Le Kurgan 2
Chapitre 1 : Le silence d’Hector Drummond
75497 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 12/07/2025 14:42
On fait plus souvent des trahisons par faiblesse que par un dessein forcé de trahir.
François de La Rochefoucauld
Chapitre 1 – Le silence d’Hector Drummond
Seattle — 18h09
La lumière tombait doucement sur la ville. Une pluie fine s’écrasait contre les vitres immenses du loft, caressant les baies vitrées comme un souvenir qu’on n’arrive pas à effacer.
Victor — non. Hector Drummond, désormais — essuya lentement ses doigts tâchés de cobalt sur un vieux chiffon. Le tableau devant lui n’était pas terminé, mais il s’en fichait. Il ne peignait plus pour finir. Il peignait pour respirer.
Le silence était son plus proche compagnon. Avec B-Ed, bien sûr, qui fredonnait une vieille chanson de Nina Simone dans la cuisine, un torchon sur l’épaule, des pâtes sur le feu. B-Ed était resté. Le seul. Le dernier.
Le loft, immense, était une cathédrale de calme. Poutres métalliques, murs bruts, toiles partout. Certaines abstraites, d’autres violentes, précises, sombres. Des visages sans yeux. Des batailles noyées dans le rouge.
Hector Drummond — c’était le nom sur les cartes, les toiles, les dossiers de galerie.
Un nom neuf. Un nom choisi.
Huit mois avaient passé depuis son départ de San Francisco. Depuis cette nuit où il était revenu de Washington, après avoir empêché l’assassinat du vice-président Norton, exécuté par un tueur à gages — un immortel comme lui — qu’il avait combattu et tué. Huit longs mois où une seule image n’avait jamais cessé de le hanter : Rebecca dans les bras de cet homme qui devinait être Clay son premier amour, celui d’avant lui, celui des blessures profondes, et elle, là, se laissant tenir, les yeux fermés, puis ce baiser, long, triste, chargé d’un passé qu’il n’avait jamais su effacer.
Victor n’avait pas crié, ni même osé parler. Il avait juste quitté les lieux. Parce qu’il ne se sentait plus à sa place. Parce qu’il avait compris. Encore et toujours, un rêve brisé.
Cette nuit-là, il avait roulé sans but. Il s’était arrêté au bord d’une route, quelque part entre deux États, incapable de penser ou de pleurer. Il avait ignoré les appels désespérés de Rebecca. Même ceux d’Alex. Seule cette dernière eut droit à une réponse. Il lui avait écrit quelques mails, sobres, sans émotion apparente, pour la rassurer, lui dire qu’il allait bien, qu’il avait besoin de distance, de silence, de temps pour réfléchir, pour respirer. Bien sûr, il ne lui avait jamais dit où il se trouvait. Encore moins à Rebecca Alvarez, policière acharnée, qui l’aurait retrouvé à l’autre bout du monde s’il lui avait laissé ne serait-ce qu’un indice.
Alors il avait changé d’adresse mail. Puis de nom. Puis de vie.
Pour lui, tout était terminé. Définitivement. Il devait se reconstruire, redevenir autre chose. Et surtout, ne plus jamais commettre la même erreur : offrir son cœur à la première venue, même si cette venue portait le nom de Rebecca Alvarez. Son mentor, autrefois, l’avait mis en garde contre l’attachement. Sa seule véritable alliée était sa lame. Elle seule ne le trahirait jamais.
Et Victor, désormais Hector, était farouchement décidé à appliquer les leçons du Bédouin. Froidement. Méthodiquement. Jusqu’au bout.
B-Ed apparut dans l’encadrement de la cuisine, bol à la main, tablier noué à la va-vite. Il l’observa avec inquiétude, ce brave gars encaissait surement un truc dégueulasse qui venait lui tomber dessus, et cela l’inquiétait au plus haut point, lui bien-sûr faisait de son mieux pour ne pas troubler sa bulle paisible et silencieuse, mais merde il doit bien y avoir un truc qu’il pouvait faire pour lui, non ? Ce gars lui y a sauver la vie par le passé, il l’avait même vue vivre heureux avec la fliquette et cette ado à San-Francisco, la Condé a surement fait une gaffe, et B-Ed savait reconnaître un type avec un cœur brisé au marteau piqueur, il en avait une bonne expérience. Oh que oui !
— Tu vas te nourrir à un moment, ou tu veux juste peindre jusqu’à l’hypoglycémie ?
— Je peins. Après, je mange.
— Tu dis ça depuis trois jours, Vic.
Un silence. Un éclat de rire bref.
— Et après, tu roupilles ? continua B-Ed.
— Peut-être dans un siècle ou deux.
— Mouais ! A ce propos, il y a une merde que je dois t’annoncer. La galerie d’Éric Walker veut t’exposer en novembre. Tu veux que je décline ?
Victor secoua lentement la tête.
— Non. Accepte. Mais je ne viendrai pas au vernissage.
— OOOOK, mon pote. Dit B-Ed en venant se tenir en face de lui. Là il faut vraiment qu’on cause de ce sujet si tu veux te faire connaître dans cette nouvelle ville.
Victor leva les yeux vers lui, sans colère, sans agacement, mais avec ce calme pesant qui disait tout : il n’était pas prêt. Pas encore. Peut-être jamais. B-Ed soupira, posa son bol sur la table, croisa les bras sur sa poitrine, et resta là, à le fixer comme un vieux frère têtu prêt à encaisser les silences les plus durs.
— Regarde-moi bien, Hector ou Victor ou comme tu veux, mais je vais pas te laisser crever de solitude sous prétexte que tu fais des tableaux qui filent des frissons aux critiques. T’as coupé les ponts, ok. T’as changé de nom, je respecte. Mais mec… t’es pas mort. T’as encore des trucs à vivre.
Victor s’approcha de l’évier, se lava les mains, longuement, comme s’il essayait d’effacer autre chose que la peinture. Il s’essuya les doigts sans répondre, puis resta debout, le regard perdu à travers la fenêtre où la pluie ruisselait en traînées diffuses.
— T’as reçu un message, d’ailleurs, ajouta B-Ed, plus doucement. Une certaine Alex. Encore. Ça fait la troisième fois ce mois-ci. Elle te demande si t’es heureux. Et elle dit qu’elle t’a laissé la maison comme tu l’as voulu, mais qu’elle voudrait au moins savoir si t’as trouvé ce que tu cherchais.
Victor resta figé quelques secondes. Puis il déclara d’une voix très calme :
— Ne lui réponds pas.
B-Ed hocha lentement la tête. Il ne le jugeait pas. Il comprenait. Mais il souffrait de le voir s’enfoncer ainsi dans une paix qu’il appelait « reconstruction » et qui avait plutôt le goût amer d’un exil intérieur.
— Tu sais que je suis là pour toi, mec. Je te lâcherai pas. Même si t’en as marre de mes pâtes et de mes playlists pourries. J’étais là quand t’avais les poings en sang et les nerfs à vif. Et je serai encore là, même quand tu seras célèbre sous le nom d’un mec mort depuis cent ans.
Victor tourna enfin la tête vers lui. Un mince sourire effleura ses lèvres. Rien de joyeux. Juste une reconnaissance silencieuse. Presque fraternelle.
— Merci, dit-il simplement.
— Ouais, ouais, garde ça pour quand tu vendras un tableau à six chiffres, répliqua B-Ed en reprenant son bol. Je te préviens, je veux ma part sur la sauce tomate.
Il retourna en cuisine. Le loft retrouva son calme. Et Victor, après une brève hésitation, reprit un pinceau. La toile l’attendait. Comme un miroir sans fond.
Et dans le silence épais de ce nouvel exil, une certitude le traversa sans qu’il puisse l’ignorer : on ne fuit jamais tout à fait ceux qu’on a aimés. Même quand on change de nom. Même quand on se cache dans une ville noyée de pluie.
***
San Francisco — 22h47
La maison était calme, mais ce n’était pas le calme de la paix. Plutôt celui d’un champ de bataille après l’explosion, quand la poussière est retombée, que les corps ne bougent plus et que l’odeur de la poudre flotte encore dans l’air. Rebecca Alvarez vivait là. Seule. Ou presque. Avec les souvenirs, avec les murs, avec tout ce que Victor avait laissé sans jamais revenir le chercher.
Assise au sol, dos au canapé, elle tenait un verre de vin rouge dans la main gauche. La bouteille trônait à ses pieds, à moitié vide. Un pull trop large couvrait ses épaules, un vieux pull à Victor, qu’elle n’avait jamais lavé. Il portait encore la trace de lui, une odeur ténue d’argile, de sueur et de cendres, qu’elle refusait de voir disparaître. Elle le mettait parfois, le soir, comme un geste idiot qu’elle aurait moqué autrefois. Maintenant elle s’en fichait. Se moquer, ça servait à quoi quand on avait le cœur vide ?
Huit mois. Huit putains de mois. Il n’avait plus donné signe de vie depuis cette nuit-là. Il était revenu, l’avait vue avec Clay, et s’était volatilisé. Pas une explication. Pas une chance de parler. Même pas une insulte. Juste ce regard — ce regard brisé, qu’elle n’oublierait jamais —, puis plus rien.
Elle avait cherché, bien sûr. Les premières semaines, elle avait remué ciel et terre. Traqué chaque piste, interrogé tous ses contacts, même les pires. Elle avait appelé Alex en larmes. Envoyé des messages. Supplié. Menacé. Imploré. Mais Victor était un professionnel. Un fantôme. Un de ceux qu’on ne retrouve pas, même quand on met tout le système en branle.
Il avait répondu à Alex, quelques fois. Des mails brefs, polis, distants. Il allait bien, disait-il. Il devait réfléchir, respirer, s’éloigner. Elle, Rebecca, il ne l’avait jamais recontactée. Elle avait fini par comprendre. Il ne voulait plus rien savoir. Et ça, c’était la punition. Sa vraie punition. Pas les cris, pas les pleurs — le silence. Le silence d’un homme qu’on a aimé comme une conne et qu’on a blessé sans même le vouloir.
Rebecca termina son verre et se redressa lentement. Elle jeta un œil vers l’entrée, là où les chaussures de Victor traînaient encore. Elle n’avait pas eu le courage de les jeter. Elle avait tout laissé, exactement comme il l’avait quitté. Même son rasoir, posé sur le bord du lavabo. Même sa tasse préférée dans l’évier.
Elle s’approcha de l’ordinateur. Un vieux réflexe. Une habitude toxique qu’elle n’avait pas réussi à perdre. Elle ralluma la boîte mail qu’il utilisait avant. Juste au cas où. Un miracle. Une erreur. Un message.
Rien.
Elle resta debout, les bras ballants, le regard perdu dans l’écran éteint. Un rien aurait suffi. Une ligne. Un point. Un mot. Même un putain de “va crever”. Elle aurait pris. Mais Victor était resté fidèle à lui-même : radical. Total. Il ne s’était pas contenté de partir. Il avait disparu. Comme si elle n’avait jamais compté. Comme si rien de tout ça — leur histoire, leurs nuits, leurs guerres communes, leurs silences partagés — n’avait existé.
Elle ferma brutalement l’ordinateur. Le claquement du clapet résonna dans le salon, sec, tranchant, presque violent. Elle se figea, puis inspira profondément. Elle savait qu’elle ne pouvait pas continuer comme ça. Qu’elle allait finir par se perdre. Ou pire : s’habituer.
Elle traversa le salon en traînant les pieds, passa dans la cuisine, ouvrit le frigo vide, le referma aussitôt. Elle n’avait pas faim. Elle n’avait plus faim depuis longtemps. C’était comme ça maintenant. Elle fonctionnait à l’automatique. Lever, douche froide, badge, boulot, rapport, retour, vin, souvenirs, douleur. Et recommencer. Les jours passaient sans relief, comme si elle survivait dans une boucle où Victor était partout et nulle part.
Elle retourna au salon, alluma une cigarette, s’affala sur le canapé, le regard fixé sur le plafond comme s’il allait lui offrir une réponse. Mais les plafonds n’avaient jamais sauvé personne.
Puis, sans prévenir, une larme coula. Une seule. Elle ne la retint pas. Elle ne fit même pas semblant de l’essuyer. Elle en avait marre de faire semblant. Marre d’être la flic forte, la femme indépendante, la machine à décisions. Elle avait envie de hurler, de casser quelque chose, de s’endormir sur un torse qui ne serait jamais plus là.
Elle se souvenait de cette nuit maudite, ou Clay St John son ex-petit copain, son ex-fiancé avait débarqué à la maison lorsqu’elle était revenue du supermarché avec Alex.
Ce soir-là, il faisait encore doux. Rebecca portait un jean usé, un tee-shirt blanc, et tenait deux sacs de courses remplis à ras bord. Alex la suivait, casque sur les oreilles, le regard perdu dans ses propres pensées. Elles avaient parlé de tout et de rien pendant le trajet, surtout de rien. Rebecca n’avait pas beaucoup dormi ces jours-là. Le stress, les missions, Victor à Washington… Elle vivait dans une tension continue, mais elle ne se plaignait pas. Pas devant Alex.
Et puis elle le vit.
Clay. Debout sur les marches de la maison, appuyé contre la rambarde comme s’il n’avait jamais quitté les lieux. Même posture. Même gueule. Mêmes yeux bleus perçants. Rebecca sentit immédiatement un serrement au fond de sa gorge, un réflexe physique. Le passé venait de lui sauter à la figure sans prévenir.
— Clay…? souffla-t-elle, plus pour elle-même que pour qu’il l’entende.
Elle avait le cœur qui battait dans sa poitrine comme un tambour de guerre. C’était absurde. Irrationnel. Il ne faisait rien de spécial. Il souriait juste. Mais tout remontait. Les nuits d’embruns à Coronado. Sa voix rauque au réveil. Le foutu parfum de sable chaud qu’il portait après les missions.
— Bonsoir Rebecca, dit-il en lui souriant.
— Tu… tu fous quoi ici ? réussit-elle à dire, la bouche sèche.
Clay ouvrit les bras comme pour dire : « longue histoire », mais son regard ne quittait pas le sien.
— J’ai été transféré il y a peu. Mission à Washington, puis deux mois ici. Et toi, tu vis ici maintenant ? T’es superbe, Becky…
Elle vacilla légèrement. Elle détestait ce surnom. Sauf quand c’était lui qui le disait.
— Heu il se passe quoi ici ? lança Alex d’un ton sec, en retirant son casque
Clay la salua poliment, comme si c’était une inconnue, ce qui agaça encore plus Alex.
— Clay, voici Alex. Ma coloc. Et conscience quand j’en manque.
Alex plissa les yeux, croisa les bras.
— Ouais. Et visiblement je vais devoir sortir les panneaux d’alerte émotionnelle. Je vous laisse discuter, Becky. Je suis pas loin…
Alex passa devant Clay en le foudroyant du regard. Rebecca ne répondit pas. Clay, lui, restait parfaitement calme. Séduisant. Présent. Dangereux, peut-être. Il y avait chez lui cette manière de se tenir, ancrée, droite, mais pas militaire. Une maîtrise du corps. Du silence aussi. Il appartenait à ces hommes qu’on n’oubliait jamais vraiment.
Et Rebecca le savait : ce n’était pas une coïncidence.
— Je t’ai cherchée, dit Clay simplement. Pas comme un malade. Mais… parfois. En me demandant où t’étais partie. Ce que tu faisais. Qui tu étais devenue.
Rebecca eut un rictus, presque amer.
— Je suis devenue flic. J’ai tiré sur des types. J’ai ramassé les morceaux d’autres. Et maintenant je vis avec une adolescente sarcastique et un type qui… cuisine nu le dimanche. Voilà ce que je suis.
Clay la regardait, toujours avec cette intensité calme.
— Tu as l’air bien. Différente. Plus… sûre de toi.
— Je le suis. Parce que j’ai morflé. Et que j’ai aimé un type qui aurait pu crever dans n’importe quel désert. Et que je me suis relevée.
Un silence s’installa. Le genre de silence qui grattait.
Puis Clay pencha la tête. Son ton changea, plus doux :
— Tu me manques, Rebecca.
Elle le fixa.
Et là, quelque chose vacilla en elle. Ce n’était pas une phrase. C’était la voix. La même que celle qui lui avait dit « reviens à la maison », à l’aube, alors qu’elle avait démissionné. La même que celle qui lui murmurait « épouse-moi » quand il croyait qu’elle dormait.
Rebecca détourna les yeux.
— Tu m’as laissée, Clay. Tu as choisi les missions, les Black Ops, les secrets. Tu voulais pas de moi. Tu voulais une vie d’ombres.
— Je voulais te protéger. J’étais paumé. Et j’ai fait le con.
Il la regarda droit dans les yeux.
— Mais j’ai changé.
— Non, souffla-t-elle. T’as pas changé. T’es toujours aussi beau. Toujours aussi… connard. Et c’est justement ça le problème.
Elle se leva brusquement. L’émotion, la panique, le trouble qu’elle détestait — tout remontait.
— Faut que j’y aille.
— T’es avec quelqu’un ? demanda-t-il doucement. Juste… dis-le-moi.
Elle le fixa, glaciale, mais ses yeux brillaient.
— Oui. Et crois-moi, c’est pas toi.
— Tu me laisse entrer une minute ? je te dis quelques mots ensuite je disparais pour toujours, promis.
— Une minute… dit-elle hésitante.
Bon sang ! Pourquoi elle tremblait de peur comme ça ? en déposant ses sacs devant l’entrée elle fit quelque pas et se tourna vers lui en croisant les bras.
— Ok grouille toi, j’ai pas que ça à faire…
— Tu me manques.
Elle éclata d’un rire sec.
— Tu te fous de moi ? Après tout ce que t’as fait ? Tu crois que tu peux dire “tu me manques” et effacer les années ? Effacer ta lâcheté ? Tu peux surtout aller te faire foutre, je suis avec un gars super, et je suis heureuse et comblée, donc tu peux foutre le camps cette fois sans t’inquiéter.
— Je sais. J’étais un con. Je te le dirai autant de fois qu’il faudra. Mais t’étais tout pour moi, Bec. Et je m’en rends compte trop tard, comme tous les cons. Il fit un pas vers elle. Elle ne recula pas.
— J’ai vu tes interventions à la télé. La flic super dure de San-Francisco. J’ai su que tu devenais quelqu’un de fort. De solide. Et j’ai su que j’avais tout foutu en l’air. Mais je voulais pas mourir sans te revoir une fois.
Rebecca sentit sa mâchoire se contracter. Il mentait. Ou au moins, il enjolivait. Mais ses yeux… ils disaient autre chose. Quelque chose de sincère. De presque tragique.
— Alors je vais partir… et je te souhaite tout le bonheur du monde.
— Merci… dit-elle tremblante.
— Je peux te donner un baiser d’adieu ? Dit-il avec son sourire si craquant.
Elle le regarda un moment, puis sourit légèrement et répondit d’un murmure.
— Un baiser d’adieu….
Et elle… elle ferma les yeux, et il l’embrassa, hésitante au début elle lui renvoya voracement son baiser, ignorant combien de secondes s’étaient écoulés, elle entendit le bruit sec d’un sac qui tombait.
Et quand elle ouvrit les yeux, elle le vit. Victor, sur le pas de la porte.
Le regard fixe. Le visage éteint. Les traits figés dans une douleur muette. Et tout bascula. Elle repoussa violement Clay et courut derrière lui en criant son nom, mais il était parti, la laissant pousser un hurlement, et le regardant impuissante s’éloigner.
Rebecca restait là, sur le trottoir, figée, le regard perdu dans le vide là où, quelques secondes plus tôt, s’était encore trouvée la voiture de Victor. La rue lui semblait soudain floue, les sons déformés, comme si l’univers tout entier avait pris une distance de sécurité face à ce qu’elle venait de vivre.
Le silence, ensuite, n’eut rien d’apaisant. Il résonna en elle comme un cratère ouvert. Son souffle était court, presque douloureux, et ses jambes tremblaient. Une colère sourde montait déjà, bourdonnante. D’abord dirigée contre elle-même.
Puis elle pivota.
Clay était encore là, dans l’embrasure de la porte, le visage grave, presque penaud, les mains levées comme pour dire je ne voulais pas. Un geste inutile. Rebecca s’avança vers lui, lentement d’abord, puis d’un pas sec.
Et elle le frappa.
Pas une gifle. Un puissant coup de poing qui l’envoya au sol.
— T’as vu ce que t’as fait ?! hurla-t-elle, la voix brisée par la rage. T’AS VU ?!
Il ne répondit pas. Il encaissa. Les poings serrés, le regard détourné.
— Il était là. IL ÉTAIT LÀ, BORDEL ! Et moi comme une conne, j'étais dans TES BRAS ! PUTAIN DE MERDE !
— Rebecca…
— Ne m’appelle pas comme ça ! Ne dis même pas mon nom, tu comprends ?! Tu... tu m’as foutue en l’air, Clay. TU M’AS FOUTUE EN L’AIR !
Elle avait les larmes aux yeux, mais elle refusait de pleurer. Elle refusait d’être faible, pas maintenant. Elle recula de quelques pas, comme pour reprendre son souffle, ses gestes tremblants de rage contenue.
— Pourquoi t’as fait ça ? demanda-t-elle, la voix plus basse, presque un murmure. Pourquoi t’es revenu ? Pourquoi maintenant ?
Clay fit un pas vers elle, lentement, mais elle le repoussa d’un geste violent.
— Parce que j’en avais besoin. Parce que je pensais encore à toi, murmura-t-il.
Elle éclata de rire. Un rire amer, sec, nerveux.
— Tu penses encore à moi ? Alors c’est comme ça que tu le montres ? Tu débarques, tu joues le type brisé, tu ressors les souvenirs, et tu m’embrasses… comme un enfoiré… AU MOMENT OÙ IL REVIENT ?! T’as tout calculé ?
— Non, j’te jure, c’était pas…
— Quoi ? Pas prévu ? Pas volontaire ? Tu crois que j’ai pas vu ton petit manège ? Me parler comme si on était encore à l’époque de San Diego, des putains de entraînements à l’aube, des week-ends à Santa Barbara ? T’as rejoué la carte du passé et tu savais que j’étais vulnérable.
Elle se mit à tourner dans l’entrée, incapable de rester en place, la gorge en feu, le cœur au bord de l’implosion.
— Je t’aimais, Clay. Tu le sais ça ? Je t’aimais à crever. Et j’ai mis des années à m’en remettre. À me reconstruire. Et maintenant j’ai… J’AVAIS quelqu’un. Quelqu’un qui… qui me regardait comme personne. Et toi, tu viens tout salir.
Clay baissa la tête, et pour la première fois, sa voix vacilla :
— Je suis désolé…
Mais ce fut la goutte de trop.
Rebecca s’arrêta net et le fixa, les yeux brûlants de larmes qu’elle retenait encore de toutes ses forces.
— DÉSOLÉ ?! C’est tout ce que t’as ?! Tu m’as détruite une fois. Tu viens foutre ma vie en l’air une deuxième fois, et tu balances juste désolé comme si t’avais renversé un putain de café ?!
Un silence tendu. Seul le bruit des voitures au loin, des vies normales qui continuaient sans elle.
Rebecca inspira un grand coup, puis sa voix se fit plus calme, mais glaciale :
— Je veux que tu partes.
— Rebecca, s’il te plaît…
— Non. Tu vas foutre le camp. Et tu vas sortir de ma vie. Définitivement. Parce que si tu restes là une seconde de plus, je vais faire une connerie. Et je crois qu’une seule, aujourd’hui, c’est déjà assez.
Clay sembla hésiter. Mais il comprit. Peut-être. Il hocha lentement la tête, les mâchoires contractées, puis tourna les talons.
Il partit sans un mot.
Rebecca, elle, resta seule. Seule dans l'entrée, les poings serrés, le regard rivé sur la rue vide. Victor n’était plus là. Son cœur non plus.
Et quand enfin elle sentit ses jambes lâcher, elle s’écroula à genoux sur le carrelage froid.
Elle ne pleura pas.
Pas encore.
Mais la tempête était déjà là, à l’intérieur.
Elle revint au présent, toute seule dans cette grande maison vide. Elle entendit la porte s’ouvrir, faisant volte-face dans l’espoir fou de revoir celui qui hante son esprit, mais ce n’était qu’Alex qui revenait. Alex la seule qui est restée avec elle malgré la grosse connerie qu’elle avait fait cette nuit. Alex Reagan sa petite puce chérie qui avait demeurée malgré tout.
— Becky c’est pas vrai, t’a encore picolé ? dit Alex en jetant son sac a dos sur le sol.
Rebecca sursauta, l’alcool encore dans le sang, les nerfs à vif. Elle essuya d’un revers de manche une larme qui n’avait pas encore fini sa course sur sa joue. Le verre vide qu’elle tenait glissa de ses doigts, roula sur le parquet avec un bruit mat.
— J’ai juste bu un peu… murmura-t-elle, la voix rauque.
— Non. T’as vidé la moitié de la bouteille, corrigea Alex, déjà dans la cuisine. Et j’ai pas encore vu ce que t’as laissé dans la salle de bain, mais je parie qu’un de tes talons est planté dans le miroir, pas vrai ?
Rebecca ne répondit pas. Elle s’effondra sur le canapé, les bras ballants, la tête renversée en arrière.
— Je suis désolée, souffla-t-elle, plus pour elle-même que pour Alex.
La jeune fille apparut dans l’embrasure du salon, les bras croisés, le regard inquiet malgré le sarcasme.
— Je sais, Becky. Je sais que tu regrettes. Et je sais que t’arrives plus à respirer depuis ce jour-là. Mais là, faut que tu sortes de cette spirale. Tu deviens un zombie. Tu crois que Victor aimerait te voir comme ça ?
Rebecca releva lentement la tête. Son regard était rouge, épuisé.
— Je sais même pas s’il me hait ou s’il est juste… ailleurs. Parti. Comme les autres.
Alex s’approcha. Plus douce. Elle s’assit à côté d’elle.
— Il ne te hait pas. Il a eu mal, oui. Mais il t’aimait comme un fou. Et ce genre d’amour… ça ne meurt pas comme ça.
Rebecca serra les dents, détourna le regard. Son cœur battait plus fort rien qu’en entendant son prénom.
— Tu crois qu’il pense encore à moi ?
Alex la regarda longuement. Puis, avec une tendresse rare :
— Je crois qu’il pense à toi tous les jours. Et qu’il se bat comme toi pour pas sombrer.
Un silence s’installa. Moins violent, moins tendu. Un silence presque doux.
Puis Alex reprit, plus sérieuse :
— Et maintenant, tu vas te lever, prendre une douche froide, et manger quelque chose, sinon je t’emmène de force chez le psy.
Mais avant qu’elle ne réponde, une autre voix plus froide et plus implacable se fit entendre, une voix qui lui glaça le sang.
— Santa Mierda ! Moi qui te croyais au-dessous d’une merde, là on peut dire que t’as touché le fond ma salope.
Rebecca tourna lentement des yeux et la vit devant l’entrée. Luna Alvarez, jean moulant, veste noire, ses cheveux noirs plus longs et visage implacable.
— Luna… murmura Rebecca.
— Salut Hermanita, répliqua Luna, avec ce rictus amer qui n’appartenait qu’à elle.
Elle avança dans le salon sans attendre d’invitation, balayant du regard la scène : la bouteille à moitié vide, les cernes de Rebecca, la tension figée entre elle et Alex. Elle posa son sac sans douceur, puis planta ses mains sur ses hanches en scrutant sa sœur avec des yeux froid. Cette dernière se leva et essaya de lui faire face, mais elle tenait à peine debout.
— Tu fous quoi ici ? demanda Rebecca en serrant les dents.
— Ta petite protégée m’a appelée figure toi, et m’a tout raconté… quoi ? demanda-t-elle avec biais. Tu crois que j’allais pas finir par le savoir ? Tu nous fais quoi là ? Un chemin de croix au mont Golgotha ? Jésus l’a pas fait à cause d’une connerie Mi Buena Señora.
Rebecca baissa les yeux, murmurant presque :
— C’est pas ce que tu crois.
— Ah, alors éclaire-moi. Parce que moi ce que je crois, c’est que tu t’es envoyée ton ex dans le salon pendant que Victor, l’homme qui t’aime plus que sa propre putain de vie, rentrait enfin pour te retrouver. Et toi, qu’est-ce que tu fais ? Tu roule une pelle a ton ex-connard de SEAL. Bravo, Rebecca. T’as battu tous les records. Bien Hecho !
— C’était pas comme ça, répondit Rebecca en relevant lentement la tête, la voix vibrante. Il était là, j’étais paumée, j’étais épuisée… j’ai merdé, oui. Mais je l’aimais pas. Je l’aime pas. J’aime Victor, putain !
— Sans blague ? Alors pourquoi t’as fermé les yeux quand ce connard t’a embrassée ?! cracha Luna, la voix brisée de rage. Pourquoi t’as rien dit ? Pourquoi t’as laissé Tu Novio repartir sans courir pieds nus jusqu’à l’aéroport s’il le fallait ?! Hein ?
Rebecca répliqua, ivre de douleur.
— Parce qu’il m’a regardée comme si j’étais morte ! Parce qu’il n’a pas dit un mot ! Il est juste… parti. Et j’ai su. J’ai su que je venais de tout perdre. Et que j’avais pas le droit de le rattraper.
Un silence lourd suivit. Alex recula discrètement, consciente que cette tempête n’était pas la sienne.
Luna serra les poings. Elle aussi tremblait. Mais pas de colère.
— J’aurais tout donné pour qu’il me regarde comme il te regarde, murmura-t-elle enfin. Tout. Même quelques miettes de son amour.
Rebecca cligna des yeux. Un coup dans le ventre.
— Luna… tu…?
— Oui. Je l’aimais. Je l’aime encore peut-être. Mais j’ai fermé ma putain de gueule parce que c’est toi qu’il a choisie. Et parce que t’étais heureuse. J’ai encaissé, j’ai recousu les morceaux… et toi ? Toi, tu gâches ça avec ce fils de pute que t’as même pas eu le courage de virer tout de suite ?!
— Je l’ai viré. Je l’ai frappé. Je lui ai hurlé dessus. Mais c’était trop tard.
— Ouais. Et maintenant, t’es là. À te noyer dans le gin comme une ado larguée. Felicitaciones. Où est la grande signora qui m’a cassé la gueule lorsqu’elle apprit que j’ai baisé son mec dans son dos ? Ou est celle que j’ai accompagné au Mexique pour sortir un pauvre gars du trou noir dans lequel il s’est engouffré ? Regarde toi… tes devenue une loque.
Sans crier gare Luna lui envoya une droite qui percuta Rebecca de plein fouet. Alex poussa un hoquet et se précipita sur Rebecca qui tomba par terre, mais qui refusa de se lever. Luna fit un geste à Alex de s’écarter. Elle s’agenouilla et lui releva violement son menton
— T’as deux options Hermana Mayor : soit tu te relèves et tu te démerdes pour le retrouver ! Soit c’est moi qui le cherche, le trouve, et cette fois je le ferais oublier ta sale gueule dans mes bras, car vois-tu ? Cette fois… je penserais d’abord à moi… et je ferais en sorte de ne plus le lâcher…
Elle se remit de debout et la toisa froidement. Elle releva son t-shirt et lui montra un tatouage qu’elle avait sur le flanc. Rebecca reçu un autre coup sur le cœur, c’était le même dragon noir que portait Victor sur le dos.
Luna tourna les talons et sortit de la maison suivie d’Alex Le silence retomba brutalement après le claquement de la porte.
Rebecca était restée là, allongée sur le sol, les yeux écarquillés, le menton encore endolori du coup de poing, et le cœur brisé une deuxième fois. La pièce était vide. Trop grande. Trop pleine de souvenirs. L’odeur du gin, le froissement du coussin où Victor s’était parfois endormi… tout lui hurlait qu’il ne reviendrait pas.
Elle se redressa lentement, tremblante. La douleur n’était plus un cri : c’était un grondement, une implosion sourde, continue. Elle aurait voulu hurler. Mais à quoi bon ? Même ses larmes refusaient de couler. Elle regarda la bouteille, la repoussa d’un geste brutal, et s’effondra sur le canapé, les bras ballants.
Au fond, Luna avait raison.
Elle avait tout gâché.
L’air était tiède, chargé d’humidité et de silence. Luna marchait vite, le regard noir, les mâchoires serrées. Elle avait claqué la porte comme on tire un coup de feu. Elle ne voulait pas réfléchir. Pas encore. Pas maintenant.
Mais derrière elle, une voix s’éleva :
— Luna ! Attendez !
Elle s’arrêta, surprise. Alex ? Cette gamine ? Elle se retourna, plissant les yeux. Alex courait pour la rejoindre, essoufflée, les mains enfoncées dans les poches de son sweat. Luna la détailla. Petite blonde, yeux bleus, jolie comme une fleur encore en bouton. Un éclat fragile, mais solide. Et Luna le devina d’instinct : cette fille-là ferait tourner bien des têtes un jour.
— Qu’est-ce que tu me veux ? lança Luna, sèche.
— Je veux juste parler.
— T’es qui pour venir me courir après ? Hein ? Toi et moi, on se connaît pas, chica.
— Non. Mais… je veux juste discuter avec vous.
— Tu veux quoi ? Me faire la morale toi aussi ? Me dire que j’ai été trop dure ? Que Rebecca souffre ?
Alex secoua la tête, calme :
— Non. Je veux juste que vous respiriez.
Un silence. Luna la fixa, toujours méfiante.
— Tu veux me dire que j’ai eu tort de lui balancer tout ça à la gueule ?
