Le Prix à payer - Highlander Fanfiction
Paris, automne 1816
La nef était plus calme que d’ordinaire. Les réfugiés s’occupaient de petites tâches : balayer, préparer de la soupe claire, recoudre des vêtements usés. Violane, accroupie près d’un banc, lavait une plaie au bras d’un jeune garçon.
Un homme entra, le bonnet à la main, et s’approcha d’elle. C’était un paroissien régulier, un visage qu’elle avait déjà croisé. Sa voix, basse, avait pourtant un tranchant discret :
— Toi… tu étais là, l’autre soir, quand le prêtre s’est fait attaquer.
Violane releva les yeux, méfiante.
— Oui.
— Alors dis-moi… comment un homme peut-il se relever après avoir reçu un coup pareil ?
Elle détourna brièvement le regard, feignant de se concentrer sur le bras du garçon.
— C’était confus… Il a perdu beaucoup de sang, mais… parfois, on croit voir pire que ce qui s’est vraiment passé.
— Pourtant, j’ai entendu dire qu’il n’avait même pas de cicatrice.
Elle releva la tête, un sourire sec aux lèvres.
— Peut-être que Dieu veille sur lui.
Le paroissien la fixa un instant, comme pour jauger si elle se moquait de lui ou non. Puis il haussa les épaules, mais son expression disait clairement qu’il n’était pas convaincu. Il s’éloigna sans un mot, laissant derrière lui ce doute suspendu dans l’air.
Violane inspira profondément. Elle avait répondu vite, trop vite peut-être. Et elle savait qu’avec ce genre de rumeurs, la rapidité n’était pas toujours une défense…
L’air automnal portait l’odeur âcre des feux de bois et des rues humides. Marie avançait d’un pas sûr à travers les ruelles pavées du quartier Saint-Joseph, son manteau de voyage encore couvert de poussière. Trois années s’étaient écoulées depuis qu’elle avait quitté la France, répondant à un appel ancien qui l’avait menée d’abord à Vienne, puis plus loin encore, jusqu’aux rivages d’Izmir, où elle avait retrouvé un vieil ami. De là, elle avait traversé la Grèce, puis l’Italie, observant les bouleversements politiques et les nouvelles routes du commerce, avant que son cœur — ou peut-être autre chose de plus profond — ne la ramène enfin vers Paris.
Chaque pas qui la rapprochait de l’église Saint-Joseph faisait naître dans sa poitrine cette chaleur familière qu’elle tentait de contenir. Trois ans. Trois années à dissimuler le manque derrière les voyages, à se convaincre qu’elle ne comptait pas les jours… alors qu’elle connaissait chacun d’eux.
La façade sombre de l’église apparut au détour d’une rue étroite. Marie ralentit, respirant un instant l’air froid du soir. Elle posa la main sur le battant de bois, et la sensation la frappa aussitôt : une vibration sourde, intime, qu’elle aurait reconnue entre mille. Darius. Mais il y avait autre chose. Une seconde présence inconnue. Marie fronça légèrement les sourcils, intriguée.
Elle poussa la porte. La lumière des cierges éclairait les visages fatigués des réfugiés étendus sur des paillasses. L’air était chargé d’encens, de cire chaude… et de la tension contenue de ceux qui survivent par habitude.
Darius apparut entre deux rangées de bancs. Ils s’arrêtèrent à quelques pas l’un de l’autre. Les regards se croisèrent — et dans cet échange silencieux se trouvaient des siècles de connivence, de souvenirs volés et de promesses murmurées.
Il s’approcha, et elle sentit sa main effleurer la sienne, à peine, un geste qui n’appartenait qu’à eux. Puis il l’attira dans une étreinte simple… mais plus longue que ce que la bienséance aurait permis. Elle respira l’odeur familière de ses vêtements, mélange d’encens, de vieux bois et de thé noir.
— Tu es revenue, dit-il enfin, sa voix basse trahissant plus d’émotion qu’il n’aurait voulu.
— Toujours, répondit-elle dans un murmure qui se perdit presque entre eux.
Ils se détachèrent à regret, le temps reprenant sa marche. Darius jeta un coup d’œil vers la nef latérale.
— Viens, je veux te présenter quelqu’un.
Assise sur un banc, une jeune fille au visage encore marqué par la vie de rue observait leur approche. Ses yeux turquoise semblaient sonder le monde avec une méfiance instinctive.
— Marie, voici Violane, dit Darius. Elle est ici depuis quelques mois… elle m’aide à l’hospice.
— M’aide ? rectifia la jeune immortelle avec un léger sourire narquois. Je fais presque tout le travail.
Marie haussa un sourcil, amusée par l’aplomb de cette enfant qui n’en était déjà plus une.
— Alors nous allons bien nous entendre.
Violane soutint son regard, curieuse. Darius, lui, se contenta d’un léger sourire. Aux yeux des réfugiés, il ne s’était rien passé d’inhabituel. Mais Marie, elle, savait que sous la surface, chaque geste, chaque mot, avait été choisi avec soin.
La nuit avait fini par tomber sur Paris, apportant avec elle le silence fragile qui suivait toujours les longues heures passées à soigner, consoler, écouter. Darius avait fermé la porte de ses appartements, isolant le petit espace privé du reste de l’église. La lumière dansante de deux bougies suffisait à repousser l’ombre, laissant sur les murs de pierre des reflets dorés.
Ils étaient là, l’un contre l’autre, allongés sur le lit étroit, les draps froissés gardant la chaleur de leurs corps. Marie reposait la tête sur l’épaule de Darius, ses doigts glissant distraitement sur la ligne de sa clavicule, comme pour redessiner une carte qu’elle connaissait déjà par cœur.
— Trois ans… soupira-t-elle en effleurant du bout des doigts la ligne de sa mâchoire.
— Trois ans… Ce n’est rien. La dernière fois, tu avais disparu deux fois plus longtemps… Je commençais à croire que tu avais trouvé un prêtre plus intéressant.
Marie esquissa un sourire amusé.
— J’ai cherché, figure-toi. Mais aucun ne parle avec tes silences… ou ne me regarde comme tu le fais.
— Voilà qui est très dangereux à dire à un homme, murmura-t-il, faussement grave.
— Je sais, répondit-elle avec un éclat dans les yeux. Mais je prends le risque.
Il la fixa un instant, un sourire discret au coin des lèvres.
— Alors, je suppose que je devrai me montrer à la hauteur.
— Tu n’as jamais eu besoin d’essayer, souffla-t-elle.
Ils échangèrent un regard où perçait cette tendresse teintée de malice qui leur appartenait. Marie se lova un peu plus contre lui, laissant leurs respirations s’accorder dans le silence.
— Profitons de cette nuit, murmura-t-elle. Demain, il faudra que je trouve un autre toit.
— Tu ne veux pas découvrir les joies du presbytère à long terme ? Répondit Darius d’un air taquin.
— Et attiser les commérages ? Certainement pas. J’irai voir demain s’il y a une chambre libre dans le quartier. Assez proche pour passer te voir… mais assez loin pour éviter les regards trop curieux.
Elle traça un cercle du bout de l’ongle sur son torse, avant de relever les yeux vers lui.
— Et ta jeune protégée, alors… parle-moi d’elle.
— Hm… Un défi, répondit-il en esquissant un sourire. Vive, rapide à apprendre… mais avec la patience d’un mousquetaire qui attend son duel.
Marie haussa un sourcil amusé.
— C’est-à-dire, aucune ?
— Précisément. Elle a du cœur, mais… disons que sa franchise a parfois la délicatesse d’un coup d’épée.
— Ce n’est pas forcément un défaut, fit remarquer Marie.
— Non. Mais c’est… vivant, disons.
Elle rit doucement.
— Je crois que je vais bien l’apprécier.
Il resserra son étreinte, son menton venant frôler ses cheveux.
— J’espère. Elle pourrait apprendre de toi…
— Ou moi d’elle, qui sait ? répondit-elle, le ton léger mais l’œil pétillant.
La lumière grise du matin filtrait à travers un voile de brume, donnant aux rues pavées un éclat humide. Marie avait quitté l’église tôt, un panier au bras, décidée à aller chercher quelques vivres au marché. Les odeurs familières de pain chaud, de légumes frais et de poisson salé flottaient dans l’air, mais derrière cette routine quotidienne, il y avait comme une crispation invisible.
Elle se fraya un chemin parmi les étals, échangeant des salutations polies. Chez un boulanger, elle demanda deux miches et précisa :
— C’est pour l’hospice de Saint-Joseph. Le père Darius a encore beaucoup de bouches à nourrir.
Le sourire du boulanger s’effaça à peine perceptiblement. Il se racla la gorge, pesa le pain plus vite que nécessaire, puis le posa dans son panier sans un mot de plus.
Chez l’épicier, même réaction : un accueil chaleureux, puis un changement de ton lorsqu’elle expliqua à qui étaient destinées ses emplettes. Les phrases se firent plus courtes, les yeux évitaient les siens.
En quittant la place, Marie sentit la tension s’accentuer. Dans les rues autour de Saint-Joseph, les conversations se taisaient à son passage. À une fontaine, elle ralentit en entendant deux femmes parler à voix basse, mais avec l’excitation mal contenue du scandale :
— … je te dis qu’il est tombé, le couteau dans le ventre, et qu’il s’est relevé comme si de rien n’était.
— Tu rêves. Personne ne se relève d’un coup pareil.
— Alors explique-moi… Moi, je crois qu’il est du diable.
Marie se remit en marche, le visage impassible, mais l’ombre d’une inquiétude traversait ses pensées. Les mots de ces femmes se collaient à elle comme la brume sur ses vêtements.
Elle referma la lourde porte de l’église, laissant derrière elle le froid humide de la rue. Près du chœur, Darius parlait à voix basse avec un vieil homme. Lorsqu’il l’aperçut, il conclut la conversation et s’approcha d’elle, un sourire tranquille aux lèvres.
— Tu es rentrée tôt, dit-il simplement.
Elle posa son panier sur un banc et s’efforça de répondre à son sourire, mais sa voix trahissait une pointe de tension.
— Le marché n’était pas très accueillant aujourd’hui.
Il haussa un sourcil, intrigué.
— Pas accueillant ?
— Pas pour moi… ou plutôt, pas pour toi.
Elle s’avança un peu, baissant instinctivement le ton.
— Darius, les commerçants changent d’attitude dès que je dis que c’est pour l’hospice. Et autour de la place… on raconte que tu as été poignardé et que tu t’es relevé comme si de rien n’était.
Il la regarda avec cette expression à la fois attentive et impassible qu’il savait garder dans les situations délicates.
— Les rumeurs vont et viennent, Marie. Ce n’est pas la première fois que l’on brode des histoires sur moi.
Elle secoua la tête, visiblement contrariée.
— Ce ne sont pas que des histoires de marché. J’ai entendu deux femmes à la fontaine… elles disent que tu es “du diable”. Ce genre de parole peut enflammer un quartier, Darius.
Il posa doucement une main sur son bras, comme pour tempérer ses inquiétudes.
— J’ai confiance en ceux qui viennent ici. Ils savent ce que je fais pour eux.
— Et ceux qui ne viennent pas ? répliqua-t-elle, le regard sombre. Ce sont souvent les plus prompts à croire ce qu’ils veulent entendre… et à s’en servir.
Un bref silence s’installa. Dans la nef, un enfant éclata de rire quelque part derrière les bancs, comme pour briser cette tension.
Darius reprit, plus bas encore :
— J’ai survécu à bien pire, tu le sais. Et je ne me cache pas. Tant que je fais ce que je crois juste, je peux supporter leurs murmures.
Marie le dévisagea un instant, partagée entre l’admiration et l’exaspération.
— Justement, c’est bien ça qui m’inquiète. Tu es prêt à tout supporter… mais moi, je ne veux pas te perdre pour une rumeur.
Il esquissa un sourire tendre, effaçant d’un regard une partie de sa crainte.
— Marie… ce ne sont que des mots. Ils s’éteindront d’eux-mêmes. Je suis là, et je compte bien le rester.
Elle soutint son regard quelques secondes de plus, puis hocha doucement la tête. Mais au fond d’elle, l’inquiétude restait entière.
La pluie fine de la matinée avait cessé, mais les pavés brillaient encore sous un ciel bas. Dans la nef, Darius terminait de vérifier les réserves d’herbes médicinales avec Marie lorsque le bruit sec de bottes sur la pierre résonna dans l’église.
Quatre hommes, en manteaux sombres ornés du lys royal, avancèrent d’un pas mesuré. Leurs visages étaient fermés, mais leurs regards ne cessaient de glisser sur les colonnes, les bancs, les recoins. L’un d’eux, au port plus droit, s’arrêta devant Darius.
— Père Darius, dit-il en inclinant brièvement la tête, nous avons quelques questions… pour nous assurer que tout est… en ordre.
Marie, postée à quelques pas, croisa les bras, observant la scène avec une vigilance froide.
— Je vous écoute, répondit le prêtre d’une voix posée.
— On dit que votre église est ouverte à tous. Mendiants, réfugiés, étrangers… C’est généreux. Mais cela attire aussi des… éléments douteux. Nous devons nous assurer qu’aucun trouble à l’ordre public ne se cache ici.
Darius soutint calmement le regard du capitaine.
— Les portes sont ouvertes à tous ceux qui cherchent un abri, oui. Mais je veille à ce que la paix règne sous ce toit.
L’homme hésita, puis reprit :
— Et que répondez-vous aux… bruits ? On raconte qu’il y a eu une agression contre vous, il y a peu, et que… vous vous en seriez sorti d’une manière peu ordinaire.
Le silence se fit plus lourd. Marie, dans l’ombre, sentit ses muscles se tendre.
Darius esquissa un léger sourire.
— Les rumeurs ont souvent plus d’imagination que les faits. Oui, j’ai été attaqué. Non, ce n’était pas aussi spectaculaire qu’on le raconte.
Le capitaine le dévisagea longuement, puis hocha la tête d’un air qui ne disait pas s’il était convaincu.
— Très bien. Mais sachez que nous restons attentifs. Les temps sont instables… et la Couronne n’aime pas les surprises.
Ils repartirent comme ils étaient venus, leurs bottes claquant sur la pierre humide. Marie attendit que la porte se referme pour s’approcher.
— Ils ne sont pas venus par hasard, dit-elle à mi-voix. Ça commence à m’inquiéter.
Darius posa sur elle un regard calme.
— Je sais. Mais tout ce que nous faisons ici est juste. Et je ne laisserai pas la peur dicter nos actes.
L’après-midi était gris, mais la nef bourdonnait d’activité : distribution de pain, soins aux malades, enfants courant entre les bancs. Violane, un tablier attaché à la hâte sur sa robe, terminait de poser un bandage à un vieil homme blessé à la jambe.
— Voilà… évitez de marcher trop, dit-elle avant de se redresser.
Elle croisa le regard de Marie, qui l’observait depuis quelques instants.
— Tu as la main sûre, nota l’immortelle.
— C’est pas sorcier, répondit Violane avec un haussement d’épaules.
Mais son ton manquait de l’enthousiasme qu’elle avait montré à son arrivée. En fait, ses yeux brillaient d’une impatience mal contenue.
— Quelque chose ne va pas ? demanda Marie.
Violane hésita, puis se laissa tomber sur le bord d’un banc.
— J’en ai marre de rester ici. Les jours se ressemblent tous. Panser des plaies, nettoyer… recommencer. J’veux voir le monde. Apprendre autre chose que de porter des bassines et d’essuyer des fronts.
— Tu as beaucoup appris déjà, dit Marie, posant une main légère sur son épaule.
— Pas assez. Et certainement pas à me défendre si on m’attaque.
Ses yeux se durcirent.
— J’ai pas envie de finir à mendier dans la rue, ou pire… Et rester enfermée ici, c’est pas mieux.
Marie l’observa un moment, songeuse.
— Ce n’est pas à moi d’en décider… mais si c’est ce que tu veux vraiment, il faudra convaincre Darius.
Violane eut un petit rire ironique.
— Darius… il croit qu’il peut me garder ici comme un oiseau en cage. Mais moi, j’ai pas signé pour ça.
Elle se leva brusquement, emportant son tablier avec elle, et disparut derrière les colonnes. Marie la suivit du regard, consciente que ce désir d’évasion ne ferait que grandir.
Trois jours avaient passé depuis la visite de la patrouille royale. Pourtant, la rumeur, loin de s’éteindre, semblait se nourrir de son propre écho.
Le matin même, au marché des Halles, Marie avait entendu deux marchands discuter derrière leur étal. Ils parlaient à voix basse, croyant qu’elle ne prêtait pas attention. « Le prêtre qui revient des morts… ça ne peut être que sorcellerie », avait lâché l’un. Un peu plus loin, en attendant son tour chez le boulanger, elle avait surpris une vieille femme raconter que Saint-Joseph abritait des « gens pas nets » et qu’il fallait se méfier des étrangers qui y travaillaient.
En rentrant à l’église, Marie trouva Darius dans la petite pièce attenante à la nef, penché sur des jarres de provisions.
— Il faut qu’on parle, dit-elle, d’une voix qui ne laissait pas place à l’esquive.
Il releva la tête, une jarre encore dans les mains.
— Ça a l’air grave.
— Ça l’est. Ces histoires ne s’éteignent pas, elles s’enracinent. Je les entends partout : au marché, à la fontaine, même dans la rue. Et plus elles circulent, plus elles risquent d’attirer l’attention de gens que tu ne veux pas voir ici.
Darius posa la jarre et s’essuya les mains avec calme.
— Ce ne sont que des rumeurs. Ceux qui me connaissent savent qui je suis.
Elle s’avança, le regard brillant.
— Tu sais bien que ça ne compte pas. Les rumeurs deviennent des certitudes, et les certitudes, des jugements. Tu veux que je te rappelle ce qu’ils font aux “sorciers” dans les campagnes ?
Il soutint son regard, la voix toujours posée.
— Si je pars maintenant, qu’adviendra-t-il d’eux ? Ils ont besoin de moi.
— Et moi, j’ai besoin que tu restes en vie, lâcha-t-elle avec une véhémence qu’elle ne prit pas la peine de masquer.
Il marqua une pause, comme si ses mots venaient enfin de percer sa défense.
— Tu as peur pour moi.
Elle ferma les yeux un instant, puis hocha la tête.
— Évidemment que j’ai peur. Et pas seulement à cause des rumeurs. Je te connais… tu resterais ici même si la moitié de Paris voulait te voir brûler.
Un sourire fatigué passa sur ses lèvres.
— J’ai fait des vœux, Marie.
— Alors respecte-les d’une autre façon. Pars pour un temps. Officiellement pour une mission religieuse, ou une visite à une autre paroisse. Les fidèles le comprendraient.
— Et si, pendant mon absence, tout ce que j’ai construit ici s’effondre ?
— Alors je veillerai à ce que ça n’arrive pas, répliqua-t-elle aussitôt. Je m’occuperai des réfugiés, je les aiderai à trouver où se loger le temps que tu reviennes. Et dès que tout sera en ordre, je te rejoindrai.
— Et Violane ?
Marie esquissa un sourire en coin.
— Justement… elle me semble prête à tenter d’autres expériences en dehors de ces murs. Si tu lui laisses un peu de liberté, elle pourrait apprendre bien plus que ce que l’hospice peut lui offrir.
Darius eut un léger froncement de sourcils, partagé entre inquiétude et réflexion.
— Elle a encore beaucoup à apprendre.
— Et tu sais très bien qu’on n’apprend pas tout entre quatre murs, répondit Marie, la voix douce mais ferme.
Le départ de Darius se prépara sans annonce publique. Il ne voulait pas alimenter les rumeurs déjà trop nombreuses, encore moins offrir à ceux qui cherchaient un prétexte pour l’inquiéter. Dans la lumière froide du matin, il reçut Marie Guilliard et Violane dans la petite sacristie, un lieu à l’écart des oreilles indiscrètes.
Violane, les bras croisés, jetait des regards tour à tour intrigués et méfiants à la femme qui se tenait près de Darius : Marie Guillard. Grande, élégante, les traits d’une beauté classique, elle avait cette assurance discrète propre aux immortels qui avaient traversé plusieurs siècles. Ses cheveux sombres étaient tirés en arrière sous un voile sobre, et son regard, calme mais acéré, détaillait la jeune protégée comme on évalue un cheval fougueux.
— Tu voyageras avec elle, dit Darius à Violane. Elle t’emmènera chez son mari, Hubert.
À l’évocation de ce nom, Marie Guillard esquissa un léger sourire.
— Hubert n’est pas un homme compliqué, expliqua-t-elle. Ancien soldat, solide, un peu bourru… mais il sait tenir une maison. Le domaine est au sud de Paris, assez loin pour que les bruits de la ville ne vous atteignent pas. Et il est au courant de ce que nous sommes.
Violane soutint le regard de Darius, comme pour chercher dans ses yeux une raison à ce départ qu’elle n’avait pas demandé.
— Et toi ?
— Je dois voyager, répondit-il simplement. Un temps seulement. Marie restera ici pour s’occuper des réfugiés et de tout ce que nous avons construit.
Ils quittèrent l’église par une porte latérale, longeant les ruelles encore humides de la pluie de la nuit. La ville s’éveillait à peine, les cris des marchands se mêlant au bruit des charrettes. Marie Guillard avançait d’un pas sûr, Violane sur ses talons, tandis que Darius s’arrêtait à l’angle d’une rue pour les regarder s’éloigner. Il savait qu’entre ces mains-là, la jeune immortelle serait en sécurité, mais il ne pouvait s’empêcher de ressentir ce pincement familier, celui de laisser partir quelqu’un qu’il avait pris sous sa protection.
Dans les jours qui suivirent, il mit la dernière main à ses préparatifs. Les prêtres les plus fiables furent discrètement informés de son absence et reçurent pour consigne de maintenir les offices et l’accueil à l’hospice comme si rien n’avait changé. Marie prit en charge les affaires courantes, inspectant les réserves, réglant les dettes avec les fournisseurs, et veillant à ce que les réfugiés les plus fragiles trouvent abri avant les grands froids.
Lorsque, enfin, Darius quitta Paris, ce fut à l’aube, par la route du sud. Aucun adieu officiel, aucune cérémonie. Juste un homme en manteau sombre qui s’éloignait dans la brume, laissant derrière lui la silhouette massive de Saint-Joseph, et dans ses murs, une femme qui veillerait sur tout ce qu’il avait laissé.
Le domaine des Guillard s’étendait sur plusieurs hectares de terres agricoles, bordées au loin par une ligne sombre de bois épais. Une grande bâtisse en pierre claire, aux volets bien entretenus, dominait la cour centrale. Dès les premiers jours, Violane comprit que cet endroit serait à la fois un refuge… et une prison.
Marie Guillard, infatigable, avait transformé l’une des pièces en petite salle d’étude. La lumière entrait par une grande fenêtre orientée plein sud, illuminant les piles de livres, les cartes soigneusement accrochées au mur et la grande table où Violane passait des heures. Elle apprit à déchiffrer les lettres, d’abord lentement, en butant sur chaque mot, puis avec une assurance croissante. Les histoires qu’elle découvrait — récits de batailles, journaux de voyages, traités de médecine — nourrissaient sa curiosité autant qu’elles attisaient son impatience.
Marie n’enseignait pas seulement la lecture : elle insistait sur les bonnes manières, sur la manière de s’adresser à un inconnu, de tenir un couvert, d’incliner la tête selon les circonstances. Ces leçons, Violane les supportait avec un mélange de résignation et de soupirs bruyants.
— Tu veux que l’on te respecte ? disait souvent Marie, implacable. Alors il faut apprendre à parler le langage de ceux qui ont le pouvoir.
Les après-midi étaient consacrés à un autre apprentissage. Hubert Guillard, large d’épaules, la moustache taillée avec soin, avait aménagé un espace derrière les écuries où il donnait ses leçons de combat. L’odeur du cuir et du métal emplissait l’air. D’abord, il lui apprit à manier le bâton, à se déplacer, à garder l’équilibre. Puis, peu à peu, l’acier remplaça le bois. Violane apprit à tenir une épée, à parer, à riposter. Ses réflexes s’affinèrent vite, sa force brute compensant un style encore indiscipliné.
Pourtant, plus les semaines passaient, plus la jeune immortelle supportait mal la routine. La vie rurale lui semblait terne après l’agitation de Paris. Le chant du coq au petit matin, les repas pris toujours à la même heure, les corvées répétitives… tout cela lui donnait l’impression d’étouffer.
Souvent, quand Hubert lui demandait de répéter un enchaînement, elle grognait :
— Les soldats que j’ai vus à Paris ne passaient pas leurs journées à tourner en rond sur un bout de terre.
— Et ceux qui ont survécu, répliquait Hubert sans lever la voix, étaient justement ceux qui avaient répété jusqu’à l’ennui.
Marie, elle, la reprenait quand Violane bâillait pendant une leçon ou répondait trop sèchement :
— La discipline, c’est ce qui te permet de tenir quand tout s’écroule. La liberté, tu la trouveras… mais pas sans savoir comment la défendre.
La jeune immortelle, malgré ses réticences, progressait. Elle le savait. Mais le soir, lorsque la maison s’endormait, elle montait parfois à la petite colline derrière le domaine, regardait au-delà des bois et imaginait les routes, les villes, les visages qu’elle pourrait rencontrer ailleurs.
La pluie battait contre les vitres, rythmant les éclats de voix qui montaient dans la cuisine des Guilliard. Violane, debout face à la table, avait les poings crispés sur le bois. Hubert, les bras croisés, la fixait avec cet air calme et fermé qu’il prenait avant de s’emporter. Marie Guillard se tenait près du poêle, droite comme un piquet, les lèvres serrées.
— J’en ai assez ! lança Violane. Assez de me lever avant l’aube pour traire des vaches, assez de répéter vos exercices comme un pantin ! Je ne suis pas venue ici pour moisir dans vos champs !
— Tu n’es pas « venue ici », corrigea Marie d’un ton sec. Tu as été recueillie. Tu serais morte dans une ruelle de Paris sans Darius.
— Darius… Darius m’a envoyée ici pour apprendre à me défendre, pas pour devenir votre servante !
Hubert, jusque-là silencieux, claqua la main sur la table.
— Tu crois qu’on t’emprisonne ? Ce que tu appelles une « prison », c’est un toit, un lit, de la nourriture, et deux personnes qui se cassent le dos pour t’apprendre à survivre.
— Survivre ? En balayant la cour ? En lavant vos chemises ? grogna-t-elle. Non, merci. Je veux voir le monde. Apprendre pour de vrai.
Marie avança d’un pas, son regard se durcissant.
— Le monde te brisera en deux si tu y vas sans discipline. Tu crois que la liberté, c’est juste prendre la route ? Non. C’est savoir marcher quand tout le reste s’effondre.
Violane eut un rire bref et amer.
— Facile à dire, quand on vit dans un domaine bien chaud, avec un mari qui veille sur vous.
Le visage de Marie se figea. Hubert, lui, recula sa chaise avec un grincement sec.
— Si tu crois que tu peux faire mieux toute seule… alors vas-y. Mais sache une chose : si tu franchis ce seuil, ne reviens pas nous demander de l’aide quand tu auras froid et faim.
Un silence tendu s’installa. La pluie battait toujours, plus forte. Violane croisa les bras, défiant leur regard.
— Je n’aurai pas besoin de vous.
Et sur ces mots, elle tourna les talons et quitta la pièce, laissant derrière elle l’odeur de fumée du poêle et un silence lourd comme la pierre.
La maison dormait. Violane, le cœur battant, glissa dans la petite pièce où Hubert gardait une caisse métallique sous l’armoire. Elle la sortit avec précaution, ouvrit le couvercle : à l’intérieur, des pièces d’or et d’argent, soigneusement empilées. Elle en remplit rapidement une bourse, ses mains tremblant plus d’excitation que de remords.
À l’extérieur, l’air humide lui mordait les joues. Elle contourna la grange, tenant sous le bras un petit fagot imbibé d’huile qu’elle avait préparé dans la journée. La ferme voisine, laissée vide pendant l’hiver, n’était qu’une silhouette sombre dans la nuit. Un geste, une étincelle, et bientôt, les flammes commencèrent à lécher les poutres sèches.
Le ciel s’illumina d’un reflet rougeâtre. Les aboiements des chiens et les cris des fermiers réveillés couvrirent le bruit de ses pas quand elle s’éloigna.
Sans se retourner, Violane prit la route vers Paris, une capuche rabattue sur son visage et la bourse serrée contre elle.
De retour à Paris, Violane n’eut aucun mal à retrouver les ruelles et les visages des bas-fonds. Les pièces volées aux Guilliard disparurent aussi vite qu’elles étaient apparues, englouties dans les dés d’une salle de jeu enfumée, dans le parfum capiteux des cabarets, ou dans les mains avides de ceux qui savaient profiter d’une jeune femme seule. Elle reprit le chemin des maisons closes avec l’assurance de celle qui connaît déjà les règles du jeu — et comment les plier à son avantage. Les hommes l’admiraient autant qu’ils la redoutaient : un sourire pouvait les désarmer, mais un mot de travers suffisait à déclencher une colère sèche, parfois armée d’une lame.
Marie n’était plus là. Elle avait quitté la ville après avoir réglé les affaires laissées par Darius, et le prêtre, toujours en déplacement, avait refusé d’aller chercher la jeune immortelle. Aux inquiétudes des Guilliard, il avait simplement répondu que « chacun doit trouver sa propre route », comme si la laisser s’égarer faisait partie de l’apprentissage.
Paris ne la retint pas toujours. Par caprice ou par instinct de fuite, Violane s’essaya à d’autres horizons. À Marseille, elle charma un capitaine avant de l’abandonner au matin, ses poches vides. À Lyon, elle se lia d’amitié avec une troupe d’anciens soldats, partageant leurs beuveries et leurs rixes. Partout, elle semait la même rumeur : celle d’une beauté aux yeux clairs, aussi dangereuse qu’imprévisible, prompte à faire tourner la tête… ou à la briser. Derrière cette réputation, pourtant, se cachait une insatisfaction tenace, un vide qu’aucune conquête ni aucun gain ne semblait combler.
L’hiver s’attardait sur Paris, drapant la ville d’un voile gris et humide. Duncan, silhouette sombre au milieu des passants emmitouflés, avançait d’un pas mesuré dans les rues étroites du quartier Saint-Joseph. Quinze ans… Quinze longues années s’étaient écoulées depuis qu’il avait quitté l’Europe pour l’Amérique, et les pavés parisiens lui semblaient à la fois familiers et étrangers. Chaque façade, chaque angle de rue, réveillait en lui des souvenirs de veilles passées aux côtés de Darius.
Il poussa enfin la lourde porte de l’église Saint-Joseph. L’odeur d’encens, la lueur tamisée des cierges, tout était pareil… et pourtant, l’absence de l’homme qu’il cherchait se faisait immédiatement sentir. Ce ne fut pas Darius qui leva la tête depuis l’autel, mais un prêtre à la soutane impeccable et au visage marqué par l’austérité.
— Je cherche le père Darius, dit Duncan après un bref salut.
Le prêtre le dévisagea, hésitant, comme si le nom réveillait une histoire enfouie.
— Le père Darius… Il a quitté Paris peu après… je dirais… 1816 ou 1817. Un départ précipité, mais pas sans raison.
Duncan fronça les sourcils.
— Et personne ne sait où il est parti ?
Le prêtre secoua la tête.
— Pas précisément. Il a laissé quelques consignes… et un nom, au cas où quelqu’un viendrait le chercher. Marie et Hubert Guilliard, à une trentaine de lieues au sud de Paris. Un couple respectable. Il m’a dit qu’eux sauraient quoi faire si un jour quelqu’un devait le retrouver.
Duncan hocha la tête, retenant un soupir. L’écho des pas dans la nef se fit plus lourd alors qu’il quittait l’église. Le froid extérieur l’accueillit comme un rappel brutal : Darius n’était pas là, et il ne restait qu’une piste.
Sur le parvis, il leva le col de son manteau contre le vent glacé. Paris, avec ses toits enneigés et ses ruelles familières, ne serait qu’une étape. La véritable route, désormais, le mènerait au domaine des Guilliard.
Duncan mit pied à terre devant la grande porte cochère, le souffle de son cheval se mêlant à la vapeur glacée qui s’élevait du sol.
Il frappa du heurtoir, et ce fut un homme aux cheveux grisonnants qui vint ouvrir. Grand, encore solide malgré l’âge, le regard clair et direct. Duncan perçut d’emblée dans sa posture l’ancienne discipline du soldat.
— Vous devez être Hubert Guilliard, lança-t-il avec un bref salut.
— C’est moi. Et vous êtes ?
— Duncan. Je viens de Paris… on m’a dit que vous pourriez m’aider à retrouver un vieil ami.
L’ancien soldat fronça légèrement les sourcils, mais avant qu’il ne réponde, une silhouette apparut derrière lui. Une femme grande et fine, le port droit, les traits d’une beauté intemporelle. Et dès qu’elle franchit le seuil, Duncan sentit cette vibration familière dans l’air, cette présence unique qu’aucun mortel ne pouvait dégager. Son corps se tendit instinctivement.
— Qui est votre ami ? demanda-t-elle d’une voix mesurée.
— Darius.
À ce nom, elle esquissa un sourire, et l’atmosphère se détendit aussitôt.
— Alors entrez, Duncan. Vous êtes le bienvenu ici.
Une fois à l’intérieur, près du feu qui crépitait dans la grande salle, la conversation s’engagea plus librement. Hubert, silencieux, écoutait tandis que sa femme parlait.
— Darius a quitté Paris il y a bien longtemps, peu après votre départ, expliqua Marie Guilliard en versant un verre de vin. Avant de partir, il nous a confié une jeune immortelle… une certaine Violane.
Duncan releva brusquement la tête.
— Je la connais. Je l’ai sauvée, autrefois.
Marie inclina légèrement la tête, comme pour marquer qu’elle s’en doutait.
— Alors vous devez savoir qu’elle avait un potentiel rare. Les premières années ici… elle apprenait vite, la tête pleine de curiosité. Hubert lui a enseigné le combat, moi la médecine, l’histoire, nos usages… Elle aurait pu devenir une force précieuse.
Elle marqua une pause, le regard se durcissant légèrement.
— Mais la discipline et elle… disons que ce n’était pas un mariage heureux. Elle voulait plus, tout de suite. Plus de liberté, plus de frissons… et moins de règles.
Duncan la regarda en silence, devinant la suite.
— Elle est partie ?
Marie hocha lentement la tête.
— Partie, oui… mais pas les mains vides. Elle a emporté nos économies. Et pour couvrir sa fuite, elle a mis le feu à une ferme voisine. Depuis, elle erre. Paris, d’autres villes… toujours en quête de plaisir, de pouvoir, de danger.
Elle soutint le regard de Duncan, et sa voix se fit plus grave :
— Ce n’est plus la jeune fille que vous avez sauvée. Vous feriez bien de vous en souvenir, si vous croisez sa route.
Hubert, jusque-là silencieux, ajouta simplement :
— Elle sait se défendre. Et elle n’hésitera pas à frapper la première.
Le feu jeta une lueur rouge sur les visages, et Duncan, pensif, comprit qu’il venait peut-être de retrouver une piste… mais aussi un problème qu’il n’était pas sûr de vouloir résoudre.
La pluie de fin d’hiver rendait les rues de Paris luisantes, les pavés glissants sous les sabots des chevaux. Duncan avançait à pas mesurés dans le quartier des Halles, capuche rabattue, observant les silhouettes pressées qui se frayaient un chemin entre les étals à moitié couverts. L’air sentait la boue, le poisson et la fumée des cheminées basses.
Il s’apprêtait à tourner dans une ruelle étroite, quand une vibration familière lui traversa l’échine. Pas un simple frisson — cette onde particulière, unique, qui trahissait la présence d’un immortel à proximité. Il ralentit, balayant les passants du regard.
Et elle apparut. Violane. Appuyée nonchalamment contre le chambranle d’une échoppe abandonnée, une cape sombre rejetée sur une épaule, le menton relevé. Ses yeux s’accrochèrent aux siens immédiatement, et il sut qu’elle aussi l’avait reconnu.
— Duncan… souffla-t-elle, un sourire presque tendre aux lèvres. Presque.
Il avança de quelques pas, s’arrêtant à bonne distance.
— Violane. Ça fait longtemps.
Le sourire se mua en rictus.
— Oui… Depuis la dernière fois que tu m’as sortie de la rue pour mieux me livrer à un autre geôlier.
Il fronça les sourcils.
— Ce que je t’ai fait, c’est te sortir d’un enfer.
— Pour m’en jeter dans un autre, coupa-t-elle. Tu m’as ammenée à ce prêtre… Qui m’a ensuite laissée à ce couple de braves gens qui voulaient m’enfermer dans une cage dorée.
La colère vibrait dans sa voix, et il vit ses doigts se resserrer sur la garde de l’épée dissimulée sous sa cape.
— Tu n’étais pas prisonnière, dit-il doucement. Ils voulaient t’aider.
Elle eut un rire bref, sans joie, presque un éclat de verre.
— Aider ?! Ils voulaient m’apprivoiser. Me dresser comme un chien savant.
— Si c’est ce que tu crois, alors parlons-en.
Son regard se fit soudain calculateur.
— Tu veux vraiment parler ?… Alors viens. Il y a un endroit pas loin où nous pourrons discuter… en toute tranquillité.
Elle tourna les talons avant même qu’il ait répondu, s’engageant dans une ruelle étroite qui serpentait derrière les Halles. Duncan hésita une fraction de seconde, méfiant, mais la sensation électrique de sa présence le poussait à la suivre. Les pavés luisants absorbaient le bruit de leurs pas, et l’odeur d’humidité montait des murs décrépits.
Ils débouchèrent dans une cour abandonnée, fermée sur trois côtés par des façades noircies, la quatrième donnant sur une bâtisse éventrée dont les volets pendaient encore aux gonds. Un ancien entrepôt, à en juger par les débris et les caisses pourries.
Violane s’arrêta au centre, se retourna lentement.
— Parfait. Ici, personne ne viendra nous déranger.
Son regard changea alors, perdant toute trace de fausse douceur. Elle dégaina d’un geste vif, l’acier brillant à la lueur blafarde du ciel. La lame fendit l’air, visant sa gorge.
Duncan eut juste le temps de lever son épée pour parer. Le choc résonna dans le silence pesant de la cour. Les coups s’enchaînèrent — rapides, précis, chacun testant la garde de l’autre.
Un mouvement trop ambitieux de sa part lui permit de la désarmer : sa lame vola à travers la cour pour s’écraser contre un mur, glissant sur les pierres humides. Duncan, haletant, pointa sa propre épée vers elle.
— Ça suffit, Violane. Je ne suis pas ton ennemi.
Elle le fixa, le souffle court, ses yeux flamboyants d’une haine qu’il ne comprenait pas totalement.
— Tu veux encore m’« aider » ?
— Oui. Même maintenant.
Il relâcha un peu la pression, croyant à un instant de lucidité. Mais elle bondit soudain, tirant un poignard dissimulé à sa ceinture, visant droit vers son cœur.
Par pur réflexe, il para le coup et riposta. Sa lame trancha dans un geste net.
Elle resta figée un battement, l’air surpris, avant que sa tête ne se détache et roule sur les pavés humides. Son corps s’effondra sans un bruit.
