Le Prix à payer - Highlander Fanfiction

Chapitre 37 : De sable et de vent

7434 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 17/08/2025 21:49

Les vents du désert s’insinuaient entre les étoffes qui recouvraient la litière du convoi. Soleman, fils d’un marchand lettré de Basra, avait hérité de son père non pas un commerce florissant, mais un goût insatiable pour les mots et les idées. Très tôt, il avait appris à tracer les lettres arabes avec une précision presque religieuse, à écouter les débats des érudits, à retenir les histoires comme on retient des prières.

À trente-cinq ans, il avait déjà parcouru les routes entre Bagdad, Damas et Fustat, copiant et échangeant des manuscrits pour des bibliothèques privées. Il savait que la calligraphie pouvait valoir aussi cher qu’un cheval de guerre, et que le mauvais mot à la mauvaise personne pouvait coûter la vie. Mais son esprit restait curieux, avide des récits entendus dans les caravansérails, et parfois… un peu trop confiant dans la bonne volonté des hommes.

Les routes qu’il empruntait étaient autant marquées par les alliances tribales que par les humeurs des gouverneurs locaux. Les marchés regorgeaient d’épices et de papyrus, mais derrière les senteurs de cannelle et d’encens se dissimulaient les murmures de la colère : impôts écrasants, querelles entre factions religieuses, soupçons d’espionnage au profit de Bagdad.



Cette fois, Soleman transportait une précieuse cargaison : une série de traités grecs traduits en arabe, commandés par un dignitaire de Bagdad, à remettre à un érudit installé près de Fustat. Les rouleaux étaient enfermés dans une caisse de bois léger, dissimulée sous des ballots de tissus.

En arrivant dans une ville du delta du Nil, il trouva l’atmosphère lourde. Les marchés étaient à moitié vides, les portes des boutiques fermées. Les rumeurs d’une révolte contre le gouverneur circulaient depuis des jours, mais Soleman pensait que son statut de simple copiste le protégerait. Il se trompait.

Dans les ruelles étroites, des hommes armés encerclèrent un groupe de voyageurs. Les cris montèrent, accusant les étrangers d’espionnage pour le calife. Les coups pleuvaient, les portes claquaient, et déjà, des flammes montaient dans l’air saturé de poussière.

Soleman tenta de fuir par une allée latérale, serrant contre lui la caisse de manuscrits. Un adolescent surgit d’une porte, lame à la main. Il sentit la morsure du métal traverser sa poitrine. Ses jambes cédèrent.

Allongé dans la poussière, il pensa à la bibliothèque de Fustat qu’il ne verrait jamais, à l’encre fraîche sur un parchemin vierge. Puis tout s’effaça.




L’aube baignait le désert d’une lumière d’or pâle lorsqu’il rouvrit les yeux. Sa bouche était sèche comme la pierre, son torse douloureux, mais intact. Ses vêtements étaient déchirés, maculés de sable et de sang séché. Une silhouette se tenait accroupie à quelques pas : une femme, la quarantaine peut-être, vêtue comme une commerçante nomade, un foulard sombre noué autour de la tête. Son regard était vif, presque moqueur.

— Enfin réveillé, dit-elle d’une voix basse, au timbre chantant.

Soleman se redressa lentement, incrédule.

— Je… je devrais être mort.

Elle haussa les épaules, comme si la chose allait de soi.

— Tu l’étais.

Elle expliqua, avec un détachement presque irritant, qu’elle l’avait trouvé dans une ruelle en flammes. Qu’elle avait vu “ce qui s’était passé” et su qu’il ne fallait pas rester là quand il reprendrait vie. Elle ne donna pas son nom.

— Bois. Tu vas avoir besoin de forces. Il y a… beaucoup de choses que tu ignores encore, et pas seulement sur la route vers Fustat.

Dans son sourire en coin, Soleman ne sut dire s’il y avait de la compassion ou le simple amusement d’une vétérane devant un nouveau joueur jeté dans une partie dont il ignorait les règles.


Les jours qui suivirent son réveil furent une suite d’interrogations sans réponses complètes. La femme — qui finit par se présenter sous le nom de Nadirah — ne donnait jamais tout, jamais trop vite. Elle avançait comme si le temps lui appartenait, ce qui, Soleman le comprit peu à peu, était littéralement vrai.

Pendant plusieurs années, ils voyagèrent ensemble : d’Alexandrie à Kairouan, puis vers Damas et ses marchés couverts. À chaque ville, Nadirah changeait légèrement de visage : vêtement, accent, rôle. Un jour, elle était marchande de soie ; le lendemain, messagère d’un émir, ou traductrice pour un diplomate vénitien.




Les années qui suivirent sa première mort furent celles de l’apprentissage, mais aussi des désaccords. Soleman et Nadirah voyageaient d’Alexandrie à Kairouan, puis vers Damas et ses marchés couverts, changeant de rôle et d’identité comme on change de vêtement. Un jour, elle était marchande de soie, le lendemain traductrice pour un émissaire vénitien. Elle se mouvait dans les villes comme l’eau dans un vase : épousant les formes, s’adaptant à tout, et ne laissant rien derrière elle.

— Tu veux vivre longtemps, Soleman ? Alors apprends à n’être ni un héros ni un témoin.

Il avait entendu cette phrase un soir, et elle lui revint en mémoire un matin de Damas. Un marchand frappait son apprenti à coups de ceinture, devant les passants qui détournaient les yeux. Soleman avait déjà fait un pas vers eux quand Nadirah le retint par le poignet.

— Si tu sauves cet enfant, demain, c’est son père qui viendra te tuer pour avoir humilié sa famille. Ici, la justice n’a rien à voir avec la vérité.

— Et si tout le monde pense ainsi, qui défendra les faibles ?

— Pas toi. Pas si tu veux voir un autre siècle.

Il détourna les yeux, mais le goût amer du renoncement lui resta sur la langue. Nadirah avait sans doute raison… mais il savait déjà qu’il ne pourrait pas toujours suivre ses conseils.

Les jours, eux, suivaient un autre rythme : le matin consacré à l’étude des langues — dialectes locaux, un italien limpide, et un grec imparfait mais utile pour marchander.

— Parle aux gens dans leur langue, et ils oublieront de te demander qui tu es vraiment, disait-elle.

Peu à peu, il apprit aussi à lire les codes : la couleur d’un turban, la coupe d’une barbe, l’ordre dans lequel un repas était servi… autant de signes qui, pour Nadirah, valaient plus qu’un discours.

Mais au-delà des usages des vivants, elle lui enseigna les règles — écrites nulle part — de ceux qui ne meurent pas. Les vieilles querelles qui s’étendaient sur des siècles, les dettes d’honneur qui pouvaient survivre à plusieurs empires, les alliances scellées par un serment et rompues dans l’ombre d’un duel. Elle lui parlait des Anciens dont la mémoire était plus dangereuse que la lame, et des jeunes immortels qui brûlaient leur vie comme une torche, attirant les regards… et les coups fatals.

Pour le combat, elle ne lui enseigna rien qui pût flatter l’orgueil. Pas de passes d’armes pour briller dans les cours princières : seulement la manière de survivre dans une ruelle encombrée.

— Tu veux qu’on se souvienne de toi ? Gagne un tournoi. Tu veux vivre ? Fuis les arènes.

Leur entraînement se faisait tôt, avant que les marchés n’ouvrent : entrepôts vides, plages isolées, ou toits plats où l’air était encore frais. Il y développa l’endurance plutôt que la force brute, et l’habitude de toujours jauger la distance qui le séparait de la sortie la plus proche avant de tirer l’épée.

Elle lui montra aussi à reconnaître un adversaire immortel au premier regard — ou plutôt à le deviner par son assurance, ses silences, et ce léger recul instinctif qu’ils avaient tous en présence d’un autre comme eux.


Il n’y eut jamais entre eux de gestes maternels, mais un pacte tacite : ils étaient plus forts ensemble, tant qu’aucun n’oublierait que ce lien n’était pas celui du sang, mais celui de la survie. Soleman admirait sa capacité à deviner un danger avant même qu’il ne prenne forme ; Nadirah voyait en lui un diplomate naturel, capable de franchir toutes les portes par les mots autant que par la lame.

Une nuit, à Kairouan, alors qu’ils partageaient un repas frugal sous une lampe à huile, elle lui dit :

— Je t’ai vu mourir une fois, Soleman. Si tu veux que ce soit la seule, retiens ceci : le monde ne se souviendra pas de ton nom… et c’est très bien ainsi.




Le port de Ceuta bourdonnait comme une ruche. Marins berbères et marchands vénitiens se frôlaient sur les quais, entre ballots de laine et caisses d’épices. Soleman suivait Nadirah de quelques pas, son attention partagée entre les cris des négociants et le roulis des navires. Soudain, une pulsation sourde, un frisson qui traversa son corps comme un coup de vent venu de l’intérieur. Leurs regards se croisèrent aussitôt. Elle savait. Lui aussi. Et quelque part, l’autre aussi savait.

Nadirah balaya la foule du regard… et s’arrêta net. Soleman suivit sa ligne de vue. Un homme grand, drapé d’un manteau sombre, venait de se figer à son tour. Même à cette distance, il dégageait cette tension particulière, comme une lame encore dans son fourreau.

Sans un mot, ils se mirent en marche. D’abord en longeant les étals, chacun feignant de continuer ses affaires, puis en glissant dans une venelle étroite. Ils avancèrent ainsi, enchaînant les détours, jusqu’à ce que les bruits du port s’effacent derrière eux.

— Pourquoi ne pas fuir ? demanda Soleman à mi-voix, en scrutant la ruelle déserte.

Nadirah ne ralentit pas.

— Ce n’est pas un choix. C’est une dette.

Elle ne précisa pas davantage, et il comprit qu’il n’obtiendrait pas plus d’explications.

Ils débouchèrent sur un terrain vague, battu par le vent, à l’écart des habitations. Là, l’homme les attendait déjà. Son visage portait les marques du temps, mais ses yeux brillaient d’une haine intacte. Soleman crut percevoir, dans leur échange silencieux, le poids d’une histoire ancienne.

— Pars, dit Nadirah en desserrant le col de sa tunique.

— Je peux…

— Non. Ce n’est pas ton combat.

Il recula de plusieurs pas, puis tourna dans une ruelle adjacente… mais s’arrêta derrière un mur à demi écroulé, d’où il pouvait voir sans être vu.

Les deux immortels se dévisagèrent un instant, puis tirèrent leurs lames. Pas de salut, pas de mots. Le choc de l’acier résonna dans l’espace vide. Nadirah attaquait avec précision, cherchant la faille, mais son adversaire — un certain Amsar, comprit Soleman en entendant le nom jeté entre deux coups — avait la puissance brute et une volonté implacable.

Les passes s’enchaînèrent, rapides, implacables. Soleman sentit une angoisse sourde monter en lui. Il l’avait vue triompher tant de fois… mais jamais reculer ainsi. Un faux pas, un battement de cœur trop lent, et la lame d’Amsar trouva son ouverture.

Un éclair métallique, puis le silence. La tête de Nadirah roula au sol. Le corps s’effondra.

Et alors, le ciel se déchira. Le Quickening jaillit en arcs de lumière et de tonnerre, frappant les murs, faisant vibrer l’air. Les éclairs ricochaient sur les pierres et les carcasses de bateaux abandonnés. L’énergie faisait trembler ses os, emplissant l’air d’une odeur brûlée et métallique.

Soleman n’attendit pas la fin. Il tourna les talons, s’enfonçant dans les ruelles en courant, chaque pas martelant la certitude qu’il n’était pas de taille — pas encore. Il ne se retourna pas, pas même quand le fracas cessa derrière lui.


Cette nuit-là, réfugié dans un grenier à l’abandon, il sut que quelque chose avait basculé. Nadirah lui avait tout appris : survivre, lire les signes, disparaître. Mais elle n’avait pas pu lui transmettre l’essentiel — cette force ultime qui lui avait manqué aujourd’hui.

Il décida qu’il ne dépendrait plus jamais totalement de quelqu’un. Qu’il ne serait plus jamais l’observateur impuissant. Le masque du diplomate naquit ce soir-là : calme, posé, détaché, toujours à écouter avant d’agir. Mais sous ce masque, Soleman forgea une discipline impitoyable, perfectionnant son art du combat dans l’ombre, jusqu’à pouvoir affronter seul n’importe quel adversaire.

Il ne reparla jamais de ce jour. Mais chaque fois qu’il ressentait cette vibration familière annonçant un immortel, son esprit revivait la scène — le champ vide, le choc de l’acier, et l’éclair qui avait emporté sa mentore dans un silence de fin du monde.




An 950, sur les côtes d’Ifriqiya

Le port bourdonnait d’une activité presque continue. Les quais étaient chargés de ballots de soie, de sacs d’épices et de jarres d’huile prêtes à partir pour Amalfi ou Gênes. Les navires marchands se mêlaient aux galères armées, car en ces années, le commerce et la guerre étaient des sœurs inséparables. Sous la dynastie fatimide, Mahdia s’épanouissait comme un joyau neuf : ses remparts blancs scintillaient au soleil, ses chantiers navals faisaient trembler les rivaux.

Mais derrière cette façade prospère, les tensions sifflaient comme des cordages tendus. Les marchands arabes et berbères se disputaient les meilleurs contrats, les Italiens se taillaient des positions d’influence par le crédit et la flatterie, et les rumeurs d’un blocus en préparation circulaient parmi les capitaines. Les pirates, eux, ne faisaient aucune différence entre pavillons : toute voile était bonne à piller. L’air sentait la mer et la poudre, et les conversations, en public, n’étaient jamais tout à fait ce qu’elles semblaient être.

C’est dans ce théâtre mouvant que Soleman avait trouvé sa place.

Il avait déjà porté assez de noms pour que l’idée même d’« identité » lui paraisse une question de circonstance. Les siècles à venir ne le feraient pas vieillir, mais les années avaient poli ses habitudes : il parlait peu, observait beaucoup, et choisissait ses alliances comme un joueur choisit ses cartes. La curiosité qui l’animait autrefois brûlait toujours, mais derrière un voile de prudence. Désormais, il savait qu’écouter pouvait rapporter autant qu’agir — et coûtait souvent moins.

Son métier officiel changeait au gré des saisons et des besoins : traducteur pour des négociants, intermédiaire lors de tractations délicates, parfois même scribe ou interprète pour un émissaire étranger. Dans chaque rôle, il glissait comme une encre invisible : indispensable, mais jamais ostentatoire. Ceux qui le fréquentaient le décrivaient comme un homme fiable, précis, discret. Et pourtant, personne ne pouvait dire de quelle ville il venait vraiment, ni où il logeait en dehors des jours de marché.

Ici, sur les quais de Mahdia, Soleman n’était ni un prince, ni un soldat, ni un héros. Il était l’ombre qui passait entre deux hommes en négociation, l’oreille qui captait un mot de trop, la voix qui apaisait une querelle avant qu’elle ne devienne une guerre. Un rôle modeste en apparence… mais qui lui permettait de vivre, encore et toujours, sous le ciel instable de la Méditerranée.


Le jour où elle parut sur les quais de Mahdia, le port s’immobilisa comme sous l’effet d’une marée silencieuse. Les voiles du navire étaient teintes d’un bleu profond presque noir, et à la proue, un ornement d’ivoire sculpté en forme d’hippopotame annonçait sans équivoque que ce bâtiment venait de loin — bien au-delà des rivages familiers de la Méditerranée.

Elle était fille d’un royaume puissant, là où le Nil s’élargit en plaines fertiles. Les rumeurs disaient qu’elle venait d’Aksoum, d’autres murmuraient Makurie. Peu importait : son arrivée avait pour but de sceller une alliance par le mariage avec un prince fatimide.