— C’était peut-être la meilleure chose à faire, dit Alex en rabattant sa capuche, s’avançant vers la rambarde pour observer la baie.
Luna la suivit du regard, intriguée malgré elle. Cette gamine avait une présence apaisante. Son énergie douce calmait peu à peu le feu qui grondait encore dans sa poitrine. Elle poussa un soupir, mais son regard restait dur.
— J’ai jamais été la gentille sœur, lâcha-t-elle enfin. Jamais. C’est elle qu’on regardait. Elle qu’on écoutait. Moi, j’étais le problème. La gosse insolente. La fille violente. Et pourtant… j’ai jamais voulu lui prendre quoi que ce soit. Jusqu’à lui.
Alex hocha lentement la tête.
— Alors vous l’aimez vous aussi ?
Un souffle. Presque un rire amer.
— T’as déjà vu un type qui te fait peur rien qu’en respirant ? Qui t’arrache un sourire rien qu’en te regardant ? Qui te fait croire que t’existes… juste parce qu’il te parle ?
Elle marqua une pause, la voix plus basse.
— Ouais. Je l’aime.
Elle croisa les bras, les yeux brillants de rage et de tristesse mêlées.
— Mais c’est elle qu’il a choisie. Et moi, j’ai fermé ma gueule. J’ai serré les dents. J’ai joué la sœur loyale… Et voilà. Elle l’a perdu. Et moi ? Je peux même pas être heureuse. Quel putain de gâchis.
Alex tourna la tête vers elle, son regard calme, franc :
— Rebecca est une femme merveilleuse. Je ne la juge pas pour un moment d’égarement. Elle se torture déjà assez toute seule.
Luna la fixa, un sourcil haussé.
— Écoute, je sais pas d’où tu sors, chica… Mais si tu crois que j’ai accepté de venir après ton coup de fil pour me défouler sur elle, alors t’as rien compris. Chez nous les Alvarez, c’est pas les discours qui réveillent les morts, c’est les coups de pied au cul. Alors viens pas me faire la leçon sur Rebecca, ok ?
Alex haussa un sourcil, un sourire en coin au bord des lèvres.
— T’as raison. Chez vous, c’est les coups de pied au cul. Mais parfois, c’est bien de savoir viser autre chose que les fesses.
Luna la fixa, un brin surprise par l’aplomb tranquille de cette gamine.
— Moi, j’suis pas là pour te faire la morale. Ni à elle, ni à toi. Mais si vous continuez à vous engueuler comme deux bufflonnes sous stéroïdes, y aura plus rien à sauver. Ni amour, ni famille. Juste des ruines. Et des regrets.
Elle marqua une pause, le regard perdu sur les lumières tremblantes de la baie.
— On m’a élevée aussi à la dure. Peut-être pas comme vous et Rebecca. Mais on m’a appris à encaisser, à réfléchir avant de frapper… et à frapper quand il le faut. C’est Victor qui m’a appris à marcher quand j’avais plus personne pour me tenir debout.
Alex baissa les yeux, puis releva légèrement sa manche. Un petit tatouage discret ornait l’intérieur de son poignet : un cercle noir, incomplet, entaillé comme un sablier brisé.
— Il m’a dessiné le symbole…il y a longtemps et je l’ai gardé. Après la mort de mon père je me le suis fait tatouer.
Elle planta son regard dans celui de Luna.
— Et toi, t’as le même dragon que lui sur le flanc ? C’est beau. Fort. Mais ça suffit pas à prouver qu’on aime quelqu’un. L’amour, le vrai, c’est pas un dessin. C’est ce que tu fais quand il n’est plus là. Quand t’as plus rien. C’est ce que tu choisis de devenir malgré la douleur.
Luna, d’abord tendue, sentit un truc fondre doucement en elle.
Alex reprit, plus bas :
— Alors ouais, Rebecca a merdé. Grave. Et toi, t’es en colère parce que t’aurais voulu qu’elle soit à la hauteur de ton sacrifice. Mais t’auras beau frapper, hurler ou tatouer tout ton corps… ce qu’il vous reste, c’est pas à défendre avec des menaces.
Elle haussa les épaules, presque triste.
— C’est à réparer. Si vous en avez encore la force. Ou le courage.
Puis elle ajouta, en passant à côté de Luna, douce mais sans appel :
— Sinon… je le chercherai moi-même.
Et elle continua à marcher, mains dans les poches, la capuche rabattue sur sa tête, comme une petite ombre fidèle à un fantôme qui lui manquait trop.
***
La galerie Nocturne & Sons, nichée au cœur du quartier de Belltown à Seattle, exhalait cette odeur subtile de vieux bois, de champagne tiède et de prétention mesurée. Les murs baignés de lumière tamisée mettaient en valeur les toiles d’un artiste inconnu mais déjà mystérieusement adulé : Hector Drumond. Ce nom circulait à voix basse parmi les amateurs d’art, entre une bouchée de canapés hors de prix et une gorgée de syrah bio de la vallée de Napa. « Incroyable maîtrise de la texture… » murmurait un galeriste aux lunettes cerclées d’or. « Un travail sur l’ombre et la chair… regardez cette toile, ce n’est pas juste une femme, c’est un cri contenu », chuchotait une jeune critique de The Stranger, debout devant Le Coeur scellé, un tableau sombre représentant un torse d’homme percé de pointes de lumière. Victor était là, pourtant. Bien présent. Invisible parmi eux. Planqué derrière la mezzanine de fer, vêtu d’un manteau gris anthracite et d’un bonnet noir qui lui couvrait les cheveux. Il observait, de loin, le public naviguer entre ses fantômes figés sur toile. B-Ed, impeccable dans un costume trois pièces bleu nuit, faisait son office avec aisance, distribuant des sourires, serrant des mains, parlant du processus créatif avec des mots soigneusement choisis qu’il ne croyait pas lui-même. Victor, lui, restait en retrait, comme un funambule sur le fil de sa propre mise en scène. Il regardait les gens regarder ses cauchemars. Certains s’attardaient devant La Chute du cavalier, une œuvre peinte en rouge et noir, mélange de guerre et de solitude, d'autres devant Insomnie, cette silhouette recroquevillée sur un lit trop grand. Et soudain, alors qu’il s’apprêtait à détourner les yeux, il vit une femme. Brune, de dos. Élancée. Vêtue d’une robe en satin ivoire. Figée devant une toile qu’il n’avait jamais osé signer. Un portrait. Un demi-profil féminin. Un regard fuyant, des lèvres entrouvertes, une mèche rebelle tombant sur le front. Rebecca. La peinture n’avait pas son nom, mais elle hurlait son souvenir. Et cette femme la fixait avec trop d’intensité. Victor sentit son souffle se bloquer une fraction de seconde. Ce n’était pas elle. Il le sut en la voyant se tourner. Mais l’espace d’un instant, le doute, acide, s’était glissé dans ses veines. Ce n’était pas elle. Mais ce pouvait être une messagère. Une ennemie. Ou pire encore… une envoyée de son passé.
…et pourtant, pendant cette seconde suspendue, Victor avait espéré. Espéré follement. L’ironie était cruelle. Lui, le Kurgan, le survivant de mille siècles, maître de l’endurance et du contrôle, avait senti son cœur se figer comme un gosse devant une vitrine de Noël. Parce que cette silhouette, ce port de tête, ce galbe du dos glissé sous la soie… ça l’avait frappé de plein fouet. Rebecca. Pendant un instant, son nom s’était imposé comme un battement. Comme une prière. Il s’était presque redressé, prêt à descendre, prêt à… il ne savait même pas quoi. Peut-être à partir en courant. Peut-être à rester là, idiot et figé. Mais quand elle se retourna — elle, l’inconnue — son visage ne portait rien de Rebecca. Ni ses yeux pleins de feu et de sarcasme. Ni cette mâchoire crispée par trop de silences avalés. Non. C’était une jolie femme, certes, mais avec un regard évasif, presque creux, un sourire formaté pour les vernissages. Elle tenait une flûte de champagne d’un geste mondain, l’autre main jouant avec un bracelet fin en argent. Et surtout… surtout, son dos était lisse. Fin. Délicat. Le dos d’une créature de velours. Pas ce dos que Victor connaissait par cœur, marqué de cicatrices d’entraînements, de muscles secs et d’une force contenue. Le dos de Rebecca n’avait rien de doux. Il était armé, forgé. Comme elle. Comme lui. Il avait oublié ce détail. Et ce simple oubli, cette bévue minuscule, lui fit baisser les yeux un instant, honteux. Presque ému par sa propre idiotie. Il était donc devenu ce genre d’homme ? Celui qui confond une silhouette avec un souvenir ? Celui qui s’imagine que l’amour peut ressusciter sous une lumière de galerie ? Non. Il serra les mâchoires, inspira lentement, et recula d’un pas, disparaissant dans l’ombre d’un pilier en béton brut. Il n’était pas prêt. Pas à ce qu’elle surgisse. Pas à ce qu’elle ne surgisse pas. Pas à ce qu’elle l’ait oublié. Pas à ce qu’elle le cherche. Parce que quoi qu’il se raconte… elle était encore là, dans ses nerfs, dans ses pigments, dans chaque foutu tableau qu’il peignait.
Et ce soir, il se sentait à découvert.
Non ce n’était pas Rebecca. C’était autre chose. Quelque chose de plus dangereux. Et la voix qui venait de s’élever, douce, moirée comme de la soie sur une lame de rasoir, ne lui appartenait pas. Elle disait : « Tigre, tigre, qui embrase la nuit des forêts endormies… de quelle main immortelle tiens-tu ta redoutable destinée ? » — un vers de Blake, murmuré comme une incantation ancienne. Et lorsqu’il se retourna entièrement, il la vit. Siena. Siena Callahan. Et pendant une fraction de seconde, le monde sembla se contracter autour d’elle. Elle portait une robe dorée, moulante, coupée dans une étoffe qui captait la lumière à chaque mouvement de ses hanches. Sa chevelure rousse ruisselait sur ses épaules comme du feu domestiqué. Le regard, vert acide, planté droit dans le sien. Elle était sublime. Irréelle. Et plus encore : elle était parfaitement hors de propos, dans ce lieu discret, ce vernissage d’art où Victor — ou plutôt Hector Drumond — avait espéré passer inaperçu. Mais elle ne venait jamais par hasard. Et dans sa façon de l’observer, mains croisées derrière le dos, sourire à demi tracé sur ses lèvres rouges comme le vice, il comprit qu’elle savait. Qu’elle savait tout. Où il était. Qui il était. Et pourquoi il se cachait. Son apparition n’était pas un hasard. C’était un coup de maître. Un déplacement stratégique sur un échiquier secret. Siena ne venait jamais sans dessein. Et en s’approchant de lui, lentement, féline, prédatrice, elle laissa ses mots s’enrouler autour de lui comme une chaîne de satin : « Tu ne croyais tout de même pas que je t’avais oublié, Victor…? »
Il ne broncha pas. À peine un tressaillement dans la mâchoire, un souffle plus court que les autres. Victor garda les bras croisés, le regard posé sur elle comme on observe un fauve bien nourri mais toujours affamé. Siena Callahan. Elle n’avait pas changé, ou plutôt si : elle avait affiné son pouvoir. Polie comme une arme de collection. Elle s’arrêta à quelques pas, un sourire énigmatique au coin des lèvres, aussi calme qu’une vague juste avant le raz-de-marée. Le silence s’installa entre eux, presque agréable, une tension tiède et familière. Il la regarda, longuement, sans animosité. Elle était toujours aussi fascinante. Et comme à chaque fois, elle ne parlait pas tout de suite. Elle laissait le silence s’imposer, comme un test. Mais Victor ne tombait pas dans le piège. Il n’avait pas peur du vide. Il le portait en lui depuis trop longtemps. Finalement, il murmura, d’un ton neutre mais pas froid :
— Tu as un goût douteux pour le théâtre, Siena.
Elle haussa légèrement les épaules.
— Et toi un talent certain pour disparaître. On m’avait dit que tu étais mort… une fois de plus.
— C’est souvent une option séduisante.
— Mais rarement définitive.
Il inclina lentement la tête. La galerie bruissait derrière eux, indifférente. Quelques collectionneurs passaient à proximité, lorgnant la robe dorée de la femme, les traits sculptés de l’homme, se demandant si cette scène n’était pas une performance en soi.
— Comment tu m’as retrouvé ?
Elle ne répondit pas tout de suite. Elle préféra s’approcher d’un tableau, l’un des siens, une toile abstraite traversée de lignes sombres et de coulures rouges, comme une blessure figée dans la matière. Elle le caressa presque du regard.
— Tu signes “Hector Drumond”... mais ton silence est reconnaissable entre mille. Je reconnaîtrais ton ombre, Victor, même si elle portait un autre nom.
Il ne répondit pas, mais ses yeux ne la quittaient pas.
— Détends-toi, poursuivit-elle. Je ne suis pas venue pour t’emmerder. Juste pour te voir. Pour te sentir vivant.
Elle se tourna vers lui, un éclat presque sincère dans le regard.
— Tu m’as manqué, tu sais.
Victor esquissa un sourire très mince.
— Tu dis ça à chaque fois.
— Et je le pense à chaque fois.
Il laissa flotter quelques secondes, puis demanda doucement :
— Qui sait que je suis ici ?
— Personne. Je suis venue seule. Tu peux souffler, mon tigre. Personne ne sait. Personne sauf moi.
Un silence. Elle ajouta, comme si elle lisait dans ses pensées :
— Et non, Rebecca n’est pas au courant. Ni les autres. Pas encore.
Un millimètre de soulagement passa dans le regard de Victor, imperceptible. Il hocha lentement la tête.
— Alors bienvenue, Siena. Mais sache-le : ici, je suis juste un peintre. Rien d’autre.
Elle sourit, cette fois plus tendrement, presque avec une pointe de tristesse.
— Oh Victor… tu peux changer de nom, de ville, de visage… mais tu resteras toujours ce que tu es.
Et dans sa voix, il y avait une étrange caresse, comme si elle savait que cette simple vérité lui faisait mal.
Siena l’observa plus longuement cette fois, sans rien dire. Elle promena lentement ses yeux sur lui, des bottes à la mâchoire, détaillant chaque pli de son manteau, chaque ride légère au coin de ses yeux, chaque tension dans sa posture. Il était brisé, oui. Ça se voyait. Une fatigue ancienne, incrustée dans les os, quelque chose d’usé dans le regard. Mais il était debout. Et ça, pour Siena Callahan, ça valait plus que n’importe quelle déclaration. Il était là, les épaules basses mais solides, l’âme à nu sous des couches de silence. Elle ne voyait pas un homme éteint, elle voyait un survivant. Et c’était pour ça qu’elle était revenue. Pas pour une vengeance. Pas par nostalgie. Mais parce que ce foutu homme, malgré tout ce qu’il avait traversé, tenait encore. Et qu’il était toujours aussi indéchiffrable. Elle s’approcha d’un pas, adoucit légèrement sa voix, sans la rendre douce — juste grave, inquiète, honnête :
— Tu as mangé quelque chose, au moins ?
Victor ne leva même pas un sourcil.
— Non. J’ai rien mangé.
Siena pinça les lèvres.
— Et ton dernier vrai repas… c’était quand ?
Il répondit en haussant les épaules.
— J’ai bu un café ce matin. Un genre de muffin hier. J’suis pas mort.
— Tu n’es pas mort, non. Mais tu respires comme un type qui s’oublie, murmura-t-elle. Tu veux te cacher, je le comprends. Mais moi, je te vois.
Il détourna légèrement le regard, mais elle s’interposa avec la douceur d’un piège bien huilé.
— Viens dîner avec moi. J’ai ma voiture dehors. Tu me fais ce plaisir ?
Il la jaugea un moment. Il n’avait aucune envie de se retrouver en public, encore moins avec elle. Mais il connaissait aussi Siena : quand elle s’inquiétait, elle devenait tenace, presque dangereusement maternelle. Et puis, au fond, il n’avait aucune raison valable de refuser. Il avait faim. Il avait froid. Il en avait juste marre de faire semblant. Alors il consentit, d’un léger hochement de tête, puis porta une main à sa tête pour retirer son bonnet en laine noire.
Siena allait se détourner, mais elle s’arrêta net.
Elle fronça les sourcils, l’œil accroché à ce détail qu’elle n’attendait pas : il n’avait plus sa queue-de-cheval. Ses cheveux étaient désormais mi-longs, brossés en arrière, et malgré le changement, il était toujours aussi saisissant. Toujours aussi magnétique. Cette coupe mettait davantage en valeur la dureté de sa mâchoire, la gravité de son regard, et ce qu’il avait perdu semblait avoir été remplacé par une autre forme de présence, plus sobre, plus tranchante.
— Tu l’as coupée… souffla-t-elle, presque déçue.
— Elle ne servait plus à rien, répondit-il simplement.
Et elle comprit. Ce n’était pas qu’un changement de look. C’était un deuil silencieux. Une manière de dire adieu à quelqu’un, à quelque chose, peut-être à une époque. Elle ne posa pas d’autre question. Elle se contenta de lui adresser un léger sourire — sans sarcasme, sans provocation. Un sourire rare chez elle. Presque fragile.
— Allons manger, Victor. Tu m’inviteras une autre fois. Ce soir, c’est moi qui veille sur toi.
Et sans plus attendre, elle lui prit le bras — sans lui demander la permission, mais sans brutalité. Il se laissa faire, étonné par la douceur du geste, et tous deux quittèrent la galerie, anonymes dans la foule d’esthètes et de verres à la main, en direction de la limousine noire qui les attendait devant le trottoir.
La portière se referma derrière eux dans un doux claquement feutré. L’intérieur de la limousine baignait dans une lumière tamisée, un parfum subtil de cuir et de patchouli flottait dans l’air, coupé net par le murmure discret du moteur. Siena croisa les jambes avec élégance, sa robe dorée capturant chaque reflet du plafonnier comme une constellation animée. Victor s’était calé contre la portière, bras posés sur les accoudoirs, regard fixé à l’extérieur. Il semblait absent, ou peut-être en train de s’ancrer à cette réalité qui l’avait si violemment rejeté huit mois plus tôt.
— Tu veux boire quelque chose ? demanda-t-elle, sa voix basse et caressante, comme si chaque mot effleurait la peau.
— De l’eau, répondit-il.
Elle haussa un sourcil, amusée.
— Toujours aussi sage… Tu sais, je me souviens de toi différemment. Quand tu étais à San Francisco, tu avais ce feu. Cette présence. Maintenant… tu es une mer calme. Mais les marées n’ont jamais été inoffensives, pas vrai ?
Il tourna à peine la tête vers elle. Il ne sourit pas. Ne répondit pas.
Siena, elle, poursuivit, la voix encore plus douce, plus intime, comme si elle avait peur que les murs écoutent.
— J’ai passé des nuits entières à imaginer où tu étais. Et avec qui. À me demander si celle que tu avais choisie pour t’aimer… savait à quel point tu pouvais être tendre. Et terrible. À quel point… tu mérites d’être admiré.
Victor fronça à peine les sourcils, mais elle le vit. Elle posa une main sur sa cuisse, très lentement. Elle ne chercha pas à avancer plus loin. Elle voulait seulement qu’il sente qu’elle était là.
— Tu t’effaces, Hector Drumond. Tu peins dans des coins d’ombre. Tu regardes sans jamais appeler. Tu mènes une guerre que tu refuses d’admettre.
Elle se pencha, à quelques centimètres de lui.
— Mais moi… je suis fatiguée de te chercher. Ce soir, j’ai envie de te retrouver.
Il soutint son regard. Son calme restait intact. Pourtant, dans ses yeux sombres, il y avait cette vibration, infime, ce tressaillement dans l’âme. Il répondit simplement :
— On va où, Siena ?
Elle sourit, triomphante et douce à la fois.
— Là où tu te souviendras que tu n’es pas fait pour le silence.
La limousine tourna lentement vers le centre de Seattle, glissant comme un secret entre les rues, emportant dans son ventre deux âmes fracturées — l’une encore fière, l’autre déterminée.
Le restaurant où elle l’emmena dominait la baie de Seattle. Un lieu discret, élégant, où le silence n’était jamais pesant mais feutré, comme une promesse. On y chuchotait les commandes, on y servait le vin avec révérence, et l’on y reconnaissait les grands de ce monde sans jamais oser les nommer. Victor entra à sa suite sans un mot. Il avait ôté sa veste dans la limousine, révélant une chemise noire ajustée sur un corps que la souffrance n’avait pas su flétrir. Sa silhouette, plus fine, plus tendue, dégageait quelque chose d’inquiétant, de contenu. Comme un volcan sous la glace.
Ils s’installèrent à une table un peu à l’écart. La nappe était blanche, les verres en cristal, et le serveur s’éclipsa rapidement après un simple échange de regards avec Siena. Visiblement, elle était ici chez elle. Victor, lui, restait en retrait, le regard perdu sur les reflets de la baie, ou peut-être sur un souvenir qu’il refusait de revisiter.
— Tu es toujours aussi silencieux, murmura-t-elle, en versant elle-même le vin dans son verre, puis dans le sien.
— Je n’ai rien à dire.
— Non. Tu choisis juste très bien à qui tu le dis, répondit-elle en souriant.
Elle le fixa longuement, et il la regarda enfin. Et c’était ce regard-là, ce regard d’homme mille fois brisé, mille fois reconstruit, qui la désarmait. Pas de désir dans ses yeux. Pas de colère. Juste… cette solitude inouïe, immense, contre laquelle tout son charme se heurtait comme une vague sur une falaise.
— Tu sais, Victor… J’aurais pu t’envoyer un message. J’aurais pu faire du bruit. Mais je ne l’ai pas fait. Parce que je savais. Je savais que tu avais besoin de fuir, que tu ne voulais plus voir personne. Mais je ne t’ai jamais oublié.
Il porta le verre à ses lèvres, but une gorgée, puis le reposa doucement.
— Tu ne m’as pas retrouvé. Je t’ai laissé me trouver.
Elle haussa un sourcil, intriguée.
— Tu t’es laissé approcher, mais tu ne t’es pas laissé toucher. C’est ta spécialité, ça.
Elle pencha la tête, puis son ton se fit plus bas, plus intime.
— Tu peux m’envoyer balader, Victor. Tu peux rester ce mur infranchissable. Mais je ne suis pas ici pour te séduire. Pas ce soir. Je suis ici… parce que je me suis inquiétée. Parce que je t’ai vu, tout à l’heure, devant ton tableau, le dos droit, mais le cœur à genoux. Et moi… je ne supporte pas de voir un roi sans royaume.
Le mot « roi » résonna en lui. Il ne répondit pas, mais ses doigts se crispèrent légèrement sur la table.
Siena se pencha en avant, sa main effleurant la sienne sans l’attraper.
— Tu es fatigué de souffrir. Je le sens. Mais tu ne sais pas encore si tu veux guérir. Alors… ne décide rien ce soir. Mange. Bois. Écoute le monde tourner sans toi pendant quelques heures. Et si tu veux repartir dans ta solitude demain, je respecterai ton choix. Mais ce soir, je veux que tu sois là. Vraiment là. Avec moi.
Victor l’observa. Longuement. Et lentement, très lentement, il hocha la tête.
— Très bien. Mais je choisis le dessert.
Siena sourit, presque malgré elle.
— Le roi parle enfin.
Il sourit à peine. Mais ce sourire-là valait toutes les promesses.
Siena fit signe au serveur pour le plat principal. Elle ne regardait même pas la carte, comme si elle savait déjà ce qu’il fallait commander pour Victor. Du poisson, frais, un accompagnement simple, et un vin blanc sec. Tout était fluide, maîtrisé, comme elle. Une main de fer dans un gant de velours — mais Victor la connaissait assez pour savoir que c’était surtout une main de contrôle. Le silence s’installa quelques instants, presque confortable. Jusqu’à ce qu’elle rompe le fil, doucement.
— Pourquoi t’as tout quitté, Victor ?
Il releva à peine les yeux, concentré sur sa fourchette, mâchant lentement. Il ne s’était même pas rendu compte à quel point il avait faim jusqu’à ce que la nourriture touche sa langue. Ses mâchoires travaillaient avec méthode, comme un homme qui revient à la vie à petits pas.
— J’ai vécu une tragédie, répondit-il simplement. J’avais besoin de me reconstruire. Loin. Sans attaches.
Siena hocha lentement la tête. Mais elle ne lâcha pas.
— Tu sais que j’ai engagé trois agences de détectives privées pour te retrouver ? Tu m’as laissé aucune trace. Rien. Pas un mail. Pas un signalement. On te croyait mort, pour certains.
Victor haussa à peine les épaules.
— C’était le but.
— Et elle ? demanda-t-elle enfin, la voix un peu plus basse.
Il s’immobilisa. Juste un instant. Puis il reprit sa bouchée, le visage neutre.
— Elle fait partie de ce que j’ai perdu.
Siena tourna lentement son verre entre ses doigts, observant le vin tourner comme si chaque mouvement révélait quelque chose. Elle parlait presque pour elle-même.
— Rebecca Alvarez… Je dois t’avouer quelque chose, Victor.
Il ne répondit pas, mais l’écoutait.
— Je l’aimais pas trop, au début. Je trouvais qu’elle… qu’elle prenait trop de place autour de toi. Qu’elle t’aspirait toute ton énergie. Elle était intense, brillante, mais… imprévisible. Dangereusement vivante. Et j’ai cru que tu méritais mieux qu’un chaos émotionnel.
Elle porta lentement le verre à ses lèvres, but une gorgée, puis le reposa avec une délicatesse presque affectée.
— Et puis j’ai compris. Que ce n’était pas une question de mérite. Tu l’aimais. Et ce genre d’amour-là, Victor… on ne le choisit pas. Il nous foudroie. Il nous transperce. Et on ne guérit jamais vraiment.
Victor ne dit rien. Il mâchait lentement, posément. Il prenait le temps. Non pour savourer, mais pour digérer chaque mot. Il leva les yeux vers elle, et ce regard-là… Siena s’en souvenait. Ce n’était pas la colère. Ni même la tristesse. C’était ce vide, profond et muet, qu’il portait en lui comme un secret. Ce vide qui l’avait toujours fascinée autant qu’effrayée.
— J’ai pas quitté San Francisco à cause d’elle, murmura-t-il enfin. J’ai quitté cette ville parce que je ne me reconnaissais plus. Parce que j’avais l’impression d’être un fantôme dans mes propres souvenirs. Et que la seule chose que je pouvais encore faire… c’était disparaître.
Elle l’observa longuement. Puis, doucement, elle répondit :
— Mais tu n’as pas disparu, Victor. Tu es là. Assis face à moi. Toujours debout. Toujours entier.
— Et toi dans tout ça ?
— Moi ?
— Qu’est-ce que tu deviens ?
— On tu ne le savais pas ? dit-elle amusée. J’ai divorcé de Karl et j’ai hérité cinquante pour cent de sa fortune, je suis désormais l’une des femmes les plus riches au monde. Tu imagines ? J’étais assez riche avec Mégaforme Industries, avec le divorce il m’arrive de me demander ce que je vais faire avec tout cet argent.
— Avec ton mari… pourquoi ça n’a pas marché ?
Elle lui caressa la main avec son ongle carmin.
— Ce n’est pas à cause de toi, mon beau. On étaient amants toi et moi ok, mais Karl commençait à m’ennuyer, je ne supportais plus qu’il mette le nez dans mes affaires, surtout après que sa société a était rachetée par la Trust Impérial Banks. Là on peut dire que ça l’a secoué.
Victor ne bougea pas. Il la laissa tracer doucement la ligne de son ongle sur sa main, sans frissonner, sans se reculer. Il regardait ses propres doigts, comme s’il redécouvrait une peau étrangère. Sa voix, lorsqu’elle revint, était calme, presque neutre.
— Et maintenant que t’es libre et multimilliardaire, tu fais quoi ? Tu rachètes le monde à petits morceaux ?
Siena sourit, un sourire qui glissait entre l’amusement et quelque chose de plus insaisissable, plus trouble.
— Je le réinvente. À ma manière. Je finance des laboratoires, des galeries, je fais dans la haute couture un peu, dans l’architecture aussi. Et dans la traque. Celle des talents perdus. Ceux qui ont disparu mais qui brillent encore, même dans l’ombre. Comme toi.
Il releva lentement les yeux vers elle. Son regard se fit un peu plus acéré.
— Tu ne m’as pas retrouvé par hasard.
— Non, répondit-elle avec une sincérité désarmante. Je savais que tu étais quelque part. Que tu peignais. Que tu vivais sous un autre nom. Et quand j’ai vu les toiles… je t’ai reconnu. Pas le style. Toi. La rage. Le vide. La beauté sombre. C’était toi, Victor. Même signé “Hector Drumond”.
Un silence passa. Dense.
— Et alors ? Maintenant que tu m’as retrouvé, qu’est-ce que tu veux, Siena ?
Elle sourit de nouveau, mais cette fois, le sourire avait quelque chose de blessé. De plus doux.
— Rien. Je veux juste te voir respirer. Te voir manger, bordel. Et t’entendre parler comme un homme vivant. T’as pas idée du choc que ça m’a fait, de te revoir là, seul dans cette galerie, les yeux pleins de tempête. Tu es brisé, mais tu tiens debout. Et c’est ça qui me fascine encore. Pas la force brute. Pas le guerrier. Toi, Victor. L’homme debout après l’ouragan.
Elle leva son verre et le fit tinter légèrement contre le sien, sans attendre qu’il le lève.
— À ceux qui tiennent encore.
Victor l’observa longtemps. Puis, lentement, il leva son verre à son tour. Et murmura :
— À ceux qui n’ont pas encore chuté.
Siena le regarda, et dans ses yeux, il y avait cette lueur — celle qui ne cherchait plus à posséder, mais à approcher, doucement, sans le casser.
Et Victor, pour la première fois depuis longtemps, se laissa porter par cette étrange accalmie.
Deux heures plus tard. Ils montèrent les marches du loft dans un silence feutré, bercé par le murmure lointain de la ville. Le chauffeur les avait déposés à quelques mètres pour respecter l’anonymat de Victor — ou plutôt d’Hector Drumond, désormais. Siena s’arrêta une seconde devant la porte, le regard levé sur les grandes vitres qui donnaient sur l’intérieur sombre et calme.
— Tu vis dans une cathédrale, dit-elle doucement. C’est… brutal, mais beau.
Il ouvrit la porte. La lumière tamisée révéla les toiles alignées contre les murs, les teintes lourdes, les formes éclatées. Un espace où rien n’était à sa place, mais tout respirait l’âme de celui qui habitait là.
Victor déposa lentement ses clés dans le bol de céramique posé près de la porte.
— C’est B-Ed qui a insisté pour qu’on garde ce truc, souffla-t-il. Il dit que ça donne l’impression qu’on est civilisés.
Elle sourit, s’approcha de lui avec douceur. Il ne recula pas. Il était calme, les traits plus détendus qu’à leur première rencontre, mais toujours ce regard lointain, comme si une part de lui vivait ailleurs. Siena le sentait, elle n’était pas encore face à un homme disponible. Pas vraiment. Mais elle n’était pas pressée.
— Je vais te laisser, murmura-t-elle en posant une main légère sur son bras.
— C’est pas obligé, répondit-il, sans insistance.
Elle hocha lentement la tête.
— Non, mais c’est juste. Je t’ai retrouvé. C’est suffisant pour ce soir.
Elle fit une pause, puis le fixa avec une intensité qui ne tremblait pas.
— Je veux que tu saches quelque chose, Victor. Je vais continuer de venir te voir. Pas pour te séduire. Pas comme une ex-amante nostalgique. Mais comme une amie. Une vraie. Tu es encore en deuil, même si tu refuses de l’admettre. Et je respecte ça.
Il ne répondit pas, les yeux rivés sur elle. Elle approcha d’un pas.
— Mais je vais aussi te dire autre chose. Maintenant que je suis libre, je ne mentirai pas : je tenterai ma chance. À ma façon. Lentement. Patience et respect. Je veux construire quelque chose avec toi, quelque chose de vrai. Et tu n’auras jamais à t’inquiéter, Victor. Je ne laisserai personne venir te voler un baiser dans ton dos.
Victor leva doucement un sourcil, un brin surpris.
— Comment tu sais pour le baiser ?
Siena eut un petit rire, presque tendre. Elle recula de quelques centimètres, tourna lentement sur elle-même comme pour étirer le suspense, puis répondit en le regardant à nouveau dans les yeux :
— Je t’ai gardé à l’œil depuis longtemps. Tu pensais être seul, mais tu ne l’étais pas vraiment. Tu es Victor Kruger, tu te caches comme un maître, mais il faut plus qu’un nom d’artiste et des pinceaux pour me tromper. Je sais pour Rebecca. Et pour ce Clay St John, le gentil SEAL au sourire de pub… Je sais ce qu’elle a fait. Ce qu’elle t’a fait. Je sais tout. Ou presque.
Un silence flotta, chargé d’ombres et d’intuitions.
Puis Siena s’approcha encore. Lentement. Avec grâce. Elle posa une main sur sa joue, caressa brièvement sa barbe naissante du bout de l’ongle, et l’embrassa.
Un baiser léger, à peine effleuré. Pas possessif. Pas douloureux. Un baiser promesse.
Une manière de dire : « Je suis là. Et je ne fuis pas. »
Puis elle s’écarta, sans précipitation. Recula de deux pas, et descendit les marches. La nuit l’avalait doucement.
Avant de monter dans sa limousine, elle se retourna et lui lança un dernier regard.
— À bientôt, Hector Drumond.
Et elle disparut dans la portière refermée, laissant Victor seul sur le seuil, une main dans les cheveux, les pensées flottant entre ce qui fut… et ce qui pourrait être.
La limousine roulait lentement dans les rues de Seattle, avalant les lumières nocturnes comme un serpent de verre glissant sur l’asphalte. À l’intérieur, Siena était seule. Son manteau noir posé sur ses genoux, une coupe encore à moitié pleine de vin dans la main gauche, elle ne disait rien. Son regard fixait la vitre mais ne voyait rien. Ce qu’elle voyait, c’était lui. Victor. Brisé, oui. Mais debout. Toujours. Ce regard éteint, cette dignité farouche, ce refus d’être plaint. Il avait perdu, elle le savait, mais il ne s’était pas effondré. Il avait survécu. Et Siena, elle, ne pouvait s’empêcher d’admirer ça.
Elle repensa à son baiser, à la chaleur brève de sa peau, à cette tension contenue dans ses épaules — comme un homme sur le point de céder, mais qui refuse encore le vertige. Elle le voulait, oui. Mais pas comme avant. Elle ne voulait plus seulement coucher avec lui, ou se mesurer à lui. Elle voulait le réparer. Et peut-être, au passage, se réparer elle-même.
Elle porta le verre à ses lèvres. Puis s’arrêta en voyant l’écran de son téléphone s’allumer. Un nom. Rien qu’un prénom, sans autre identification. Elle poussa un soupir ennuyé, hésita une demi-seconde, puis décrocha, la voix posée, comme toujours :
— Clay, répondit-elle d’une voix douce.
— Il faut qu’on parle, dit ce dernier d’une voix tendue.
— Monsieur St John, dit-elle moqueuse. Vous allez bien ?
La ville grondait au loin derrière les vitres. Clay St. John, assis seul dans l’obscurité de son appartement, le téléphone à l’oreille, mâchoire serrée.
— Je vous téléphone pour vous dire que vous rend votre fric… c’est… parti trop loin ! Rebecca est complétement détruite…
— Allons monsieur St John… jouer les Juda Iscariote ne vous sied pas, mais si vous voulez vous pendre avec votre ceinture c'est votre affaire.
Siena se pencha en avant et ajouta d’une voix glaciale.
— Ayez un peu de couilles et prenez votre argent, et ensuite séduisez votre ex- paumée, et payez-vous une villa à Albuquerque ou en Espagne ou vous voulez, je m'en bats les ovaires. Passer votre temps à baiser cette nympho de l'entre cuisse, je suis sûr qu'elle va s'en remettre, et remerciez-moi de vous payer pour la récupérer, même une escorte girl de luxe ne vaut pas deux millions de dollars.
Clay ferma les yeux, ravalant sa rage.
— Elle ne mérite pas ça.
— Non. Bien sûr que non. Elle mérite bien pire. Elle m’a pris ce qui m’appartient. Et je récupère toujours ce qui est à moi.
Un silence pesant.
— Je pourrais tout lui dire, lâcha Clay d’une voix grave. Lui expliquer ce que vous avez fait.
Siena éclata d’un rire froid, cristallin comme du verre brisé.
— Faites donc. Allez-y. Racontez-lui tout. Sans preuve, ce sera votre parole contre la mienne. Vous croyez que je n’ai pas prévu ce retournement ? Vous me prenez pour qui ? Mon pouvoir n’a rien de romantique, monsieur St. John. Je ne menace pas. Je ruine. Vous n’imaginez pas ce qu’une femme comme moi peut faire. Alors si vous tenez encore à vos rotules, à votre passeport, ou à la tranquillité de votre future blonde… couchez, Clay.
Un silence. Clay, seul, tremble à peine. Le téléphone claque contre la table. Il s’enfuit dans la salle de bains, se rince le visage. Se regarde dans le miroir. Il n’est plus certain de qui il est.
Siena raccrocha. Puis, lentement, elle se versa le reste du vin, son sourire flottant encore dans le silence, comme un parfum de guerre froide.
***
La douche était glaciale, tranchante, comme si la maison elle-même voulait la punir, lui arracher la peau. Rebecca Alvarez resta immobile sous le jet, les paupières closes, ses bras tendus de chaque côté, les poings serrés. L’eau coulait, frappait sa nuque, glissait le long de son dos tendu, et elle frottait. Encore. Encore. Jusqu’à sentir sa peau rougir, presque se fendre. Elle se lavait comme on efface une scène de crime, avec une obstination animale. Il n’y avait plus rien d’hystérique en elle. Plus de sanglots. Plus de cris. Juste cette volonté brute et froide de se débarrasser de tout. De la honte, du baiser, de la douleur. De ce qu’elle avait été hier. Elle ne savait pas encore qui elle redevenait, mais elle ne voulait plus être cette femme qui s’écroule. Elle serait debout. Coûte que coûte.
Elle sortit de la salle de bain comme un soldat qui revient du feu. S’habilla sans soin mais avec précision : jean noir ajusté, débardeur sobre, bottines solides. Pas de maquillage. Pas de boucle d’oreilles. Pas de trace de la femme qu’il avait aimée dans la pénombre d’un lit. Elle était flic. Elle était sœur. Et surtout, elle était Rebecca Alvarez. La Rebecca qu’on n’humilie pas deux fois.
En descendant, elle sentit leur regard sur elle. Luna releva les yeux, l’expression méfiante. Alex détourna brièvement les siens. Rebecca ouvrit le frigo, se saisit d’un poulet rôti qui sentait le poisson, récupéra une bouteille de jus synthétique et rejoignit le salon. Elle repoussa d’un geste quelques objets qui traînaient, déposa son repas, et éteignit la télé sans un mot. La tension était palpable, mais elle ne la brisait pas. Elle mangeait comme une antique femme des cavernes. Chaque bouchée était une déclaration de guerre. Elle dévorait le poulet, buvait à même la bouteille, son visage fermé, son regard fixe. On aurait dit une guerrière revenue d’un champ de ruines. Elle ne tremblait plus. Elle était redevenue entière. Mais pas intacte.
Quand elle eut terminé, elle reposa violemment la bouteille vide, se leva d’un trait, ralluma la télévision comme on referme un cercueil, et sortit sans regarder derrière elle. Luna la suivit des yeux, le souffle court. Alex resta figée, bouche entrouverte.
— C’est reparti, souffla Luna. Ça va chier !
Elle marcha d’un pas sec dans la nuit encore tiède de San Francisco, sans destination précise. Juste mettre de la distance entre elle et ce foutu salon, entre elle et Luna, Alex, le canapé qui sentait encore l’odeur de sa propre défaite. Chaque pas résonnait dans sa tête comme un battement de tambour. Un rythme ancien, militaire, vital. Rebecca Alvarez marchait pour ne pas s’effondrer. Marchait pour respirer. Et dans le silence de la rue, elle se laissa enfin penser. Froidement. Clinique. Comme une flic devant un cadavre.
Qu’est-ce qui a foiré ? Tout. Elle-même. Elle avait merdé, ouais. Elle n’allait pas réécrire l’histoire. Le baiser. Elle aurait dû le repousser, Clay, cette ombre du passé trop parfaite. Elle savait que ça puait. Mais elle n’avait pas su dire non. Pas parce qu’elle l’aimait — non, ça faisait longtemps que Clay était un fantôme — mais parce qu’elle était faible. Épuisée. Elle avait voulu un pansement. Et elle s’était ouverte une artère.
Et Victor… ce regard. Ce putain de regard. Comme si elle n’était plus rien. Comme si elle venait de mourir devant lui. Il n’avait pas crié. Il n’avait pas frappé. Il était parti. Sans un mot. Et c’était pire. Elle l’aurait préféré furieux. Elle aurait préféré qu’il la bouscule, qu’il hurle. Mais il s’était juste détourné. Comme si elle n’avait jamais existé.
Mais maintenant elle savait. Quelque chose clochait dans toute cette histoire. Le timing de Clay. Son air parfait, pile quand elle était vulnérable. Ce n’était pas un hasard. Elle sentait dans ses tripes que quelqu’un avait tiré les ficelles. Quelqu’un qui voulait que Victor la voie. Quelqu’un qui voulait qu’il souffre. Et ce quelqu’un allait regretter d’avoir mis Rebecca Alvarez en colère.
Elle passa la langue sur ses dents, mâchoires serrées. Son cerveau tournait à toute vitesse. Clay avait toujours été un petit soldat. Quelqu’un l’avait payé, ou manipulé. Elle le retrouverait. Elle le ferait parler. Elle voulait des noms. Elle voulait des preuves. Elle voulait la vérité. Et surtout, elle voulait Victor. Pas le récupérer comme une adolescente éplorée. Non. Elle voulait le retrouver. Entier. Fier. Debout. Elle voulait qu’il la voie. Qu’il sache. Qu’elle ne s’était pas écroulée. Qu’elle allait comprendre, réparer, et faire tomber ceux qui avaient profité de leur amour pour les briser.
Pas de fleurs. Pas de textos. Pas de lettres. Juste une traque. Une enquête. Un plan.
Rebecca Alvarez n’était pas une femme facile à abattre. Et ce soir-là, sous les lampadaires tremblants de la ville, elle n’était plus celle qu’on avait laissée en larmes sur un canapé.
Elle était de retour.
***
Le silence régnait dans le loft, seulement troublé par le frottement régulier du pinceau contre la toile. Victor était debout, torse nu, éclairé par les larges baies vitrées qui donnaient sur les lumières tamisées de Seattle. Le chevalet était installé en plein centre de l’espace, un tableau inachevé devant lui — masses sombres, formes indistinctes, un tumulte de couleurs violentes, d’ombres et de feu. Il peignait sans vraiment regarder, ses gestes guidés non par l’œil mais par la mémoire. Ou peut-être par les fantômes.
Il y avait sur la table à côté de lui un carnet de croquis ouvert, plusieurs pages arrachées. Des esquisses de visages, certaines à peine commencées, d’autres barbouillées rageusement. Rebecca. Son profil. Ses yeux. Sa nuque qu’il avait peinte mille fois, sans jamais réussir à capturer exactement ce qu’elle dégageait. Il avait beau essayer, chaque trait lui semblait faux. Comme si l’idée même de la représenter l’écorchait à vif.
Le pinceau s’arrêta dans sa main. Il leva les yeux vers la toile, puis les baissa lentement. Ses épaules s’affaissèrent. Une goutte de sueur coula le long de sa tempe. Il avait chaud, mais ce n’était pas la température. C’était la tension dans son dos, dans sa mâchoire, dans son cœur.
Victor avait tout quitté. San Francisco, Rebecca, même son nom. Il s’était réinventé ici, dans ce loft aux murs bruts, avec ses toiles et ses silences, mais il savait qu’il ne faisait que survivre. Chaque coup de pinceau était un exorcisme, une tentative de calmer la douleur. Mais elle ne partait pas. Elle s’infiltrait dans les couleurs, dans les ombres, dans le grain même de la toile.
Il se parla tout bas, presque sans voix.
— T’as voulu disparaître… et t’as réussi. Mais t’as laissé tout ce qui comptait derrière toi, connard.
Il se força à reprendre le pinceau, à continuer la toile, à noircir un coin de lumière. Il ne voulait pas penser à Rebecca. Ni à Siena. Ni à Clay. Et pourtant, tout revenait. Le baiser. Le regard figé. Le silence coupé en deux.
La vérité, c’est qu’il n’avait jamais cessé de l’aimer. Mais il ne savait plus s’il devait la haïr ou la pleurer. Alors il peignait. Pour ne pas hurler.
Et dehors, la pluie commença à tomber. Comme un écho.
Victor se leva sans un mot, le corps encore engourdi par le poids du silence. Le loft était vaste, baigné par les dernières lueurs d’un jour finissant, mais il n’y prêta aucune attention. Ses pas le menèrent lentement vers le fond de l’atelier, là où, derrière une étagère faussement chargée de toiles inachevées, se trouvait un coffre noir aux ferrures ternies par le temps. Il s’agenouilla devant lui, comme devant une tombe oubliée. Il prit une inspiration lente, presque douloureuse, puis ouvrit le loquet.
Le couvercle s’ouvrit dans un grincement discret, et l’air sembla changer autour de lui. Là, reposait un katana. Noir. D’une beauté austère, presque menaçante. Le fourreau, lisse et sans ornement, avait été laqué à la main des siècles plus tôt. Il le saisit avec une lenteur cérémonieuse, comme on touche un spectre. Ce n’était pas son sabre. Pas vraiment. C’était celui d’Aiko. Sa première femme. Celle qu’il avait aimée alors que le Japon saignait sous les guerres civiles, celle qui l’avait vu pour ce qu’il était et l’avait aimé malgré sa malédiction. Le katana avait été forgé par son père, l’un des plus célèbres — et les plus redoutés — forgerons du Sengoku-jidai. Une lame qu’on disait maudite. Mais pour eux, c’était un héritage. Une arme de transmission. De survie. De loyauté.
Il sortit la lame de son fourreau d’un geste fluide. L’acier noir refléta à peine la lumière, comme s’il refusait de briller. Victor l’observa longuement, sans cligner des yeux. Il revoyait Aiko. Son sourire grave, son regard qui ne tremblait jamais, même quand elle lui avait dit adieu. Cette arme était la dernière chose qu’il lui restait d’elle. Une promesse. Un rappel. Une boussole quand il se perdait.
« Je suis toujours là, Aiko, » murmura-t-il, les doigts caressant le tsuka avec lenteur. « Je suis toujours debout. »
Mais au fond de lui, il savait que s’il avait ouvert ce coffre aujourd’hui, ce n’était pas par nostalgie. C’était un choix. Une étape. Ce n’était plus seulement le temps du deuil. C’était peut-être celui du combat.
Le silence du loft était d’une profondeur presque religieuse, interrompu seulement par le souffle lent de Victor. Assis sur le vieux tapis d’Orient décoloré par le temps, il tenait le katana noir sur ses genoux comme on tient une offrande. C’était une lame ancienne, et pourtant elle semblait neuve, comme si elle ne s’était jamais émoussée, jamais ternie. Le Muramasa ne brillait pas. Il absorbait la lumière, la chaleur, la mémoire. Et Victor, penché sur elle, la contemplait comme on regarde le visage d’un fantôme aimé. Il n’avait pas remis les mains sur cette arme depuis des décennies, peut-être un siècle entier. Jugement, sa grande épée à deux mains, dormait dans un coin de la pièce, dressée contre le mur comme une sentinelle en disgrâce. Elle représentait un autre lui — une version plus brutale, plus spectaculaire, une incarnation du Kruger qui tuait par nécessité, par rage, ou simplement parce que c’était la seule langue qu’on lui avait laissée.
Mais ce soir-là, dans la solitude filtrée par les lumières diffuses de Seattle, ce n’était pas Kruger qui respirait. C’était Victor. Celui qui avait aimé. Celui qui avait appris à écrire son nom avec un pinceau. Celui qui avait cru, un instant, que le monde pouvait être reconstruit non pas sur des ruines, mais sur une promesse. Ce sabre noir, ce Muramasa, était un héritage. Il n’était pas seulement forgé dans l’acier. Il l’était dans le sang d’Aiko, dans les cendres d’un Japon féodal déjà disparu quand il l’avait rencontrée. C’était son arme à elle, ou plutôt l’arme de sa famille, transmise de génération en génération, offerte à Victor des années après leur union. Aiko lui avait dit, d’une voix douce mais ferme : « Celui qui tient cette lame ne doit pas tuer avec colère, mais avec clarté. »
Il ferma les yeux, et sa silhouette se dessina dans l’obscurité intérieure de sa mémoire. Aiko, vêtue de lin blanc, assise dans le petit jardin intérieur de leur demeure à Kyoto. Elle lisait un poème, son sabre posé à ses côtés. Elle avait ce regard calme et absolu des femmes qui savent que l’amour, le vrai, ne se dit pas. Il se prouve dans la durée. Dans la douleur. Dans la patience. Et elle était morte, ou disparue, ou effacée par l’histoire — mais son souvenir était plus vif que jamais. Dans ses doigts, la lame vibrait. Pas comme une arme. Comme une voix. Une voix ancienne qui disait : rappelle-toi qui tu étais. Rappelle-toi pour qui tu t’es battu.
Victor rouvrit les yeux. Lentement, il passa un chiffon doux sur le tranchant, puis rangea l’arme dans son saya noir. Le contact du bois laqué contre la lame eut quelque chose de rituel. Puis il se leva. Ses gestes étaient lents, mais assurés. Plus personne ne le verrait porter Jugement pendant un temps. Le Muramasa serait désormais à sa ceinture. Et avec lui, un autre regard. Une autre manière de frapper. Non plus pour survivre, mais pour redonner un sens au combat. Il ne savait pas encore contre qui il allait devoir se battre, ni quand. Mais il savait comment.
Et ça, c’était déjà une renaissance.
Flashback – Japon, côte de Kyūshū – Année 1543
La mer s’était refermée sur le Santa Filipe comme une gueule d’encre, brisant sa coque contre les récifs invisibles d’une tempête furieuse. Le ciel avait hurlé, les voiles s’étaient arrachées comme des cris, et l’équipage avait été dispersé dans l’obscurité d’un océan sans fin. Puis plus rien. Juste le silence. Le noir.
Victor rouvrit les yeux sur une plage inconnue, ses membres engourdis, le goût du sel dans la bouche, le sang séché au coin des lèvres. Sa chemise de toile était déchirée, ses bras couverts d’entailles et de morsures, mais il respirait. Il était vivant — ou du moins, revenu
Le sable était froid. Des algues mortes lui collaient à la peau. Il se redressa lentement, ses cheveux longs dégoulinants sur son visage, sa barbe en bataille comme celle d’un naufragé biblique. Derrière lui, les débris du galion s’échouaient à la dérive : une voile froissée, des planches brisées, le cadavre d’un mousse portugais déjà gonflé par l’eau. Il était seul. L’unique survivant. Ressuscité, encore une fois.
Le grondement discret d’un pas sur la grève l’alerta. Il se tourna, lentement, ses yeux brillant d’un éclat farouche. Ils étaient là.
Huit hommes, torses gainés de cuir, hakama noirs flottant au vent, chacun armé d’une longue lance effilée ou d’un sabre court à la ceinture. Leurs visages étaient fermés, des guerriers silencieux dont la langue lui était inconnue mais dont la détermination transperçait les gestes.
Ils crièrent quelque chose — une injonction sans doute — mais Victor, à moitié sonné, grogna plus qu’il ne répondit. Il fit un pas en avant. Les lances se dressèrent aussitôt, menaçantes, prêtes à percer sa chair.
Mais ce n’était pas un homme à se laisser pointer comme un animal.
Dans un rugissement bestial, il bondit.
Le premier eut la gorge tranchée net avec une planche affûtée qu’il ramassa au sol. Le second eut la nuque brisée sous le poids d’un coup de coude d’une violence inouïe. Le troisième s’effondra avec le genou broyé, le quatrième ne vit même pas venir le pied qui lui fracassa la tempe.
Mais ils étaient huit, et lui seul. Et même immortel, même ressuscité, il ne pouvait pas parer toutes les lances. L’une d’elles lui transperça l’épaule. Une autre lui entailla la cuisse. Il tomba à genoux, le souffle court, le regard en feu. Mais la douleur était une plus une amante qu’une ennemie dotée de trahison, il se releva et percuta l’un deux avec son le sommet de son crâne en pleine poitrine, puis sauta sur lui et le roua de coup de poings en grognant comme un loup féroce, il reçu un coup de bâton sur le nez et Victor tomba a terre, cette fois des lames de lance se placèrent sur sa gorge l’obligeant a rester immobile. L’un d’eux s’apprêta a le transpercer.
C’est alors que la voix du capitaine de la patrouille s’éleva. Grave. Solennelle. Il s’approcha lentement, armé d’un naginata, le visage fermé comme une stèle.
— Kuzuryū. (九頭龍) souffla-t-il.
Le dragon aux neuf têtes. Une bête mythique. Un démon peut-être. Mais un démon qui saignait.
Le chef donna un ordre bref et sec. Deux des soldats rengainèrent leur wakizashi pour tirer Victor sur ses pieds. Son souffle était rauque, ses membres tremblaient de tension, mais il se redressa avec une lenteur orgueilleuse. Il saignait abondamment de l’épaule et de la cuisse, le visage strié de blessures, les cheveux collés par le sel et le sang. Et pourtant, il tenait debout. Comme une bête que rien ne pouvait abattre.
On lui lia les poignets dans le dos avec une corde de chanvre, rugueuse et épaisse, mais Victor n’opposa plus de résistance. Il n’avait plus de force. Et surtout, il avait compris une chose : il était en vie, et ces hommes-là avaient choisi de ne pas le tuer.
Le chef samouraï, dont le kabuto était orné d’un croissant de lune renversé, s’approcha d’un pas mesuré. Il le détailla de la tête aux pieds, sans dire un mot, puis s’adressa à ses hommes :
— Dono no moto e tsureteike. (Emmenez-le auprès du seigneur.)
Et ainsi commença le long voyage à travers les forêts épaisses de Kyūshū. Les sentiers étaient étroits, bordés de cèdres centenaires et de pins tordus par les vents du sud. Ils marchèrent sans halte, durant des heures, à travers un silence brumeux, troublé seulement par le cliquetis régulier des sabres et les appels des corbeaux. Victor avançait, titubant, les bras liés, les pensées vagues, égarées quelque part entre la douleur sourde et l’instinct de survivre. Parfois, un soldat lui jetait un onigiri dur comme la pierre ou lui tendait un peu d’eau, rien de plus. Il était un prisonnier. Un animal capturé. Un gaijin. Quand ils atteignirent enfin le domaine, perché entre rivière et montagne, Victor leva les yeux vers les hautes palissades de bois et les toits incurvés du château. Un fief modeste, mais bien gardé. Le clan des Tatsuyama. On le poussa dans une bâtisse sombre où l’odeur du riz, du cuir et du bois flottait dans l’air. Il sourit, un rictus féroce sur le visage. Le Santa Filipe avait coulé. Avec lui, tout ce qui pouvait le désigner — les hommes, les voix, les preuves, les carnets. Tant mieux. Tant pis. Ce n’était pas la première fois qu’il laissait un monde derrière lui. S’ils décidaient de le tuer ici, au moins ce serait propre, direct, sans hypocrisie. Il espérait seulement tomber sous une lame assez digne pour être sentie. Car même blessé, même captif, même seul au bout du monde, il n’avait pas peur. Il attendait. Les chaînes ne faisaient que contenir ce qu’il était. Mais elles ne tiendraient pas éternellement.
On l’avait traîné au centre de la cour du domaine, pieds nus dans la poussière battue, les poignets liés. Le chef du clan avait donné un ordre sec, et sans ménagement, deux gardes lui arrachèrent les derniers lambeaux de tissu qu’il portait encore.
Victor se retrouva nu sous le regard de tous. Une corde rugueuse fut passée autour de ses poignets, l’autre extrémité attachée à un poteau de bois noirci par le temps. Il ne broncha pas. Il avait connu l’humiliation, la douleur, les chaînes. Mais ce regard-là… ce regard d’un peuple qui ne savait pas encore s’il devait le craindre, le tuer ou l’adorer… ce regard lui était nouveau.
Les murmures commencèrent autour de lui, entre moquerie et fascination, incompréhension et curiosité. Quelques femmes observaient de loin, derrière des éventails ou les pans de leurs kimonos, d’autres plus hardies chuchotaient avec un mélange de gêne et de stupeur. Il n’était pas un homme comme les autres — il en avait la stature, les cicatrices, et la colère.
Victor, lui, restait silencieux. Le vent frais lui mordait la peau, mais ce n’était pas la nudité qui le dérangeait. C’était l’idée qu’il n’était, pour ces gens, qu’un monstre venu de la mer, un démon que l’on expose pour mieux le juger. Il sentait dans chaque regard l’ombre d’un verdict.
Un vieil homme, sans doute un médecin ou un conseiller, s’approcha pour l’examiner. Il fit un commentaire à voix basse, évoquant peut-être la musculature ou les cicatrices qui couvraient son torse et ses bras. Un autre, plus jeune, siffla entre ses dents, et Victor répondit par un regard glacial, suffisant à le faire reculer d’un pas.
Il n’avait plus d’arme. Plus de nom. Plus de vêtements. Mais dans sa nudité, il portait encore une présence. Une menace.
Victor resta ainsi, exposé, humilié, attaché à ce poteau au centre de la cour pendant trois jours et demi.
Le premier jour, il fut une curiosité. On l'observait de loin, comme on regarde un fauve captif. Des enfants passaient en courant, s'arrêtant pour le fixer, puis repartaient en riant, intimidés. Les femmes, discrètes, glissaient des regards furtifs à travers les cloisons de bois et de papier. Les hommes, eux, restaient à distance, méfiants. Le gaijin était musclé comme un bœuf, couvert de cicatrices et de silence. Il ne criait pas, ne demandait rien. Il attendait.
Le deuxième jour, la pluie tomba. Fine d’abord, puis battante. Le vent fouettait la colline et la boue avait remplacé la poussière. Victor, grelottant, restait debout, les pieds dans la terre, les muscles raides. Il ne cillait pas, ne pleurait pas. Il tenait. Il avait trop vécu pour qu’un peu d’humiliation le brise.
Le troisième jour, on cessa presque de le regarder. Même les plus curieux se lassèrent. Il n’était plus un monstre. Il n’était pas un homme non plus. Juste un corps que le froid et la faim n’avaient pas encore vaincu. On ne lui donnait ni couvert, ni parole. Parfois un bol d’eau, rarement du riz, qu’il buvait comme un chien, la tête penchée, les poignets entravés. Mais il était encore là. Vivant. Debout.
Et c’est le matin du quatrième jour que tout changea.
Le bruit des sabots résonna sur la route de pierre. Une troupe arriva : des cavaliers, des bannières blasonnées, des soldats en armure lamellaire portant des armes nobles et anciennes. À leur tête, un homme imposant, vêtu d’un kimono bleu nuit orné de motifs d’herbes d’or, descendit de son cheval. Son visage était sévère, marqué par la guerre, mais son regard, perçant comme celui d’un faucon, s’attarda sur Victor.
Un silence s’installa dans la cour.
L’homme — le Daimyō Tatsuyama Hidetora — s’avança lentement. Il regarda Victor de haut en bas, ce gaijin nu, attaché, couvert de boue et de sang séché, qui, pourtant, le fixait droit dans les yeux. Sans peur.
Il se tourna lentement vers le capitaine de la garde, celui-là même qui avait ordonné l’attache, et sa voix tonna comme un orage contenu.
— Qui a donné l’ordre d’exposer un homme ainsi ? Comme un chien ? Comme un voleur de riz ?
Le capitaine hésita, bafouilla quelque chose, puis tenta de justifier la brutalité par la violence dont le gaijin avait fait preuve.
Le daimyō gronda, glacé :
— Cet homme s’est battu contre huit de nos meilleurs soldats, sans armes, sans entraînement. Il aurait pu en tuer d’autres. Et pourtant, il est là, vivant, debout, humilié mais silencieux. Ce n’est pas un animal. C’est un guerrier.
Il s’approcha de Victor. Leurs regards se croisèrent, longtemps.
— Détachez-le. Donnez-lui des vêtements. Et conduisez-le aux bains. Il dormira dans une cellule propre. Et demain, je lui parlerai.
Un murmure parcourut la cour.
Et Victor, enchaîné, nu, boueux, transi de froid… esquissa un sourire. Léger. Infime. Mais réel.
Le premier depuis qu’il avait mis pied sur cette terre étrangère.
Les serviteurs ne parlèrent pas. Ils agissaient avec cette efficacité silencieuse propre aux grandes maisons. Dès que Victor fut détaché, quatre d’entre eux l’entourèrent, le soutinrent sans lui laisser le choix. Ses jambes fléchirent un instant, mais il ne tomba pas. Il n’avait pas cédé pendant trois jours et demi d’exposition — il ne tomberait pas maintenant, devant ceux qui le traitaient enfin comme un homme.
On le conduisit à travers des couloirs étroits, jusqu’aux thermes privés. Là, deux jeunes garçons le déshabillèrent avec précaution, comme s’il était un vase fêlé ou une lame encore chaude. Un vieil homme, au regard sévère et aux gestes sûrs, s’approcha. Il portait une lame de rasage et une paire de ciseaux artisanaux. Il ne parla pas non plus.
Le bain était chaud. D’une chaleur surnaturelle, presque douloureuse. Victor s’y enfonça lentement, le souffle court. La vapeur envahit ses narines, ses cicatrices se réveillèrent. Son corps cria, protestant contre le choc. Il ferma les yeux. Il aurait presque pu croire à un rêve. Ou à une punition divine. Mais non — c’était une renaissance.
On lui lava les cheveux, longtemps. On les peigna, les démêla, puis on les coupa avec une précision presque rituelle. Une mèche après l’autre, sa chevelure tomba dans l’eau. Puis ce fut sa barbe, rasée à l’eau chaude, au savon de riz parfumé au yuzu. À la fin, il ne se reconnut pas dans le miroir de bronze qu’on lui tendit. L’homme sauvage avait disparu. Un autre prenait sa place. Plus maigre, plus dur, plus calme. Mais vivant.
Ensuite, on l’habilla. Un simple yukata bleu, une ceinture de lin, des sandales neuves. Le tissu lui sembla irréel contre sa peau nettoyée. Il se laissa faire, étonnamment docile, comme s’il savait que la moindre résistance serait inutile, ou simplement… indigne.
Enfin, on l’installa dans une petite chambre, modeste mais propre, avec un tatami, un seiza en bois, et une lucarne qui donnait sur un jardin de pierres. Là, il attendit. Quelques minutes seulement. Puis une femme entra, tête baissée. Elle posa un plateau sans un mot : du riz chaud, du poisson grillé, une soupe claire au miso, et un bol de thé fumant.
Victor s’approcha lentement. Il s’assit. Il sentit l’odeur du poisson. Son estomac grogna.
Il mangea.
Pas comme un prisonnier. Ni comme un noble. Mais comme un homme qui revient de loin. À chaque bouchée, son corps reprenait conscience de lui-même. Ses muscles, ses nerfs, son souffle… tout semblait renaître.
Et alors qu’il buvait le thé, ses yeux se posèrent sur la porte fermée. Une pensée lui traversa l’esprit. Non une prière. Ni un espoir.
Mais une résolution.
Il allait comprendre ce monde. Il allait survivre, comme il l’avait fait ailleurs.
Et si ce pays voulait en faire un démon, alors il serait le pire de tous.
***
La femme avançait avec grâce à travers le jardin privé du seigneur Tatsuyama Hidetora, foulant les dalles de pierre moussue comme si ses pieds ne touchaient jamais vraiment le sol. Elle se dirigeait vers la hutte de thé — une structure modeste au toit de chaume, lovée entre les érables rouges dont les feuilles flottaient dans l’air tiède comme des flammèches. Le contraste était saisissant entre la simplicité des lieux et la noblesse tranquille qu’elle dégageait.
Son kimono de soie, bleu nuit aux motifs discrets de pivoines, était retenu par un obi ivoire orné d’un nœud parfait. Ses cheveux étaient tirés et remontés selon la mode la plus raffinée de Kyōto, entremêlés d’épingles d’argent qui brillaient sous les rayons du soleil. Une ombrelle la protégeait, peinte de motifs floraux d’un rouge éclatant qui tranchait avec la pâleur laiteuse de sa peau.
Elle ne mesurait guère plus d’un mètre cinquante — une fleur discrète, aurait dit un observateur pressé. Mais derrière cette allure délicate se cachait une force que peu soupçonnaient.
Aiko Zennosuke était née d’un sang rare et redouté : sa mère appartenait à la branche Sugawara-Ryū du clan Koga, réputée pour son érudition et son art du sabre dissimulé ; son père, un forgeron taciturne venu de Kyūshū, avait su gagner l’estime du clan par son génie dans la forge des lames… et des âmes. Le nom Zennosuke ne jouissait peut-être pas du prestige des Sugawara, mais dans les forêts du Kansai, il inspirait respect et prudence. Leur famille avait autrefois combattu durant les guerres de Nanboku-chō, s’opposant aux ancêtres mêmes des Tatsuyama. L’ironie du destin voulait qu’aujourd’hui, la fille de cette lignée soit conviée dans l’intimité de leur domaine.
Mais Aiko n’était pas venue pour raviver les rancunes ancestrales. Elle répondait à une convocation du seigneur Tatsuyama Hidetora. Et elle n’était pas seule : à ses côtés marchait Daiki, l’un des plus fins shinobi du clan, tout juste revenu d’une mission d’espionnage. Les nouvelles étaient inquiétantes. Oda Nobunaga grandissait en pouvoir, ses armées grossissaient de jour en jour — et même les montagnes de Kyūshū n’étaient plus à l’abri de son ambition dévorante.
La lumière vacillait sur les murs de bois sombre, projetant des ombres allongées des lanternes suspendues. Dans la grande pièce silencieuse, l’odeur du thé vert fraîchement infusé se mêlait à celle du parchemin ancien et des encres. Tatsuyama Hidetora, drapé dans un kimono gris anthracite brodé d’un dragon discret, observait le plan de l’archipel peint sur le paravent derrière lui. À sa droite, le conseiller Mibu no Takao prenait des notes à la hâte. À sa gauche, Daiki s’inclina profondément avant de dérouler un rapport de plusieurs feuillets.
— Les nouvelles sont confirmées, seigneur. Nobunaga Oda a consolidé sa mainmise sur la province d’Owari. Il contrôle désormais le château de Gifu et a reçu la soumission des clans Tōdō et Sakuma.
Il posa le rapport sur la table, ses yeux perçants fixant le seigneur.
— Les clans Azai et Asakura hésitent encore à lui faire face frontalement, mais leurs espions ont été chassés de Kyoto. Il aurait fait exécuter trois envoyés du clan Rokkaku, accusés de trahison. Quant à l’ancien moine-soldat Saitō Dōsan, son influence s’est totalement effondrée.
Hidetora fronça les sourcils.
— Et les Uesugi ?
— Toujours liés à la guerre au nord. Ils ne bougeront pas… pour l’instant. Mais Nobunaga a désormais des routes commerciales jusqu’à Osaka, et ses alliés financiers — notamment les marchands de Sakai — le soutiennent discrètement.
Le daimyo resta pensif un moment. Puis il tourna les yeux vers la jeune femme qui s’était tenue en silence, droite comme une flèche.
— Aiko Zennosuke… Le clan Koga tiendra-t-il sa parole, en cas de guerre ouverte ?
Daiki répondit à sa place, d’une voix ferme :
— Oui, Seigneur Hidetora. Le chef actuel, Lord Katsuragi, a promis l’alliance. Les Koga défendront vos arrières.
— Bien. Nous convoquerons conseil avec les seigneurs voisins dans trois jours. Mieux vaut prévenir que subir.
Puis il se tourna vers Aiko, un léger pli au front.
— On m’a dit que tu avais vécu à Kyoto… infiltrée parmi les jésuites et les marchands portugais.
— C’est exact, Seigneur. J’ai tenu boutique pour une veuve chrétienne pendant un an. J’ai appris leur langue. Le latin d’église, le portugais des navires… et leurs mensonges.
Un sourire fugitif éclaira le regard du vieux seigneur.
— Excellent. Voilà qui va te servir. Nous avons capturé un homme… un gaijin. Il ne ressemble à aucun de ceux que nous avons déjà vus. Il est grand comme un bœuf, parle dans une langue brute, mais il comprend le latin. Et il s’est battu comme dix hommes. Il a tué quatre de nos sentinelles avant d’être capturé.
Daiki leva un sourcil, intrigué.
— Je me suis battu contre nombre d’hommes forts, Seigneur, mais celui-là… Je voudrais le voir de mes propres yeux.
— Tu le verras Daiki-San. Aiko-san, je veux que tu sois notre voix. Tu traduiras fidèlement tout ce qu’il dira. Pas un mot en plus. Pas un mot en moins.
Aiko hocha la tête, posément.
— Je vous le jure. Si ce gaijin ment, je le saurai. S’il dit la vérité… vous la connaîtrez.
— Alors demain matin, à la première heure. Qu’on prépare la salle d’interrogatoire. Et… pas de torture. Pour l’instant.
Il referma lentement son éventail.
— On traite les démons avec prudence. Et parfois… avec respect.
***
Château des Tatsuyama – Salle d’audience principale – Deux jours après l’arrivée du Gaijin
Les fusuma, panneaux coulissants peints à l’encre noire, s’ouvrirent en silence pour dévoiler la salle d’audience du château. Parquet lustré, tapis de tatami aux lisières rouges, et au fond, légèrement surélevée sur un dais de bois noir, la place du seigneur.
Tatsuyama Hidetora était déjà assis, vêtu d’un montsuki sombre orné de son mon, le blason familial : un pin tordu par le vent. Il était d’âge mûr, les cheveux poivre et sel tirés en chignon, le regard d’un homme qui avait trop vu, trop vécu, et dont les décisions ne se prenaient jamais à la légère. À sa gauche, l’intendant principal Shibata Genzo prenait des notes sur un rouleau de parchemin, tandis qu’à sa droite, deux capitaines samouraïs attendaient en silence, l’un nommé Narushima, l’autre Hotaru.
Victor fut introduit par quatre gardes, encadré comme un prisonnier d'honneur. Mais il marchait droit, le menton levé, les bras libres, vêtu du même kimono gris neutre qu’on lui avait donné, ses cheveux raccourcis et soigneusement tirés en arrière. Il n’avait pas l’air d’un paysan, ni d’un brigand. Il avait l’allure d’un survivant.
À la droite du dais, légèrement en retrait parmi les dames de la maison, Aiko Zennosuke observait. Elle était là comme fille d’alliée et représentante du clan Koga. Sa présence n’était pas anodine : lorsqu’un homme venait d’au-delà des mers, chaque geste, chaque regard, chaque intonation devenait une énigme à disséquer.
Victor s’agenouilla à quelques mètres du seigneur, suivant le mouvement des gardes. Il n’essaya pas de parler. Mais ses yeux glissèrent lentement sur chacun des visages présents, sans crainte.
Le silence s’étira. Puis Hidetora parla.
— Nan no tame ni koko ni iru no ka. Pourquoi es-tu ici ?
Aiko s’avança et s’assit à la droite de Victor, ce dernier la regarda, puis lui parla en latin, chose que Victor ne comprenait pas, pour lui le latin était une langue de prêtre. Il la vit se tourner vers Hidetora. Il savait qu’il devrait parler clairement et simplement en faisant de préférence des phrases courtes et être prudent, car cette femme semblait comprendre le latin et le portugais ce qui était prévisible dans une terre ou ils étaient les seuls a s’y rendre.
Est-ce que l’interprète était la concubine d’Hidetora ? Quelle impression cela doit faire d’avoir une femme comme ça dans son lit ? J’aurais peur de la briser. Non, elle ne se briserait pas. Il y a des femmes presque aussi petites en Europe et Asie. Mais pas comme elle.
Enfin elle lui parla en portugais.
— Mon seigneur veut savoir pourquoi vous êtes ici. Qui êtes vous.
Victor répondit, toujours agenouillé, la voix calme :
— Le nom de mon navire était Santa Filipe. Nous avons fait naufrage. Je suis le seul survivant. Je ne suis pas venu en guerre. Ni en conquérant. Je suis juste un homme.
Hidetora hocha lentement la tête. Il fit un signe discret.
Narushima s’avança et prit la parole.
— Shinsetsu ni mieru ga, yatsu wa tada no inu kamo shiren. Il paraît humble, mais ce n’est peut-être qu’un chien bien dressé.
— Kore made ni nan-nin koroshita no ka ? demanda alors le second samouraï, Hotaru. Combien d’hommes avez-vous tué ?
Victor répondit sans détour, fixant Hidetora :
— Sur la plage ? Quatre. Sur d’autres lieux, je n’ai pas compté.
Un murmure discret parcourut la salle. Hidetora fronça les sourcils.
— Shikashi, shikashi... sore wa, tada no bōryoku da. Ce n’est que de la violence, dit Shibata l’intendant. Are wa oni ka ? Est-il un démon ?
Aiko fronça les sourcils. Jusqu’ici, elle n’avait pas remarqué. Mais les yeux de l’étranger... s’étaient très légèrement plissés quand Shibata avait parlé. Comme s’il avait compris. Elle resta impassible, mais pencha légèrement la tête, intriguée. Était-ce une coïncidence ? Ou un signe ?
Mais le gaijin regarda le seigneur discuter avec les membres du conseil, et Aiko l’observa encore, les yeux plissés, ses yeux ne cherchaient pas à déchiffrer, non ils suivaient ce qu’ils disaient, sans crier gare elle déclara d’une voix limpide.
— Dōyatte… anata wa watashitachi no kotoba o mananda no desu ka ?
(Où as-tu appris notre langue ?)
La salle se figea.
Même Hidetora écarquilla légèrement les yeux. Le ton d’Aiko était calme, posé, presque doux — mais la question avait claqué comme un fouet dans le silence. On aurait dit qu’une flèche venait de percer la cérémonie parfaite.
Tous les regards se tournèrent vers Victor.
Il resta immobile un instant, comme un enfant surpris la main dans la jarre de riz. Puis, lentement, un sourire presque honteux apparut sur son visage. Un sourire modeste mais dangereux, comme si on venait de lever le voile sur un secret précieux.
Puis il répondit. En japonais. D’une voix lente, profonde, mais avec une prononciation étonnamment juste, teintée d’un accent rude, presque mongol.
— Macao. dit-il simplement. On ne connaît jamais assez son ennemi.
Le silence qui suivit n’avait plus rien de cérémoniel. Il était plus lourd, plus dense. Il s’épaissit dans la pièce comme du brouillard avant une bataille. Certains des samouraïs présents — même les plus aguerris — échangèrent un regard discret. Deux posèrent instinctivement la main sur la garde de leur sabre. Le geste n’était pas décidé, mais il était là, prêt à se transformer.
Aiko, elle, ne fit aucun mouvement. Seul un léger plissement de ses yeux trahit la brusque tension qui l’habitait. Une lueur glaciale était passée dans son regard. Elle se redressa très légèrement, comme si son dos cherchait une ligne encore plus droite. Puis elle tourna la tête vers Hidetora.
— Cet homme est dangereux, dit-elle en se tournant vers Hidetora. Je recommande qu’on le fasse exécuter immédiatement.
La phrase tomba comme un couperet dans la salle. Aucun éclat de voix, aucune insulte, seulement cette voix féminine, limpide, posée, mais dont chaque mot avait la netteté d’une sentence capitale.
Hidetora ne répondit pas tout de suite. Il demeura immobile, les bras croisés sur ses genoux, ses doigts joints, le regard rivé sur Victor. Il le contemplait comme on observerait une bête rare, un tigre capturé dans les forêts du sud, encore sauvage, encore imprévisible. Finalement, après un silence maîtrisé, il parla.
— Avant de tuer un ennemi, mieux vaut le connaître, alors faisons connaissance. Qui vous a appris notre langue ?
— Il y avait des rōnins à Macao. C’est d’eux que j’ai appris votre langue, répondit Victor en lui rendant son regard scrutateur. Je les ai payés pour cela.
Aiko intervint d’une voix glaciale.
— Vous avez payé pour apprendre nos usages ?
Victor inclina légèrement la tête, ses yeux toujours fixés dans ceux d’Aiko. Il répondit, avec cette pointe d’insolence qui, chez lui, n’était jamais gratuite.
— Je ne connais pas vos usages.
La réplique était cinglante, mais calme. Aiko le jaugea longuement, puis poursuivit :
— Quelle est votre terre natale ?
— Je viens d’une terre qui s’appelle Russie.
— Vous êtes un chrétien ?
— Non, je ne suis pas chrétien.
— Votre Russie est-elle une terre chrétienne ?
— Elle appartient à l’église Orthodoxe.
— Quelle est donc cette doctrine ? demanda Aiko en gardant un visage de marbre.
— Elle reconnaît les sept sacrements communs au catholicisme. Elle se distingue par une grande importance accordée à l'icône et à la vénération des saints.
— Êtes vous un guerrier de votre église ?
— J’ai été chevalier Teutonique il y a longtemps, aujourd’hui je ne le suis plus.
— Donc un mercenaire ?
— Non.
La voix s’était durcie. Un ton plus grave, plus profond, passa dans la salle.
— Je ne vends pas mes services. Quand je sens que quelque chose m’est dû… je la prends.
Cette fois, les gardes échangèrent des regards plus inquiets. L’un des capitaines fit un pas discret. Daiki effleura la garde de son sabre, prêt à bondir. Mais Hidetora leva la main. Personne ne bougea.
Aiko, imperturbable, reprit, sans la moindre inflexion :
— Par quelle route êtes-vous venu jusqu’ici ?
— Le cap de Bonne-Espérance. Puis l’Inde, puis Macao. Ensuite, le naufrage.
Ce n’est pas tout à fait vrai. Mais ce qu’ils ne savent pas… pouvait encore le protéger.
Un nouveau silence tomba dans la salle. Mais cette fois, il n’était plus tout à fait chargé d’hostilité. Dans certains regards, quelque chose avait changé — un doute naissant, une fascination prudente. Même les plus réservés n’étaient pas insensibles à cette présence hors du commun, ce géant vêtu de sobriété, qui comprenait leur langue et répondait sans trembler.
Assis en haut de son dais, Tatsuyama Hidetora plissa légèrement les yeux… puis un sourire discret se dessina sur ses lèvres. Il se tourna vers Daiki, d’un ton presque léger — mais personne ne s’y trompa : même dans la plaisanterie, la voix du seigneur restait celle d’un homme dont chaque mot pesait plus que l’acier.
— J’ai entendu dire, dit-il, qu’Oda Nobunaga avait dans sa garde personnelle un gaijin à la peau noire. Un géant, venu d’Afrique. Qu’il avait baptisé Yasuke. Est-ce vrai ?
— Oui, monseigneur, confirma Daiki en s’inclinant. Un homme d’une force impressionnante. Je l’ai vu moi-même, lors de la dernière audience à Azuchi.
Hidetora hocha lentement la tête, son regard revenant sur Victor.
— Et maintenant, voilà que le ciel nous envoie son double inversé. Un autre géant, mais à la peau de cendre, aux yeux de glace. Est-ce un présage, selon vous ? Un rappel que l’étranger ne vient jamais seul ?
Aiko, toujours à genoux, s’inclina lentement avant de répondre d’une voix posée, mais tranchante comme une lame bien aiguisée.
— Je ne crois pas aux présages, monseigneur. Ce gaijin n’est pas un signe. C’est une menace. Je vous recommande à nouveau de le faire exécuter avant qu’il n’apporte le malheur sur votre domaine. Sa coupe est déjà trop pleine. Il ne vous apportera rien de bon.
Mais Hidetora ne sembla pas se troubler. Au contraire, son sourire s’élargit, comme si cette opposition redoublait son intérêt. Il la fixa un instant, puis leva une main.
— C’est précisément pour cela que je vous le confie, Zennosuke-dono.
Un léger murmure parcourut l’assemblée. Aiko leva lentement les yeux vers lui, cette fois sincèrement surprise.
— Vous le prendrez avec vous, dans votre province. Sous la surveillance de votre clan. Il vivra, mangera, s’entraînera sous votre toit. S’il cache quelque chose, vous le découvrirez. S’il ment, vous le saurez. Et si son cœur vaut d’être sauvé… ce sera à vous de le prouver.
Aiko voulut répondre, mais Hidetora se tourna vers Daiki et ajouta d’un ton plus grave, presque menaçant :
— Sa vie, désormais, est liée à la vôtre. À tous les deux. Faites en sorte de vous en souvenir.
Les deux s’inclinèrent profondément.
— Hai, Hidetora-sama.
Victor, lui, ne bougea pas. Mais dans ses yeux passa une lueur indéchiffrable. Peut-être de l’étonnement. Peut-être… une étincelle d’amusement.
Fin du Flachback – Présent, dans le loft, Seattle
La pluie tombait à l’oblique, en rideaux serrés contre les baies vitrées du loft. Elle martelait le verre avec une régularité presque hypnotique, comme un battement ancien venu des profondeurs du temps. Dans cette lumière pâle et bleutée, Victor était assis en tailleur, immobile, le katana noir posé sur ses genoux.
La lame, encore dans son fourreau, avait l’air d’un animal en sommeil. Ancien. Féroce. Et profondément loyal. Il ne l’avait pas maniée depuis longtemps. Ce soir pourtant, ce n’était pas pour se battre qu’il l’avait sortie. Mais pour se souvenir.
Du bout des doigts, il suivit la courbe du bois sombre, caressant les marques du temps laissées sur le laqué noir. Chaque entaille, chaque fissure, racontait une vie qu’il n’avait jamais pu effacer. Il ferma les yeux.
Un éclat de voix revint, clair comme le premier jour. Une salle d’audience, des visages fermés. Et elle. Aiko.
Son regard perçant. Son port altier. Cette façon de trancher les mots comme une lame.
« Je recommande qu’on le fasse exécuter immédiatement. »
Elle l’avait dit avec une froideur presque admirable. Sans haine, sans peur. Comme un devoir qu’on assume, sans plaisir ni passion.
Une vérité énoncée avec clarté.
Victor esquissa un sourire, presque tendre, le regard tourné vers l’ombre du loft.
— Ma douce Aiko… Tu voulais me trancher la tête le premier jour, murmura-t-il. Et tu l’aurais fait, si le vieux renard te l’avait permis.
Ses yeux se rouvrirent, brillants d’une lumière trouble. Un éclat d’ironie, de tristesse, et de gratitude confuse.
Il ne saurait dire quand elle avait changé. Quand elle avait cessé de le voir comme un ennemi. Peut-être après leur centième dispute. Ou à ce moment suspendu, entre deux silences, où aucun des deux n’avait tenté de dominer l’autre. Peut-être quand elle avait ri. Sincèrement. Pour la première fois.
Il n’y avait pas eu de pacte, pas de serment.
Juste une reconnaissance muette. Deux âmes exilées, deux armes usées, qui s’étaient croisées dans les décombres d’un monde brisé. Et qui, sans comprendre comment, s’étaient trouvées.
Il baissa la tête. Ses mains se refermèrent un peu plus fermement sur le sabre.
— Tu m’as aimé comme on aime une guerre perdue, souffla-t-il.
Un silence s’installa, plus profond encore que la pluie. Puis Victor se redressa lentement, sa silhouette se découpant dans le clair-obscur du loft.
Il ne combattrait pas ce soir.
Mais il ne fuirait plus non plus.
***
Le bureau du capitaine Bradshaw sentait le cuir neuf, la climatisation aseptisée et le parfum trop marqué d’une femme qui voulait qu’on sache qu’elle était là. Il y avait un ordre presque agressif dans la façon dont les dossiers étaient empilés, dans le poli lisse des meubles, dans la propreté chirurgicale des lieux. Rebecca Alvarez resta debout, droite, les bras croisés, sans rien dire. Elle fixait un point vide au-dessus de la tête de Bradshaw, comme on fixe une mouette hargneuse sur une corniche, en attendant qu’elle finisse son sermon.
Brook Bradshaw était installée derrière son bureau comme un général sur son trône. Impeccable. Chignon tiré, costume sombre cintré, talons aiguilles qui claquaient sur le plancher chaque fois qu’elle se levait. Elle parlait sans hausser la voix, mais chaque mot était une balle de précision. Des reproches, des rappels à l’ordre, des critiques bien empaquetées dans du vocabulaire administratif.
— Trois retards cette semaine, lieutenant. Deux rapports rendus hors délais. Et je ne parlerai pas de l’interrogatoire de ce pauvre type du quartier sud, qui a fini à l’hôpital avec deux côtes fêlées. Vous commencez sérieusement à dépasser les bornes. Ce n’est pas parce que vous êtes brillante sur le terrain qu’on va fermer les yeux éternellement.
Rebecca ne répondit pas. Elle ne montra rien. Elle avait ce masque, ce calme glacial qui précédait toujours la tempête. Ses yeux restaient fixés sur le vide, mais son esprit, lui, bouillonnait. Elle entendait tout. Chaque mot. Chaque sous-entendu. Elle savait très bien ce que pensait Bradshaw. Une femme au caractère trop fort, trop directe, trop instable depuis quelques mois. Pas assez malléable. Pas assez “politiquement correcte”.
Putain que tu m’étonnes ! je t’en foutrais du politiquement correcte à vouloir me les hacher menu en ce moment ou j’ai vraiment besoin qu’on me fasse chier.
Bradshaw continua, croisant les bras, la voix plus tranchante.
— Vous croyez peut-être que vos états d’âme sont une excuse ? Que ce qui s’est passé avec ce suspect, ou je ne sais quoi encore, justifie tout ? Vous êtes flic, Alvarez. Pas une légende urbaine. On ne vous demande pas d’être une héroïne tragique. Juste de faire votre putain de boulot dans les règles.
— Vous êtes suspendu pendant soixante jours, lieutenant ! Et si vous voulez mon avis, collez vous la tête dans le sable et réfléchissez à votre avenir.
Rebecca cligna lentement des yeux.
— Vous savez qu’elle est la différence entre un avis et un café ?
Bradshaw croisa les bras et la regarda menaçante.
— Vous allez me le dire je suppose…
Rebecca se pencha vers elle et déclara d’une voix cinglante.
— Ouais bah la voilà la différence : On demande un café, jamais un avis.
Elle glissa la main dans la poche intérieure de sa veste. Sortit sa plaque. Sortit son arme. Les deux objets atterrirent sur le bureau avec un claquement sourd. Métallique. Déchirant.
— Qu’est-ce que... ? balbutia Bradshaw, prise de court.
Rebecca planta ses yeux dans les siens. Froids. Implacables. Fatigués aussi.
— Vous avez raison, capitaine. Je ne suis plus faite pour ça. Je vous donne ma démission, et sois dit en passant : Votre bouche est trop près de votre rondelle…
Et elle tourna les talons sans un mot de plus, et quitta le bureau a grande enjambée, traversant le couloir avec une lenteur pleine de tension, comme une grenade dégoupillée. Les collègues s’écartèrent à son passage, certains bouche bée, d’autres baissant les yeux. Devon Clark, son partenaire, surgit de son bureau à la seconde où il comprit ce qui venait de se passer.
— Rebecca ! Rebecca, attends une putain de seconde !
Elle n’interrompit pas sa marche. Il dut presser le pas, bousculer un stagiaire au passage, pour la rattraper à l’entrée de l’ascenseur. Il planta la paume sur la porte avant qu’elle ne se referme, puis entra avec elle dans la cabine. L’ambiance s’électrifia aussitôt, comme si l’ascenseur captait le trop-plein de rage qu’elle portait en elle.
— Dis-moi que c’est une blague, fit Devon d’une voix haletante. Dis-moi que t’as pas vraiment balancé ta plaque. Que c’est pas ça que j’ai vu.
Rebecca resta immobile. Mains dans les poches. Dos droit. Regard perdu dans les chiffres lumineux.
— J’ai pas de comptes à rendre, Devon.
— Putain si, Rebecca. À moi t’en as. T’étais censée être ma partenaire. On se couvre, tu te souviens ? Toi et moi. Depuis un an déjà. Tu balances pas ton insigne comme ça. Pas après ce qu’on a traversé.
Elle tourna lentement la tête vers lui. Et dans ses yeux, il ne vit ni colère, ni tristesse. Juste du vide. Une sorte de silence intérieur qu’il ne lui connaissait pas.
— Je suis à bout, Devon. J’en ai plein le dos. Plein le cœur. Plein le cul, aussi. J’en peux plus d’être celle qu’on envoie au feu et qu’on fusille ensuite parce qu’elle rentre pas dans la petite boîte du manuel du parfait petit flic. Tu sais ce que Bradshaw pense ? Que je suis instable. Parce que je cogne un peu fort, parce que j’arrive en retard, parce que je suis pas foutue de jouer la carte de la bonne élève.
Devon ouvrit la bouche. Mais elle ne lui laissa pas le temps.
— Je les vois crever dans la rue. Je vois les pourris s’en sortir. Et je vois Bradshaw, les talons bien vissés sur son parquet, me juger comme si j’étais le problème. Pas le système. Moi.
Devon souffla fort, les poings serrés.
— Je sais tout ça. Tu crois que je le vois pas ? Mais si toi tu lâches, Rebecca, qui va rester ? Qui va les faire trembler, hein ? T’es pas qu’un flic. T’es leur putain de cauchemar. T’abandonnes pas le navire. Pas maintenant.
L’ascenseur s’arrêta. Les portes s’ouvrirent.
Rebecca avança d’un pas.
— Je descends du navire, Devon. Et s’il doit couler, qu’il coule sans moi.
Mais il retint la porte de l’ascenseur d’un coup sec.
— Mais putain je peux savoir ce qui t’arrive ? Raconte-moi bordel, je pourrais t’aider. On balance pas sa carrière pour une petite affaire personnelle
— Mes petites affaires personnelles ce sont mes ognons, et ici t’es pas à Brooklyn ou en Syrie ou je ne sais quel trou du cul toi et ta bosse vous imaginez connaître, t’es dans le monde réel, et le monde réel est en train de se faire sodomiser par un système qui porte un gode en peau d’alligator de cinquante centimètres autour de la taille, ça vous fait bander mais moi j’ai eu ma dose de me faire enculer.
Elle sortit. Il resta planté là, incapable de la suivre pour l’instant. Et quelque chose en lui sut que ce qu’il venait de voir, ce n’était pas juste une démission. C’était une mue.
Elle allait changer de peau. Et le monde n’était pas prêt.
Pendant ce temps. Brook Bradshaw n’avait pas eu le temps de retirer ses talons qu’il entra. Sans frapper. Sans même ralentir. La porte claqua contre le mur.
— Ah, tiens. Voilà l’autre héros du jour, grogna-t-elle sans lever les yeux de son écran. T’as pas encore compris comment fonctionne une putain de poignée ?
Devon referma la porte lentement, comme pour contenir un orage. Mais il ferma les stores, ce qui se passait ici ne regardait personne. Il avança de deux pas, puis s’arrêta, planté devant elle, les mâchoires serrées.
— Tu l’as poussée dans le vide, Bradshaw. Et tu l’as regardée tomber.
Bradshaw leva enfin les yeux. Froide. Irritée. Elle croisa les bras.
— Tu veux peut-être reformuler ça, inspecteur Clark ? Parce que là, j’entends un reproche. Et ça sonne pas très bien dans la bouche d’un subalterne.
— J’m’en fous de comment ça sonne. J’essaie même plus de mettre les formes. Rebecca a démissionné à cause de toi. Pas à cause de ses "retards", pas à cause de ses "excès". À cause de ta manière de faire, de piétiner les gens tant qu’ils rentrent pas dans tes foutus graphiques de commandement où y’a pas une case pour les vrais flics.
Bradshaw se leva, lentement. Elle n’était pas grande, mais elle savait occuper l’espace. Le vernis parfait. Le calme glacial. Le genre de personne qu’on insultait dans sa tête, mais jamais en face — sauf si on s’appelait Devon Clark.
— Rebecca Alvarez est instable, Clark. Elle est brillante, oui. Mais incontrôlable. Elle fout des suspects à l’hôpital, elle flingue les procédures avec ses méthodes de cow-boy, elle défie la hiérarchie... et elle a l’ego d’un bulldozer. Alors tu vas me dire que tout ça, c’est de ma faute ?
Devon fit un pas en avant.
— Ouais. C’est de ta faute. Parce que tu te fous de ce qu’il y a derrière les gens. Tu vois les rapports, les chiffres, les lignes rouges. Mais tu vois pas ce que c’est que de vivre ce boulot. Ce qu’on encaisse, jour après jour. Et Rebecca, elle encaisse pour deux. Elle protège des victimes. Elle affronte la merde la plus crasse de cette ville. Et toi ? Tu comptes les coups sans jamais les prendre.
Bradshaw le fixa sans ciller.
— T’as fini ton petit plaidoyer ? Parce qu’ici, on est pas dans un tribunal populaire. On est dans une chaîne de commandement.
— C’est marrant, fit Devon avec un sourire amer, parce qu’à t’entendre, on croirait presque que t’as jamais été sur le terrain. T’as oublié ce que c’est, hein ? D’être là, à trois heures du mat, à ramasser une gamine morte de froid dans une ruelle. Ou de prendre une balle pour un collègue. Rebecca, elle l’a fait. Moi aussi. Et toi ? Tu passes plus de temps à faire briller tes escarpins qu’à comprendre ce qui se passe dehors. Tu parles comme ces connards à cravates de Brooklyn, tu te rappelles ? Ceux qu’on détestait tous.
Un silence tendu.
Bradshaw tapota son bureau du bout des ongles.
— Tu veux quoi, Clark ? Que je la supplie de revenir ? Que je vous laisse faire la loi ? Très peu pour moi. Si elle revient, elle suivra les règles. Sinon, elle n’a rien à foutre ici.
Devon hocha lentement la tête.
— Tu sais quoi ? Tu peux garder ton fauteuil. Mais le jour où tu seras seule. Entourée de marionnettes trop lisses pour même choisir entre café et thé, tu repenseras à Rebecca Alvarez. Et tu pigeras que t’as viré la seule personne qui avait encore des tripes dans ce foutu commissariat.
Il tourna les talons.
— J’espère que ton putain de protocole te tiendra chaud, quand tout ça partira en fumée.
Et il claqua la porte. Si fort que la vitre du cadre d’honneur tressaillit.
***
Rebecca conduisait comme une possédée. La ville défilait autour d’elle à une vitesse indécente. Les lampadaires formaient une traînée de lumière continue, des flèches blanches et jaunes qui filaient à travers son pare-brise. Sa main crispée sur le volant, l’autre tenant une cigarette qu’elle n’avait pas encore allumée. Elle ne regardait plus la route. Pas vraiment. Elle roulait avec les nerfs, avec la colère, avec ce feu glacé qu’elle sentait monter dans sa gorge depuis le bureau de Bradshaw.
Clay St John.
Elle revoyait la scène. Encore. Encore. Ce moment dans la cour. Le baiser. Mais cette fois, elle forçait son esprit à y retourner autrement. À y injecter du recul. À analyser ce qu’elle avait voulu refouler.
Comment avait-il su où elle habitait ? Victor n’avait jamais été du genre à se mêler au monde. Leur maison était reculée, perdue dans les collines, à flanc de silence. Et Clay… Clay avait débarqué là, comme s’il revenait chez lui. À l’aise. Trop à l’aise. Le regard qu’il avait posé sur les murs, sur la porte d’entrée, sur la terrasse... Ce n’était pas juste un ex en mal de reconquête. Il explorait les lieux.
Et ce baiser ? Elle s’en voulait encore de l’avoir laissé faire. Juste une seconde de trop. Une seconde où elle s’était dit : « Laisse-le finir, qu’il parte. » Et c’est là que Victor était arrivé. Comme prévu ? Elle frappa le volant du plat de la main.
Putain.
Il y avait eu un piège. Un timing parfait. Clay qui insiste pour entrer. Clay qui attire son attention. Clay qui l’embrasse juste au moment précis. Comme une putain de mise en scène. Et elle ? Aveugle. Crédible comme une débutante.
Une voiture surgit soudain devant elle, sortant de nulle part, la forçant à freiner brutalement. Les pneus crièrent sur l’asphalte, la voiture de Rebecca fit une embardée sur la bande d’arrêt d’urgence. Elle sortit en trombe, prête à hurler.
— T’ES FOU OU QUOI ?!
Mais c’était Devon. Il sortit de son SUV, l’air furieux, les sourcils froncés, la mâchoire serrée. Il s’approcha d’elle sans un mot, sans la moindre hésitation.
— TU ME SUIS MAINTENANT ?!
— Ouais. Et heureusement. Parce que t’allais finir contre un mur, Alvarez.
— Fous-moi la paix, Devon.
— Non. Pas cette fois. Pas après ce que j’ai vu au bureau. Pas après la façon dont t’as dégagé.
— J’ai pas besoin d’un putain de garde du corps, ok ?! J’ai merdé. J’ai merdé à un point que tu peux pas imaginer. Et je dois réparer ça.
— Réparer quoi, Rebecca ?! Ton insigne ? Ton dossier ? Ton flingue ?!
— NON, BORDEL ! Mon putain d’homme ! cria-t-elle, les yeux grands ouverts, rougis. Tu piges pas ? Il m’a vue. Il m’a vue embrasser ce type. Et il est parti. Sans un mot. Et j’ai compris. Trop tard. Tout ce que j’ai fait, tout ce qu’on a construit… j’ai tout foutu en l’air. Et je vais le retrouver. Qu’il me pardonne ou qu’il me crache à la gueule, j’en ai rien à foutre. Mais je le retrouverai. Parce qu’il est à MOI.
Devon resta figé un instant. Puis il passa une main sur son visage, secoua la tête lentement. Et dit, d’un ton calme, résolu, sans hésiter une seconde :
— Ok. On va le retrouver. Toi et moi. Mais après ça… tu reprends ta putain de plaque. Il est pas question que je laisse tomber ma coéquipière.
Rebecca ouvrit la bouche pour répliquer. Mais aucun son ne sortit. Elle avait la gorge nouée. Elle détourna le regard, inspira profondément. Puis hocha la tête, presque imperceptiblement.
Devon soupira.
— Allez. Je monte avec toi. On va d’abord refaire ton itinéraire, repasser chaque détail. Et tu vas tout me rencarder jusqu’a la dernière fournée.
Rebecca sourit, mais c’était un sourire mauvais, tremblant. Il y avait encore de la rage dans ses veines, mais sous la rage, il y avait autre chose.
De l’espoir.
Elle monta dans la voiture. Elle n’était plus seule.
Et la traque pouvait commencer. Elle posa les mains sur le volant mais refusa de démarrer. a poussière soulevée par le freinage brutal retombait lentement autour d’eux. Devon était déjà monté, assis côté passager, les bras croisés, les yeux rivés sur elle. Il ne disait rien. Pas encore.
— Tu vas me dire ce qui se passe maintenant, Rebecca ? Parce que je t’ai vue perdre ton badge comme on jette une clope dans une flaque, et là tu veux retrouver un type sans qu’on sache qui, ni pourquoi. Je veux comprendre.
Elle resta un moment sans répondre, les yeux plantés droit devant. Puis elle soupira longuement, un son rauque, comme si elle recrachait un poids trop ancien.
— C’est Victor.
Devon haussa les sourcils.
— Ton mec ? Celui que t’as jamais présenté ? Celui dont personne sait vraiment rien ?
Elle hocha la tête.
— Il a vu quelque chose. Quelque chose qu’il n’aurait jamais dû voir. Il m’a vue embrasser mon ex. Clay.
Devon siffla entre ses dents.
— Tu m’étonnes qu’il se soit barré.
— Non, écoute-moi, Devon. C’est pas ce que tu crois. Clay est revenu du passé. Genre… tombé du ciel. Il m’a retrouvée je sais pas comment, et il a débarqué chez nous. Victor était à Washington à ce moment-là. Clay voulait “parler”. J’étais déboussolée, en colère… j’ai laissé faire. Un baiser. Un putain de baiser. Mais...
Elle se tourna vers lui, les yeux brillants de frustration.
— Ce baiser… c’était un piège. Je le sens maintenant. Tout était trop bien orchestré. Clay savait où j’habitais, Devon. Tu comprends ce que ça veut dire ? La maison de Victor est introuvable à moins que t’aies un drone ou un plan. Il savait qu’il fallait provoquer un moment. Il voulait entrer. Il voulait que Victor nous voie. Et Victor est arrivé... au moment parfait.
Devon fronça les sourcils.
— Attends une minute… ton ex revient pile quand ton mec est loin ? Il trouve une maison que même Google Maps doit supplier pour localiser ? Et il te colle un baiser pile quand ton gars rentre ?
Il secoua lentement la tête.
— Non. Non. Y’a un truc qui cloche là-dedans.
Rebecca hocha, le souffle court.
— C’est ça que j’essaie de te dire. J’ai été conne. Aveugle. J’ai mordu à l’hameçon.
Devon fixa la route un instant, les paupières mi-closes. Il analysait, en silence, comme il le faisait souvent. Puis il dit doucement :
— Il te fallait tomber dans le panneau pour que ça marche. Ce n’était pas une mise en scène pour Victor. C’était une mise en scène pour toi. Pour que tu sois crédible. Pour que t’aies l’air... coupable.
Il la regarda.
— Tu sais ce que ça veut dire, non ? Ce type n’est pas revenu te reconquérir. Il était envoyé.
Rebecca fronça les sourcils, la gorge nouée.
— Envoyé par qui ?
Devon leva les deux mains.
— T’en connais pas mal, non ? Des ennemis. Des rivales. Des gens qui détestent Victor ou toi... ou les deux. Ce mec, Clay… tu le connais bien ? T’es sûre qu’il est pas sous contrat ?
— Les seules personnes qui veulent me faire du mal sont soit en prison, soit dans le cimetière, et je ne les vois pas non plus utiliser un truc de manipulation aussi barge.
— Réfléchis, il y a surement quelqu’un derrière tout ça.
Elle eut un frisson.
— Et si c’est…
Un silence s’abattit. Le genre de silence qui n’est pas vide, mais chargé de sens, de suspicion, de possibilités trop noires pour être dites à haute voix.
Puis Devon reprit, plus calme :
— Quoi qu’est-ce que tu gamberges ?
Rebecca ferma les yeux une seconde. L’émotion la mordit à la gorge. Mais elle la repoussa.
Elle mit le contact.
— Il y a bien quelqu’un mais il faut que je retrouve Clay pour en être sûr.
La voiture rugit, et fonça dans la nuit.
— Soi-disant en passant, si tu pouvais me parler de ton ex, ça m’aiderait a y voir plus clair. Dit Devon en regardant la route.
Rebecca resserra les mains sur le volant, les phares creusant des sillons de lumière dans la nuit noire. Elle ne répondit pas tout de suite à la question de Devon. Son visage s’était fermé, presque figé. Puis, après quelques secondes, elle soupira. Profondément. Comme si elle devait d’abord sortir tout l’air vicié de ses souvenirs avant de pouvoir parler.
— Clay St John… souffla-t-elle. C’était mon fiancé.
Devon tourna lentement la tête vers elle, sans dire un mot.
— Il était beau, charismatique, drôle. Ancien SEAL. Le genre de mec qui entre dans une pièce et que tout le monde remarque. Il savait exactement quoi dire. Comment se tenir. Comment me faire croire que j’étais la seule chose qui comptait au monde. Et moi, évidemment… j’ai plongé. À l’époque, j’étais jeune. Moins cabossée. Encore persuadée qu’on pouvait construire un avenir à deux avec des cicatrices de guerre.
Elle esquissa un sourire amer.
— On a failli se marier. Genre… sérieusement. J’avais même dit oui. Il m’a demandé ma main sur la jetée de Sausalito, au coucher du soleil. Classique. Parfait. J’aurais dû voir venir l’arnaque rien que pour ça.
Devon fronça les sourcils.
— Et qu’est-ce qui a merdé ?
Rebecca serra les dents. Un éclat de rancune brilla dans ses yeux.
— Un matin, il s’est barré. Disparu. Comme s’il n’avait jamais existé. Plus de messages. Plus de nouvelles. Juste une enveloppe dans la boîte aux lettres avec ma bague dedans et une putain de lettre. Trois lignes. "Je ne suis pas l’homme qu’il te faut. Tu mérites mieux. Prends soin de toi." Voilà. Après deux ans ensemble.
Devon grimaça.
— Le genre honorable, hein ?
Rebecca hocha lentement la tête.
— Ou le genre qui obéit à des ordres. Parce que maintenant que j’y repense… y’a des choses qui collent pas. Il avait toujours un œil sur mes collègues, posait des questions sur mes affaires. Il disait que c’était pour me protéger. Mais j’avais pas vu qu’il fouillait. Qu’il évaluait. Et là, avec tout ce qui vient d’arriver, j’me dis qu’il a peut-être jamais été là pour moi. Juste en mission.
Devon souffla, pensif.
— Donc tu penses que quelqu’un l’a payé pour te séduire ?
Rebecca acquiesça. Son regard s’était durci.
— Oui. Et cette fois, il est revenu. Pas pour moi. Pour Victor. Pour briser ce qu’on avait. Me faire douter. Créer une scène.
Devon reprit lentement, les yeux fixés devant lui.
— Tu penses à quelqu’un ?
Rebecca tourna la tête vers lui.
— Il y a une femme. Siena Callahan. Une manipulatrice. Jalouse. Puissante. Elle a un passif avec Victor. Elle l’a jamais digéré. Et elle me hait.
Devon pinça les lèvres.
— Et maintenant… tu crois qu’elle a payé Clay pour te piéger.
Rebecca ne répondit pas tout de suite. Elle regardait la route, les mâchoires serrées.
— J’en suis sûre. Et si c’est elle… elle a fait une erreur.
— Laquelle ?
Rebecca tourna la tête, ses yeux brûlants.
— Elle m’a laissé en vie.
Un silence. Puis Devon souffla, avec un mélange d’admiration et de crainte.
— T’es flippante quand t’aimes quelqu’un.
Rebecca eut un sourire en coin, glacé.
— C’est pour ça que Victor me manque. Il était le seul à me trouver normale.
La voiture s’enfonça dans la nuit, prête à grignoter la distance, à déterrer la vérité. La traque ne faisait que commencer.
— Et Victor… tu peux me parler de lui ? dit Devon avec gravité.
Rebecca resta silencieuse. Un long silence, épais, chargé. Comme si le simple fait d’entendre son nom l’avait touchée au plexus. Elle fixait la route, les phares déchirant l’obscurité comme un couteau.
Puis elle répondit. Lentement. D'une voix basse, presque rauque.
— Victor… Victor, c’est pas un homme qu’on raconte en deux phrases.
Devon attendit. Il savait reconnaître quand il fallait se taire.
— Il est… insaisissable. Tu crois le cerner, tu crois comprendre ce qu’il est, et puis il t’échappe, il recule d’un pas, il disparaît dans ses silences. Il peut être tendre comme personne. Silencieux, posé. Et la seconde d’après, il devient un mur. Froid. Glacial. Distant. Comme s’il portait toute la mémoire du monde dans les yeux.
Elle avala difficilement sa salive, le regard toujours braqué droit devant.
— Il a ce regard… Tu vois, pas un regard qu’on apprend. Un regard qu’on gagne. Un regard qu’on hérite quand on a trop perdu. Comme si chaque battement de son cœur était une dette qu’il paie. Lentement. Sans jamais se plaindre. Il est secret, Devon. Mais il est loyal. D’une loyauté presque absurde. Et quand il aime, il aime comme on entre en guerre.
Devon la regardait, sans un mot. Fasciné, un peu inquiet aussi.
— Et toi ? Tu l’aimes ?
Elle sourit. Un sourire triste, tremblant.
— Je l’aime comme une idiote. Avec mes crocs, mes griffes, et mes blessures mal refermées. Je l’aime d’un amour qui gratte, qui cogne, qui laisse des bleus. Mais c’est comme ça que je suis faite. Et lui, je crois… je crois que lui aussi, il est fait pour ça.
Elle inspira longuement. Ses doigts se crispèrent sur le volant.
— Quand il est parti… j’ai senti un trou dans ma poitrine. Pas une cassure. Un vide. Comme si quelque chose m’avait été arraché. Et là, maintenant… je veux juste recoller les morceaux. Je veux le retrouver. Je veux qu’il entende ce que j’ai à dire. Même s’il m’envoie balader. Même s’il me hait.
Devon hocha lentement la tête, absorbant chaque mot. Puis il dit :
— Tu sais… je l’ai jamais rencontré, ce type. Mais maintenant que je t’écoute, j’ai l’impression que c’est lui qui te tient debout. Pas l’inverse.
Rebecca esquissa un sourire, presque brisé.
— Ouais. Peut-être. Mais là, c’est moi qui vais le chercher.
— Et s’il veut plus te voir ? Tu y as pensé ? demanda Devon avec douceur.
Elle ne répondit pas tout de suite. La question était tombée comme une goutte d’encre dans un verre d’eau claire — troublante, inévitable.
Elle cligna des yeux, luttant contre ce pincement au creux de la poitrine.
— J’y pense tous les jours, murmura-t-elle. Depuis qu’il est parti.
Elle jeta un regard rapide à Devon, puis revint à la route.
— J’ai vu son visage, Devon. Quand il est arrivé. Quand il nous a vus, moi et Clay. Il a pas crié. Il a pas pleuré. Il a juste eu… cette expression. Comme si quelque chose en lui venait de mourir. Comme si tout s’était éteint.
Un silence.
— C’est ça le plus dur, tu vois. Pas les reproches, pas la colère. Non. Le silence. Le vide. Je préfère qu’il me hurle dessus, qu’il me haïsse. Mais qu’il reste. Qu’il reste encore un peu à portée de voix.
Devon la regardait, les bras croisés, l’expression grave.
— Et si t’arrives devant lui… et qu’il tourne les talons ?
Rebecca avala sa salive, douloureusement.
— Alors je le regarderai s’en aller. Et je le laisserai partir. Mais pas avant d’avoir tout dit. Pas avant d’avoir vidé ma conscience. Il a droit à la vérité. Il a droit à ma vérité. Même si elle est moche. Même si elle fait mal.
Elle passa une main sur son visage, nerveusement.
— Tu sais, Devon… j’ai jamais été douée pour aimer. Trop brutale. Trop cassée. Mais lui, il m’a vue. Il m’a vraiment vue. Et il est resté. Alors aujourd’hui, c’est à moi de rester. À moi de me battre. Même s’il me repousse. Même s’il me déteste.
Elle regarda droit devant elle, les mâchoires serrées.
— Je vais au bout. Parce que c’est ce qu’on fait quand on aime vraiment. On va au bout.
Devon garda le silence puis déclara d’une voix presque agacée.
— J’ai été marié une fois, tu sais ?
Rebecca, au volant, eut un très léger tressaillement. Elle ne tourna pas la tête. Ses mains restèrent sur le volant, à dix heures dix, bien ancrées. Mais ses phalanges blanchirent légèrement sous la pression.
Elle attendit une seconde. Deux. Puis souffla un rire bref, sans joie.
— Non, je savais pas.
Son regard restait fixé sur la route, mais son esprit avait glissé, happé par cette confession inattendue. Elle sentit un picotement dans la gorge. Une gêne discrète, comme une poussière d’émotion qu’elle n’avait pas anticipée.
— Et elle t’a quitté, ou c’est toi ?
Sa voix était presque neutre. Presque. Mais il y avait une tension dans sa mâchoire. Une question piège qu’elle ne contrôlait même pas. Parce qu’au fond… elle voulait comprendre. Ce que ça faisait. D’aimer. De perdre. Et de continuer malgré tout.
Rebecca jeta un rapide coup d’œil vers Devon, puis détourna les yeux aussitôt. Elle n’avait pas envie d’être vue en train d’écouter avec attention. Elle voulait garder l’image de la fille dure. Celle qui encaisse. Qui rebondit.
Mais intérieurement, son cœur tapait un peu plus fort. Parce que, dans cette histoire-là, elle n’était peut-être pas la seule à porter un deuil silencieux.
— Dix ans de mariage, fit Devon en pressant ses lèvres. Elle était coriace ma Liddy, jusqu’à ce que notre fils de quatre ans meure tué d’une balle perdue alors qu’il jouait dans un parc avec d’autre gamins. Ma femme ne s’est jamais remise. Elle s’est comme qui dirait éteinte. Et, après ça, je me suis jeté dans le travail. J’ai découvert que j’aimais travailler seul.
Rebecca pinça les lèvres, brutalement renvoyée à une douleur qu’elle n’avait pas vue venir. Ses doigts se détendirent sur le volant, comme si son corps tout entier venait de perdre de sa raideur. Elle tourna la tête cette fois, lentement, et le regarda.
Pas un mot. Juste ce regard, plus doux que d’habitude, moins blindé. Elle hocha la tête, très légèrement, comme pour lui dire qu’elle avait entendu, qu’elle respectait ce qu’il venait de partager — et que ça la touchait plus qu’elle ne voulait bien l’admettre.
Elle se concentra à nouveau sur la route, mais quelque chose en elle avait changé. Une empathie nouvelle, silencieuse, venait d’émerger dans ce bordel qu’elle trimbalait en elle. Elle comprenait mieux, soudain, la façon qu’il avait de poser ses mots, de la suivre même quand elle le repoussait, de ne jamais hausser la voix. Devon avait sa propre guerre. Ses propres fantômes.
— Je suis désolée, murmura-t-elle au bout d’un moment, la voix rauque.
Un silence passa, puis elle reprit, le regard toujours rivé à la route.
— C’est peut-être ça, finalement… Ce qu’on devient quand on perd ceux qu’on aime. On se planque derrière les insignes, les missions, les règles à la con. On s’invente un rôle pour ne pas exploser de l’intérieur.
— Raison de plus pour garder un œil sur toi. Je surveille tes arrières. Alors quand tu me dis que tu aimes ton mec, et que tu ferais tout pour le ramener avec toi, je me rends compte que j’aurais dû me battre pour aider Liddy à surmonter la mort de Jaime. Peut-être qu’en t’aidant je pourrais me pardonner à moi-même.
— Ouais, dit Rebecca. Moi j’espère que c’est Victor qui me pardonnera.
Rebecca tourna légèrement la tête, comme pour vérifier si Devon l’écoutait encore — s’il était toujours là, vraiment là, pas juste physiquement. Il ne disait rien. Il attendait. Alors elle reprit, plus bas, plus lentement, comme si les mots avaient du mal à sortir.
— Tu sais… Un jour, je lui ai tourné le dos en me changeant. Par réflexe, j’ai essayé de cacher la cicatrice. Celle que je planque toujours. Celle qui me rappelle ce foutu soir, cette foutue cave, et ce foutu connard qui m’a laissée pour morte.
Elle déglutit. Le souvenir la mordit au ventre.
— Il l’a vue. Il n’a rien dit. Pas un mot. Il s’est juste approché… et il l’a embrassée.
Sa voix se brisa à peine. Un souffle.
— Comme si elle faisait partie de moi. Comme si elle comptait. Pas un truc à effacer, pas une honte. Juste… une partie de mon corps. Une part de mon histoire.
Elle essuya du bout du doigt quelque chose sur son visage, mais elle ne pleurait pas. Pas vraiment. C’était juste cette humidité dans l’air, ou peut-être dans l’âme.
— Et je me suis dit, ce type… il est foutu. Il est à moi. Et je suis à lui. Pas besoin de parler. Pas besoin d’expliquer. Il m’avait vue. Toute. Et il était resté.
Devon hocha lentement la tête, sans rien dire. Il n’avait pas besoin de mots.
Elle reprit le volant entre ses mains. L’air semblait plus lourd, mais son regard était plus clair. La direction, elle, ne faisait plus de doute.
La traque de Victor ne serait pas une simple recherche.
C’était le retour vers ce baiser silencieux. Vers ce moment où tout avait commencé à guérir.
***
La pluie tombait fine et persistante sur Seattle. Une brume légère rampait entre les immeubles, effleurant le bitume trempé. Victor courait depuis plus d’une heure. Son souffle était régulier, profond, son corps tendu comme un arc, chaque muscle en parfaite maîtrise. Il avait pris l’habitude de courir très tôt, à l’heure où les fantômes dorment encore. Où personne ne vient poser de questions.
Son hoodie sombre était détrempé, collé à sa peau. Des écouteurs sans fil dans les oreilles, mais aucune musique. Juste le bruit de ses pas, le battement de son cœur, la respiration de la ville.
Il courait pour fuir. Il courait pour penser.
Ou pour ne plus penser.
Le trottoir luisait sous les réverbères, chaque flaque réfléchissait un bout du ciel, une fraction de ce qu’il ressentait — ce mélange d’absence et de colère qu’il ne parvenait plus à canaliser. Il revoyait sans cesse l’image. Rebecca. Le baiser. L’homme. Ce salaud.
Il ne savait pas si c’était la trahison qui le brûlait, ou la sensation d’avoir été manipulé. Tout sonnait faux dans cette scène, comme une partition trop parfaite. Mais les faits restaient. Il l’avait vue. Il avait tourné les talons.
Et depuis, plus rien.
Il accéléra. La rue défilait plus vite, le monde se floutait. Le nom Victor Kruger n’existait plus. Il était Hector Durmond, sculpteur solitaire, ombre parmi les ombres.
Mais rien ne faisait taire le manque. La voix de Rebecca dans sa tête.
Son rire. Sa rage. Sa façon de l’engueuler à la moindre connerie.
Et ce putain de regard, ce regard qui le voyait vraiment.
Il tourna brusquement dans une ruelle plus étroite, glissa sur les pavés humides, se rattrapa d’un appui fluide. Son cœur battait plus fort. Il courait plus vite.
Il n’avait plus personne. Pas ici. Pas dans cette ville de pluie. Il aurait pu disparaître. Devenir un autre. Mais il y avait quelque chose qu’il n’arrivait pas à éteindre.
Elle.
Il ralentit finalement, les mains sur les hanches, haletant, trempé jusqu’aux os. Le souffle court, les yeux fermés, la tête levée vers la pluie.
Il était seul.
Mais quelque part, il le savait : elle viendrait. Elle le chercherait.
Et il ne savait pas encore s’il lui ouvrirait la porte…
…ou s’il refermerait pour de bon.
Victor venait à peine de reprendre son souffle quand il entendit des pas derrière lui. Légers. Cadencés. Il tourna légèrement la tête, méfiant par réflexe. Même en civil, même sous une fausse identité, il restait un soldat. Un immortel. Un homme traqué par sa propre légende.
Une silhouette approchait, floue sous la pluie.
Fine. Élancée. Queue de cheval rousse sombre, balancée par la course. Un legging noir, une veste imperméable anthracite. Les baskets frappaient la flaque avec régularité. Elle s’arrêta à quelques mètres de lui.
— Tu cours toujours aussi vite, dit une voix chaude et caressante.
Il rouvrit lentement les yeux. Son regard se posa sur elle.
Siena Callahan.
Elle souriait. Détendue. Trop détendue. Mais ses yeux, eux, lançaient des éclairs. Du feu bleu dans un écrin glacé.
— Hector Drummond, lâcha-t-elle comme si elle récitait un nom d’emprunt bien mal caché. C’est fou, le hasard, tu ne trouves pas ?
Victor secoua la tête en souriant plus amusé qu’agacé.
— Depuis quand l’une des femmes les plus riches du monde, fait du footing sous la pluie ? demanda-t-il d’une voix douce.
— Hé ! s’écria-t-elle en riant. Dois-je te signaler que je dois souffrir pour être belle, et que bien que la nature m’ait doté d’un corps qui ne laisse aucun homme indifférent, je dois quand même le garder en forme pour mes amants.
— Tes amants, hein ?
— Bon d’accord, pour un seul amant qui j’espère me fera l’honneur de venir dans mon lit, mais attention ! Pas de sérieux entre nous, juste du plaisir et pas de cassement de tête, tu verras c’est plus amusant.
Victor fronça les sourcilles et avança vers elle en la scrutant avec des acérés.
— T’es en train de me proposer de coucher avec toi ?
— Je t’en prie Victor, dit-elle en souriant et en affrontant son regard sans ciller. On est des adultes, et moi j’ai passé l’âge de jouer les vierges effarouchés, alors tu viens chez moi maintenant ? Ne m’oblige pas à te supplier… s’il te plait…
Victor resta immobile une seconde encore. Puis il laissa échapper un souffle rauque, entre lassitude et ironie.
— Putain... tu fais chier, Siena.
Elle arqua un sourcil, amusée, sans trop y croire encore.
— Est-ce que c’est un “oui” ?
Il leva les yeux vers elle. Dans son regard, il n’y avait plus de distance. Plus d’ironie non plus. Juste cette lucidité qu’il traînait partout avec lui, comme une lame dans le dos.
— Tu veux m’offrir une nuit sans conséquences, hein ? Pas de questions. Pas d’attentes. Pas de mensonges... du moins, pas encore.
Elle acquiesça lentement, un sourire carnassier au coin des lèvres.
— Juste nous. Comme avant. Ou comme on aurait dû être. Tu le veux autant que moi, Victor. Sinon tu ne serais pas resté là, dans cette putain de ruelle à me regarder sous la pluie comme dans un film noir.
Il s’approcha. Elle sentit la chaleur de son corps, malgré la pluie glacée. Il la regarda longuement, intensément. Puis il dit, presque à voix basse :
— Juste une nuit, Siena. Je te le dis maintenant : je ne suis pas celui que tu fantasmes encore. Et ce qu’on va faire ce soir... ça n’effacera rien.
Elle sourit de toutes ses dents. Triomphante.
— Je ne veux rien effacer, mon amour. Je veux juste te rappeler qui tu es.
Il hocha lentement la tête, résigné. Il savait que c’était une erreur. Une diversion. Un poison lent. Mais ce soir, il n’avait plus la force de fuir.
— Alors allons-y.
Elle attrapa doucement sa main, comme si c’était naturel. Et tous deux s’éloignèrent dans les ombres de la ville noyée sous la pluie. Deux silhouettes mêlées, unies par quelque chose de dangereux et d’ancien.
Ce n’était pas de l’amour.
Mais c’était peut-être pire.
Le loft de Siena était un écrin de verre et de chaleur. La pluie battait les vitres comme un tambour ancien, rythmant l’instant d’un grondement sourd. Victor se tenait dans l’encadrement du salon, encore trempé de sa course, la chemise collée à sa peau, les cheveux ruisselants.
Siena s’approcha, lentement, comme un fauve. Elle n’avait pas changé. Juste retiré sa veste de sport. Elle portait encore son legging noir, mais le tissu semblait soudain plus fin, plus moulant. Elle se posta devant lui. Très près. Elle leva les mains et, sans un mot, lui enleva doucement son t-shirt.
Victor la laissa faire. Il ne bougea pas, mais ses yeux ne quittaient pas les siens.
— Tu veux oublier ? murmura-t-elle.
Il hocha la tête. Rien de plus.
Alors elle l’embrassa.
Pas un baiser volé. Pas une esquisse timide. Un baiser entier. Profond. Ancré. Avec une maîtrise lente, calculée, mais sans froideur. Elle savait ce qu’elle faisait. Son corps contre le sien, ses mains sur ses épaules, puis dans sa nuque, puis contre son torse.
Victor répondit enfin. Il la saisit par la taille, l’attira brutalement à lui. Un choc, une fusion, une chaleur instantanée. Il l’embrassa à son tour, avec cette intensité retenue depuis trop longtemps. La faim d’un homme qui s’était contenu pendant des semaines. Des mois. Trop.
Ils s’embrassèrent comme deux survivants. Comme deux amants qui n’ont ni passé, ni avenir, juste un présent brûlant. Siena le poussa doucement en arrière, vers le canapé. Il tomba assis. Elle se plaça à califourchon sur lui. Ses mains glissèrent sous sa chemise détrempée qu’elle retira d’un geste habile.
— T’es comme un fruit défendu, souffla-t-elle, un sourire aux lèvres.
Il lui retira son haut. Lentement. Avec une précision presque religieuse. Il la regarda, sans honte, sans hâte. Elle était magnifique, offerte sans fragilité, avec cette audace tranquille des femmes qui savent qu’elles sont désirées.
Ses mains parcoururent son dos, ses flancs, sa peau chaude sous la pluie qui s’évaporait. Elle pencha la tête, la bouche sur son cou, puis son torse, et il ferma les yeux.
Ce qui suivit ne fut pas brutal, ni bestial, mais viscéral. Lent d’abord. Chaque mouvement, chaque souffle, chaque soupir avait sa place. Puis plus pressé. Plus désordonné. Les coussins chutèrent, les vêtements volèrent. Le canapé craqua doucement sous leurs élans.
Elle le dominait sans l’écraser. Il la guidait sans l’imposer. Deux forces, deux flammes, égales et opposées. Elle se cambra en arrière, un gémissement sourd échappé de ses lèvres. Lui, agrippa ses hanches, les yeux rivés sur elle comme si elle était l’unique ancrage possible dans ce monde de pluie et de silence.
Ils perdirent la notion du temps. Et quand leurs corps retombèrent, l’un contre l’autre, brûlants, tremblants, haletants… le silence se fit.
Victor avait les yeux fermés. Sa main glissait lentement le long de la cuisse de Siena, comme pour prolonger l’instant. Elle caressait son torse, dessinant des cercles distraits sur sa peau encore chaude.
— Tu te sens mieux ? demanda-t-elle dans un souffle.
Il ne répondit pas tout de suite. Puis ouvrit les yeux. Lentement. Et dit :
— Non. Mais c’est la première fois depuis longtemps que je me sens vivant.
Siena sourit.
— Alors on est deux.
***
Le loft était plongé dans une lumière tamisée, douce comme une respiration après l’effort. La pluie n’avait pas cessé, elle tombait doucement, presque mélancolique, contre les baies vitrées. Dans la cuisine ouverte, Siena préparait un plateau. Elle portait une nuisette, ouverte juste ce qu’il faut. Pieds nus, cheveux encore humides, elle se déplaçait avec cette grâce fluide, féline, presque irréelle.
Victor, torse nu, assis sur le canapé, enfilait lentement un t-shirt propre. Il était silencieux. Pas distant. Juste apaisé. Ses gestes étaient précis, comme toujours. Lents, comme rarement.
— Thé ou vin ? demanda-t-elle sans se retourner.
Il hésita. Puis :
— Vin. Rouge. Un verre.
Elle hocha la tête, servit deux verres. Elle le rejoignit, pieds nus sur le parquet, et s’installa près de lui, ses jambes croisées sous elle. Ils trinquèrent sans un mot. Juste un regard. Une reconnaissance tacite.
Le silence entre eux n’était pas gênant. C’était un silence habité. Riche. Il n’y avait rien à prouver. Rien à justifier.
— Alors ? dit-elle doucement après une gorgée. Je t’avais dit qu’il y a du bon dans le sexe, on se sent mieux après.
Il tourna la tête vers elle.
— Il y a du vrai… on se sent… apaisé !
— C’est ce qui marche avec moi, dit-elle en le regardant avec son air malicieux.
Il ne répondit pas tout de suite. Puis, dans un souffle :
— Peut-être que ce soir, j’ai décidé d’arrêter de survivre. Et juste… exister.
Siena sourit. Elle s’allongea contre lui, la tête sur sa cuisse, les yeux levés vers lui.
— Je peux te dire un truc que j’ai appris toute seule comme une grande ?
Il la regarda, neutre.
— Tu vas le faire, de toute façon.
Elle sourit puis se pencha vers lui et déclara gravement :
— Si jamais il y a une chose à laquelle tu tiens par-dessus tout, n’essaie pas de la retenir, si elle te revient, elle sera à toi pour toujours, si elle ne revient pas, c’est que dès le départ, elle n’était pas faite pour toi…
Victor la fixa un instant, sans répondre. Puis il baissa les yeux vers sa main posée sur son genou, et effleura ses doigts.
Il n’avait pas les mots. Peut-être qu’il n’en avait plus besoin.
***
Le matin était gris, humide, suspendu dans un silence ouaté comme seule Seattle savait les tisser. La Porsche noire, lustrée, attendait au pied du bâtiment. À l’intérieur, Siena Callahan, les mains sur le volant, regardait droit devant elle. Ni musique, ni parole. Juste le souffle régulier de la climatisation, et le cliquetis discret de la pluie sur le pare-brise.
Victor referma la portière côté passager avec un calme mesuré. Pas de gêne. Pas de malaise. Il avait simplement repris sa place dans le monde — celle d’un homme qui avait connu une parenthèse douce, mais éphémère.
Ils ne dirent rien durant le trajet. Pas besoin. Les mots auraient été maladroits, déplacés peut-être. Tout avait déjà été dit la veille — ou au contraire, rien n’avait eu besoin d’être dit.
Arrivée devant le loft, elle coupa le moteur. Il défit sa ceinture. Puis se tourna vers elle.
Le regard qu’ils échangèrent n’avait rien de brûlant, rien d’urgent. C’était plus profond. Un respect. Une entente muette. Peut-être même une forme de reconnaissance. Siena pencha légèrement la tête, comme si elle voulait graver ses traits dans sa mémoire. Puis elle se pencha lentement vers lui. Un baiser. Simple. Tendre. Sans faim ni fièvre. Un adieu qui ne disait pas son nom.
Victor quitta la voiture sans un mot. Il monta les marches, le pas droit, les épaules larges. Elle le suivit du regard, silencieuse, jusqu’à ce qu’il disparaisse dans l’ombre de l’entrée.
Et là, quelque chose remua en elle.
Ce n’était pas de l’amour. Pas encore. L’amour, pour elle, c’était un mot trop usé, trop sali, trop exigeant. Un mot qui évoquait les chaînes, les promesses non tenues, les déceptions.
Mais ce qu’elle ressentait… c’était plus délicat. Plus rare. Victor n’était pas seulement un amant. Pas juste un amical soutien dans la nuit. Il était… autre chose. Elle ignorait encore quoi.
Un pilier ?
Une anomalie dans sa vie trop bien contrôlée ?
Un mystère qu’elle n’avait pas envie de résoudre tout de suite ?
Elle poussa un long soupir. Puis, sans un regard en arrière, elle redémarra doucement la voiture. Le moteur ronronna, discret. La Porsche s’éloigna dans la brume de la ville.
Elle s’était fait une promesse silencieuse.
Ne jamais le briser.
Pas lui.
Pas Victor.
Lui de son côté referma la porte d’entrée d’un geste lent. La chaleur douce de l’intérieur contrastait avec l’humidité de la rue. Il posa ses clés sur la table, retira sa veste trempée, et leva enfin les yeux.
B-Ed était là, assis sur le vieux fauteuil club qu’il avait lui-même rafistolé à coups de scotch et de génie. Il portait un sweat délavé, un bonnet enfoncé sur le crâne, et tenait une tasse de café fumant entre ses mains. Il ne dit rien tout de suite. Juste un regard. Franc. Ancien.
— Alors, t’es revenu, dit-il enfin. Elle t’a pas attaché au lit ?
Victor ne répondit pas. Il avança lentement jusqu’à l’établi où reposaient ses pinceaux, ses esquisses inachevées. Un silence lourd s’installa. Puis B-Ed soupira et se leva avec un petit grognement. Il s’approcha.
— Tu veux que je sois franc, mon frère ? Cette donzelle… Siena ? Elle t’apaise peut-être. Elle t’offre une sorte de… pause. J’peux comprendre. Mais c’est pas pour toi.
Victor tourna doucement la tête, mais ne répondit toujours pas. B-Ed poursuivit, plus bas :
— Elle est trop lisse, trop dans le contrôle. Elle veut tout diriger, tout comprendre, et toi… toi mon pote t’es pas un homme qu’on met dans un cadre. Elle joue à l’indépendante, mais elle cherche à posséder ce qu’elle touche. Et toi t’as pas été fait pour être possédé.
Un silence. Long. Victor resta immobile, le regard perdu quelque part entre la toile blanche et l’horizon invisible.
B-Ed fit quelques pas, désignant une toile posée contre le mur. Une femme japonaise de dos, en kimono, immobile devant un coucher de soleil. Les couleurs étaient chaudes, tendres. La silhouette, seule, mais paisible.
— Tu vois ça ? Tu l’as faite y’a deux mois. Je savais pas pourquoi. Mais maintenant, j’crois que je pige. C’est elle. Ta première régulière, non ?
Victor posa enfin les yeux sur la toile. Il ne dit rien. Sa gorge se serra. Il la revoyait. Aiko. Sa nuque, toujours droite. Sa façon de regarder les choses, sans jamais reculer. Même quand elle voulait le tuer.
B-Ed continua, plus bas, comme s’il parlait à travers la peinture.
— Elle t’aurait dit quoi, elle, aujourd’hui ? Si elle te voyait courir après des souvenirs avec une femme qui veut juste te reprogrammer ? Elle t’aurait regardé droit dans les yeux, et elle t’aurait dit : "Sois digne. Sois toi." Elle aurait pas voulu que tu t’enterres dans une parenthèse confortable.
Victor ferma les yeux une seconde. Puis répondit, d’une voix basse, presque sans timbre :
— Tu peux pas comprendre.
— C’est vrai, admit B-Ed. J’ai pas roulé ma bosse un peu partout dans ce globe. J’ai jamais aimé une asiate, ni perdu une Rebecca, ni fui dans une autre ville avec un faux nom. Mais j’sais reconnaître quand quelqu’un fuit quelque chose au lieu de le regarder en face.
Victor resta immobile. Sa mâchoire se contracta légèrement.
— T’as le droit de souffler, mon frère. T’as même le droit d’oublier. Mais faut pas que tu te trahisses. Pas pour un lit chaud. Pas pour un sourire bien placé. T’as été plus que ça, Victor. T’es encore plus que ça.
Il laissa tomber ses mots comme des cailloux dans un puits profond. Puis il retourna s’asseoir, reprit sa tasse, et conclut :
— Tu sais ce que c’est la vraie solitude ? C’est quand t’as plus personne pour te dire la vérité. Moi, tant que je suis là, tu seras jamais seul.
Victor fixa la toile un long moment. Une larme silencieuse glissa sur sa joue sans qu’il la sente. Pas une larme de chagrin. Une larme ancienne. Comme une pluie sur une stèle de pierre.
Puis, il se détourna, et dit simplement :
— Merci, B.
***
La pluie s’était arrêtée, mais l’air restait moite, saturé de nuages bas. Le vieux motel où Clay St John avait élu domicile ressemblait à un cliché de polar : enseigne clignotante, chambres aux rideaux lourds, odeur persistante de tabac froid.
Rebecca descendit de la voiture sans attendre Devon. Elle était tendue, le regard droit, tranchant. Devon la suivit en silence, mains dans les poches, prêt à intervenir. Il avait déjà vu cette démarche chez elle : celle d’un loup blessé qui revient mordre.
Ils trouvèrent Clay dans la cour, appuyé contre la rambarde du premier étage, une bière tiède à la main, le regard perdu dans la brume du soir. Il les vit. Et il sourit. Ce même sourire insolent, presque affectueux, qui avait autrefois fait craquer Rebecca. Mais plus maintenant.
— Eh ben. Alvarez, t’es venue prendre une bière ? lança-t-il en prenant une gorgée.
Rebecca monta les marches sans un mot. Arrivée à sa hauteur, elle lui envoya un coup de poing brutal qui l’écrasa au sol. Devon grimaça : il savait que Rebecca avait un avant-bras capable de briser une batte de baseball, et vu le sang qui coulait du nez du gars, il avait salement morflé.
Elle le releva sans douceur, puis un genou dans l’entrejambe — violent, sec, chirurgical. Cette fois, Devon détourna les yeux. Là, ça avait dû vraiment faire mal.
Clay gisait à terre, haletant. Rebecca le toisa. Aucune émotion. Et sans prévenir, elle lui balança un coup de pied dans la tête.
Devon s’avança, inquiet. Mais elle leva un doigt, menaçant, comme si elle l’avait cloué d’un sort. Il recula, mains levées.
— Je commence à peine à m’échauffer, mon mignon, dit-elle d’une voix si calme qu’elle glaça Clay.
— Ok… t’es en colère, haleta Clay.
— C’est la facture pro-forma du BAISER, sale résidu de foutre caillé.
Il tenta un sourire, mais son œil battait déjà sous l’impact.
Clay la fixa, puis tourna les yeux vers Devon.
— Et toi, t’es venu me mettre une droite ou juste faire joli ?
— Moi je regarde comment tu vas t’en sortir. Vas-y, continue.
Rebecca ne se laissa pas distraire.
— Tu vas causer… dis-moi qui t’envoie ?
— T’as toujours été douée pour flairer les trucs après la catastrophe. Tu veux quoi, une confession ? Un aveu ? Un mot magique ? dit Il en grimaçant de douleur.
Rebecca sans crier gare lui donna un autre coup de pied dans les côtés, cette fois il hurla de douleur.
— Si tu continus à faire le malin… là je vais vraiment faire la méchante, et crois moi jusque-là j’étais très gentille. T’es revenu pour quoi ? Qui t’a payé ?
Clay secoua la tête. Il y avait dans ses yeux un éclat de mélancolie. Presque du regret.
— Personne m’a payé. C’est moi qui ai voulu revenir.
— Bullshit, répliqua Devon. Une maison introuvable, un timing parfait, un baiser pile au bon moment ? C’est pas du romantisme, mec. C’est une opération.
Clay se tut. Il regardait Rebecca. Longtemps.
— Et si j’avais juste voulu te revoir, Becs ? T’as jamais pensé que j’étais sincère ? Que j’avais besoin de te dire adieu, une fois. Une vraie.
Rebecca pencha la tête de côté et l’observa un moment, le visage toujours inexpressif. Clay était entrainé à supporter la torture, le waterbording et tout le reste, comme la manipulation psychologique qu’il lui faisait là, d’autres seraient tombé dans le panneau. Sauf qu’elle aussi savait comment soutirer des infos, et là elle n’avait plus de lois qui l’empêchait d’employer les grands moyens, sans hésiter elle sortit un canif de sa poche et s’agenouilla en activant la lame.
— Tes couilles… dit-elle d’une voix blanche.
— Quoi ? murmura Clay, la gorge soudain sèche.
Il tenta de se redresser, mais ses bras tremblaient.
— Becky… tu vas pas faire ça. C’est toi, merde. Tu déconnes là.
Devon avança d’un pas, mais s’arrêta. Son instinct criait d’intervenir. Mais quelque chose dans le regard de Rebecca… ce vide habité… le paralysa.
— JE VEUX TES COUILLES, dit-elle avec des yeux terribles. Sois-tu prends ce couteau et tu les arraches toi-même, soit je le fais et crois moi… tu vas les porter dans un gobelet.
Clay la fixa comme s’il venait de voir un démon s’incarner sous ses yeux. Sa mâchoire se contracta. Il n’y avait plus de sourire. Plus de façade. Il comprenait maintenant : elle ne bluffait pas.
— Rebecca... attends... écoute-moi, merde, souffla-t-il, la voix brisée par la douleur et la peur. Tu veux la vérité ? OK. OK ! Mais baisse ce foutu couteau.
Elle ne bougea pas. Pas d’un centimètre.
Il recula sur les coudes, jusqu’à ce que son dos cogne la rambarde du motel. Piégé. Trempé de sueur. Il n’avait plus rien de l’ex-SEAL sûr de lui. Il n’avait plus que ses tripes. Et il savait qu’elle était prête à les sortir.
— C’était Siena, ok ? dit-il enfin, la gorge serrée. Siena Callahan. Elle m’a filé trois millions pour te faire retomber. Pour que Victor vous surprenne. Pour le foutre en l’air. Elle voulait… briser votre couple. C’était ça le contrat.
Un silence fracassant. Devon ouvrit de grands yeux. Rebecca ne tremblait toujours pas.
— Elle savait où il était, continua Clay. Elle savait tout. Elle voulait te faire passer pour une traîtresse. Elle savait que ça le briserait. Et moi… j’ai accepté. Parce que j’avais besoin de fric, j’ai été blessé et on m’a dégagé de l’armée.
Il détourna les yeux. Incapable de soutenir son regard.
— C’était pas censé aller aussi loin, Rebecca. J’te jure… J’croyais que tu dirais non. Que tu me repousserais. Mais t’as hésité. Une seconde. Et c’est tout ce qu’elle voulait.
Rebecca resta figée. Le canif toujours en main, luisant sous la lumière faiblarde du néon de l’enseigne. Trois millions. Siena Callahan. Une mise en scène. Chaque mot de Clay résonnait dans son crâne comme un tambour de guerre.
Son bras tressauta une seconde. Juste une. Puis elle le replia lentement, rangea le couteau. Pas par pitié. Pas par clémence. Mais parce que quelque chose, en elle, venait de changer. D’un coup.
— T’as vendu ton âme… pour trois millions, souffla-t-elle, le regard brûlant. T’as vendu mon amour, ma dignité, pour un putain de chèque. Tu me donne la gerbe.
Clay voulut parler, mais elle le coupa net.
— Ta gueule. Je t’écoute pas. T’existes plus.
Elle recula d’un pas. Bras tremblant. Pas de rage. Plus maintenant. De la glace. Du venin froid. Elle jeta un regard à Devon. Il attendait. Prêt.
Elle descendit les marches lentement. Devon la suivit. Avant de partir, il lança un dernier regard à Clay, recroquevillé, détruit.
— Si elle avait voulu te buter, elle l’aurait fait. T’as eu de la chance. Et t’aurais mieux fait de jamais la recroiser. J’espère que ce fric en valait le coup.
En bas, Rebecca frappa le capot, jura, puis s’adossa. Elle alluma une cigarette, la main tremblante.
Devon s’installa près d’elle, silencieux. Elle avait gagné. Clay avait parlé. Enfin. Pas tout, mais assez.
Trois millions.
C’était le prix. De sa trahison.
Un contrat. Et derrière lui, un nom.
Siena Callahan.
Rebecca sentit son cœur basculer. L’invitation à cette foutue soirée en robe et talons lui revint en mémoire. Siena avait voulu l’humilier. Elle y était allée quand même, Victor à son bras. Le cul serré dans cette robe, les pieds en feu dans ces chaussures de torture. Et Victor... Victor qui lui avait murmuré qu’elle était la plus belle femme de sa vie. Elle, Rebecca Alvarez. Avec ses bras musclés, son dos de boxeuse, ses cuisses solides. Et Siena… Siena ne l’avait jamais digéré.
Une bouffée. Un souffle nerveux. Les mains toujours tremblantes.
Elle revoyait Victor partir. Ce regard. Ce vide.
— Quand je pense que j’ai failli épouser ce connard, dit-elle enfin. Ça me donne envie de dégueuler putain de merde !
Devon lui tendit la main et Rebecca lui donna sa cigarette, il en tira une bouffée puis demanda gravement :
— C’est qui exactement cette Callahan ? Je veux dire, je sais qui elle est, mais j’ai pas encore compris pourquoi elle fait tout ça.
Rebecca lâche un rire sans joie.
— Siena Callahan. L’héritière. L’icône. Le cerveau. Et accessoirement… l’ex de Victor.
Devon siffle doucement.
— L’ex, genre… possessive ?
Rebecca le regarde. C’est pire que ça.
— C’est pas une ex. C’est une prédatrice. Elle croit que Victor est à elle. Et quand elle a compris qu’il m’aimait… elle a pas crié. Elle a pas pleuré. Elle a sorti son carnet de chèques.
Devon secoue la tête lentement.
— Trois millions pour que ton ex t’embrasse au bon moment, dans le bon décor. Putain…
Un silence puis Rebecca murmura :
— Et moi, comme une conne, j’ai marché dedans. J’ai laissé faire.
Devon se tourne entièrement vers elle.
— Ok. Maintenant écoute-moi bien, Rebecca. Tu t’es pas laissée faire. T’as été surprise, manipulée. Tu veux te flageller ? Ok. Mais t’oublie un truc.
Elle le fixe. Il parle plus fort, plus grave :
— T’as pas menti. T’as pas trahi. Tu t’es fait avoir. Et ça, c’est pas la même chose. Victor doit le savoir. Il DOIT l’entendre de toi.
Rebecca serre les mâchoires, baisse la tête. Elle encaisse. Encore.
— Il m’a vue, Devon. Il m’a regardée… et il est parti. Il m’a jugée en une seconde.
Devon pose une main sur son épaule.
— Et toi, t’as jugé Clay pendant des années comme un mec fiable. Comme un gars bien. Tu t’es trompée. Lui aussi. Vous êtes humains. Pas des foutus dieux grecs.
Un silence, puis :
— Mais maintenant t’as une chance de réparer. Alors arrête de ruminer. Tu vas le trouver, lui parler. Tu vas tout lui dire. Et s’il a encore un cœur… il écoutera.
— Ouais, bah… figure-toi que je sais pas où il est ! aboya Rebecca en frappant le sol du pied.
— Réfléchis, insista Devon, plus ferme. Personne ne disparaît sans laisser de trace. Ce n’est pas parce qu’on ne voit rien que c’est invisible.
Rebecca ferma les yeux. Un instant de silence. Elle fit le vide. Puis son regard s’accrocha à l’horizon, les sourcils froncés, comme si une idée s’imposait malgré elle. Elle se tourna brusquement vers Devon.
— B-Ed. Il faut retrouver B-Ed. C’est lui l’assistant de Victor, c’est lui qui gère ses expos, ses déplacements… Si Victor sait disparaître, B-Ed, lui, il laisse forcément une trace.
Devon hocha la tête, déjà en mouvement.
— Ok. Je m’en charge. Je fais mes recherches. Toi, tu rentres. Tu te poses. Tu dors. Et dès que j’ai une piste, je te rappelle. Clair et net ?
— Ok… ok… dit-elle dans un souffle, tremblante d’émotion et d’espoir mêlés. Devon, je voulais juste te dire…
— Tu me remercieras quand t’auras récupéré ton mec et ta plaque, coupa-t-il froidement.
Il planta son regard dans le sien.
— Alors repose-toi. Et laisse-moi faire le reste.
Trois jours plus tard
Le soleil était pâle, diffus derrière les nuages. Une lumière laiteuse baignait le salon spacieux de la maison d’Alex. Rien d’ostentatoire : des murs blancs, un parquet blond, quelques photos encadrées, un plaid sur le canapé. Et dans un coin du vaste séjour, entre la baie vitrée et les plantes en pots, Rebecca s’entraînait.
Elle enchaînait les mouvements avec une rage contenue, une précision presque mécanique. Le sac de frappe oscillait sous les impacts de ses poings, de ses coudes, de ses pieds. Les perles de sueur coulaient le long de ses tempes, collant ses mèches brunes à son front. Elle ne parlait pas. Elle soufflait. Elle cognait. Encore. Encore. Encore.
Dans la cuisine ouverte, Alex et Luna étaient assises autour de la table, deux mugs de thé à la main. Luna regardait Rebecca à travers la porte entrouverte, une moue inquiète aux lèvres.
— Elle dort, déjà. C’est un progrès, murmura Luna.
Alex hocha la tête doucement. Elle avait les cheveux attachés à la va-vite, un sweat trop grand sur le dos, les traits tirés malgré les heures de sommeil grappillées.
— Ouais. Et elle mange. Un peu. Elle grogne à chaque bouchée, mais elle avale.
Luna but une gorgée, puis se mordit la lèvre, hésitante.
— Tu crois qu’elle va tenir le coup ? Que... qu’elle va le retrouver ?
Alex ne répondit pas tout de suite. Elle regarda Rebecca continuer à frapper le sac. Les coups n’étaient plus aussi désordonnés qu’au premier jour. Il y avait du rythme, de la conscience. Une volonté de reprendre le contrôle.
— Je crois qu’elle est déjà en train de se reconstruire. À sa manière, dit Alex. Elle s’est prise une bombe émotionnelle en pleine gueule, mais Rebecca… elle se brise pas. Elle plie, mais elle casse jamais.
Luna fixa le sac qui oscillait, puis le regard de Rebecca. La mâchoire serrée, les bras tendus, la respiration lourde mais régulière.
— Elle fait peur parfois.
— C’est parce qu’elle fait peur à ce qui lui fait peur, répondit Alex du tac au tac. C’est sa manière de survivre.
Rebecca frappa une dernière fois le sac d’un direct puissant, puis recula d’un pas. Elle baissa les bras, souffla longuement. Ses mains tremblaient légèrement. Pas de fatigue. D’adrénaline.
Elle attrapa une serviette posée sur une chaise, s’épongea le front, puis s’approcha lentement de la cuisine. Luna se redressa sur sa chaise.
— Bien tapé, capitaine, dit-elle doucement.
— J’ai vu mieux, répondit Rebecca sans ironie.
Elle ouvrit le frigo, attrapa une bouteille d’eau, but une longue gorgée, puis la referma. Son regard balaya la pièce, s’arrêta un instant sur Alex, puis sur Luna.
— Merci à vous deux.
— Pour quoi ? demanda Luna.
— Pour… être là. Sans poser trop de questions. Sans me forcer à parler.
Alex haussa les épaules.
— La parlotte et toi ça fait deux, non ?
Rebecca esquissa un sourire fatigué, puis alla s’asseoir sur le tabouret de la cuisine. Elle prit une profonde inspiration, l’expira longuement.
— J’ai une piste. C’est mince, mais c’est une piste. Si je retrouve B-Ed, je retrouverai Victor.
— Il est où, ce type ? demanda Luna.
— Nulle part. Et partout. Il a bossé toute sa vie dans l’ombre, pour Victor. Organisateur d’expos, assistant, logisticien. Il sait comment disparaître… mais il laisse des miettes. Il ne peut pas faire profil bas éternellement.
— Et quand tu le retrouves ? demanda Alex. Tu comptes faire quoi ?
Rebecca ne répondit pas tout de suite. Elle regarda par la fenêtre. Le ciel était gris, menaçant, mais il n’y avait pas de pluie. Pas encore. Elle posa sa main sur le bois de la table, comme pour se rappeler qu’elle était bien là. Présente. En vie.
— Je veux juste le regarder dans les yeux. Lui dire ce qui s’est passé. Même s’il me ferme la porte au nez, je veux qu’il sache. Après ça, ce sera à lui de décider. Mais je ne resterai pas celle qui s’est tue.
Un silence tomba.
Luna se leva, attrapa un bol de fruits et le posa devant Rebecca.
— Mange. T’as besoin d’énergie pour faire trembler la terre.
Rebecca sourit faiblement et se mit à peler une mandarine. Ses gestes étaient plus lents, plus calmes. Elle ne fuyait plus. Elle se préparait.
Alex l’observa un moment, puis se tourna vers Luna.
— Elle va le retrouver.
— Ouais. Tout dépend de ce qu’elle va retrouver, ajouta Luna en croisant les bras.
Rebecca mangeait lentement. Pour la première fois depuis des jours, son cœur ne tambourinait plus comme un tambour de guerre. Il battait avec force. Mais avec mesure.
Elle allait le retrouver.
Et elle allait le faire à sa manière. Avec lucidité, rage, et un amour qu’aucune manipulation, aucun ex pourri, aucune rivale milliardaire ne pouvait effacer.
Sans hésiter elle fit des pompes en sifflant bruyamment.
Le téléphone vibra sur la table. Rebecca sursauta, en plein milieu d’une série. Elle roula sur le côté, essoufflée, tendit le bras et saisit l’écran. DEVON.
Elle décrocha immédiatement.
— Ouais ? haleta-t-elle.
— Je l’ai, dit Devon sans détour.
Rebecca se redressa d’un coup, à genoux, les mains crispées sur le tapis.
— Quoi ? Tu l’as retrouvé ?
— Disons que j’ai retrouvé son fantôme. Écoute-moi bien. J’ai passé mes contacts à la moulinette. Croisé plusieurs circuits d’exposition privés, des marchés d’art underground, et devine quoi… Le nom de B-Ed est apparu comme assistant logistique d’un peintre discret basé à Seattle.
Rebecca se leva d’un bond, déjà en train de chercher son sac des yeux.
— Et ce peintre, il s’appelle comment ?
— Hector Drummond, répondit Devon.
Un silence. Un souffle. Puis un cri, rauque, presque animal :
— C’est lui, putain ! hurla-t-elle. C’est LUI !
Elle tourna en rond, fébrile, agrippa ses clés, sa veste, faillit faire tomber une lampe. Alex, sur le canapé, sursauta.
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il se passe ?
— C’est lui ! cria Rebecca, les yeux brillants. C’est Victor ! Hector Drummond, c’est son putain de faux nom !
Devon, de l’autre côté de la ligne, reprit plus doucement :
— J’ai l’adresse. C’est un loft dans Capitol Hill, Seattle. Rue Harrison. Je t’envoie tout ça par message. Il est planqué là depuis des semaines, peut-être plus. Personne ne le voit aux expos. Il laisse B-Ed tout gérer. Profil bas. Très bas.
Rebecca ferma les yeux une seconde, un sourire tremblant aux lèvres. Enfin. Enfin.
— Devon…
— Ouais ?
— Je te revaudrai ça. Jusqu’au dernier centime.
Devon lâcha un petit rire.
— Rends-moi service : va le chercher. Dis-lui la vérité. Le reste… tu le régleras avec ton flingue, ton cœur, ou ton putain de poing, mais ramène-le.
Rebecca raccrocha sans répondre. Elle tenait déjà son sac, courait presque vers la porte, jetant à Alex et Luna un regard brûlant.
— Je l’ai retrouvé.
— Tu vas où ? s’écria Alex.
— À Seattle.
Elle s’arrêta juste sur le seuil. Un instant. Puis, la voix plus grave, plus assurée que jamais :
— Je vais le ramener.
Et la porte claqua.
***
Le parc était encore humide de la veille. La pluie avait lessivé les chemins, alourdi les feuillages, et teinté l’air d’une odeur de terre et d’écorce. Un vent léger agitait les feuilles mortes en tourbillons tranquilles. C’était un matin gris, mais doux, comme suspendu. Victor était assis sous un arbre, un grand chêne isolé, un peu à l’écart du sentier principal. Il avait installé un chevalet simple, posé sur l’herbe, un tabouret bas, et sa boîte de couleurs. Il peignait.
Pas avec rage. Pas avec méthode. Mais avec une lenteur méditative. Il effleurait la toile, puis s’arrêtait longuement. Observait les branches. Les ciels. Les reflets du lac plus loin. Il peignait comme on se soigne. Comme on murmure à ses fantômes.
Il avait maigri. Sa chemise, ouverte sur le col, flottait un peu plus sur ses épaules. Ses traits s’étaient creusés, durcis. Il portait une barbe de quelques jours, et ses cheveux désormais courts lui donnaient un air plus austère, plus nu — presque monastique. Il n’y avait plus trace de la queue de cheval, ni des bijoux, ni du cuir, ni de la superbe. Juste un homme, seul, face à sa toile, et au vide qu’il tentait de remplir.
Et c’est là qu’il la sentit.
Une vibration. Une tension dans l’air. Pas un Quickening. Pas un danger. Quelque chose de plus intime. Un frisson dans l’échine. Une mémoire vivante. Il leva lentement les yeux. Se retourna.
Et elle était là.
Rebecca.
Elle ne bougeait pas. À une dizaine de mètres. Figée. Haletante. Comme si elle venait de courir. Elle portait un jean, une veste sombre, les cheveux en désordre sous le vent. Mais ce fut son regard qui frappa Victor. Un choc silencieux. Brutal.
Elle le dévisageait comme on voit un fantôme.
Il s’était levé lentement. Sans un mot. Son pinceau à la main. Il semblait ne pas croire ce qu’il voyait.
Rebecca avança. Un pas. Puis un autre. Son cœur battait dans sa poitrine comme un tambour de guerre. Elle le détailla, chaque centimètre. Les pommettes plus saillantes. Le regard creusé. Les mains tachées de peinture. Il semblait plus brisé que jamais.
Et pourtant… vivant.
— Victor… dit-elle enfin dans un souffle
Sa voix se brisa à ce seul mot. Lui, il la regardait, droit. Mais il ne dit rien. Pas encore.
Rebecca s’arrêta à quelques pas. Elle voulait courir, le prendre dans ses bras, hurler, pleurer, mais rien ne sortait. Alors elle fit ce qu’elle pouvait. Elle resta là. Debout. Face à lui. Les yeux pleins d’un feu contenu. Et c’est là qu’elle nota combien il avait changé.
— Je t’ai cherché partout, murmura-t-elle. Tu m’as laissé…
Il baissa les yeux. Juste un instant. Puis il la fixa à nouveau, plus durement.
— J’ai vu ce que j’avais besoin de voir, dit-il simplement.
Elle tressaillit. Mais elle ne recula pas.
— Non. Tu as vu ce qu’elle voulait que tu voies. Siena. C’était elle. Elle a tout monté. Clay… Le baiser… Elle m’a manipulée. Elle t’a pris de vitesse. Et moi, j’ai merdé. Mais pas comme tu crois.
Victor resta immobile. Son souffle était régulier, presque froid. Mais ses yeux… ses yeux trahissaient un chaos sourd. Un monde de doutes, de douleur, de manque.
Rebecca s’avança encore. Lentement. Elle ne le lâchait pas des yeux.
— Tu crois que t’as été le seul à souffrir ? T’as une idée de ce que c’est de voir ton monde s’effondrer ? De sentir ton cœur s’arracher, et de pas pouvoir hurler ? Parce que t’étais déjà parti.
Elle s’arrêta. Elle tremblait. Mais sa voix restait ferme.
— Oublie Siena, dit Victor avec un calme effrayant, Dis moi juste… pourquoi tu l’as embrassé ? Est-ce que tu souffrais avec moi ? Est-ce que je t’ai fait du mal ?
C’est un silence qui lui répondit d’abord. Pas un de ces silences gênés ou pleins de colère, non. Un silence comme un vertige. Rebecca le regardait, et ce qu’elle y lisait dans les yeux de Victor lui transperçait le cœur : il ne se protégeait plus. Il attendait. Nu. Ouvert. Et prêt à s’effondrer.
Elle inspira, une grande bouffée d’air tremblante, puis répondit :
— Non… Tu m’as pas fait de mal. Pas comme ça. J’ai jamais souffert à cause de toi. J’ai souffert pour toi. Car tu en vaux la peine.
Sa voix tremblait, mais elle ne flanchait pas.
— Et Clay… C’était pas un baiser. C’était un piège. Je le savais pas. J’ai pas réfléchi. Il m’a prise de court, et j’ai laissé faire. Une seconde. Une putain de seconde. Pas par amour. Par erreur. Par fatigue. Par solitude, peut-être. Mais pas parce que je voulais lui appartenir. Parce que, Victor, j’appartiens à personne.
Elle s’approcha. Tout près. Il ne bougea pas.
— Et surtout pas à lui. Parce que je suis à moi. Et que si j’ai envie d’aimer quelqu’un, je le choisis. Et je t’ai choisi toi.
Victor serra les mâchoires. Son visage restait fermé, mais ses yeux… ses yeux étaient pleins de fissures. Rebecca leva une main. Elle ne le toucha pas encore. Elle laissa juste ses doigts flotter dans l’air, entre eux.
— J’ai merdé, ouais. J’ai pas été assez rapide, pas assez forte, pas assez méfiante. Mais je t’ai jamais menti. Je t’ai jamais trahi. Pas volontairement. Et je t’ai jamais aimé à moitié.
Elle soupira.
— Est-ce que j’aurais pu l’empêcher ? Peut-être. Est-ce que j’aurais dû le repousser ? Évidemment. Mais j’ai pas eu le temps. T’étais déjà parti.
Victor murmura, la voix rauque :
— J’ai vu… tes lèvres contre les siennes.
— Et t’as pas vu mon regard. Mon corps figé. Mon cœur brisé. Tu m’as condamnée sur une image. Sans appel. Sans procès.
Il ferma les yeux un instant. Comme si les mots laissaient des traces sur sa peau.
— J’ai eu peur, dit-il enfin. Peur que tu sois comme les autres. Peur de t’avoir idéalisée. Peur d’être devenu vulnérable… à toi.
Elle le regarda longuement. Puis, enfin, posa sa main sur sa joue. Chaude. Vivante.
— Et si t’étais pas vulnérable, t’aimerais pas. Et t’aimer, ça vaut la peine d’être vulnérable. Même si ça fait mal. Même si ça saigne.
Il ne bougea pas. Mais sa respiration s’accéléra. Juste un peu. Rebecca s’approcha encore. Sa main glissa dans sa nuque.
— Je suis pas parfaite, Victor. Mais je suis là. Je suis venue. Jusqu’ici. Jusqu’à toi. Et je te demande pas de me croire. Je te demande juste… de me regarder. Vraiment.
Le silence reprit sa place. Plus dense. Plus lourd.
Puis Victor laissa tomber le pinceau. Il glissa entre ses doigts et tomba dans l’herbe, sans bruit. Il leva une main tremblante. Effleura sa tempe. Son front. Sa joue.
Et dans un souffle rauque, brisé :
— Dis-moi encore. Dis-moi que c’était pas vrai.
— C’était pas vrai, Victor. Rien de tout ça.
Et là, il craqua.
Il l’attrapa brutalement, la serra contre lui. Son front contre son épaule. Ses bras autour de sa taille. Comme un naufragé accroché à son rivage.
Mais Rebecca l’embrassa goulument, si violement, qu’un filet de salive resta relié à leurs lèvres lorsque Rebecca s’interrompit pour le regarder les larmes aux yeux, puis l’embrassa de nouveau en poussant des hoquets et des gémissements. Et elle se sentit renaître, comme une voyageuse perdue retrouvant enfin la source au cœur du désert, même Victor de son côté ferma les yeux en serrant cette femme forte dans ses bras.
***
Le loft était plongé dans une pénombre tiède, adoucie par la lumière filtrée des stores mi-clos. La pluie avait repris, fine, rythmique, tambourinant doucement contre les vitres. Dans la chambre, tout portait la trace d’un combat intime, charnel, féroce : les draps en désordre, les vêtements éparpillés, l’odeur mêlée de sueur, de sexe et de lessive.
Victor était allongé sur le dos, torse nu, les bras autour de Rebecca, qui s’était lovée contre lui, presque roulée comme une bête autour de ce qu’elle refusait de perdre. Ses jambes s’enroulaient autour des siennes, son bras posé en travers de sa poitrine, son visage niché au creux de son cou. Ils respiraient plus lentement, désormais. Mais leurs corps portaient encore la tension de l’après-midi — cette frénésie presque violente avec laquelle ils s’étaient retrouvés, déchirés, embrassés, mordus, comme s’ils devaient purger des jours entiers de douleur et de silence.
Victor fixait le plafond, le regard perdu dans le vide. Pas absent. Présent. Mais traversé.
Il bougea légèrement, cherchant à se redresser, murmurant dans un souffle :
— Je vais juste t’apporter un peu d’eau…
Rebecca resserra immédiatement son étreinte, ses bras autour de lui comme un verrou vivant. Sa voix, rauque, impérieuse :
— Non. Tu restes dans mes bras.
Il esquissa un mince sourire, tenta un nouveau mouvement, caressant doucement ses hanches pour l’amadouer.
— Juste une minute, je reviens, je te promets…
Mais elle colla encore plus son corps au sien, sa jambe jetée comme une entrave chaude sur sa hanche.
— NON. Tu restes dans mes bras. Et mes jambes. Je les ai musclées pour ça. Pour que tu ne me quittes plus.
Un silence. Long. Victor laissa tomber sa tête contre l’oreiller. Ses bras, qui s’étaient légèrement écartés, revinrent l’enlacer. Plus fort. Il ferma les yeux. Soupira.
— D’accord, murmura-t-il. Je reste.
Rebecca glissa sa main dans ses cheveux courts, caressant doucement sa nuque.
— T’as plus le droit de disparaître, Victor. Pas maintenant. Pas après ça.
Il ne répondit pas. Mais son souffle s’apaisa, enfin. Et dans cette chambre trempée de fatigue et de tendresse brutale, deux cœurs battaient à l’unisson. Deux âmes qui, malgré les déchirures, s’étaient retrouvées. Même si ça saignait encore.
Mais Victor ne dormait pas, car malgré la joie de retrouver Rebecca il sentait encore un vide béant, et ne parvenait pas à l’expliquer, il poussa un soupire et ne se rendit même pas compte que Rebecca avait aussi les yeux ouverts comme si elle le surveillait en silence, elle lui caressera la gorge et déclara tendrement.
— Tu sais… Alex va être heureuse de nous voir rentrer. Elle a besoin de te voir, toi aussi. Tu lui manques, Vic.
Victor ne répondit pas tout de suite. Il se contenta de fixer le vide puis répondit d’une voix calme presque étouffée
— Je ne rentrerai pas à San Francisco.
Rebecca se redressa un peu, les sourcils froncés.
— Quoi ? Mais pourquoi ? Tu veux dire… pas tout de suite ?
Il secoua doucement la tête. Son regard restait fixé au-dehors, comme si s’il la regardait, il allait se briser.
— Non. Plus jamais. J’ai tout laissé là-bas. Ou plutôt… c’est tout là-bas qui s’est écroulé. J’suis parti pour ne pas exploser.
Elle le fixait maintenant, figée.
— Victor…
Il se leva lentement, marcha tout nue jusqu’à la baie vitrée, puis s’adossa contre le verre. Son reflet sur la vitre semblait plus vieux que lui-même.
— J’ai pas fui Rebecca… j’ai déserté. J’étais au bord du gouffre. Trop de morts, trop de pertes, trop de doutes. Et quand j’ai vu cet homme te serrer et te… j’ai senti quelque chose se briser en moi. Plus rien n’avait de sens. Ni mon nom, ni mes combats, ni même ce que je ressentais.
Rebecca s’était levée, toute nue aussi, silencieuse.
— Bébé ! murmura-t-elle. On est ensemble maintenant. On peut réparer. On peut reconstruire, mon beau. Tu m’as retrouvée. Je t’ai retrouvé. On est là.
— Peut-être. Mais je sais plus qui je suis, souffla-t-il. Victor Kruger, Hector Drummond… ou pire… le Kurgan. Parfois je me réveille et j’ai l’impression d’être juste un masque vide. Une voix sans écho.
Elle le regarda, bouleversée. Elle le voyait vraiment pour la première fois depuis longtemps. Amaigri, creusé, abîmé jusqu’à l’os. Il avait l’air d’un survivant. Pas d’un guerrier. D’un homme qui avait vu trop de morts, et qui commençait à douter de sa propre humanité. Elle avait déjà vue cela chez les vétérans d’après-guerre, ce calme, cette façon de parler à la fois basse et douce comme si élever la voix était trop dure. Trop bruyant, trop violent.
Rebecca s’approcha encore. Lentement. Puis elle leva la main, posa sa paume contre sa joue. Il ne bougea pas. Mais ses yeux se fermèrent.
— Cette garce… souffla-t-elle.
Il se tourna vers elle et la regarda, surpris.
— Siena. Elle t’a fait ça. Elle t’a bouffé de l’intérieur. T’as pas juste fui San Francisco, tu t’es vidé de toi-même. Et elle va le payer.
Victor voulut protester, mais elle le coupa, farouche :
— J’vais la retrouver. Je vais la faire couiner. Pas parce qu’elle m’a humiliée. Mais parce qu’elle t’a démoli…
— Rebecca… dit Victor tristement.
— Non Vic… écoute-moi. S’il y a une chose qui me rend cinglée. C’est qu’on fasse du mal a mes proches, alors te faire croire que je t’ai trahi, c’est une saloperie que je fais rembourser au centuple, et t’as pas idée combien mon compteur Geiger est dans le rouge lorsqu’il pointe sur cette salope.
Victor ne dit rien. Il ferma les yeux, longuement. Il aurait voulu pouvoir pleurer, mais même ça lui semblait hors de portée. Ses doigts, noués sur la rambarde de la baie vitrée, tremblaient à peine. Mais Rebecca les vit. Elle vit tout.
— Tu crois que j’ai pas envie de la briser, moi aussi ? murmura-t-il enfin. De la retrouver et de lui faire ravaler chaque mot, chaque plan, chaque sourire glacé qu’elle m’a lancé… Mais ce serait lui accorder encore trop de place dans ma tête. Et dans la tienne.
Rebecca serra la mâchoire.
— Elle a pris trop de place déjà. Je veux la sortir de ton crâne comme on arrache une tique.
Il eut un rictus. Triste. Presque attendri.
— Et si c’était pas elle, le vrai poison, Rebecca ? Et si c’était moi ? Mon passé. Mes mille visages. Ma foutue immortalité. Ce que j’ai été. Ce que j’ai fait. Ce que je suis encore, parfois, quand je me regarde trop longtemps dans un miroir.
Rebecca le rejoignit. Lentement. Elle passa derrière lui, posa son front contre son dos, ses bras autour de sa taille. Ils restèrent ainsi, nus, vulnérables, liés comme deux épaves échouées l’une contre l’autre.
— Peut-être que t’es un poison, ouais, souffla-t-elle. Mais t’es le mien. Et j’ai survécu à pire. T’as le droit d’être perdu. T’as le droit de douter. Mais t’as plus le droit de m’éloigner. Ni moi, ni Alex, ni même toi-même.
Il ferma les yeux, et enfin… enfin, quelque chose céda. Un souffle. Une faille. Une larme peut-être, que le silence emporta.
— J’ai peur, Rebecca.
— Moi aussi, mon amour. Mais j’ai plus peur de te perdre que de tout le reste.
Silence. Puis elle ajouta, doucement :
— Et tu sais quoi ? On ne rentre pas à San Francisco. Pas maintenant. Pas tant que t’es pas prêt. Je vais appeler Luna. Et Alex. Je leur expliquerai. Mais moi, je reste ici. À Seattle. Avec toi. Le temps qu’il faudra. Jusqu’à ce que tu te regardes dans le miroir… et que t’y voies quelqu’un de vivant.
Victor se retourna enfin. Ses yeux rouges, ses joues creusées. Mais dans ce regard ravagé… il y avait de la gratitude. De l’amour. Et quelque chose d’ancien, d’indomptable, qui recommençait à battre.
Rebecca lui caressa la joue du pouce.
— Et t’as intérêt à survivre, putain, parce que j’ai encore des trucs à te dire. Et à te faire.
Il esquissa un sourire brisé.
— Je t’écoute.
Elle s’approcha, glissa ses lèvres contre les siennes, et murmura :
— "Je t’aime", espèce d’imbécile à croquer.
Et dans les bras de cette femme, Victor sentit que le vide, peu à peu, se remplissait.
Chapitre 2 : Le silence d’Hector Drummond - Partie 2
Le loft était plongé dans l’obscurité. Seules quelques lumières tamisées dessinaient les contours du mobilier. Sur le lit, Rebecca dormait, nue, paisible, une jambe jetée sur les draps en désordre. Sa respiration était lente, régulière. Victor, lui, ne dormait pas.
Il s’était levé sans bruit. Pieds nus sur le parquet, torse nu, une couverture jetée sur ses épaules. Il traversa lentement la pièce et s’arrêta devant le grand miroir mural près de l’entrée. Il n’alluma pas la lumière. Il se regarda. Longuement.
Et son reflet… ne bougea pas.
Victor fronça les sourcils. Son cœur manqua un battement. Il se pencha légèrement, tendit la main vers le miroir.
Le reflet, lui, restait droit. Implacable. Le visage légèrement tordu dans un sourire carnassier.
— Tu crois m’avoir enterré ? souffla la voix dans la pièce. Elle n’était pas dans l’air. Elle était dans sa tête. Mais aussi dans le verre.
Victor recula d’un pas. Le reflet, désormais figé, semblait... plus vieux. Plus brutal. Les cheveux longs. Le regard noir. Ce n’était plus lui. C’était le Kurgan.
— C’est fini, murmura Victor. T’es mort depuis longtemps.
— Tu crois ? Tu crois vraiment qu’un millénaire de massacres, ça s’oublie avec quelques toiles et une femme dans ton lit ? Tu peux pas m’effacer. Je suis le seul toi qui ait jamais été VRAI.
Victor déglutit. Il serrait les poings. Le Kurgan éclata d’un rire silencieux, sec, cruel.
— T’as vu ce que t’es devenu ? Un résidu. Un type en fuite, avec un cœur mou, qui croit encore aux secondes chances. Elle te colle, elle t’aime, mais elle sait pas. Elle SAIT PAS jusqu’où t’as été. Jusqu’où tu POURRAIS aller.
— Tais-toi, souffla Victor, plus fort.
— Rebecca ne t’aime pas. Elle aime l’image que t’as fabriquée. "Victor Kruger", le ténébreux potier. Mais ce n’est pas toi. C’est moi. Le vrai. Le seul. L’immuable.
Victor leva la main. Tremblante. Il la posa contre le miroir.
— Tu ne contrôles plus rien. T’as eu ton règne. Maintenant je veux… vivre.
Le reflet sourit, carnassier.
— Vivre ? Alors pourquoi t’as fui ? Pourquoi t’as baisé une autre quand elle t’aimait encore ? Pourquoi tu te caches derrière un putain de pinceau comme un môme avec des cauchemars ?
Victor hurla soudain. Une rage animale. Et d’un geste violent, il donna un coup de poing dans le miroir.
Le verre explosa. Les éclats volèrent dans le silence de la nuit. Une goutte de sang coula lentement le long de son bras.
Il haleta. Les poings rouges. Le regard hanté.
Puis, sans prévenir, la voix changea. Plus douce. Plus sensuelle. Plus moqueuse. Avec sa tonalité particulière qui lui donnait un écho presque surnaturel. La voix de Siena Callahan.
— Tu peux bien casser tous les miroirs du monde, Victor… je serai toujours derrière le reflet. Tu es à moi.
Il tomba à genoux en se tenant la tête, et en haletant. Les poings rouges. Le regard hanté.
— Victor… ?
Rebecca. Debout dans l’ombre. En t-shirt, les cheveux en bataille. Elle s’était levée, alertée par le bruit. Elle le regardait. Il ne tourna pas la tête. Il ne voulait pas qu’elle voie.
Mais elle s’approcha quand même. Doucement. Comme on approche un animal blessé. Elle prit sa main ensanglantée, sans parler. Et l’attira contre elle. Il résista une seconde.
Puis il s’effondra. Contre son torse. Contre son souffle. Et elle murmura simplement :
— Je suis là. Je suis là…
***
Une lumière laiteuse filtrait à travers les grandes vitres du loft. Dehors, les rues bruissaient à peine, comme si la ville elle-même hésitait à émerger. Victor ouvrit lentement les yeux, encore engourdi. Ses bras étaient vides, mais la chaleur de Rebecca restait imprimée dans les draps. Un parfum léger flottait dans l’air, mêlé à celui du café.
Il se redressa, s’étira, puis se leva avec cette lenteur propre aux hommes qui ne dorment jamais vraiment. Enfilant un pantalon de coton sombre, il quitta la chambre à pas feutrés.
Rebecca était déjà là, installée sur le canapé, jambes nues croisées, un débardeur noir sur le corps et un chignon rapide en bataille. Elle sirotait un café, l’air d’une reine fatiguée mais souveraine, le regard moqueur accroché à lui.
Il lui adressa un sourire encore un peu flou. Elle leva sa tasse, un clin d’œil dans le regard, et il sentit son cœur s’alléger de quelques grammes.
Son téléphone vibra sur le comptoir de la cuisine. Il hésita, le prit.
— Allô ?
— Monsieur Drummond ? Bonjour. Professeur Adler, université de Seattle. Pardon de vous appeler ainsi, mais… j’ai eu votre contact par un certain B-Ed, un assistant à vous, je crois ?
Victor haussa un sourcil, jetant un coup d’œil vers la porte. Rebecca leva déjà un sourcil amusé, flairant l’embrouille.
— Il m’a parlé de votre travail. Et j’ai vu certaines de vos pièces — puissantes. Très puissantes. Voilà : nous organisons une série de conférences autour de “la mémoire dans l’art contemporain”. Juste une session. Une heure. Si vous acceptez de parler à mes étudiants, ce serait… un privilège.
Victor resta un instant muet, l’œil perdu vers l’extérieur.
— Je vais y réfléchir.
— Réfléchissez vite, Drummond. Votre silence intrigue. Mais votre parole pourrait réveiller bien des esprits. Et puis… votre assistant m’a assuré que vous étiez du genre à dire non… avant de dire oui.
Victor sourit malgré lui. Il raccrocha.
— Qui c’était ? demanda Rebecca.
— Un prof de fac. Apparemment… B-Ed a joué les agents de l’ombre.
Et comme par synchronisation parfaite, la porte s’ouvrit à ce moment-là.
— Yo, boss ! Prépare-toi, tu vas recevoir un coup de fil vraiment génial—
Il s’interrompit net.
Ses yeux se posèrent sur Rebecca. Sur ses jambes nues. Son café. Son calme incendiaire.
— … wo… putain de merde, souffla-t-il, immobile.
Rebecca lui lança un regard d’acier, un rictus à la commissure des lèvres.
— Charmant. Café ou défibrillateur ? Choisis bien.
Victor explosa d’un rire discret. B-Ed leva les mains comme s’il avait marché sur une scène de crime.
— Okay, j’avais pas prévu d’assister à un tableau de Botticelli version "brune explosive au petit-déj".
— Et toi, t’es le stagiaire qui vend des contacts sans prévenir ? lança Rebecca en buvant une gorgée.
— Moi, je crée des opportunités, rectifia-t-il. Et là, visiblement, j’ai réussi une double réconciliation et une expo de jambes. Merci, Seattle.
Victor secoua la tête, amusé.
— Le prof Adler m’a eu. J’hésite encore.
— Hésite pas, mec, l’encouragea B-Ed. Ces gosses ont besoin d’un mec comme toi. Tu vas leur envoyer de la sagesse, de la douleur, un peu de Kurgan, et du romantisme post-trauma. Un cocktail de dingue.
Rebecca s’était levée, s’était approchée lentement. Elle entoura Victor d’un bras, sa tasse toujours dans l’autre main.
— J’y vais aussi, déclara-t-elle en posant un baiser sur sa clavicule nue. Juste pour voir si t’es aussi sexy en prof qu’en potier.
Elle se pencha discrètement, lui tapa une petite claque sur les fesses.
— Et parce que ces étudiants méritent une distraction visuelle pendant que tu fais ton héros torturé.
— Okay, stop, coupa B-Ed en se retournant. Je vais préparer le matos visuel et faire semblant de pas être dans un sitcom. Ou un rêve érotique. Ou les deux.
Victor passa un bras autour de Rebecca, la ramenant contre lui avec douceur.
— Vous êtes tous des fous furieux, murmura-t-il.
— C’est peu de le dire, répliqua-t-elle en embrassant sa mâchoire.
Victor prit une longue inspiration. Pour la première fois depuis longtemps, il se sentait… presque prêt. À parler. À transmettre. À reprendre sa place dans le monde.
Et il savait qu’il ne serait plus seul. Pas cette fois.
— D’accord. On y va.
Université de Seattle — Amphithéâtre 204
Le bruit des voix s’effaçait peu à peu alors que les étudiants prenaient place dans l’amphi. Une centaine d’yeux jeunes, curieux, certains blasés, d’autres intrigués, attendaient. Le projecteur affichait simplement un nom sur l’écran blanc : Hector Drummond — La mémoire en peinture.
Victor entra par le côté, accompagné d’un professeur à lunettes qui lui parlait avec enthousiasme. Il était vêtu simplement : une chemise noire rentrée dans un jean sombre, manches retroussées. Son regard balaya la salle. Il vit Rebecca — au troisième rang — jambes croisées, stylo à la main comme si elle était étudiante elle aussi. Elle lui offrit un petit sourire en coin. B-Ed, deux rangs derrière, faisait le pitre en mimant des clins d’œil et des gestes de soutien.
Victor monta sur l’estrade.
Silence.
Il ne parla pas tout de suite. Il observa. Un à un. Ces visages. Ces futurs artistes, profs, rêveurs ou désabusés.
Puis il prit une grande inspiration, et parla.
— Je ne suis pas un professeur. Je ne suis même pas certain d’être un artiste. J’ai juste passé les vingt dernières années à essayer de comprendre ce que je ressentais… en posant des couleurs sur des toiles.
Un murmure dans l’assemblée.
— La mémoire n’est pas un coffre. Elle est une plaie. Ou une cicatrice. Parfois un mensonge qu’on se raconte pour survivre. Et dans l’art, on ne peint pas ce qu’on sait. On peint ce qu’on n’arrive pas à oublier.
Il marqua une pause.
Sur l’écran, des œuvres défilèrent. Des extraits de ses toiles : visages déformés, silhouettes floues, paysages brisés. Certaines figures rappelaient des batailles, d’autres des corps en mouvement, noyés dans le noir. Une image particulièrement sombre — une silhouette hurlant vers un ciel rouge — provoqua un frisson collectif.
— Chaque toile est un combat. Entre celui qu’on était, et celui qu’on tente d’être.
Une main se leva. Victor hocha la tête vers un étudiant blond, sweat trop grand, voix mal assurée.
— M’sieur Drummond… heu… vos tableaux sont très… intenses. On dirait que vous… avez vécu des trucs très durs. Est-ce que vous… utilisez la peinture comme une thérapie ? Ou comme une punition ?
Silence. Le genre de silence qui se tend.
Victor ne répondit pas tout de suite. Il regarda l’écran. Puis Rebecca. Puis B-Ed. Et enfin, il fixa le jeune homme.
— Les deux, dit-il simplement.
— Parfois je peins pour recoller les morceaux. D’autres fois, je peins pour me rappeler pourquoi je suis en miettes.
Ce n’était plus vraiment un cours. C’était une confession. Une expérience partagée, vibrante. Mais les étudiants, loin d’être intimidés, prenaient confiance. Une main se leva.
— Monsieur Drummond, dit une jeune fille rousse au visage parsemé de taches de rousseur, comment vous choisissez vos couleurs ? On dirait que… parfois, elles crient.
Victor hocha doucement la tête.
— Elles crient, oui. Parce que je ne les choisis pas vraiment. Elles s’imposent. Elles me tombent dessus comme un souvenir. Parfois c’est une couleur qu’un mort portait. Une teinte qu’un rêve m’a laissée. Je ne rationalise pas… j’obéis.
Un murmure approbateur dans la salle.
— Mais vos figures sont souvent incomplètes, dit un garçon aux cheveux frisés, deuxième rang. Jamais de visages nets. Pourquoi ? Par pudeur ? Par abstraction ?
Victor leva les yeux vers lui, et répondit calmement :
— Parce que je n’arrive pas à les finir.
Il laissa la phrase peser.
— Parce qu’une fois le visage complet, c’est comme si je devais accepter que la personne… est partie. Que l’image est close. C’est plus facile de peindre l’absence que l’adieu.
Rebecca, au troisième rang, sentit un pincement au cœur. Elle le comprenait, elle le sentait.
Une autre main. Celle d’un garçon discret au fond de la salle. Il se leva légèrement. Une feuille cartonnée dans la main.
— Je sais pas si j’ai le droit, mais… j’ai imprimé une de vos toiles. Je suis tombé dessus dans une galerie en ligne. C’est pas une très bonne qualité, désolé.
Il descend lentement les marches et s’approche de l’estrade. Victor tend la main et prend le carton. Il le tourne.
Un souffle.
Rebecca le vit se figer.
La reproduction montrait une femme de dos. Une silhouette fine, vêtue d’un kimono noir. Les cheveux relevés en chignon traditionnel. Elle regardait vers un jardin embrumé. L’atmosphère était à la fois paisible… et infiniment triste. Un vide entre les épaules. Une solitude qui transperçait.
— Cette toile… dit l’étudiant, vous ne l’avez jamais exposée officiellement. On ne sait même pas son titre. Vous pouvez nous dire qui c’est ? Ce qu’elle représente ?
Victor resta immobile.
Ses doigts tremblaient à peine. Son regard s’assombrissait. Il était ailleurs, à mille kilomètres… ou peut-être à plusieurs siècles.
Il posa lentement la feuille sur la table.
Puis il leva les yeux vers la classe.
— Ce n’est pas une peinture. C’est un souvenir.
Un silence. Il marcha deux pas. La tension s’épaissit.
— Elle s’appelait…
Il s’interrompit.
Ferma les yeux. Respira longuement. Puis se tourna vers les étudiants, plus calme, plus grave.
— Si vous voulez comprendre cette toile, il va falloir que je vous raconte une histoire.
Rebecca sentit son cœur bondir. Elle savait. Elle avait deviné.
Victor regardait à travers eux, comme si le passé venait de franchir la porte de l’amphithéâtre. Un passé qui portait un kimono noir et marchait sans bruit dans un jardin silencieux.
— C’était il y a très longtemps… au Japon.
Flashback – Province de Kōka (Ōmi no Kuni) – Japon, 1544.
Le pinceau tremblait à peine entre ses doigts. Victor traça lentement la dernière courbe de l’idéogramme, puis releva la tête. Le vieux Naoto le fixait, impassible, la barbe raide comme les poils d’un blaireau usé. Un silence pesant suivit, troublé seulement par le bruissement des feuilles dehors, et les grincements du bois du dojo.
— Maa… mieux, grogna Naoto en croisant les bras. Mais t’as encore le poignet raide. On écrit pas comme on tue, Orokana gorira.
Victor esquissa un demi-sourire. Ce sobriquet — stupide gorille — était devenu son titre officiel depuis qu’il avait mis le pied dans village, quatre mois plus tôt, tiré des flots comme un chien galeux. C’était le vieil Hidetora lui-même, le seigneur de Kyūshū, qui avait ordonné qu’on le traite non plus comme un prisonnier, mais comme un sujet d’observation. Voire… un pari.
— Si je savais écrire, j’aurais signé des traités au lieu de les brûler, répliqua Victor dans un japonais hésitant mais fluide.
Naoto grimaça, entre amusement et exaspération. Pourtant, il ne pouvait nier l’évidence : le Gaijin apprenait vite. Trop vite. D’abord raide, maladroit, Victor s’était assoupli. Son trait s’était affiné. Il comprenait maintenant l’équilibre entre vide et plein, entre souffle et geste. Ce n’était pas seulement de l’écriture. C’était un art. Et il y mettait du sien, non pas par respect — pas encore — mais parce qu’il sentait quelque chose bouger en lui.
Un calme qu’il n’avait jamais connu.
Une discipline intérieure qu’aucune guerre ne lui avait jamais imposée.
— Tu dessines bien pour un tueur, marmonna Naoto. Peut-être qu’un ogre peut avoir une main de moine.
— Vieux grincheux… répliqua Victor en essayant de tracer une ligne verticale.
Victor reposa le pinceau. Son regard se perdit un instant sur le papier blanc, les traits noirs, les symboles si anciens, si chargés de sens. Il n’avait jamais rien créé qui ne soit fait pour tuer. Et là, dans ce dojo oublié des montagnes, avec un vieux maître acariâtre et les chants des cigales pour seuls témoins… il avait tracé quelque chose de beau.
Il se tourna vers Naoto.
— Enseigne-moi les poèmes, dit-il simplement. Les waka. Je veux apprendre à dire… autrement.
— Un poème ne s’apprend pas, Gaijin ! répliqua Naoto froidement. C’est un art, une écoute, un recueil de l’âme, tu as trop de Yang en toi.
— C’est quoi le Yang ? dit Victor irrité.
— Le Yang est associé au soleil, au feu, au ciel, au jour, à la chaleur, à la dureté. Dit Naoto d’une voix bourrue.
— Et alors ? dit Victor en le regardant avec biais.
— Et alors ? S’écria Naoto furibond. Tu n’as pas l’équilibre en toi pour apprendre un poème, encore moins l’exprimer.
Victor soupira lourdement, puis se releva en craquant les articulations de son dos. Il jeta un regard vers le jardin extérieur, où le vent faisait ployer les hautes herbes. Puis il revint à son maître d’écriture.
— J’ai vécu dans le feu. J’ai grandi dans la foudre. Tu veux que je sois quoi ? Une rivière paisible ? Un nuage qui pleure ?
Naoto le dévisagea un moment. Son œil vif, mangé par les rides, n’avait rien de doux. Mais quelque chose, dans le ton de Victor, dans cette rage contenue, le fit se radoucir à peine.
— Un poème n’est ni une rivière ni un nuage. C’est une lame fine. Et toi, tu ne sais manier que les haches.
Victor éclata d’un rire bref.
— Tu m’as pourtant appris à écrire. Pourquoi pas à sculpter les mots ?
— Parce que tu n’écoutes pas. Tu veux apprendre vite. Le waka est une lenteur. Il ne jaillit pas. Il goutte. Il s’infuse. Comme le thé.
Victor le fixa un instant, puis s’agenouilla de nouveau, lentement. Cette fois, il ne reprit pas le pinceau. Il resta là, en silence. Respirant. Observant.
Naoto le fixa longuement. Puis hocha imperceptiblement la tête.
— Bien. On recommencera demain. À l’aube. Si t’es encore vivant d’ici là.
Et il se leva, les genoux craquant, puis sortit à petits pas du dojo.
Victor resta seul. Le silence revint comme une couverture chaude.
Mais il n’était pas seul.
Un léger bruit attira son attention. Le froissement d’un tissu, un souffle retenu. Il tourna légèrement la tête, sans bouger du sol. Dans l’ombre du couloir latéral, une silhouette venait d’apparaître, presque invisible dans la pénombre.
Aiko.
Elle était là, immobile, droite comme une statue, vêtue d’un kimono de lin pâle. Les mains jointes devant elle. Elle le regardait depuis quelques minutes sans se signaler. Et Victor le comprit sans mot. Elle l’observait souvent, depuis quelque temps. Pas avec hostilité. Avec… une curiosité mêlée de doute. Et peut-être d’amusement.
— Tu me regardes souvent, dit-il sans hausser le ton.
Elle ne répondit pas. Elle pencha simplement la tête, un geste imperceptible. Puis elle tourna lentement les talons… et disparut dans l’ombre.
Victor se retrouva seul à nouveau, mais son cœur battait plus fort. Il n’aurait su dire pourquoi.
Le papier devant lui était blanc. Immense. Silencieux.
Il reprit le pinceau.
Et, très lentement, il traça une ligne.
Pas pour Naoto.
Pas pour un poème.
Mais pour elle.
Aiko de son côté, referma doucement la porte coulissante de la maison derrière elle, prenant soin de ne pas faire grincer les gonds. Elle s’ajusta le châle léger sur ses épaules, tira un peu sur la ceinture de son kimono bleu nuit, puis descendit les marches de bois. Ses sandales de paille effleurèrent le sol humide. L’odeur de la terre, encore chargée de la rosée matinale, flottait dans l’air. Il était tôt, mais déjà le village s’éveillait.
Le sentier principal serpentait entre les maisons basses, faites de bois foncé et de torchis, leurs toits de chaume encore lourds de la pluie de la veille. Le soleil filtrait à travers les feuillages des cerisiers, projetant des ombres mobiles sur le sol battu. De part et d’autre de la rue, les habitants s’activaient dans une douce routine, avec cette lenteur contenue propre aux campagnes japonaises.
Un vieil homme, torse nu et courbé, tirait lentement une charrette de bois remplie de racines de lotus. Il s’arrêta pour saluer Aiko d’un hochement de tête, ce qu’elle lui rendit avec un sourire poli. À côté, deux jeunes enfants couraient après un chien maigre, pieds nus dans la poussière, leurs rires cristallins détonant dans le silence relatif du matin.
Une femme étendait du linge sur des cordes de bambou, pinçant les coins de ses kimonos lavés à l’eau du ruisseau. Plus loin, une autre agenouillée devant son jardin récoltait des herbes médicinales dans un panier tressé, murmurant une prière à voix basse pour la santé de son fils malade.
Aiko longea une forge ouverte, où un homme au visage noirci martelait sans relâche une lame incandescente sur l’enclume. L’odeur du fer chaud s’entremêlait à celle du riz que l’on cuisait déjà dans certaines chaumières. La forge crachait ses étincelles en rythme, dans un souffle rauque et régulier.
Sur la petite place au centre du village, des moines novices du temple voisin faisaient circuler des seaux d’eau pour remplir l’abreuvoir des chevaux. On entendait leurs voix graves réciter des mantras entre les cris des corneilles perchées sur les toits.
Elle croisa une vieille dame qui lui tendit un paquet de feuilles d’armoise nouées dans une toile.
— Pour ton père, dit-elle simplement.
Aiko s’inclina, la voix douce.
— Merci, Obaa-sama. Il vous en sera reconnaissant.
Le chemin se fit plus large à mesure qu’elle s’éloignait des habitations les plus humbles. Les murs étaient mieux entretenus ici, les pierres mieux posées. Elle longea un petit jardin clos, où un jeune garçon en kimono beige s’entraînait seul avec un bokken, sous le regard sévère de son père.
Aiko fut conduite à travers un couloir silencieux aux parois de bois poli, où chaque pas semblait résonner comme un écho lointain de l’histoire. Des kakemonos ornaient les murs, illustrant des scènes de batailles passées, de poètes errants et de montagnes sacrées. Le serviteur s’inclina à nouveau, puis écarta le panneau coulissant avec respect.
Elle entra dans une salle sobrement aménagée, dominée par un tatami parfaitement tressé et une table basse surélevée. Un brasero discret réchauffait la pièce. Assis à l’extrémité, sur un large coussin de soie noire, se trouvait Hayato-sama, le patriarche du clan Koga. Grand, sec, au visage buriné par les années, il portait un kimono sombre aux broderies très fines représentant le mont Hiei — symbole de la persévérance silencieuse. Son regard était aussi aiguisé qu’un sabre, mais chargé d’une fatigue ancienne.
À sa droite se tenait Daiki, droit comme une lance, son katana soigneusement posé devant lui. Il jeta un coup d'œil neutre à Aiko, mais ses yeux étaient attentifs, comme toujours. Il ne l’aimait pas. Pas vraiment. Mais il la respectait — ou peut-être redoutait-il ce que la fille du forgeron savait, et surtout, ce qu’elle voyait.
Hayato brisa le silence sans préambule :
— Des nouvelles du seigneur Hidetora ?
Sa voix était basse, voilée, mais ferme. Un homme qui portait plus de poids que son âge ne le montrait.
Aiko s’inclina profondément avant de répondre, gardant les yeux baissés.
— Il n’est pas encore revenu de l’Est. Sa réunion avec les autres daimyōs s’éternise. Ils débattent, se disputent, et... s’enlisent. Aucun ne parvient à trancher s’il faut combattre Nobunaga… ou plier le genou.
Un frisson sembla passer dans la pièce.
— Et Nobunaga ? demanda Hayato, sans lever la voix, mais avec une tension perceptible dans les traits.
— Il avance. Doucement, mais sûrement. Les alliances tombent. D'autres le rejoignent, parfois sans même livrer bataille. Il est jeune, ambitieux... et il sait que chaque jour de tergiversation le rend plus fort.
Hayato croisa lentement les bras sur ses genoux. Il semblait absorbé dans des pensées lourdes, des souvenirs d’autres guerres, d'autres seigneurs tombés pour avoir trop attendu. Son regard se fit plus perçant, comme s’il scrutait au-delà des murs, jusqu’aux plaines où marchaient déjà les étendards de Nobunaga.
Puis, calmement, il demanda :
— Et la femme du seigneur Hidetora ? Que peux-tu me dire sur elle ?
Aiko redressa légèrement le menton. La question n’était pas anodine. Rien ne l’était, dans cette pièce.
— Sa mère est… ferme. Une femme droite, qui veille sur Himari avec une discipline ancienne. Himari elle-même est samouraï. Discrète, mais forte. Très bonne épouse, très respectée. Ensemble, elles sont loyales à Hidetora-sama. Il n’a pas de concubine pour l’instant… bien que Kaede, la plus célèbre courtisane d’Izu, semble proche de le devenir. S’il pouvait racheter son contrat, je pense qu’il le ferait sans hésiter.
Hayato hocha la tête lentement, songeur.
— Je vois… Envoyez un message à Kaede. Elle est l’une des nôtres. Qu’elle essaie de rejoindre l’oreiller du seigneur Hidetora. Une oreille de plus dans son entourage ne peut que nous être bénéfique.
— Ce sera fait, répondit Aiko en s’inclinant légèrement.
Le silence se referma un instant, mais elle savait ce qui viendrait. Elle l’attendait. Et lorsqu’il parla, ce fut d’une voix neutre, presque désinvolte :
— Et ton… invité ? Le gaijin. Il cause encore des troubles ?
Elle avait prévu cette question. Elle s’était mentalement préparée à dresser un portrait nuancé, stratégique… Mais face au regard de Hayato, toutes les formules intelligentes fuirent, comme du sable entre les doigts.
— Eh bien ? insista-t-il, d’un ton plus appuyé.
Aiko inspira doucement.
— Vous jugerez par vous-même, Hayato-sama, à partir du rouleau que je vous ai transmis. Il est, sur certains plans, difficile à comprendre. Son esprit, son éducation, son tempérament… sont en tout point étrangers aux nôtres. Il est complexe. Et parfois… déconcertant.
— Continue, fit Hayato, sans ciller.
— Il est très ouvert depuis que le vieux Naoto lui apprend notre langue écrite. Il s’y applique avec une ferveur que je ne m’attendais pas à voir. Et cela… le rend plus calme.
— Et ses habitudes ? reprit Daiki d’un ton plus dur, comme s’il guettait la faille.
— Disons… qu’il a certaines manières étranges. Son ton peut devenir mielleux, enjôleur, presque insolent lorsqu’il parle de ce qu’il appelle des "rencontres sur l’oreiller". Il n’hésite pas à aborder des sujets liés aux… fonctions reproductrices devant certains hommes. Avec un naturel déconcertant. Et il aime raconter ses exploits passés avec les femmes de son pays. Des récits… colorés.
Le visage d’Hayato resta impassible. Daiki, lui, laissa échapper un souffle agacé.
Aiko continua, imperturbable.
— Il a un goût marqué pour la solitude. Il se promène seul, beaucoup. Et lorsqu’il croise des femmes, il les regarde avec ce que j’appellerais… un sourire trop engageant. Pas insultant. Mais troublant. Comme s’il testait leur réaction.
Elle marqua une pause. Puis, d’une voix plus posée :
— En toute autre chose, il est attentif, raisonnable. D’une intelligence aiguë. Curieux, très curieux. Il pose beaucoup de questions sur nous, nos coutumes, nos croyances. Il n’interrompt jamais. Il écoute. C’est un élève… étrange, mais prometteur. J’ai tout consigné dans mon rapport. Objectivement.
Hayato resta silencieux, longuement. Puis enfin, il ferma les yeux.
— Soit. Continue de l’observer. Et veille à ce qu’il n’oublie jamais que nous lui avons offert un toit. Un homme sans dette est un homme libre. Et un homme libre peut trahir.
Aiko baissa la tête.
— Oui, Hayato-sama.
***
Aiko referma doucement la porte de la demeure du chef de clan. L’air frais du sentier la frappa aussitôt, vif, chargé des parfums de terre humide et de pin. Elle inspira profondément, comme pour faire passer la tension des mots échangés. Ses pas la menèrent sans qu’elle y pense vraiment, contournant les rizières, les maisons basses aux toits de chaume, les lanternes suspendues qui dansaient doucement dans le vent du matin.
Elle ne le cherchait pas. Pas vraiment.
Mais lorsqu’elle arriva dans une clairière à l’écart, ce fut sa silhouette qu’elle aperçut en premier. Large. Droit comme un pin noir. Nu jusqu’à la taille, un bokken entre les mains. Il s’exerçait seul, sans bruit, dans un silence presque solennel.
Victor. Ou comme l’appelait certains Kuzuryū.
Il enchaînait les mouvements avec une lenteur inhabituelle pour un homme de sa stature. Des coupes nettes, précises. Étrangement élégantes, mais pas encore fluides, il répétait des figures enregistrées avec les yeux. Chaque pas, chaque pivot était contenu mais sans courant vital. Comme s’il luttait contre sa propre brutalité. Comme si cette danse au sabre de bois était un effort pour se civiliser.
Aiko s’arrêta à l’ombre d’un érable rouge. Bras croisés, visage figé. D’abord froide. D’instinct. Le Gaijin. Encore lui. L’élément perturbateur. Celui que Daiki surveillait. Celui que même Hayato ne savait pas où placer. Mais elle ne repartit pas.
Elle resta là. Longtemps.
Et ses yeux, peu à peu, cessèrent de regarder comme un soldat évalue une menace. Son regard changea. Sa posture aussi. Elle ne voyait plus un étranger. Ni même un danger.
Elle voyait un homme qui s’efforçait. Un colosse seul dans les bois, luttant contre ce qu’il avait été, ou ce qu’on avait cru qu’il était. Il ne s’entraînait pas pour tuer. Il s’entraînait pour comprendre. Pour se contenir.
Aiko sentit un étrange tiraillement dans la poitrine. Inattendu. Comme un écho. Elle observa la manière dont ses pieds foulaient le sol sans bruit. Le soleil jouait sur sa peau, marquée de cicatrices anciennes, et pourtant… quelque chose en lui paraissait neuf. Comme si ce matin-là, il était né une deuxième fois.
Il s’arrêta enfin. Et la vit.
Leurs regards se croisèrent. Il ne dit rien. Il ne sourit même pas. Il abaissa lentement le bokken, et inclina légèrement la tête.
Pas comme un guerrier. Comme un élève, saluant son professeur.
Aiko resta immobile. Puis, presque imperceptiblement, elle inclina la tête à son tour. Son regard n’avait plus rien de dur.
Il y avait là, dans l’air suspendu entre eux, quelque chose de fragile. De simple. Une trêve. Un commencement.
Et Aiko, pour la première fois, ne pensa pas à son rapport. Ni au clan. Ni même à Daiki.
Elle pensa à lui. À cet homme venu d’ailleurs.
Et au mystère qu’il portait, tatoué dans sa chair, comme un poème qu’elle ne savait pas encore lire.
— Vous me surveillez ? demanda-t-il enfin, dans un japonais encore un peu rêche, mais compréhensible.
La question n’avait rien d’accusateur. Plutôt un constat. Une acceptation. Comme s’il avait pris l’habitude d’être observé, classé, jugé. Comme si toute sa vie, on l’avait regardé avec peur, ou avec haine. Aiko hésita. Son instinct aurait dû répondre « oui ». Mais ses lèvres prononcèrent autre chose.
— Je vous observe, Kuzuryū-san.
Il s’immobilisa. Pencha la tête légèrement. Un sourire discret, presque fragile, se dessina sur ses lèvres.
— Et… que voyez-vous ?
Aiko croisa les bras, le poids de son regard déjà ancré en elle, cherchant ses mots avec un calme étudié.
— Un homme trop grand pour ses habits. Trop brutal pour cet endroit. Mais qui fait des efforts pour ne pas tout briser.
Victor haussa les sourcils, amusé.
— J’ai l’air de briser les choses ?
— Non. Vous avez l’air de quelqu’un qui a déjà tout brisé.
Elle venait de parler sans réfléchir. Ses mots l’avaient précédée, portés par une intuition qu’elle ne contrôlait pas. Lui, ne répondit pas tout de suite. Il regarda autour de lui : la clairière, les arbres, les montagnes bleutées au loin. Puis il s’assit à même le sol, dos à un rocher, jambes croisées.
— Venez, dit-il simplement. Je parle mieux quand je suis assis.
Aiko resta debout un instant. Puis, contre toute attente, elle s’assit à son tour. Pas trop près. Mais pas à distance non plus. Le vent soufflait doucement à travers les bambous. L’instant était calme. Suspendu. Elle le regardait avec un œil nouveau, et elle le savait.
— Naoto dit que j’ai trop de Yang en moi, lança Victor en grimaçant. Que je suis comme un feu qui cherche à tout brûler.
— C’est vrai. Mais parfois, le feu éclaire. Il réchauffe. Il purifie.
Il tourna brusquement la tête vers elle. Elle venait de dire quelque chose d’important. Et elle le savait. Mais elle détourna les yeux. Ce frisson en elle n’était pas de la peur. Plutôt… un appel.
— Vous voulez vraiment apprendre ? demanda-t-elle plus doucement.
— J’ai jamais rien voulu apprendre avant. Maintenant… j’ai l’impression que si je n’apprends pas, je vais rester un monstre.
— Vous n’êtes pas un monstre, dit-elle sans réfléchir.
Il la regarda longuement. Pas comme on regarde une femme. Comme on regarde la vérité. Une parole qu’on n’osait plus espérer.
— Vraiment ?
Elle soutint son regard, malgré la chaleur dans sa nuque, malgré la tension dans son ventre.
— Pas encore. Mais je vous dirai quand vous le serez devenu.
Un silence s’installa. Plus dense. Plus intime. Victor baissa la tête, un léger rire rauque s’échappa de lui. Fatigué. Mais sincère.
— Alors il faut que je reste près de vous. Pour avoir une réponse un jour.
Aiko ne répondit rien. Mais son cœur battait plus fort qu’il ne l’avait fait depuis longtemps.
Elle se leva. Et lui fit signe de la suivre. Il obéit.
— Ne frappez pas avec vos bras, dit-elle froidement.
— Comment ça ?
— Vous avez des bras très gros. Ils vous donnent de la force. Mais sachez aussi tirer l’énergie de vos jambes, de vos hanches. C’est comme ça que nous pratiquons l’art du sabre. Soyez une montagne contre le courant. Et devenez le courant qui contourne la montagne.
— Je ne suis pas poète, dit-il, un peu nerveux.
Aiko le fixa un moment, puis désigna le sabre en bois qu’il avait posé.
— Attaquez-moi.
— Je n’ai pas envie de vous blesser.
— Faites-le !
Victor, sans crier garde, lui donna un puissant coup tranchant. Rapide. Violent. Mais Aiko, d’un simple déplacement de pied, glissa hors de sa trajectoire. Et avant même qu’il puisse corriger son geste, elle avait dégainé un tantō de sa ceinture et l’avait placé contre sa gorge.
Le geste avait été si rapide, si fluide, si chirurgical que Victor en fut saisi.
Il sentit la morsure froide du métal contre sa peau. Le souffle d’Aiko, calme. Parfaitement contrôlé.
Jamais, dans toutes ses vies, il n’avait rencontré une guerrière comme elle.
— Je suis deux fois moins forte que vous, Kuzuryū-san. Je n’ai pas votre puissance brute.
Sa voix était basse. Tranchante.
— Mais cela ne m’empêchera pas de vous tuer.
Elle recula d’un pas. Rengaina le tantō.
Victor resta figé un instant, le souffle court, le regard troublé.
Elle n’était pas seulement belle.
Elle était redoutable.
Et elle venait d’ébranler quelque chose qu’aucun sabre, aucun champ de bataille n’avait jamais atteint en lui.
Il recula d’un pas. Le souffle court. La pointe invisible du tantō n’était plus sur sa gorge, mais l’impact était ailleurs, plus profond. Il la regarda comme on regarde une montagne qu’on ne pourra jamais gravir… et pourtant, son regard ne trahissait aucune peur. Seulement une forme de respect presque sacré.
— Enseignez-moi, dit-il enfin, sa voix rauque, plus basse. Apprenez-moi la voie du sabre. Vous… vous êtes celle que je veux suivre.
Aiko le regarda, brusquement prise d’un trouble qu’elle ne voulait pas montrer. Elle secoua doucement la tête.
— Je ne peux pas, dit-elle fermement. Les femmes ne transmettent pas la voie du sabre aux hommes. Ce n’est pas notre rôle.
— Mais vous en avez la force.
— Ce n’est pas une question de force ! C’est l’ordre. L’équilibre. Le respect des traditions…
— Et si moi je vous respecte ? Plus que n’importe quel homme ? Plus que n’importe quel maître ?
Elle ouvrit la bouche pour répliquer, mais les mots moururent sur ses lèvres.
Et puis, Victor fit quelque chose qu’aucun homme, pas même un Japonais, n’aurait osé faire devant une femme de sa caste.
Sans un mot, il s’agenouilla. Lentement. Et posa son front contre la terre.
Une prosternation complète. Comme un vassal devant son seigneur. Comme un homme qui remet sa vie dans les mains d’un autre.
Aiko écarquilla les yeux, pétrifiée.
— Qu’est-ce que vous faites ?! souffla-t-elle, affolée, regardant autour d’elle pour s’assurer que personne n’assistait à la scène. Relevez-vous. Tout de suite. Les hommes ne font jamais ça ici. Jamais !
— Je ne suis pas d’ici, dit Victor sans bouger.
Sa voix vibrait d’émotion. De sincérité brute.
— Je ne suis pas un des vôtres. Je suis un chien perdu, un feu errant. Et pourtant… je vous choisis. Vous seule. Si vous acceptez de m’enseigner, j’y mettrai toute ma vie. Toute ma volonté. Vous avez éveillé quelque chose en moi que je croyais mort depuis longtemps. Je vous en prie. Faites de moi un sabreur. Pas un monstre.
Aiko le fixait. Chaque battement de son cœur frappait dans sa poitrine comme un tambour de guerre. Elle n’avait jamais vu un homme plier le genou avec autant de gravité… encore moins pour elle. C’était interdit. Inconvenant. Choquant.
Et pourtant… elle sentit ses yeux se mouiller. Une chaleur, une peur douce, une faille s’ouvrit en elle. Parce que cet homme, ce géant venu des mers, venait de toucher quelque chose qu’elle-même n’avait jamais osé affronter : son propre besoin de choisir, librement.
— D’accord, souffla-t-elle. D’accord… Kuzuryū-san.
Puis, brusquement, comme piquée au vif, elle tourna les talons. Sans un mot de plus. Et s’enfuit dans le sentier, les pas rapides, le cœur battant à en perdre haleine.
Victor resta agenouillé un moment encore.
Un souffle passa dans les bambous.
Et un très léger sourire se dessina sur ses lèvres. Elle avait dit oui.
***
La nuit était tombée depuis longtemps sur la province de Kōka, enveloppant les forêts de son épaisse quiétude. Sous la pâle lueur de la lune, les cerisiers — dénudés à cette saison — dressaient leurs branches grêles comme des bras figés dans une prière silencieuse. Le sentier qui serpentait à travers eux n'était plus qu'un ruban d'ombre bleutée, et chaque pas sur la mousse humide semblait absorber le bruit du monde. Victor avançait lentement, le cœur battant avec une lenteur lourde, presque douloureuse. Dans sa main, le petit parchemin soigneusement replié portait la calligraphie délicate d’Aiko : une simple instruction, sans signature, mais il savait que c’était elle. "Ce soir, au sentier des cerisiers. Viens seul."
Il ne s’était pas posé de questions. Il n’avait pas hésité. Il avait quitté le village avant le couvre-feu, contourné les postes de garde, marché dans le silence, sans lumière. Un bâton en bois, accroché à son dos. Une anticipation étrange pesait dans son ventre, une forme d’appréhension nouvelle — non pas la peur du combat, mais celle d’être jugé, une fois encore, par ses choix.
Et soudain, elle fut là.
Debout au centre de la clairière, silhouette droite, encadrée par les troncs d’arbres fantomatiques. Drapée d’une tenue sombre qui moulait ses mouvements — noire, simple, sans ornement. Pas une kimono de guerrière, mais une tenue souple, fonctionnelle, presque celle d’un shinobi. Une ceinture rouge sombre à la taille. Et dans chaque main, un boken.
Victor s’arrêta, figé.
La lune glissa lentement derrière un nuage, et un souffle de vent fit bruisser les feuilles mortes. Elle ne bougea pas immédiatement, et il la contempla dans ce silence surnaturel : Aiko n’était plus la femme du clan, ni l’élève disciplinée de Chiaki, ni même la noble protectrice du village. Elle n’était plus un rôle. Elle était simplement… elle-même. Ou peut-être celle qu’elle aurait été si elle avait été libre.
— Je t’avais dit que je t’apprendrais, murmura-t-elle sans le regarder. Mais je n’ai jamais dit que ce serait comme les autres.
Elle jeta l’un des boken à ses pieds. Victor s’en empara sans un mot. Il sentait la gravité de l’instant, cette fragilité qui n’avait rien à voir avec la guerre, mais tout avec la confiance. Il comprit, en la voyant se mettre en garde, que ce n’était pas seulement un entraînement clandestin : c’était une trahison des usages, un défi au monde. Un secret qu’ils allaient sceller à chaque coup échangé.
Elle s’élança sans avertissement. La première frappe était précise, rapide, et il para in extremis. Le bois résonna dans la nuit, sec et puissant. Elle glissa autour de lui avec une grâce féline, et il eut à peine le temps de pivoter sur ses appuis pour suivre son mouvement. Ce n’était pas de la force brute. C’était une danse. Une science du déplacement. Chaque pas, chaque rotation du bassin, chaque pivot du poignet était étudié, respiré, mesuré.
Victor essaya de suivre. Son corps puissant compensait ses maladresses, mais très vite, il comprit que sa puissance ne servait à rien. Elle le contournait, le devançait, le piégeait. Son bokken sifflait l’air avec une précision chirurgicale, ne touchant jamais, mais frôlant assez pour rappeler à chaque instant qu’elle pourrait frapper.
— Tu ne dois pas frapper avec les bras. Ni avec la colère. Ni avec l’orgueil. Cherche l’équilibre. Ne cherche pas la victoire, cherche l’unité, dit-elle en s’écartant d’un pas, le souffle à peine troublé.
Il resserra sa prise sur le manche de bois, les épaules couvertes de sueur, malgré le froid de la nuit. Une goutte glissa le long de sa tempe. Il planta ses pieds, fléchit les genoux, tenta de sentir le poids du sol sous lui. Elle s’élança encore. Cette fois, il pivota, guidé plus par l’instinct que par la technique. Leurs bokkens se croisèrent de nouveau.
— Mieux, murmura-t-elle. Tu apprends.
Elle recula d’un pas. Il n’osa pas rompre le silence. Quelque chose en lui, profondément, respectait cet instant comme un sanctuaire. Ils échangèrent encore quelques frappes. Et, peu à peu, Victor cessa de penser à la victoire. Il oublia les autres, les juges, les regards. Il n’y avait plus que le bois, le souffle, le rythme. Lui. Et elle.
Lorsque leurs bokkens se croisèrent une dernière fois, elle resta figée. Son regard dans le sien. Il tenait la posture. Droit. Silencieux. Essoufflé, mais présent. Et dans son regard, elle vit… une vérité. Pas un guerrier en devenir. Pas un élève. Pas même un étranger.
Mais un homme qui voulait, pour une fois dans sa vie, être transformé.
Elle abaissa son arme lentement. Et murmura, la voix basse, presque tremblante :
— Ne parle à personne de ce que nous faisons ici. Même Chiaki ne doit pas savoir. S’ils l’apprennent, je serai déshonorée. Et toi…
— Je ne suis pas d’ici, dit Victor. Je ne respecterai que ta loi, Aiko-dono.
Elle se détourna, sans répondre. Mais en s’éloignant, elle savait que quelque chose d’irréversible avait commencé. Elle lui enseignait l’art du sabre. Mais lui, sans même le vouloir, venait de fissurer les murs qu’elle croyait imprenables.
*
La nuit suivante une brume tombait en silence sur la forêt endormie. Les troncs élancés des cerisiers bordaient un sentier oublié, là où les feuilles mortes étouffaient les pas. Victor avançait lentement, une lanterne à la main. Le silence n’était pas inquiétant — il était suspendu, presque sacré. Comme si la nuit elle-même retenait son souffle.
Lorsqu’il atteignit la clairière au bord du petit ruisseau, il s’arrêta net.
Elle était déjà là.
Aiko se tenait droite, vêtue de noir. Pas un noir noble de samouraï en cérémonie, mais celui, furtif et silencieux, des femmes qui savaient disparaître dans les ombres. Son visage était à demi masqué par un tissu sombre. Seuls ses yeux brillaient sous la lune. Deux bokken, sabres de bois, étaient plantés dans le sol à ses pieds, parallèles. Elle ne dit rien. D’un geste lent, elle en retira un et le jeta vers lui. Victor tendit la main et l’attrapa au vol.
— Si tu fais ça pour m’amuser, tu peux rentrer, dit-elle doucement. Mais si tu es là pour apprendre, alors tu te tais… et tu regardes.
Victor s’inclina, plus légèrement que la veille — pas un geste de soumission, mais un signe clair de respect. Et cette fois, Aiko ne détourna pas le regard. Elle s’avança, puis se plaça face à lui, jambes ancrées dans la terre meuble, et leva son bokken.
— Kenjutsu. L’art du sabre. On n’apprend pas à tuer. On apprend à vivre plus longtemps que celui qui veut nous tuer.
Elle traça un cercle lentement avec la pointe du sabre, avant de le ramener contre sa hanche.
— Tout commence par la posture. Les pieds, le bassin, la colonne. Tu es trop haut, trop large. Tu veux dominer. Mais ici, tu dois absorber. Abaisse-toi. Sens la terre sous tes talons.
Victor obéit. Il plia les genoux, ajusta sa posture comme elle le lui montrait. Aiko s’approcha, plaça ses mains sur ses épaules, puis les abaissa lentement.
— Tu respires comme un bœuf, murmura-t-elle. Respire comme une herbe dans le vent.
Elle recula, puis leva de nouveau son arme.
— Seigan no kamae. Position neutre. La plus simple à tenir. Pointe du sabre vers les yeux de l’adversaire. Tes deux mains tiennent l’arme. Pas avec la force. Avec l’intention.
Elle s’approcha de lui, plaça ses mains sur les siennes, ajusta la prise. Son contact était précis. Aucune sensualité dans le geste. Juste une rigueur, une exigence, presque une sévérité. Mais Victor sentit son cœur battre plus fort. Ce qu’elle lui offrait là… c’était plus qu’un art martial. C’était une part de son âme.
— Batojutsu. L’art de dégainer. Tu ne te bats pas contre quelqu’un. Tu tranches le moment. La vitesse compte moins que la décision.
Elle montra le mouvement. D’un seul pas, fluide, elle glissa la main jusqu’à la garde invisible, puis dégaina dans un arc parfait, le bokken sifflant dans l’air humide.
Victor essaya. Maladroit. Trop brutal. Il s’arrêta, reprit. Encore.
Elle s’approcha. Corrigea son bassin, son centre de gravité. Chaque mouvement devenait une leçon. Et à chaque correction, Aiko parlait peu, mais ses gestes devenaient plus directs, plus sûrs. Victor transpirait. Pas de peur. Mais de concentration. De fatigue. D’humilité.
— Maintenant, les coupes de base. Kesa giri, coupe diagonale de l’épaule à la hanche. Tu ne tranches pas un corps. Tu tranches un espace, un mensonge, un danger. Coupe sans colère. Sans bruit.
Il exécuta. Puis encore. Et encore. Jusqu’à ce que le geste devienne un souffle. Une prière. Un rythme presque naturel.
— Tsuki. Estoc. Tu avances sans hésiter. Mais jamais sans voir. Vois le cœur. Pas le torse. Pas l’armure. Le cœur.
Le bokken de Victor pointa droit devant. L’air vibra.
Aiko le regardait. Silencieuse. Il transpirait, le torse nu sous la lune, les muscles tendus, la concentration peinte sur son visage. Mais ce qu’elle vit surtout, c’était un homme en train de se dépouiller. De sa brutalité. De son orgueil. De tout ce qu’il avait été.
— Tu veux apprendre, dit-elle enfin. Très bien. Alors tu apprendras… jusqu’à ce que tu oublies.
— Jusqu’à ce que j’oublie quoi ? demanda-t-il.
— Jusqu’à ce que tu oublies que tu portes une arme.
Un silence. Puis Aiko s’éloigna dans les ombres, d’un pas léger, presque irréel. Victor voulut parler, mais s’en abstint. Il se contenta de s’incliner. Elle n’était plus là. Mais son odeur restait dans l’air. Et la nuit, soudain, lui semblait moins vide.
Il leva de nouveau son bokken.
Et recommença à frapper l’air.
*
Deux semaines plus tard
La lune était haute, ronde et pâle, comme un œil ancien qui ne dormait jamais. Le sentier des cerisiers n’était plus qu’une silhouette d’ombres et de parfums. Le sol, battu par les pieds répétés de Victor, s’était aplani, comme s’il avait imprimé dans la terre la trace de ses efforts.
Il était déjà là. Torse nu, sabre de bois en main, en seiza, les yeux fermés.
Aiko arriva sans bruit. Toujours vêtue de noir, cette fois les manches nouées haut sur les bras, une fine couche de sueur sur les tempes. Elle n’avait pas besoin d’annoncer sa présence. Il la sentit.
— Tu as progressé, murmura-t-elle. Mais il y a encore quelque chose que tu ignores.
Il rouvrit les yeux, sans bouger.
— Dites-moi.
Elle s’approcha, planta son bokken dans le sol entre eux.
— Le sabre, ce n’est pas la coupe. Ce n’est même pas le corps. C’est la distance.
Elle recula d’un pas. Puis deux. Son regard toujours fixé sur lui.
— Maai. L’espace entre toi et ton ennemi. Trop près, tu es mort. Trop loin, tu es inutile. L’art, c’est d’entrer... sans être vu. De frapper... sans être arrêté.
Elle bondit soudain. Un mouvement sec, net. Victor recula d’instinct, mais pas assez : le bokken d’Aiko effleura sa clavicule.
— Trop tard, dit-elle calmement. Tu regardes mes bras. Regarde mes pieds. C’est eux qui décident.
Elle recommença. Cette fois, Victor esquiva de justesse, glissant sur le côté, son sabre levé. Aiko le repoussa d’un geste, et reprit sa posture.
— Le vrai combat ne commence pas quand on frappe. Il commence après. Quand tu crois avoir gagné.
Elle tourna lentement autour de lui. Victor pivota aussi, à l’affût. Mais elle ne l’attaqua pas.
— Zanshin. L’esprit qui reste. Celui qui ne se dissipe pas. Tu dois rester là... même après le coup. Même quand tu penses que tout est fini.
— Être encore là, même après la fin, murmura Victor.
— Exactement, répondit-elle, presque troublée par la justesse de sa phrase.
Elle s’arrêta, puis leva son bokken en garde haute.
— Maintenant, je vais attaquer sans prévenir. Trois fois. Tu ne devras pas contrer. Tu devras comprendre. Sentir. Deviner.
Victor hocha lentement la tête. Il se mit en garde. Pieds ancrés. Corps détendu. Regard fixé non pas sur son visage… mais sur sa respiration.
La première attaque fusa. Tranchante. Rapide. Il pivota et l’esquiva avec fluidité.
La deuxième, plus basse, plus sourde, le força à reculer d’un pas. Il la laissa passer, le souffle court.
La troisième… ne vint jamais. Aiko s’était arrêtée à mi-mouvement. Elle le regardait.
— Tu as compris, murmura-t-elle. Tu n’as pas bloqué. Tu as laissé venir. Tu as senti.
Victor baissa lentement son sabre. Leurs souffles se mélangeaient dans la nuit.
— C’est la première fois qu’on me dit de ne pas frapper, dit-il.
— C’est peut-être pour ça que tu as toujours survécu, répondit-elle doucement. Parce que tu frappais trop tôt. Trop fort. Par peur de perdre.
Un silence. Il la regarda. Longuement. Ses yeux à elle brillaient d’une intensité nouvelle. Ce n’était plus seulement une maîtresse d’armes. C’était une passeuse. Une éclaireuse. Une âme qui le guidait hors de l’obscurité.
— Demain, je t’apprendrai le kiri-otoshi. La coupe qui efface le doute.
— J’en ai beaucoup, souffla-t-il.
— Alors il faudra beaucoup de coupes, répondit-elle avec un sourire discret, puis elle tourna les talons, disparaissant comme toujours entre les arbres, sans bruit.
Victor resta seul. Il reprit son sabre de bois. Et sans un mot, il recommença les gestes appris. Encore. Encore. Jusqu’à ce que l’air autour de lui se remplisse de silence et d’intention.
*
Trois jours plus tard
Le vent avait changé.
Il descendait des collines en longues rafales sèches, fouettant les branches, soulevant les feuilles mortes comme des avertissements chuchotés. Le sentier des cerisiers n’était plus paisible : il semblait inquiet, tendu lui aussi. La lune, cachée par des nuages, baignait la clairière d’une lumière blafarde.
Victor attendait, debout. Il avait revêtu un haut noir, simple, serré, son bokken dans la main. Il s’échauffait à peine. Ses gestes étaient nerveux, irréguliers. Il n’avait pas dormi. Il pensait trop. Trop à elle. Trop à ce qu’il ne devait pas penser.
Quand elle arriva, son pas était plus rapide que d’habitude. Son souffle court, ses cheveux attachés à la hâte. Elle portait son uniforme noir, mais sans le masque. Ses joues étaient rouges. Pas du froid. De colère.
— Tu étais au jardin des lanternes, aujourd’hui. Tu as parlé à ma mère.
Victor baissa son sabre de bois, surpris.
— Elle m’a abordé. J’ai juste été poli.
— Tu lui as demandé des choses que tu ne devais pas demander.
— J’ai demandé… où tu avais appris à te battre comme ça. Elle m’a répondu.
Aiko avança d’un pas. Trop près. Il la sentait. Elle brûlait.
— Tu ne comprends pas ce que ça représente. Ce que j’enfreins, chaque nuit, en venant ici. Ce que je mets en danger.
Victor ne répondit pas tout de suite. Il savait. Mais entendre ses mots… c’était autre chose. Il la fixa. Longuement.
— Alors dis-le. Que tu veux arrêter.
Elle serra les mâchoires.
— Ce serait plus simple.
— Mais tu ne veux pas.
Silence. Elle ferma les yeux. Puis saisit un bokken et le lui lança.
— Position gedan no kamae. Maintenant.
Ils prirent place. L’un face à l’autre. Deux ombres tendues dans la nuit.
Les coups commencèrent. Plus rapides. Plus durs. Elle frappait avec une rage sèche, contenue, que Victor n’avait jamais vue chez elle. Il parait, bloquait, reculait parfois. Mais elle ne s’arrêtait pas.
— Qu’est-ce que tu cherches ici ?! cria-t-elle tout à coup, en l’attaquant à nouveau. Tu crois que je vais t’apprivoiser ? Te guérir ?
Le bokken heurta le sien avec un choc sourd. Victor vacilla. Mais ne céda pas.
— Non, répliqua-t-il. Je veux juste comprendre pourquoi, quand je suis avec toi, j’ai moins peur.
Elle s’arrêta net.
Le vent souffla à nouveau, plus fort. Les deux adversaires haletaient. Leurs regards accrochés. Aiko avait le visage tendu. Victor, lui, avait reculé d’un pas, son sabre de bois baissé.
— Tu n’es pas un élève ordinaire, dit-elle enfin. Tu n’es pas un homme ordinaire. Et ça me fatigue. Ça me trouble. Et je déteste ça.
— Alors frappe, répondit-il doucement. Frappe jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien.
Aiko serra son sabre de toutes ses forces. Elle aurait voulu hurler. Le frapper. Le faire tomber. Mais ce qu’elle ressentait, c’était pire. C’était du désir. De la peur. De l’attirance profonde, irrépressible. Pour un homme qu’elle n’avait pas le droit de vouloir.
Elle laissa tomber son sabre au sol.
— L’entraînement est terminé.
Elle tourna les talons. Commença à s’éloigner. Victor ne bougea pas. Mais sa voix traversa l’espace entre eux.
— Moi je n’ai jamais eu peur d’être troublé, Aiko. Parce que je n’ai jamais rien eu à perdre.
Elle s’arrêta. Mais ne se retourna pas.
— Et moi, j’ai trop à perdre, murmura-t-elle. C’est là toute la différence.
Puis elle disparut dans les ombres, son pas léger, mais incertain.
Victor resta seul. Le sabre à la main. Le cœur plus lourd que jamais. Le vent soufflait. Et avec lui, quelque chose avait changé.
La nuit suivante Il ne s’attendait pas à la revoir. Victor s’était installé seul dans la clairière. Il n’avait pas pris son bokken. Il ne s’échauffait pas. Il était simplement là, assis sur un rocher moussu, les coudes sur les genoux, les yeux levés vers les branches de cerisiers dénudés. Le vent était tombé. La lune était ronde, blanche, claire.
Le silence était doux.
Puis il entendit un pas. Léger. Contrôlé. Trop précis pour être un animal.
Il ne bougea pas. Mais sa mâchoire se contracta imperceptiblement.
— Tu es revenu, dit une voix dans le noir.
Il laissa un petit sourire naître au coin des lèvres.
— Ce lieu appartient à personne. Et j’avais besoin d’un endroit… où me taire.
Elle apparut entre deux troncs. En noir. Pas en tenue de ninja, pas armée. Juste elle, sobre, élégante, les cheveux attachés. Plus douce que la nuit précédente. Mais tendue quand même.
— Tu étais fâchée, murmura-t-il.
— Oui.
— Tu l’es encore ?
Un silence. Elle avança. S’arrêta à un mètre de lui.
— Un peu. Mais pas pour les raisons que tu crois.
Il releva les yeux vers elle. La lune découpait son profil. Elle semblait irréelle. Lointaine. Et pourtant si proche.
— Alors explique-moi.
Aiko soupira. Elle s’assit à côté de lui. Pas trop près. Mais pas loin non plus.
— Tu me rend en colère, murmura-t-elle enfin.
Victor ne répondit pas. Il fixait le sol. Elle poursuivit.
— Pas parce que tu es violent. Ou fort. Mais parce que je te laisse entrer. Je ne devrais pas. Mais je n’arrive pas à m’en empêcher. Tu comprends ça ?
Il hocha lentement la tête.
— Oui. Parce que c’est exactement ce que je ressens aussi.
Elle tourna la tête vers lui. Le regarda un long moment.
— Je ne suis pas comme les autres femmes. Je ne serai jamais douce, ni docile. Et je suis loyalement attachée à ce que je suis.
— C’est ce que j’aime, répondit-il.
Elle baissa les yeux. Une émotion brève passa dans ses traits.
— Et toi ? demanda-t-elle. Tu es loyal à quoi ?
Il hésita.
— À rien. Et c’est ce qui me rend dangereux. Mais aussi libre. Libre de choisir ce que je suis, maintenant.
Ils restèrent silencieux. Le vent recommença à souffler doucement. Puis elle se leva. Lui tendit une main.
— Debout, Kuzuryū-san.
Il la saisit. Se leva.
— Pas d’entraînement ce soir, dit-elle. Pas de coups. Juste les formes. Les déplacements. Recommençons à zéro. En paix.
Il hocha la tête. Se plaça.
Elle se mit face à lui, pieds ancrés dans la terre. Et d’une voix douce mais ferme, elle commença à dicter les postures. Lents mouvements de pieds. Rotation du bassin. Placement du regard. Elle venait tout près pour corriger ses épaules, effleurer sa main, guider sa hanche.
Chaque contact laissait une trace. Chaque respiration était écoutée. Chaque silence, habité.
Ils dansaient presque. Comme deux esprits contraires qui cherchaient un équilibre.
Et au bout d’un long moment, elle dit enfin :
— Si tu veux encore apprendre de moi… alors reviens demain. Mais cette fois, pas avec de la colère. Viens avec ton calme.
Il la regarda. La lune brillait sur son visage. Elle était si belle que ça en faisait mal.
— Je reviendrai. Avec tout ce que j’ai de calme, pour toi.
Aiko détourna les yeux. Puis tourna les talons, sans un mot de plus. Mais au moment de disparaître dans les ombres, elle murmura tout bas, presque inaudible :
— Et peut-être… que je t’apprendrai aussi à ne plus avoir peur de me regarder.
Victor resta seul. Le cœur lourd. Mais un peu moins perdu.
Demain serait une autre nuit.
*
Le ciel était clair cette nuit-là. Aucune brume, aucun cri d’oiseau. Juste la lune, grande et froide, suspendue au-dessus de la canopée. Victor attendait déjà, sabre de bois en main. Il avait enfilé un pantalon plus souple, resserré à la taille. Il s’était lavé. Il avait tressé ses cheveux. Quelque chose en lui était plus ordonné. Il avait médité longtemps, seul, avant de venir.
Et cette fois… il n’était pas tendu.
Aiko apparut dans le silence, comme la veille. Mais ce soir, elle n’avait pas son regard fermé. Elle marchait lentement, presque calmement. Dans ses mains : deux bokken. Elle les lui lança d’un geste souple. Il attrapa l’un des deux au vol.
— Tu es revenu, murmura-t-elle.
— Plus calme, comme promis.
Elle s’approcha, plaça le sabre dans ses mains, rectifia la prise. Elle était tout près. Elle sentait son odeur. Il sentait la chaleur de son corps, pourtant elle ne le touchait presque pas.
— Alors nous allons passer à la vraie leçon.
Elle se mit face à lui, sabre levé, jambes ancrées, centrée. Il l’imita. Elle le corrigea d’un murmure, d’un effleurement sur l’épaule, le poignet, la hanche.
— Respire. Ancre-toi. Ton souffle est la clef.
Elle porta la première attaque. Rapide, sèche, contenue. Victor la para. Trop fort. Trop brutal. Elle recula.
— Tu bloques comme un mur. Sois un fleuve. Ralentis-moi. