Le Prix à payer - Highlander Fanfiction

Chapitre 38 : Entre Deux Lames

7609 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 07/09/2025 16:22

Lyon, automne 1790.

La ville vibrait déjà des secousses de la Révolution. Dans les ruelles pavées, les cris des marchands se mêlaient aux murmures des dénonciations : ici un notable livré aux tribunaux du peuple, là un bourgeois soupçonné de trop aimer ses privilèges. La peur, sourde et persistante, se glissait entre les façades. Et pour les immortels, elle avait une saveur plus âpre encore : la guillotine n’était pas seulement l’instrument d’une justice nouvelle, mais une lame capable de briser leur éternité.

C’est dans ce climat instable que Darius avait choisi d’établir son refuge. Non pas au cœur d’une grande cathédrale trop visible, mais dans la sobre église Saint-Bonaventure, blottie au milieu des quartiers commerçants. Ses pierres, noircies par les siècles, portaient les traces des prières comme des désastres, offrant à la fois l’anonymat et la permanence. Darius y avait trouvé ce qu’il cherchait toujours : un abri pour les âmes égarées, un point immobile dans la tempête. Marie l’avait aidé à tisser les premiers liens, à apprivoiser la confiance des artisans, des veuves, de ceux qui venaient chercher du réconfort plutôt qu’une foi. Mais déjà, elle sentait l’inévitable rappel : rester trop près, trop longtemps, c’était risquer de trahir leur secret. Alors, comme tant de fois auparavant, elle s’était préparée à partir.

Cette fois, son chemin la menait vers l’Italie. Au-delà des ports de Gênes ou de Naples, elle voulait rejoindre la côte d’Afrique du Nord. Là-bas, à Mahdia, elle avait autrefois aimé Aram. La mémoire de cette cité continuait de l’habiter, non comme une plaie vive, mais comme une nostalgie douce et persistante. Elle savait que la ville avait changé de visage au fil des siècles, passant des Ottomans aux Espagnols avant de revenir à l’islam. Elle voulait la revoir, confronter l’image intacte qu’elle portait en elle à la réalité mouvante du présent. En quittant Lyon, elle emportait la mélancolie familière des amours perdus… et celle, plus secrète encore, d’une identité toujours en fuite. L’Italie ne serait qu’une escale. La véritable destination l’attendait au-delà de la Méditerranée.




Soleman arriva à Lyon un soir d’automne, à l’heure où les quais s’emplissaient encore des cris des bateliers et du pas lourd des charrettes revenant du marché. La ville, carrefour des routes du nord et du sud, bruissait d’une agitation trouble. Les proclamations révolutionnaires couvraient parfois la voix des marchands, et il suffisait d’un accent, d’un visage étranger, pour attirer la suspicion des patrouilles. Soleman l’avait vite compris : ses origines, inscrites dans ses traits et sa peau, suffisaient à éveiller la méfiance des foules. Rien qui ne le mette directement en danger, mais assez pour lui rappeler que même les plus prudents des immortels pouvaient se retrouver piégés dans les tempêtes de l’histoire.

Il avait d’abord songé à poursuivre sa route vers l’Italie, guidé par la promesse qu’il avait faite à Marie : la retrouver un jour à Mahdia, là où leurs souvenirs communs reposaient. Mais il savait aussi que, dans les temps de chaos, certains points fixes demeuraient. Darius était de ceux-là. L’homme d’Église, qu’il avait croisé à plusieurs reprises au fil des siècles, restait une figure rare : calme au cœur du tumulte, capable d’offrir refuge là où d’autres ne voyaient que péril.

Ce fut donc presque naturellement qu’il se présenta à l’église Saint-Bonaventure. Darius l’y attendait, prévenu par la lettre que Marie avait laissée avant son départ. Ils s’accueillirent sans effusion, mais avec cette simplicité propre aux vieilles complicités.

— Tu l’as manquée de peu, dit Darius en refermant derrière lui la lourde porte de bois. Elle est partie il y a quelques jours à peine.

Un éclair de déception traversa le regard de Soleman, vite effacé par un sourire tranquille.

— Ce n’est pas la première fois que nos routes se croisent ainsi, sans se rejoindre vraiment.

— Mais ce sera l’occasion, répondit Darius. Elle m’a dit que tu devais la retrouver plus loin.

Ils s’installèrent dans la sacristie, autour d’une table modeste où brûlait une chandelle. L’église résonnait faiblement du vent extérieur, comme si elle se tenait à l’écart des rumeurs de la ville.

— Reste ici quelques jours, proposa Darius. Tu es le bienvenu.

Soleman acquiesça, ses yeux sombres brillant d’une gratitude silencieuse. Ici, pour un temps, il savait qu’il pouvait poser son fardeau.




Naples, quelques semaines plus tard.

Le port grouillait de vie comme un organisme inquiet et bruyant. Les cris des vendeurs de poisson se mêlaient aux appels des bateliers, au claquement sec des voiles que l’on réparait, aux aboiements des chiens errants qui se disputaient les restes des étals. L’air sentait la mer et le goudron, avec des éclats d’ail et de vin renversé. Marie errait parmi la foule, silhouette discrète dans ce tumulte. Elle attendait. Les navires pour l’Afrique du Nord ne levaient pas l’ancre chaque jour : il fallait que les cargaisons soient complètes, que le vent se lève du bon côté, et surtout que l’escorte soit prête, car les côtes barbaresques n’étaient jamais loin. L’attente faisait partie du voyage.

