longuement.
— Tu sais ce que ça veut dire, si tu rentres seule. Si tu ne ressors pas…
Elle haussa les épaules.
— Je n’ai rien à perdre.
Ils lui fabriquèrent un faux CV. Suffisamment flou pour ne pas éveiller les soupçons, suffisamment précis pour qu’on la croie spécialiste du vivant avancé — un domaine fourre-tout couvrant la neurobiologie, la régénération cellulaire et les expériences limites.
Une semaine plus tard, elle se présenta à un des points-relais du Südschwarzwald. Après un contrôle de sécurité sommaire, elle fut conduite au complexe. Un badge temporaire. Une escorte armée. Des zones interdites. Mais elle en vit assez.
Des laboratoires au silence clinique. Des corps sédatés dans des capsules verticales. Des tubes greffés dans les veines. Des constantes affichées sur des écrans aux chiffres impossibles. Et des mots échappés entre deux chercheurs, trop confiants pour se méfier :
— Régénération complète, mais instable.
— Protocole de suppression cognitive en cours.
— Sujet réfractaire… relancer la séquence létale.
Elle n’eut besoin de rien demander. Elle écouta. Elle observa. Elle mémorisa chaque détail.
Le soir même, elle ressortit. Et lorsqu’elle rejoignit le groupe, les traits tirés, la mâchoire serrée, elle n’eut qu’une seule phrase :
— Ce sont des immortels. Et ils les tuent à petits feux.
Alors ils prirent une décision. Pas de tentative de sauvetage classique. Le centre était trop bien protégé, trop verrouillé. Aucune sortie. Aucun couloir d’évacuation. Toute extraction aurait été un massacre. Ils choisirent une autre voie : Faire sauter le bâtiment. Détruire les serveurs. Les laboratoires. Les cellules. Tuer tous les humains impliqués. Et laisser les immortels se régénérer sous les décombres.
Ce ne serait pas propre. Mais ce serait libérateur.
*
Les jours suivants furent dévorés par la planification.
Reconnaissance, d’abord. Des drones bricolés pour échapper aux radars. Un contact dans l’aéronautique envoya des clichés satellites à haute altitude. Un motard descendit dans la vallée, « en balade », une caméra planquée dans son casque.
Maya interceptait les signaux.
— Toujours la même fréquence. Brève, régulière, presque chirurgicale, dit-elle un soir, les yeux rivés à ses écrans. C’est automatisé. Des capteurs internes. Ou du biométrique. Ils mesurent quelque chose.
Jonas mit la main sur de vieux plans soviétiques : un réseau de galeries souterraines, un ancien bunker réaffecté, enfoui à flanc de montagne.
— Entrée unique par la rampe de livraison. Il y a un conduit vertical, mais c’est un piège. Trop étroit. Trop risqué.
— Alors on passera par la rampe, trancha Astrid.
Ils avaient les plans. Restait à endosser le masque du système.
Deux semaines plus tard, ils interceptèrent un convoi de livraison au nord de Stuttgart : trois camions, sobres, tous marqués d’un simple logo — un cercle rouge.
Les chauffeurs ? Endormis pour longtemps. Badges falsifiés. Uniformes volés. Faux ordres de mission.
Les explosifs, dissimulés dans les caisses, furent répartis selon un plan précis :
- Générateur central – pour plonger l’installation dans le noir.
- Systèmes de communication – pour couper toute sortie numérique.
- Laboratoires – pour effacer les données, les preuves, les expériences.
- Fondations – pour faire s’effondrer l’ensemble du complexe.
Dans l’heure précédant l’attaque, un hacker injecta un virus dans le réseau.
— Le système interne est isolé. Ils ne pourront pas envoyer d’alerte.
Astrid hocha la tête. Tout était prêt.
*
Le silence, d’abord. Un silence lourd, feutré, comme sous l’eau. Puis le monde revint. Par vagues. Le goût métallique du sang dans la bouche. L’odeur de suie, de chair brûlée, de béton pulvérisé. La douleur – comme un vieux souvenir qu’on rouvre – irradiait dans chaque nerf, chaque os en train de se régénérer.
Zafira haletait, à genoux sur le sol fracturé. Nue, couverte de cendres, tremblante. Des gravats lui collaient à la peau comme des lambeaux de peau morte. Elle ouvrit les yeux. Une lumière crue tombait à travers une brèche dans le plafond, un rayon gris qui perçait la poussière flottante. Le bâtiment n’existait plus. Seulement des ruines. Des ruines, et des corps.
Autour d’elle, ça bougeait. Des silhouettes se relevaient, lentement. Certaines gémissaient. D'autres se recroquevillaient sur elles-mêmes, hurlant sans son. D’autres, encore figés dans la mort, commençaient à se régénérer — membres désarticulés, colonnes vertébrales à nu, visages défigurés. Zafira, elle, restait immobile. Elle ne comprenait pas. Elle n’était plus dans sa cellule. Il n’y avait plus de vitres. Plus de seringues. Plus de lumière blanche. Plus de voix derrière des masques. Seulement le chaos.
Une toux rauque la tira de sa stupeur. Une femme avançait entre les décombres, déterminée, les vêtements en lambeaux mais le regard clair. Grande. Blonde. Une natte épaisse tombait sur son épaule. Elle semblait marcher avec une fatigue contenue, le corps marqué, mais elle tenait debout. Elle s’arrêta devant Zafira. La fixa. Tendit la main.
— Viens.
Zafira ne bougea pas d’abord. Son corps savait qu’il pouvait guérir. Mais son esprit ? Lui était encore enfermé. Elle plissa les yeux. Ce n’était pas une gardienne. Ce n’était pas une technicienne. C’était… quelqu’un. Une présence. Une comme elle. Quelqu’un qui n’était pas là pour la disséquer.
Ses doigts tremblaient, mais elle tendit la main. Le contact fut simple. Brut. Vivant.
La blonde hocha la tête.
— Tu es libre.
Zafira ne répondit pas. Elle pleura. Pas des sanglots bruyants. Pas des cris. Juste deux larmes, lourdes, lentes, qui creusèrent des sillons noirs dans la poussière sur ses joues.
Autour d’elles, d’autres immortels se rassemblaient. On s’aidait. On se hissait hors des décombres. Un homme chantait doucement, une mélodie sans langue. Une jeune fille distribuait des couvertures de survie, sorties d’un sac d’évacuation.
La montagne saignait encore de fumée. Le monde avait été brisé. Mais dans ce chaos, une chose simple était née : l’espoir.
Zafira, épuisée, brisée mais debout, fit ses premiers pas hors de l’enfer.
*
Ils furent une dizaine à fuir ensemble. Pas une fuite organisée. Une dispersion instinctive. Des pas dans la neige, des visages dans les gares, des papiers volés. Ils changeaient de pays comme on change de peau : vite, mal, par nécessité. L’allemand devint italien, puis serbe, puis espagnol. Les noms glissèrent entre les doigts. Certains s’effacèrent. D’autres tombèrent. On ne se retournait pas.
Mais Astrid et Zafira restèrent ensemble. Pas par choix explicite. Juste parce que ni l’une ni l’autre ne fit un pas de côté.
Zafira parlait peu au début. Elle avançait dans le monde comme si elle sortait d’une caverne trop longtemps habitée — les sons trop forts, les regards trop longs, les gestes trop brusques. Astrid ne posait pas de questions. Elle était là. Une présence stable. Un souffle qui ne jugeait pas.
Parfois, leurs silences disaient tout. Astrid posait une couverture sur ses épaules, sans un mot. Zafira la gardait, même quand elle grelottait moins.
Il y avait de petites choses : une main frôlant une autre. Un bol de soupe partagé au creux d’une nuit d’orage. Un regard échangé quand les autres dormaient. Et l’ombre de quelque chose, encore fragile, qu’elles n’osaient pas nommer.
Un jour, alors qu’elles traversaient la frontière Autrichienne à pied, Zafira trébucha dans un fossé boueux. Astrid tendit la main, Zafira la prit. Mais cette fois, elle ne la lâcha pas. Elles continuèrent à marcher, paume contre paume, sans rien dire. Le monde autour d’elles devenait plus froid, plus vide. Mais elles, lentement, devenaient deux. Une unité discrète. Une bulle entre les catastrophes.
La première nuit qu’elles passèrent seules, ce fut dans une bergerie abandonnée. Le vent hurlait contre les pierres. Il faisait si froid que leurs mains refusaient d’allumer le feu. Astrid haussa les épaules, posa son sac à terre et déclara simplement :
— On va survivre. C’est tout ce qui compte.
Zafira la regarda. Ce n’était pas une bravade, ni une illusion d’espoir. C’était un fait. Brutal. Tranquille. Et ça la rassura.
Elle resta éveillée longtemps, observant Astrid dormir, comme on regarde un animal rare, précieux, inconscient du danger. Parfois, elle avait envie de la toucher, juste pour s’assurer qu’elle était réelle.
Astrid ne posait pas de questions. Elle ne demandait pas d’explication sur les cicatrices que Zafira portait, ni sur les cauchemars qui la faisaient haleter dans la nuit. Elle ne tendait pas de miroir, ne réclamait rien. Elle était juste là. Solide. Présente. À la manière d’un rocher que la mer ne parvient pas à entamer.
Les jours suivants furent une succession de routes désertes, de chambres louées à la nuit avec des billets froissés. Parfois, elles dormaient sous les ponts, parfois dans des maisons que la guerre avait vidées de leurs habitants.
Elles partageaient les rations, surveillaient les mêmes ombres. Astrid avait ce réflexe de toujours marcher un pas devant, comme pour ouvrir la voie, comme pour encaisser le danger la première. Zafira, au début, trouvait cela inutile. Puis elle comprit que ce n’était pas de la pitié, mais une promesse silencieuse : « Tu as déjà assez encaissé. »
Le rapprochement fut lent, presque imperceptible. Pas un élan brusque, mais une suite de gestes minuscules, d’habitudes qui se tissaient sans qu’elles s’en rendent compte.
Un soir, sous un porche en pierre battu par la pluie, Zafira entendit Astrid murmurer dans son sommeil. Des mots dans une langue qu’elle ne comprenait pas, doux et heurtés à la fois, comme une prière ou un souvenir. Elle ne la réveilla pas. Elle se contenta de glisser son manteau sur elle, geste maladroit, comme si c’était la première fois qu’elle prenait soin de quelqu’un depuis des siècles.
Le lendemain, Astrid ne dit rien. Mais son regard, quand leurs yeux se croisèrent, dura un peu plus longtemps que d’habitude. Pas seulement de la reconnaissance. Une chaleur diffuse, timide, presque inquiète.
La nuit suivante, elles partagèrent un matelas effondré dans une maison abandonnée. Le froid était vif, et leurs souffles formaient des nuages dans l’air sombre. Astrid, allongée sur le dos, fixait le plafond troué. Zafira, sur le côté, l’observait. Elle ne savait pas si c’était la fatigue, la solitude, ou cette étrange certitude qu’Astrid ne la blesserait pas, mais elle se rapprocha. Lentement.
Astrid tourna la tête vers elle. Aucun mot ne fut échangé.
Zafira posa sa main sur la joue d’Astrid, hésita une seconde, puis l’embrassa. C’était un baiser prudent, presque incertain, comme si elles craignaient de rompre un équilibre fragile. Mais il s’approfondit, doucement, dans un accord silencieux.
Quand elles se séparèrent, Astrid ne demanda pas pourquoi. Elle se contenta de passer une mèche de cheveux derrière l’oreille de Zafira. Et dans ce simple geste, il y avait la promesse de ne pas poser de questions, mais d’être là.
À partir de là, elles ne marchèrent plus jamais tout à fait comme avant. Un frôlement d’épaule devenait une ancre. Un regard partagé, un refuge. Et, parfois, la main de l’une trouvait naturellement celle de l’autre, comme si elle y avait toujours appartenu.
Elles errèrent ainsi plusieurs semaines, toujours plus loin vers l’ouest, comme si l’Atlantique pouvait leur offrir un refuge que la terre refusait. L’errance avait sa propre logique : suivre les rumeurs de passages sûrs, éviter les zones où la milice rôdait, traverser les frontières de nuit. Elles parlaient peu, mais quand l’une riait, même brièvement, l’autre retenait ce moment comme un trésor.
Une nuit, après une longue marche à travers les collines et les forêts, elles aperçurent, loin devant, un point lumineux. Une seule fenêtre éclairée, isolée au milieu de l’obscurité.
Astrid ralentit. Dans le froid nocturne, une vibration sourde se glissa dans ses os, familière, irréfutable.
À sa gauche, Zafira avait légèrement tourné la tête. Le regard fixé sur la lumière, mais les épaules tendues. Elles n’avaient pas besoin de parler. Elles échangèrent un regard. Deux présences. Distinctes. Immortelles.
Sans un mot de plus, elles avancèrent dans la nuit vers cette lumière.