Le temps sembla se suspendre. Puis, d’un coup, l’air se chargea d’une énergie oppressante. Les éclairs jaillirent autour de lui, frappant les murs, éclatant les vitres encore en place. Les caisses volèrent en éclats sous l’impact invisible, et le rugissement du tonnerre emplit la cour. Duncan se cambra sous la violence du quickening, ses mains crispées sur la garde de son épée, le souffle arraché par la puissance qui se déversait en lui.
Lorsque le silence retomba, il recula d’un pas, la pluie fine lavant déjà le sang de sa lame. La cour empestait l’ozone et la fumée. Il savait qu’il n’avait pas eu le choix… mais cela n’allégeait en rien le poids qui venait de s’abattre sur lui.
Le soleil bas d’hiver éclairait d’une lumière pâle les toits enneigés de Nancy. Depuis la fenêtre de son bureau, Darius observait la place gelée où quelques passants, emmitouflés dans leurs manteaux, se hâtaient vers les étals du marché. La petite paroisse qu’il dirigeait depuis son départ de Paris respirait la tranquillité.
On frappa doucement à la porte. Un garçon de chœur entra, tenant un pli encore scellé.
— Pour vous, mon père. Apporté par un messager qui repart aussitôt.
Darius prit la lettre, la rompit d’un geste sûr… et un sourire éclaira aussitôt son visage.
Assise dans un fauteuil près de la cheminée, Marie leva les yeux du livre qu’elle parcourait.
— Une bonne nouvelle ?
— Plus qu’une bonne nouvelle, répondit-il avec une chaleur rare. Un ami est de retour en France. Il est passé voir les Guilliard, et ils lui ont donné mon adresse. Il compte venir jusqu’ici… j’ai hâte de te le présenter.
— Et de qui s’agit-il ? demanda-t-elle, intriguée.
— Duncan MacLeod, répondit-il. Un immortel, comme nous. Nous nous sommes rencontrés lors de la bataille de Waterloo. Un Écossais un peu rude, mais au cœur généreux.
À la mention du nom, Marie marqua un léger temps d’arrêt. Une fraction de seconde à peine, mais Darius, attentif comme toujours, ne manqua pas de le remarquer. Elle reprit vite son expression neutre, mais une ombre avait traversé son regard.
Elle referma doucement son livre, comme si elle venait de se souvenir d’une obligation oubliée.
— Je ne pourrai malheureusement pas être là pour l’accueillir.
— Tu dois partir ? fit-il, surpris.
— Oui. Une amie en Bavière m’a écrit. Elle dirige un hospice débordé depuis une épidémie de fièvre. Je lui ai promis de venir l’aider. Cela me prendra peut-être plusieurs semaines.
Darius la fixa un moment, songeur. Il devinait que ce départ soudain n’était pas dû qu’à la seule charité, mais il choisit de ne pas la mettre en difficulté.
— Je comprends. Et je sais que tu feras ce qu’il faut pour eux.
Elle soutint son regard, comme pour s’assurer qu’il ne poserait pas d’autres questions.
— Je reviendrai dès que possible.
— Je n’en doute pas, répondit-il simplement.
Quand elle quitta la pièce quelques minutes plus tard, il resta pensif, la lettre de Duncan toujours ouverte devant lui. Il savait qu’elle taisait quelque chose. Mais il savait aussi respecter les silences. Marie portait ses secrets, et il avait appris depuis longtemps à accepter qu’elle ne les partage pas tous avec lui.
Quelques jours plus tard, la neige avait cédé la place à un ciel bas et humide. Marie était déjà partie, laissant derrière un parfum discret dans l’air du presbytère.
En début d’après-midi, un pas familier résonna dans la nef. Darius leva les yeux du livre qu’il consultait et aperçut une silhouette massive, le manteau sombre constellé de gouttelettes.
— Duncan…
Un sourire franc éclaira brièvement le visage de l’Écossais, mais il disparut vite. Ils s’étreignirent, un geste solide et silencieux, comme deux hommes qui savaient qu’ils avaient traversé trop de batailles pour s’embarrasser de longues effusions.
Ils gagnèrent les appartements privés de Darius, où un feu crépitait dans l’âtre. Le Highlander retira son manteau, le posa sur un dossier de chaise, et resta debout un instant, les mains appuyées sur le dossier, comme pour trouver ses mots.
— J’ai croisé Violane, dit-il enfin.
Darius leva un sourcil, mais ne dit rien. Duncan poursuivit, la voix basse :
— Elle m’a entraîné à l’écart… pour m’attaquer. Elle était convaincue que je l’avais trahie, que je l’avais livrée à toi comme un geôlier. J’ai essayé… j’ai essayé de lui parler. Mais…
Il se passa une main sur le visage, comme pour chasser les images qui revenaient.
— Elle n’a pas voulu m’écouter. Elle m’a forcé la main.
Un silence lourd s’installa. Darius s’assit lentement, l’invitant d’un geste à prendre place en face de lui.
— Je ne te reproche rien, dit-il calmement. On ne peut pas forcer quelqu’un à emprunter une route qu’il refuse.
Duncan soutint son regard, cherchant à y lire une ombre de jugement, mais il n’y trouva que cette sérénité qui l’avait toujours déconcerté.
— Parfois, ajouta Darius, le salut que nous offrons n’est qu’un autre visage de la prison. Et certains préfèrent la liberté, même si elle les mène à leur perte.
Le Highlander acquiesça lentement, mais son expression restait sombre.
Darius se leva, se dirigea vers une petite table où un échiquier attendait, les pièces déjà disposées.
— Viens, dit-il simplement.
Ils s’assirent, chacun de leur côté. Le premier mouvement fut joué dans un silence presque religieux, seulement rythmé par le martèlement de la pluie qui s’écrasait contre les vitraux. Les mains avançaient les pièces avec lenteur, comme si chaque déplacement portait le poids des décisions passées.
À travers le damier, aucun mot n’était nécessaire : ils savaient que certaines batailles ne se gagnaient jamais vraiment.