Elle se mêlait aux passants, observant les paniers d’anchois encore frétillants, les ballots d’étoffes déchargés des galères génoises, les conversations bruyantes en arabe, en grec, en italien. C’était un théâtre foisonnant où chaque visage portait une histoire. Puis, soudain, elle la sentit. Cette vibration intime, profonde, qui ne trompait jamais. Son cœur se crispa mais son visage resta impassible. Elle ne leva pas les yeux pour chercher qui l’avait provoquée : elle avait appris depuis longtemps à se fondre, à feindre l’indifférence. Alors elle s’arrêta devant un marchand de dorades, pencha la tête comme si le prix affiché l’intéressait, et, du coin de l’œil, laissa son regard glisser sur la foule. Rien. Pas un geste trahi, pas un regard insistant. Elle reprit sa marche, lentement, laissant le tumulte du port recouvrir son trouble.


De l’autre côté de la jetée, Tomoe ressentit la même onde.

Depuis combien de temps n’avait-elle pas croisé l’un des siens ? Trop longtemps, peut-être. Ses sens s’aiguisèrent aussitôt, comme autrefois sur les champs de bataille de son pays natal. Son regard glissa sur la foule : un marin au torse nu, une veuve en noir, des enfants qui couraient entre les tonneaux, des marchands affairés. Mais personne ne cherchait, personne ne la fixait. C’était étrange.

Tomoe était née au XIIᵉ siècle, dans une famille de petite noblesse guerrière au Japon. À l’époque, rares étaient les femmes à porter l’armure, mais elle avait grandi au milieu des armes, servante des dieux et du sabre. On l’avait d’abord tolérée comme curiosité, puis redoutée comme une anomalie. Son immortalité, survenue avant ses trente ans, avait scellé son destin : elle ne serait jamais épouse soumise ni veuve recluse, mais guerrière éternelle. Au fil des siècles, elle avait erré, traversé les mers avec les marchands portugais, combattu comme mercenaire dans des terres lointaines où son nom n’avait aucun poids. Désormais, elle survivait en silence, toujours prête à lever le sabre, mais plus discrète qu’autrefois.

À Naples, elle passait pour une étrangère venue d’Orient, une veuve peut-être, ou l’épouse d’un marchand disparu en mer. Ses vêtements trahissaient son origine sans l’exposer : une robe sombre taillée dans un tissu grossier local, recouverte d’un manteau de laine, mais sous lequel elle conservait les plis sobres d’un kimono de voyage, souvenir de sa terre natale. Ses cheveux noirs étaient attachés en un chignon bas, et son seul luxe était la finesse de son sabre dissimulé dans un fourreau raccourci, enroulé de tissu pour paraître un simple bâton de marche.

Quand la vibration la traversa, son corps réagit avant son esprit : sa main se posa près de la garde cachée. Pourtant, autour d’elle, tout continuait comme si rien n’était arrivé. Elle fronça les sourcils.

Qui, dans cette foule grouillante, avait choisi de se dissimuler ? Pourquoi ?

Elle resta plusieurs heures au port, attentive, sans rien découvrir. Le lendemain, elle revint. Puis encore le jour suivant. Chaque fois, elle guettait. Chaque fois, la même foule bruissait de cris et de marchandages. Mais la présence ressentie s’était dissipée. Pourtant elle en était certaine : quelqu’un était là, tapi dans l’ombre, évitant son regard.

Et Tomoe, patiente et résolue, savait attendre.




Deux jours plus tard, Marie se retrouva de nouveau au port. Elle n’avait pas le choix : il fallait régler son passage auprès d’un capitaine génois, négocier le prix d’une cabine et la date de départ. Les départs pour l’Afrique n’étaient pas quotidiens — les vents, la sécurité des routes maritimes et les cargaisons dictaient leur rythme. Il fallait parfois attendre des semaines, coincée entre les quais et les auberges à l’odeur de vin rance. Marie se voulait discrète, mais ce matin-là, ses pas la ramenaient au même endroit que la fois précédente.

Elle s’arrêta devant la cabane des registres, échangea quelques mots avec l’écrivain public qui consignait les passagers. Mais déjà, une vibration familière la traversa. Elle ferma brièvement les yeux, inspira profondément, puis se força à continuer sa conversation comme si de rien n’était. Ses doigts effleurèrent machinalement la lanière de son sac, son épaule se tendit imperceptiblement.

De l’autre côté du quai, Tomoe la regardait. Elle savait. Cette fois, ce n’était plus un doute : c’était cette femme, là, devant les registres, qui feignait de n’avoir rien ressenti. La tension subtile dans son port de tête, la manière dont ses yeux glissaient sur la foule sans jamais s’arrêter, comme si elle se forçait à voir sans chercher… Tomoe reconnaissait ce masque. Elle-même l’avait déjà porté.

Alors elle avança, sans brusquerie, avec ce calme cérémoniel hérité de son pays natal. Sa démarche n’était ni agressive, ni soumise : elle portait simplement la certitude tranquille de ceux qui savent qu’ils ne sont pas seuls. Marie sentit le mouvement avant même de voir le visage. Quand elle leva les yeux, elle croisa ceux de l’étrangère. Un éclat sombre, attentif, perçant. Elles se fixèrent un instant, et dans ce silence muet, tout était dit : reconnaissance, prudence, irritation aussi. Marie se raidit, intérieurement agacée d’avoir été repérée.

— Je croise peu des nôtres, encore moins des femmes, dit Tomoe d’une voix basse, mais claire, une fois arrivée à sa hauteur.

Marie soutint son regard, muette. Elle savait qu’une parole de trop pouvait ouvrir une porte qu’elle ne voulait pas franchir.