Soleman, ce matin-là, avait été convoqué dans la grande salle aux colonnes peintes du dar al-tijara, la maison des négociants. Il devait servir d’interprète et d’émissaire discret, facilitant les échanges entre l’entourage de la princesse et les représentants locaux.

Elle entra, drapée dans un pagne de soie brodé de fil d’or, la tête ceinte d’un turban couleur de sable. Ses yeux, sombres et calmes, balayaient la salle avec une assurance qui n’appartenait qu’à ceux habitués à la cour. Sa beauté ne tenait pas seulement à ses traits réguliers mais à la précision de ses gestes, à la clarté avec laquelle elle s’adressait à ses conseillers, et au léger pli qui traversait ses lèvres lorsqu’on lui exposait une condition qui ne lui plaisait pas.

Soleman, concentré sur son rôle, traduisait les formules de politesse et les intentions voilées des uns et des autres. Puis, au détour d’une phrase prononcée par un membre de sa suite, il glissa, presque par réflexe, quelques mots dans une langue qu’il n’avait pas pratiquée depuis des années — l’idiome qu’il avait appris aux côtés de Nadirah, quelque part entre Alexandrie et les comptoirs africains.

Le silence qui suivit dura à peine une seconde, mais il fut lourd de sens. La princesse l’avait fixé, surprise. Puis, sans masquer sa curiosité, elle répondit dans la même langue :

— Je ne m’attendais pas à entendre ces mots ici, étranger.

Il s’inclina légèrement, le regard baissé, mais un sourire discret flottait au coin de ses lèvres.

— Certains voyages laissent plus que des souvenirs, altesse.

À partir de cet instant, l’entretien officiel continua, mais un fil invisible s’était tendu entre eux. Elle comprit qu’il n’était pas seulement un interprète docile mais un homme qui connaissait des routes et des histoires que même les marchands les plus aguerris n’osaient raconter. Et lui vit en elle bien plus qu’une princesse promise : une femme à l’intelligence vive, capable de lire entre les lignes des contrats comme entre les phrases d’un discours.

Sous le vernis des négociations, une autre conversation venait de commencer.




La première fois qu’ils se retrouvèrent seuls, ce ne fut pas un rendez-vous, mais une conséquence des lenteurs protocolaires. Les réunions de la journée s’étaient éternisées, les traducteurs secondaires avaient été congédiés, et Soleman, en attendant qu’un scribe recopie un contrat, avait accepté de l’accompagner dans une cour intérieure du palais où le vent apportait l’odeur salée du port.

Ce soir-là, elle l’interrogea sur ce qu’il avait vu au-delà des mers. Sa voix, basse, ne cherchait pas la politesse d’usage mais la sincérité. Soleman parla de Bagdad comme d’un joyau façonné par les mains et les esprits, d’Alexandrie où les livres et les marins se disputaient la première place dans le cœur des habitants, et du désert, où le silence a le poids d’un millier de paroles.

Les jours suivants, elle le fit appeler de plus en plus souvent pour « traduire » des discussions où les mots étaient clairs mais où elle cherchait visiblement autre chose. Un soir, il se risqua à lui proposer une sortie, sous prétexte de l’accompagner voir un marchand d’étoffes venu de Sicile. En réalité, il l’emmena dans un quartier haut du port, là où les toits en terrasse offraient une vue entière sur la Méditerranée, scintillante sous la lune.

— On m’a promis que je verrai le monde, dit-elle, les bras croisés sur la rambarde. Mais on m’enferme dans des murs, des contrats et des noms que je n’ai pas choisis.

— On ne peut pas toujours choisir son port d’attache, répondit Soleman. Mais on peut apprendre à naviguer à sa façon.

Ces escapades, d’abord rares, devinrent des interludes silencieux dans la mécanique du protocole. Ils parlaient peu de politique, davantage de rêves, de voyages impossibles, de paysages qui ne figuraient sur aucune carte officielle. Elle admirait sa manière d’observer sans juger, de parler sans chercher à séduire. Lui, de son côté, voyait en elle une force tranquille, une lucidité qui, derrière ses chaînes dorées, défiait son destin.

Mais chaque sourire qu’elle lui offrait était aussi un rappel du danger : il ne pouvait s’attacher, pas plus qu’il ne pouvait lui révéler ce qu’il était vraiment. Les immortels ne se mêlaient pas ainsi aux mortels, du moins pas sans payer le prix. Pourtant, certaines nuits, quand leurs pas résonnaient seuls dans les jardins du palais ou qu’elle riait d’une anecdote qu’il avait ramenée d’Alexandrie, il se surprenait à espérer.

Espérer, malgré tout.


Le mariage fut fixé plus vite qu’ils ne l’avaient imaginé. Les émissaires et marchands impliqués dans l’alliance y voyaient l’opportunité de sceller des routes commerciales, de calmer des rivalités, d’étendre leur influence. Les journées devinrent un tourbillon de cérémonies et de signatures. Soleman, tenu à son rôle d’interprète, se retrouva relégué à la marge, à traduire des sourires diplomatiques qui ne disaient rien de la vérité.

La veille du départ, elle réussit à se glisser hors des salons officiels pour le retrouver sur une terrasse, à l’écart du palais. Le vent marin agitait un pan de son voile.

— Alors, c’est ainsi que finit notre voyage, dit-elle, sans détour.

— Ce n’était pas un voyage, répondit-il. Plutôt… une escale.

Elle eut un sourire amer.

— Les escales, je crois, sont parfois plus belles que les ports d’arrivée.


Le lendemain matin, Soleman se tenait sur le quai. Le navire qui devait l’emmener vers sa nouvelle vie l’attendait, toutes voiles prêtes. Elle traversa la passerelle, entourée d’esclaves et de courtisans, mais juste avant de disparaître dans l’ombre du pont supérieur, elle tourna la tête. Un regard. Pas d’adieux, pas de gestes. Simplement ce fil invisible tendu entre eux, une reconnaissance muette de ce qui aurait pu être.

Lorsque les voiles se gonflèrent et que le navire s’éloigna, Soleman resta immobile, jusqu’à ce que la silhouette se fonde dans l’horizon. Il savait déjà qu’il ne la reverrait jamais.

Ce jour-là, il comprit que les intrigues humaines — pactes, héritages, mariages arrangés — écrasaient souvent les plus beaux élans, et qu’aucune parole, aucun acte héroïque, ne pouvait toujours changer le cours d’un destin.

À partir de ce moment, il choisit de rester en retrait. D’observer plus qu’il ne participait. Les visages passeraient, les alliances se feraient et se déferaient, mais lui garderait cette distance qu’il s’imposait désormais comme une armure.

Une armure faite de silence, de prudence… et de regards qu’on n’oublie pas.




Port de Smyrne, été 1364

Cela faisait plusieurs semaines que Soleman longeait la côte, se déplaçant de port en port, offrant ses services de cartographe et de traducteur aux capitaines marchands. Il n’avait pas de destination précise, seulement cette envie persistante de voir d’autres mers, de respirer d’autres vents. Cette partie du XIVᵉ siècle était marquée par un mélange fascinant et dangereux : routes commerciales florissantes, rivalités entre cités, rumeurs de guerre qui circulaient comme des marées invisibles.

Ce jour-là, il avait accosté dans une ville portuaire animée — une porte ouverte entre l’Orient et l’Occident. Les quais étaient encombrés de ballots d’épices, de jarres d’huile et de tapis roulés. Des odeurs de sel, de poix et de cannelle se mêlaient dans l’air lourd. Il s’était mêlé à la foule du marché pour acheter de l’encre et du parchemin, prenant le temps de détailler les visages, les langues et les accents qui se croisaient dans ce labyrinthe sonore.

Puis, soudain, il la sentit : cette vibration subtile, presque un frisson dans l’âme, qu’aucun mortel ne pouvait percevoir. Un autre immortel se trouvait là, tout proche. Son regard balaya la place, glissant d’un marchand de dattes à un jeune marin… jusqu’à ce qu’il le voie.

Amsar. L’homme qui, des siècles plus tôt, avait tué sa mentore. Soleman se souvenait de tout : la tension dans l’air, le sang, et l’impuissance glaciale qui l’avait figé alors qu’il observait la scène, incapable d’intervenir à temps.

Rien, chez Amsar, n’avait vraiment changé. Même stature solide, même port de tête sûr de lui, et cette cicatrice sur la tempe, souvenir d’un autre combat. Mais dans ses yeux, aucune lueur de reconnaissance : pour Amsar, Soleman n’était qu’un étranger parmi d’autres.

Leurs regards se croisèrent, et Soleman sut qu’il ne laisserait pas passer cette occasion. Il avança, d’un pas sûr, jusqu’à se placer face à lui. Les bruits du marché semblaient s’atténuer.

— Toi et moi, dit-il simplement, à voix basse. Ce soir, hors des murs.

Amsar le fixa quelques secondes, intrigué, avant qu’un sourire lent ne se dessine sur ses lèvres.

— Comme tu voudras.

Ils se séparèrent aussitôt, mais Soleman sentait déjà la tension de la nuit à venir, un moment qu’il attendait depuis trop longtemps.


La nuit était tombée, enveloppant la ville dans un manteau tiède d’ombres et de murmures lointains. Hors des remparts, un terrain vague s’étendait entre les oliviers, parsemé de murets effondrés et de pierres sèches. La mer, invisible derrière la colline, faisait entendre sa rumeur grave.

Soleman était arrivé le premier. Il avait ôté son manteau, révélant une tunique sombre qui ne gênerait pas ses mouvements. Il testait la souplesse de ses poignets, les doigts crispés autour de la garde de sa lame. Pas de témoin. Pas de détour.

Amsar apparut enfin, marchant d’un pas tranquille, une épée recourbée à la main. Aucun mot ne fut échangé. Les deux immortels savaient ce qui allait suivre.

Ils se mirent en mouvement presque simultanément, leurs lames traçant dans l’air des éclats de lumière blanche. Les pas glissaient sur la terre sèche, les coups se succédaient, précis et mesurés. Soleman esquivait, parait, frappait à son tour, avec une économie de gestes qui contrastait avec la puissance brute de son adversaire.

Le choc métallique des lames se répercutait contre les pierres. Une feinte, un pas de côté, et Soleman frappa au poignet : l’arme d’Amsar vola dans l’herbe. En un mouvement fluide, il se plaça derrière lui.

Amsar pivota pour se défendre, mais la pointe de la lame de Soleman était déjà levée. Le temps sembla suspendu. Soleman le fixait, son visage impassible mais ses yeux lourds d’un souvenir lointain.

— Pour Nadirah.

Le sabre s’abattit d’un seul geste, net et irréversible. La tête roula dans la poussière, le corps s’effondra dans un bruit sourd.

Un instant de silence… puis l’air sembla se charger d’électricité. Des arcs de lumière jaillirent du corps sans vie, frappant Soleman de plein fouet. La décharge le traversa comme un orage, brûlante et glacée à la fois, et les éclairs vinrent se fracasser contre les murs proches. Le sol vibra, l’air crépita, et il sentit, au plus profond de lui, la force d’Amsar se mêler à la sienne.

Quand le tumulte cessa, Soleman resta immobile, haletant, le sabre toujours en main. Il essuya la lame sur sa manche, remit son manteau et reprit le chemin de la ville, sans un seul regard en arrière.




Presbytère de Châteauneuf-du-Pape, printemps 1702

La petite ville, adossée à ses vignes et à son château en ruines, respirait la douceur de la saison nouvelle. À cette heure encore précoce, les cloches de l’église Saint-Théodorit avaient déjà sonné la prime, et un filet de lumière pâle passait par les vitres au plomb, s’éparpillant en éclats dorés sur le tapis usé du salon.

Le presbytère, vaste mais sobre, exhalait ce mélange d’odeurs familières : bois brûlé, cire chaude et, quelque part, une touche discrète de lavande séchée. Dans l’âtre, quelques braises encore rouges crépitaient doucement. Une petite table basse croulait sous un entassement de feuillets, de missels et de volumes reliés.

Darius était installé dans un canapé de style Louis XIII, massif et orné de boiseries finement sculptées. Il avait troqué ses vêtements sacerdotaux pour une longue robe de chambre en soie noire, ample et entrouverte sur le buste, laissant deviner la blancheur impeccable d’une chemise fine. Sur ses genoux reposaient les jambes de Marie, étendue de tout son long. Son jupon clair, relevé juste au-dessus du genou, dévoilait la naissance de sa cuisse — non par coquetterie, mais parce qu’elle recousait le bas abîmé de l’étoffe. Le tissu léger de son chemisier suivait le rythme régulier de sa respiration. Sans même lever les yeux de l’in-quarto de théologie qu’il tenait, Darius caressait distraitement la courbe de sa cuisse, geste machinal et familier.

Depuis deux jours, Soleman occupait la chambre d’amis à l’étage. Une halte dans ses voyages, sous prétexte de rendre visite à Marie et de profiter de l’hospitalité de Darius, avant de reprendre la route vers l’abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire pour un manuscrit qu’il tenait à retrouver.

Ce matin-là, il descendit l’escalier en colimaçon, encore alourdi de sommeil. Il franchit le seuil du salon, et s’arrêta net, surpris par la familiarité tranquille qui s’offrait à lui. Son regard glissa du visage impassible de Darius, au livre dans sa main, puis à Marie, jambes étendues sur lui, sourire effleurant ses lèvres comme si elle s’amusait d’un secret.

— À peine deux nuits ici, et la pudeur est déjà morte et enterrée, lança-t-il d’un ton où se mêlaient ironie et amusement.

Les deux intéressés levèrent à peine les yeux, comme si la remarque ne méritait pas davantage qu’un sourire en coin. Puis Marie tourna la tête vers Soleman, ses yeux brillants d’une malice tranquille.

— Allons, Soleman, ne fais pas ta mijorée. Tu as bien dû en voir, des jambes, dans les jardins du palais de Cordoue… quand les dames de la cour se promenaient en robes légères, au clair de lune, pendant les fêtes d’été.

Il eut un sourire qui mêlait souvenir et ironie.

— Les soirées de Cordoue… Oui, j’en ai vu. Des étoffes fines comme la brume, des colliers qui captaient chaque lueur de torche… et des regards plus affûtés que n’importe quelle lame. Son sourire s’élargit à peine, presque pour lui-même.

— Mais elles avaient plus d’élégance… et moins de livres pour se défendre, ajouta-t-il en désignant du menton le volume ouvert dans les mains de Darius.

Ce dernier, jusque-là absorbé dans sa lecture, leva brièvement les yeux, comme s’il avait attendu son moment.

— Plus d’élégance, peut-être… mais cela valait-il les orgies de la Rome antique ? demanda-t-il, l’œil pétillant derrière un air faussement candide.

Soleman leva un sourcil, intrigué.

— Voilà qui promet…

Le prêtre posa son livre sur la table basse, se penchant légèrement en avant comme pour confier un secret.

— J’ai connu un sénateur romain qui organisait des fêtes… disons… où l’on perdait vite le compte des convives et des vêtements. On passait d’un corps à l’autre comme d’un vin à un autre, et personne ne se souvenait du nom de son voisin au matin…

Son sourire s’élargit en voyant l’expression mi-amusée, mi-incrédule de Soleman. Marie, allongée sur le canapé, ne dit rien. Elle le fixait avec ce mélange de tendresse et de défi qu’elle lui réservait dans leurs joutes verbales.

Darius soutint son regard, et ajouta avec un éclat de malice :

— Mais c’était avant de te connaître...

Marie plissa son nez dans une moue faussement offensée, le poussant doucement de son pied nu.

Soleman, adossé au chambranle de la porte, observa un instant la quiétude feutrée qui régnait dans la pièce. Il laissa passer quelques battements de silence, puis lâcha, d’un ton neutre mais avec l’ombre d’un sourire :

— Dans quelques jours, je reprendrai la route…

Darius leva les yeux, une pointe de surprise dans le regard.

— Déjà ?

— Oui. Avant que vous ne finissiez par ressembler aux orgies romaines que tu évoques Darius. Je préfère éviter ce genre de spectacle.

Marie releva brièvement la tête, faussement indignée, tandis que Darius émit un rire grave qui fit trembler la page de son livre.

— Le chemin jusqu’à l’abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire n’est pas court, reprit Soleman. Plusieurs semaines de voyage, si les routes sont bonnes.

Il s’avança dans la pièce, ses pas étouffés par l’épaisseur du tapis, et vint se placer près de la cheminée.

— On dit qu’ils y conservent encore des manuscrits anciens… certains en arabe, vestiges des échanges intellectuels entre nos deux mondes.

Darius haussa un sourcil amusé.

— Et tu es sûr que ton précieux manuscrit s’y trouve ? Ce serait dommage de faire tout ce chemin pour rien.

— Ce n’est pas qu’une question de certitude. Le voyage en lui-même a un intérêt… et je ne doute pas qu’il y aura d’autres trésors à feuilleter, même si celui-ci m’échappe.

Marie leva les yeux de son aiguille et le fixa un instant.

— Dans ce cas, je viens avec toi.

Il la dévisagea, sincèrement surpris.

— Voilà déjà plusieurs semaines que je suis ici, reprit-elle d’un ton léger. Si je tarde trop, les gens finiront par se demander pourquoi je suis toujours dans les parages… et je préfère éviter que l’on sache que je passe mes nuits chez le prêtre de la paroisse.

Elle esquissa un sourire narquois en jetant un coup d’œil à Darius.

— Certains pourraient croire que je viens pour ma confession quotidienne… et que tu prends un temps anormalement long pour l’absoudre.

Darius fit descendre sa main le long de la jambe de Marie, l’air faussement pensif.

— Hm… marcher dans la boue, affronter la pluie et dormir dans des auberges miteuses, ce sera toujours plus prudent que de rester ici à alimenter la chronique secrète du village.

Son regard se radoucit, et il ajouta, avec un sourire complice :

— Et puis, je ne suis pas sûr de pouvoir continuer à me concentrer sur mes lectures si tu t’obstines à recoudre tes jupons sous mon nez.

Leurs regards se croisèrent, et l’espace d’un instant, la pièce se remplit d’un éclat de rire partagé, léger, comme si le printemps dehors s’était invité au cœur du presbytère.




Ils avaient quitté le village au petit matin, sous un ciel clair où flottait encore un léger voile de brume. La rosée perlait sur les champs et les herbes hautes, laissant aux premiers jours de marche un parfum presque doux. Les collines du Comtat Venaissin alternaient avec de petites plaines fertiles, et les villages traversés leur offraient, pour la plupart, un accueil cordial.

Pourtant, au fil des lieues, les visages se firent plus fermés. Deux fois déjà, en entrant dans une auberge, on leur avait affirmé que toutes les chambres étaient prises… alors que Soleman avait aperçu par la fenêtre les lits fraîchement refaits. Marie avait serré les mâchoires, mais n’avait rien dit.

Ce soir-là, dans un bourg aux maisons serrées, ils poussèrent la porte d’une auberge aux volets peints de rouge. Derrière le comptoir, un homme massif, le tablier taché de vin, les dévisagea longuement. Ses yeux restèrent fixés sur Soleman avant qu’il ne prenne un air faussement affairé, comme si la présence des voyageurs ne méritait pas qu’on interrompe ses gestes.

— Deux chambres, demanda Marie, d’une voix claire.

Pas de réponse. Elle répéta, plus fort :

— Deux chambres.

L’homme haussa les épaules, marmonna entre ses dents :

— Encore un Sarrasin qui vient se reposer aux frais des chrétiens…

Le mot tomba comme une pierre froide. Soleman ne broncha pas, mais Marie vit ses épaules se tendre à peine, un frisson contenu. À une table voisine, quelques murmures s’élevèrent : « Maure… » et « homme du soleil », celui-ci suivi d’un rire gras, alourdi de sous-entendus.

Elle soutint le regard du tenancier, dur comme une lame. Sa voix claqua dans la salle comme un fouet :

— Dans ce cas, gardez vos lits… ils finiront par sentir comme votre accueil.

Un silence lourd tomba, rompu par un éclat de rire gras à une table voisine. L’aubergiste eut un rictus mauvais.

— Allez donc dormir sous les étoiles, la catin du Maure… ça vous ira mieux.

Marie fit un pas vers lui, les mains crispées sur son jupon. Mais avant qu’elle n’ouvre la bouche, Soleman posa une main ferme sur son bras.

— Ce n’est pas la peine, murmura-t-il à son oreille, d’un ton qui n’admettait pas de réplique.

Il la guida vers la porte, l’obligeant à se détourner du comptoir. Derrière eux, quelques ricanements les suivirent dans la rue fraîche. Marie, les joues encore brûlantes de colère, marcha sans un mot, les poings serrés. Soleman la suivit, calme.

— Si on continue ainsi, dit-il en sortant dans la rue fraîche, on finira par dormir dehors.

— Je préfère ça plutôt que de donner une seule pièce à ce genre de gens, trancha-t-elle.


Et ce fut ce qu’ils firent. Ils montèrent le camp à l’écart de la route, à l’orée d’un petit bois. Ce n’était pas la première fois qu’ils dormaient ainsi, et il y avait même, dans cette liberté rude, quelque chose qui rappelait à tous deux d’anciens voyages partagés.

Soleman, assis en tailleur, contemplait les flammes. Sa voix, lorsqu’elle s’éleva, était égale :

— Ces gens ne valent pas qu’on gaspille sa salive.

Marie, encore crispée, resta un moment silencieuse avant de s’asseoir sur le manteau qu’elle avait étendu à côté de lui.

— Peut-être. Mais moi, je ne supporte pas qu’on te parle ainsi.

Elle baissa les yeux, laissant la danse des flammes se refléter sur ses paupières closes. Puis elle releva la tête, un demi-sourire amer au coin des lèvres.

— Là d’où je viens, les mentalités ont changé… pour mieux retourner en arrière. Ce ne sont plus les mêmes mots, pas toujours les mêmes cibles, mais l’intolérance… elle, elle n’a jamais bougé.

Soleman observa un instant la braise rougeoyer. Il hocha lentement la tête, comme si ces paroles, venues de très loin dans le temps, lui étaient familières depuis toujours.

— Les visages changent, les drapeaux aussi… mais la peur de l’autre reste la même.

Marie souffla, un peu plus sèchement qu’elle ne l’aurait voulu :

— Ça ne te révolte pas ?

Il leva les yeux vers elle, son regard d’ambre paisible contrastant avec le tumulte qui animait le sien.

— Bien sûr que si. Mais je choisis mes batailles. La colère est une lame à double tranchant : si tu la manies trop souvent, c’est toi qu’elle finit par blesser.

Elle détourna un instant les yeux, les mâchoires serrées, puis revint vers lui :

— Et moi, je ne sais pas rester immobile quand on s’attaque à ceux que j’aime.

Soleman eut un sourire presque imperceptible.

— C’est pour ça que tu n’es pas faite pour voyager seule.




La route se rétrécit entre deux haies d’aubépine, puis déboucha sur une clairière où se dressait l’abbaye. Les bâtiments, massifs mais harmonieux, étaient construits d’une pierre claire qui prenait dans la lumière du soir des reflets dorés. Dans la cour, quelques silhouettes drapées de bure traversaient en silence, les sandales frottant contre les dalles usées.

Ils furent guidés vers la bibliothèque par un moine à la barbe fine, dont le pas semblait réglé sur un autre temps. L’intérieur était vaste, baigné d’une lumière douce filtrée par des vitraux aux couleurs passées. Des rangées d’armoires de bois sombre bordaient la pièce, et au centre, sur de larges tables, reposaient des piles de manuscrits. L’air y avait l’odeur sèche du parchemin et celle, plus tenace, des encres anciennes.

Soleman s’approcha d’un pupitre où était posé un volume relié de cuir brun, l’angle légèrement écorné. Ses doigts, d’ordinaire assurés, tremblèrent à peine lorsqu’ils effleurèrent la surface tiède du cuir. Il l’ouvrit avec précaution, et ses yeux se fixèrent sur quelques lignes tracées d’une écriture élégante, aux pleins et déliés caractéristiques. Marie, restée un peu en retrait, vit la tension subtile qui passa dans ses épaules, puis cette immobilité presque solennelle.

— C’est lui… murmura-t-il, sans lever les yeux.

Il ne précisa pas, mais elle comprit : un souvenir de son mentor, peut-être même quelques phrases rédigées de sa propre main, rescapées du temps et des voyages. Il resta ainsi de longues minutes, en silence, tournant les pages lentement comme on remonte le fil d’une voix disparue.

Soleman passa les jours suivants à l’abbaye, enfermé dans la bibliothèque, entouré d’odeurs de parchemin et de cire. Marie, de son côté, flânait dans les ruelles de la petite ville, s’attardait aux marchés aux herbes ou suivait les sentiers qui grimpaient vers les collines alentour. Le soir, ils se retrouvaient parfois dans un petit salon réservé aux visiteurs, une pièce au plafond bas, réchauffée par un feu discret et éclairée par quelques bougies dont la cire coulait paresseusement sur l’étain.

Un soir, alors que la pluie tambourinait contre les vitres étroites, Marie rompit le silence :

— Et maintenant ? Tu comptes rester ici ?

Soleman referma doucement le manuscrit qu’il feuilletait.

— Non. J’aimerais continuer vers le nord… On raconte qu’à Paris, un maître italien enseigne les mathématiques d’une manière nouvelle. Des chiffres venus de l’Inde, des astrolabes perfectionnés…

Marie eut un sourire.

— Tu ne tiens vraiment pas en place.

— Pas quand le monde m’appelle, répondit-il avec cette ironie douce qui lui était propre.

Elle réfléchit un instant, puis reprit :

— Alors je t’accompagne encore un peu. Juste quelques jours… Ensuite, peut-être que je descendrai à Coimbra retrouver Thalia. Et que je repasserai voir Darius, en prenant mon temps sur la route.

Soleman eut un sourire en coin.

— Tu as encore beaucoup de jupons à repriser ?

Marie arqua un sourcil amusé.

— Plus que je ne peux compter...

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