— Vous cherchez à m’ignorer. Pourquoi ? ajouta la japonaise, sans agressivité, seulement avec une curiosité sincère.

Il y avait du monde autour d’elles : des marins qui chargeaient des caisses, des enfants qui couraient en riant, des odeurs de poisson et de goudron qui montaient du quai. Ici, aucun duel n’était possible.

Marie détourna légèrement les yeux, reprit son sac.

— Vous vous trompez, dit-elle simplement, sur un ton neutre.

Et elle fit mine de s’éloigner.

Tomoe ne bougea pas tout de suite. Elle observa le pas rapide de l’immortelle, et sans presser l’allure, elle la rejoignit.

— Vous êtes bien prompte à fuir, dit-elle à mi-voix. Ce n’est pas une offense. Je veux seulement comprendre. Nous sommes si peu nombreuses…

Marie s’arrêta net, se retourna. Ses yeux brillaient d’un éclat froid.

— Comprendre quoi ? lança-t-elle sèchement. Nous ne sommes pas faites pour nous lier. Pas d’amitiés. Pas de confiance. Pas entre nous.

— C’est vrai, murmura Tomoe. Pourtant, nous survivons plus difficilement que les hommes. Ils naissent soldats, ils ont accès aux armes. Pour nous, c’est une autre lutte. Alors quand j’en rencontre une… je veux savoir qui elle est.

— Belle curiosité. Mais je ne suis pas là pour servir d’étude.

— Ni moi. Mais j’aimerais parler. Une heure seulement. Autour d’un repas. Vous ne risquez rien, pas ici, pas entourées de témoins.

Le silence s’étira. Marie détourna les yeux, prête à repartir, mais elle sentit déjà l’ombre de l’autre sur ses pas. Elle comprit que, tant qu’elle refuserait, l’immortelle ne lâcherait pas prise.

Elle souffla, résignée.

— Soit. Une soirée. Pas davantage.

Tomoe inclina la tête, un geste simple, presque cérémoniel.




Elles se retrouvèrent à la tombée du jour dans une auberge du port. Le lieu sentait la fumée et le sel, saturé de voix et de rires. Des marins ivres chantaient à une table voisine, tandis que des serveuses circulaient entre les bancs avec des plats de poissons grillés.

Contre toute attente, la soirée ne se déroula pas dans la méfiance glaciale qu’avait imaginée Marie. Elles partagèrent un repas simple, vin âpre et pain encore chaud, et peu à peu les mots vinrent.

— J’ai quitté mon pays depuis longtemps, dit Tomoe en détournant un instant le regard. Le Japon n’est pas tendre avec ceux qui refusent leur place. J’étais née dans une famille de guerriers. Une femme pouvait manier les armes… mais pas commander. Alors j’ai dû choisir l’exil pour ne pas plier. Depuis, je marche seule.

Marie l’écoutait, la joue appuyée contre sa main, le visage impassible.

— Et tu survis ainsi depuis… combien de temps ?

— Sept siècles. Beaucoup de combats. Beaucoup de fuites aussi. Mais je suis encore là.

Elle marqua une pause avant d’ajouter, d’une voix plus grave :

— J’ai vu trop de nos semblables tomber. Les femmes, surtout. Pas parce qu’elles étaient moins fortes… mais parce qu’on ne leur avait jamais appris. Les hommes savent déjà tenir une épée quand le destin les change. Nous, il faut lutter deux fois : contre eux, et contre ce qu’on attend de nous.

Marie pinça les lèvres, troublée malgré elle.

— Beaucoup nous sous-estiment. Pour moi c'est une chance, parfois. Je laisse croire que je suis faible, et quand ils baissent la garde, je frappe.

Tomoe hocha lentement la tête, son regard brillant d’un éclat sombre.

— J’ai refusé d’être sous-estimée. J’ai cherché des maîtres, j’ai forcé des portes, payé le prix. J’ai répété les gestes mille fois, jusqu’à ce que mon corps n’ait plus d’autre mémoire que celle du combat. Chaque victoire, je la dois à cette obstination. Parce que je voulais prouver… que nous valons autant qu’eux.

Un silence suivit. Le vacarme de l’auberge semblait soudain lointain. Marie se redressa légèrement, posant son verre sans le vider.

— Peut-être as-tu raison, souffla-t-elle. Mais chacun survit à sa manière.

Elle n’en dit pas plus. Derrière ses mots, il y avait ce mur invisible qu’elle ne pouvait franchir : son secret, son refus de laisser quiconque s’approcher trop près.


Lorsqu’elle regagna sa chambre pour la nuit, Marie se sentit étrangement troublée. Elle avait apprécié la présence de l'immortelle, sa force tranquille, sa franchise. Elle aurait pu, peut-être, l’appeler amie. Mais elle n’en était pas capable. Elle s’était imposé trop de règles, trop de barrières. Ne pas s’attacher. Ne pas laisser de trace. Protéger Aélis, coûte que coûte.

Elle s’assit sur le bord du lit, les mains jointes, et soupira longuement. Elle avait rencontré une semblable, une sœur d’armes en quelque sorte, mais au lieu de se sentir moins seule, elle se retrouvait encore plus consciente de la distance qu’elle devait garder.




Methos avait quitté l’Amérique sans regret. La nouveauté l’avait amusé un temps – ces terres immenses, sauvages, où l’on pouvait changer de nom et de vie à chaque frontière. Il s’y était essayé au rôle de colon, puis d’aventurier, marchand de rien et de tout, conteur de ses propres fables. Mais déjà, les germes d’un nouveau monde pointaient là-bas aussi : villes qui grossissaient, routes qui se traçaient, conflits qui s’annonçaient. Rien de ce qui l’attendait ne l’inspirait encore. Alors il avait pris le premier navire vers l’Europe, ce vieux continent dont il connaissait chaque faille, chaque parfum de corruption, et qu’il jugeait autrement plus divertissant.

À Lyon, un vieil ami l’attendait. Jean-Baptiste de Rochefort – un bourgeois à l’élégance patinée, amateur de commerce transatlantique et de récits exotiques. Immortel depuis des siècles, il avait su se tailler une place confortable dans les cercles marchands de la ville. Sa maison accueillait chaque soir des convives triés sur le volet : négociants, philosophes, jeunes ambitieux qui rêvaient de fortune. Rochefort parlait des Amériques comme d’un nouvel Éden, du cacao comme d’un or brun, des cotonnades comme d’une promesse d’avenir.

Methos, installé à sa table, se plaisait à le regarder discourir avec passion, en notant intérieurement l’aveuglement de son ami. Car si Rochefort se voyait en pilier d’un monde nouveau, Methos percevait déjà les secousses qui fissuraient la façade. La Révolution grondait, portée par des voix de plus en plus audibles jusque dans les salons, et il lui semblait évident que cette opulence bourgeoise ne tarderait pas à être désignée coupable de tous les maux.

Il ne s’en alarmait pas. Ce n’était pas son genre. Mais il se divertissait de voir combien Rochefort, tout immortel qu’il était, croyait son confort à l’abri du temps comme de la colère des foules. Methos, lui, savait mieux que quiconque que rien n’était immuable.

Quelques rumeurs, glissées au détour d’une conversation, piquèrent pourtant son intérêt. On parlait d’un prêtre venu s’installer dans une église discrète du centre-ville, un homme dont la sagesse calmait même les plus véhéments. Methos avait haussé un sourcil en entendant le nom de Darius. Des décennies avaient passé depuis leurs derniers échanges, mais l’image du guerrier devenu homme de foi restait vive dans sa mémoire. À l’occasion, il irait vérifier si le prêtre portait toujours la même patience dans son regard. Pour l’heure, il se contentait d’écouter Rochefort pérorer, un sourire fin aux lèvres, comme un spectateur installé aux premières loges d’une pièce dont il pressentait déjà le drame.

L’arrestation survint sans avertissement, un soir où la maison de Rochefort brillait encore des éclats d’un dîner animé. Les verres tintaient, les voix s’élevaient en débats passionnés sur la liberté, le commerce, les droits du peuple. Methos, accoudé nonchalamment à une cheminée, observait la scène avec ce demi-sourire d’homme qui en a trop vu pour croire aux utopies.

Puis des coups de bottes retentirent dans la cour. Le silence tomba comme une chape. Les invités échangèrent des regards inquiets, certains se levèrent, prêts à fuir. Mais il était trop tard : la porte vola sous les poings et une escouade de gardes révolutionnaires entra, visages fermés, piques levées.

— Jean-Baptiste de Rochefort ! tonna celui qui semblait diriger l’escouade. Par ordre du comité, vous êtes arrêté pour accaparement, spéculation et collusion avec les aristocrates !

Les protestations fusèrent dans la salle, étouffées aussitôt par le grondement de la foule dehors. Des cris montaient de la rue : « À la lanterne ! À la guillotine ! » L’air empestait déjà la colère populaire.

Rochefort, digne, voulut plaider son innocence, rappeler ses investissements dans la ville, ses dons à la communauté. Mais les gardes ne l’écoutaient pas. On bouscula les convives, on renversa une chaise, et bientôt l’immortel fut saisi par les épaules, tiré vers l’extérieur sous les huées.

Methos n’eut qu’un instant pour réagir. Un garde l’attrapa par le bras, exigeant son nom. Il laissa échapper un soupir exaspéré, comme si la scène n’était pour lui qu’un contretemps ennuyeux, et répondit avec le calme d’un homme sûr de lui :

— Pierre Lemoine, négociant de passage. Rien à voir avec ces affaires. Je repars demain.

Il sortit de sa poche quelques papiers soigneusement préparés — une couverture tissée de longue date, pour ces situations où il valait mieux être invisible. Le garde parcourut le document d’un œil distrait, haussa les épaules et le repoussa.

— Filez, citoyen. Et ne traînez plus chez les amis du roi.

Methos obéit sans insister, glissant dans la nuit tandis que la foule avalait Rochefort. Mais son pas s’alourdit à mesure qu’il s’éloignait. Car derrière les slogans, derrière les torches brandies et les menaces hurlées, il entendait déjà le sifflement sec d’une lame de fer. Lui seul connaissait le véritable danger : Rochefort n’était pas seulement un bourgeois, il était immortel. Et la guillotine, cette fois, ne lui laisserait aucune seconde chance.


Le vieil immortel erra un moment dans les ruelles de Lyon, le col relevé contre la pluie fine, l’esprit agité. Le tumulte de la foule résonnait encore derrière lui, ponctué d’éclats de voix qui réclamaient du sang. La ville, qu’il avait trouvée vibrante quelques jours plus tôt, lui paraissait désormais menaçante, hérissée de regards soupçonneux et de murs étroits. Il devait disparaître.

Un nom s’imposa à lui : Darius. Il connaissait la solidité tranquille de l’homme. Et surtout, il savait qu’il trouverait là une porte ouverte, au moins pour quelques jours.

Il entra sans frapper, sa vibration l'annonçant d'elle-même, et poussa le lourd battant qui gémit sur ses gonds. L’église n’était pas vide. Entre les rangées de bancs déplacés, le prêtre se penchait pour redresser un candélabre renversé, comme si le tumulte de la ville n’existait pas. Lorsqu’il leva la tête et croisa le regard de Methos, un bref sourire adoucit ses traits.

— Voilà un visage que je ne pensais pas recroiser si tôt, dit-il simplement, avec ce demi-sourire apaisant qui lui appartenait.

Avant que ce dernier ne réponde, un autre homme se tourna vers lui, sortant de l’ombre du chœur : Soleman. Ses traits graves, son regard perçant, ramenèrent un souvenir ancien à la mémoire de Methos : une rencontre fugace, un croisement de routes, sans attaches, quelques décennies plus tôt.

— Nous nous sommes déjà croisés. À Montsoreau, je crois.

— Tu as bonne mémoire, répondit Methos, un sourire mince aux lèvres.

Il s’attarda un instant à les observer. Soleman posa une main sur le dossier du banc que Darius venait d’ajuster, comme pour l’aider à le remettre en place. Le prêtre eut un bref regard complice, accompagné d’un léger signe de tête : un échange silencieux, naturel, comme deux hommes habitués à partager l’espace et les gestes simples. Quand Soleman s’écarta, Darius le suivit du regard un peu plus longtemps qu’il n’aurait fallu, comme s’il attendait son approbation tacite avant de reporter son attention sur Methos.

Le vieil immortel nota la proximité entre eux, la confiance tranquille qui passait dans ces gestes et ces regards. Un lien solide, presque déroutant pour lui qui ne restait jamais longtemps au même endroit.

— J’aurais besoin d’un toit, reprit-il sans détour. Mon hôte vient d’avoir… un contretemps.

Darius s’approcha, son regard soutenant le sien.

— Tu es toujours le bienvenu ici.

Methos hocha la tête, faussement détaché. Pourtant, alors qu’il déposait son manteau humide sur un banc, une impression persistante le traversait : il n’était pas seulement entré dans une église, mais au cœur d’une complicité à laquelle il n’avait jamais vraiment su appartenir.




Methos avait fini par rompre le silence, ses doigts jouant distraitement avec une pièce de cuivre trouvée dans sa poche.

— Ils ne savent pas ce qu’il est, murmura-t-il. Pour eux, ce n’est qu’un accapareur, un bourgeois parmi d’autres. Mais nous savons, nous. La guillotine ne sera pas qu’une humiliation… elle sera la fin. Définitive.

Il releva les yeux, son ton se durcissant.

— On ne peut pas le laisser à ce sort. Il faut le sortir de là.

Darius ne répondit pas aussitôt. Il s’assit lentement, ses larges mains jointes devant lui. Son regard se perdit un instant dans la pénombre des vitraux, comme s’il cherchait une réponse dans les éclats de lumière colorée.

— Tu veux le sauver… pour lui ? Ou pour toi ?

— Quelle importance ? répliqua Methos, un sourire ironique aux lèvres. La fin est la même : il vit, et la Révolution perd une tête à couper.

— La différence est essentielle, répondit Darius avec calme. Si tu ne veux que préserver ton propre confort, tu ne verras pas ce que cela lui coûtera vraiment.

Il inspira longuement, comme pour contenir un souvenir ancien.

— Je l’ai vu, Methos. J’ai vu des hommes que j’aimais courir vers des murs de lances parce qu’ils croyaient encore qu’il restait une chance. Je les ai vus mourir, inutilement, parce que je refusais d’accepter la défaite. On croit agir par bravoure, mais parfois… c’est seulement de l’orgueil.

Il tourna lentement son regard vers lui, d’une gravité sans colère.

— Tu me demandes si je voudrais le sauver. Bien sûr que je le voudrais. Mais crois-tu que ce soit possible ? Et surtout… crois-tu que ce soit juste de risquer ta vie et la nôtre pour une illusion ?

Methos haussa les épaules, un éclat de défi dans le regard.

— Alors tu proposes quoi ? L’accompagner à la guillotine ? Lui tenir la main pendant qu’on le raccourcit d’une tête ?

Le silence qui suivit fut interrompu par Soleman. Il s’était avancé, les bras croisés, ses yeux noirs brillant d’une lueur d’évidence.

— Vous êtes deux extrêmes. Methos veut briser les chaînes. Darius voudrait que l’homme affronte sa fin avec dignité. Peut-être existe-t-il une troisième voie.

Ils se tournèrent vers lui. Soleman posa ses mains sur le dossier d’un banc, son ton ferme mais posé.

— On le déplacera, tôt ou tard. De la prison à la place publique. C’est là que les gardes sont le plus vulnérables. J’ai vu les convois, ils passent par la rue Mercière. Étroite, encombrée, des ruelles sur les côtés. Deux ou trois complices suffiraient à créer une diversion, et l’un de nous pourrait le tirer hors de la charrette.

Ses yeux glissèrent de Methos à Darius.

— Ce n’est pas une certitude. Mais c’est une chance.

Methos eut un sourire mince, déjà séduit par l’idée.

— Voilà qui me parle davantage.

Darius, lui, demeura silencieux. Dans ses yeux passait une lutte : compassion pour l’ami captif, conscience des risques, mais aussi ce reste de stratège qu’il ne pouvait étouffer. Enfin, il soupira.

— Alors ce sera cela. Une tentative. Mais sachez-le : si nous échouons, il faudra être capable d’accepter la fin. Même la sienne.




Deux jours passèrent, puis un troisième. La mer, lourde de nuages, refusait obstinément d’offrir le moindre passage. Les vents contraires, les orages au large, tout retenait les navires à quai. Marie, chaque matin, se rendait sur le port pour interroger les capitaines, scruter les listes d’embarquement, écouter les rumeurs des marins. Toujours la même réponse : « Pas avant que le ciel se calme. »

Ce jour-là encore, elle avançait entre les caisses de marchandises et les cordages détrempés lorsqu’elle sentit l’ombre d’une présence familière. Tomoe.

La Japonaise s’approcha sans précipitation, son pas mesuré, ses yeux attentifs.

— Toujours pas de départ, dit-elle doucement, comme si elle avait suivi les mêmes démarches.

Marie serra sa cape autour d’elle.

— Non. Le vent nous cloue ici.

Un bref silence, puis Tomoe demanda :

— Et quand il se lèvera enfin… où iras-tu ?

Marie détourna légèrement le regard vers l’horizon.

— Plus au sud. En Afrique. Revoir un lieu… qui appartient à mon passé.

Tomoe acquiesça, son expression indéchiffrable.

— J’ai beaucoup voyagé seule. Mais je sais aussi ce que c’est que d’avoir un compagnon de route. Nous pourrions embarquer ensemble. Peut-être même… nous entraîner, partager nos lames.

Ses mots, prononcés sans agressivité, portaient pourtant une sincérité désarmante. Marie sentit son cœur se contracter. Une part d’elle avait envie d’accepter, de briser ce mur invisible qui la séparait toujours des autres. Mais aussitôt, l’autre part — celle qui veillait jalousement sur son secret — se redressa comme une barrière infranchissable.

Non. Pas elle. Pas maintenant. Personne ne doit savoir.

Elle sentit sa gorge se serrer. Plus elle réprimait ce désir de lien, plus une colère sourde montait en elle. Colère contre son destin, contre ce fardeau qu’elle s’était imposé, contre cette solitude qui revenait sans cesse, implacable.

Tomoe la regardait toujours, ouverte, presque confiante. Cela rendait la chose plus insupportable encore.

Marie répondit alors, d’une voix sèche :

— Non. Je voyage seule.

Tomoe cligna des yeux, légèrement troublée.

— Je comprends, dit-elle après une pause. Je ne voulais pas… imposer ma présence.

Mais Marie voyait bien la nuance dans ses yeux : confusion, peut-être même blessure. Elle détourna brusquement la tête, comme si ce simple regard pouvait la trahir davantage.

Elles restèrent ainsi quelques secondes, suspendues dans le bruit des vagues et des cris du port. Puis Marie fit un pas en arrière, puis un autre, comme si la distance physique pouvait effacer ce qu’elle venait de dire.




La chambre de l’auberge était plongée dans le silence, mais Marie ne parvenait pas à trouver le sommeil. Elle fixait le plafond bas, les mains croisées derrière sa nuque, le corps figé par une tension qu’aucune position ne soulageait.

Tomoe.

Ce nom résonnait encore dans son esprit, obstiné. Aujourd’hui, l’immortelle l’avait encore abordée. Une fois de trop. Marie s’en voulait. Elle savait qu’elle n’aurait jamais dû accepter ce dîner, jamais laissé s’ouvrir cette brèche. L’autre s’y était engouffrée avec une douceur presque naïve, mais la faille était là, béante.

Il fallait fuir. La première idée qui lui vint fut de partir en pleine nuit, quitter la ville avant l’aube, embarquer ailleurs. Mais elle chassa aussitôt cette pensée : Tomoe l’avait vue, l’avait reconnue. Si elle croisait à nouveau son chemin, si Aélis elle-même tombait un jour sur elle… Alors tout s’effondrerait. Son secret, son identité, sa protection.

Elle serra les poings contre les draps rêches. Elle en sait déjà trop.

La tentation de faire une exception s’insinua, fugace. Tomoe n’était pas comme les autres. Elle n’avait pas cherché la provocation, encore moins la domination. Elle avait parlé avec sincérité, presque avec une sorte de soif d’amitié. Un instant, Marie imagina ce que ce serait, de ne pas marcher seule, mais aux côtés d’une semblable. Pas une élève, pas un maître, pas un compagnon d’armes masculin, mais une autre femme immortelle. Quelqu’un qui, peut-être, pourrait vraiment comprendre ce que cela signifiait de porter à la fois l’arme et le fardeau.

Mais elle se reprit aussitôt. Elle en avait déjà fait, des exceptions. Thalia, d’abord. Elle l’avait accueillie comme une fille, l’avait formée, protégée. Une attache qui avait tout bouleversé dans sa règle de solitude. Puis il y avait eu Grayson et Callestina. À l’époque, elle était plus jeune, moins consciente des risques, plus emportée par l’ombre de Darius. Grayson était mort aujourd’hui — preuve que rien n’était immuable — mais Callestina restait, tapie quelque part dans le temps, une menace qu’elle n’avait pas su éliminer.

Puis la mémoire d’Omar s’imposa. Elle avait voulu l’épargner, par faiblesse ou par pitié. Et c’était Soleman qui avait surgi des ombres pour le venger. Elle avait frôlé la mort, rappel brutal que sa règle n’était pas une simple lubie, mais une nécessité. Elle n’avait pas droit à l’erreur. Elle ne pouvait pas compter sur la chance éternellement.

Enfin il y avait eu Methos, qu’elle avait fui avant qu’il ne voie son visage. Une fuite lâche, mais nécessaire. Non. Elle le savait désormais avec une certitude glaciale. Chaque exception creusait une brèche. Et chaque brèche pouvait l’anéantir.

Un jour, Aélis croisera l’un de ceux que j’ai laissés en vie. Et ce jour-là, elle sera perdue.

La logique était implacable, glaciale. Elle l’avait jurée : aucun témoin, aucun survivant. Pas même ceux qu’elle aurait voulu aimer. Alors, il ne restait qu’une option. Tuer Tomoe. Provoquer le duel. Fermer cette porte avant qu’elle ne s’ouvre davantage.

Une sueur froide lui coula le long du dos. Cette fois pourtant, la peur n’était pas seulement dans la décision. Elle venait de ce détail précis : Tomoe était une femme. Une semblable. Marie savait trop bien ce que cela signifiait. Elle avait fait de sa condition de femme une arme contre les hommes, jouant de leur condescendance, de leur certitude qu’elle ne pouvait représenter une menace. Combien d’adversaires avait-elle surpris ainsi, trop tard pour eux ?

Mais face à Tomoe, ce masque ne servait plus à rien. Elle aussi connaissait ce jeu. Elle aussi avait survécu malgré les siècles, malgré les entraves, malgré les hommes. Elle n’était pas dupe. Et Marie doutait. Car cette fois, elle devrait combattre sans l’avantage de la surprise, sans cette faille qu’elle savait exploiter. Elle devrait se contenter de ce qu’elle avait appris, de sa propre maîtrise, face à une guerrière qui, depuis le XIIᵉ siècle, n’avait cessé de s’entraîner pour survivre.

Le poids de cette perspective serra sa poitrine. Mais la conclusion demeurait la même. Elle ne pouvait pas reculer. Pour Aélis. Pour elle-même.

Dans l’obscurité, elle ferma enfin les yeux. Demain.




Marie la retrouva au port, comme elle l’avait pressenti.

Tomoe se tenait près des barques alignées, observant distraitement les marins qui vérifiaient leurs voiles en attendant que le vent change. Quand elle aperçut Marie, son visage s’éclaira d’un soulagement sincère, presque joyeux. Elle crut un instant qu’elle venait à elle par amitié, qu’elle avait choisi de ne pas couper le lien fragile tissé entre elles. Mais dès qu’elle croisa son regard, la lueur qu’elle y lut la glaça.

— Tu es revenue… dit-elle doucement, une ombre de sourire aux lèvres.

Marie s’arrêta devant elle, le visage tendu. Sa main effleurait déjà le manteau qui dissimulait son arme.

— Pas pour ce que tu crois.

— Alors pourquoi ? demanda Tomoe, le front légèrement plissé.

— Pour en finir. Je te demande un duel.

La japonaise recula d’un pas, comme si les mots eux-mêmes l’avaient frappée.

— Un duel ? Mais pourquoi ? Je n’ai rien contre toi. Nous pourrions…

— Je n’ai pas le choix, coupa Marie, la voix basse mais ferme.

Tomoe resta figée, luttant entre incompréhension et blessure. Enfin, elle inclina légèrement la tête.

— Si c’est ce que tu veux.


Elles quittèrent le port ensemble, en silence, longeant les ruelles jusqu’à une crique isolée, à l’écart des regards. La mer, agitée par plusieurs jours d’orage, se brisait avec violence contre les rochers. Le vent arrachait des lambeaux de sel et de pluie qui fouettaient leur peau.

Elles se firent face. Deux femmes que tout aurait pu rapprocher, et que le destin dressait l’une contre l’autre. Tomoe parla la première, la voix chargée d’une amertume qu’elle n’avait pas voulu laisser paraître.

— Je croyais que tu étais différente.

Marie serra les dents, incapable de soutenir ce reproche.

— Je n’ai pas le choix, répéta-t-elle, comme pour s’en convaincre elle-même.

Les lames jaillirent. Tomoe attaqua avec une fluidité implacable, chaque mouvement précis, chaque pas calculé. Sa discipline, forgée par des siècles d’entraînement, faisait d’elle une adversaire redoutable. Marie parait, reculait, ripostait. Mais bientôt, son masque de froideur se fissura : la rigueur de Tomoe la repoussait sans cesse, la forçait à révéler ses limites.

Elle chancela, frôla la chute, sentit l’acier mordre l’air à un souffle de son visage. Elle ne devait pas céder. Elle ne pouvait pas.

La pluie redoubla, brouillant leurs silhouettes dans un rideau gris. Tomoe leva sa lame pour un coup décisif. Alors, dans une seconde suspendue, une ouverture imprévue se dessina : un pas trop assuré sur une pierre glissante, un mouvement qui dévia d’un souffle. Marie s’y engouffra, guidée par sa seule ténacité, par ce refus de mourir ici, maintenant.

L’acier trancha. Le corps de Tomoe s’effondra, ses yeux encore voilés d’incompréhension.

Le quickening éclata aussitôt, un torrent de lumière et de foudre qui embrasa la crique. Marie fut projetée à genoux, secouée par les éclats de l’âme de Tomoe. Elle sentit couler en elle une impression glacée : solitude, rigueur, devoir. La marque indélébile de celle qu’elle venait de tuer.

Quand tout s’apaisa, il ne resta que le roulis furieux des vagues.

Marie, trempée, épuisée, demeura seule au milieu des rochers. Seule, avec la conscience d’avoir tué non pas une ennemie… mais une sœur possible.




La rumeur s’était répandue dès l’aube : le procès avait été expéditif, le verdict sans appel. Jean-Baptiste de Rochefort serait conduit sur la place des Terreaux au crépuscule. Toute la ville semblait vouloir assister à la chute d’un bourgeois « accapareur ».

Dans une ruelle adjacente, Darius, Methos et Soleman attendaient, le souffle court, tapis dans l’ombre des façades. La pluie de la veille avait laissé les pavés glissants, et l’air sentait la suie et le fer. Puis la vibration les traversa tous les trois. Brève, intense, indéniable. Methos releva la tête, le ton sec, comme une évidence :

— Il arrive.

La charrette apparut enfin, cahotant au rythme des sabots sur la pierre. Rochefort, les mains liées, le dos légèrement voûté mais la tête haute, était assis à l’arrière, ballotté par les secousses. La foule l’encerclait, haineuse et bruyante, lançant pierres et injures. Des gardes armés de piques et de fusils encadraient le convoi, deux de chaque côté, d’autres ouvrant et fermant la marche.

Methos observa, les bras croisés sous son manteau. Son regard glissait de la charrette aux soldats, des soldats à la foule. Il cherchait une faille, une ouverture… mais déjà, il savait. Trop de monde. Trop de fer. Trop de regards.

Il laissa échapper un souffle agacé.

— C’est une cage roulante. Même moi je n’irai pas jouer les héros là-dedans.

Soleman ne détourna pas les yeux du convoi.

— Tu as raison. Mais il sait qu’on est là.

En effet, Rochefort venait de tourner la tête. Ses yeux cherchèrent dans les ombres, et l’espace d’un instant, ils croisèrent ceux de Methos. Un éclat d’espoir traversa ses traits fatigués.

Le vieil immortel soutint le regard de Rochefort, sans bouger. Pas un signe, pas un mot. Son corps tout entier criait de rester immobile, mais en lui, quelque chose se serra. Il connaissait cette impuissance, l’avait ressentie mille fois, et elle avait fini par l’endurcir. Mais cette fois, il ne parvenait pas à s’en détacher. Sa mâchoire se contracta, ses yeux brillèrent d’une colère muette.

— Pardonne-moi, vieux frère, souffla-t-il à peine, comme si l’autre pouvait l’entendre.

Darius, lui, n’avait pas détourné les yeux. Leur lien silencieux avait suffi : un adieu discret, une dernière fraternité offerte au condamné. Rochefort, comme porté par cette présence invisible, redressa un peu les épaules et s’assit plus droit, défiant la foule par ce sursaut de dignité.

La charrette poursuivit sa route, engloutie par la marée humaine. Les trois immortels restèrent quelques instants figés, ballottés par les slogans hurlés, les injures, le bruit des pas. Puis, sans un mot, ils se mirent en marche à distance, suivant le convoi parmi les ruelles noires de monde.




La place des Terreaux était saturée. L’odeur des torches mêlée à celle des corps formait une chape suffocante. Au centre, l’échafaud dressait sa silhouette nue, mécanique et implacable. La foule, serrée comme une marée de chairs et de cris, exultait déjà.

Les trois immortels se tinrent en retrait, assez loin pour ne pas risquer de se dévoiler en recevant un quickening lorsque la tête tomberait. Methos n’avait pas lâché la scène des yeux. Ses doigts se crispaient autour de la garde invisible de son épée, et chaque pas de Rochefort lui arrachait une morsure intérieure.

Quand le bourreau l’attacha sur la planche, Methos se raidit, incapable de respirer. La lame s’éleva dans un silence de plomb — puis le claquement sec, implacable, trancha la nuit. La tête de Rochefort roula, et la foule explosa d’acclamations. Methos détourna brusquement le visage, les yeux trop brillants.

— Il n’avait aucune chance, lâcha-t-il, plus pour lui-même que pour les autres.

Soleman, resté droit, fixait la foule. Ses traits fermés se durcirent encore davantage.

— Ce n’est pas un roi ni une armée… dit-il d’une voix grave. C’est tout un peuple. Une idée. Comment fuir cela ?

Il resta silencieux un instant, comme s’il avait honte de l’avouer, puis ajouta :

— Je n’ai jamais eu aussi peur des mortels que ce soir.

Darius posa une main légère sur son bras. Lui n’avait pas quitté l’échafaud des yeux. Sa douleur n’avait rien d’explosif : elle était calme, retenue, une tristesse sans révolte.

— Nous ne pouvions rien faire, dit-il doucement. Nous ne pouvons pas sauver tout le monde… même les nôtres.

Son regard se tourna vers Methos, puis Soleman, comme pour les ramener à cette évidence : la survie n’était pas dans la fuite éperdue ni dans la colère, mais dans l’acceptation.

Quelques jours plus tard, Soleman annonça son départ. Fidèle à sa promesse, il comptait gagner l’Italie, puis Mahdia, là où Marie l’attendait. Sur le parvis de Saint-Bonaventure, il serra les mains de Darius et de Methos, son regard plus grave qu’à l’accoutumée.

— Prenez garde à vous deux. Ici, les murs eux-mêmes ont des oreilles.

Sans un mot de plus, il se détourna et s’éloigna dans les ruelles sombres. Darius et Methos restèrent seuls un instant, observant sa silhouette disparaître. Le prêtre finit par dire, d’une voix posée :

— La peur est partout, mais elle ne doit pas nous gouverner.

Methos haussa une épaule, un éclat dur dans les yeux.

— Elle ne me gouverne pas. Elle m’apprend. À chaque fois.

Darius ne répondit pas. Et tandis que le silence retombait, le vieil immortel sentit en lui la certitude peser davantage : il devrait redoubler d’adaptation, encore et toujours, pour survivre dans un monde qui désormais menaçait les immortels autant que les mortels.

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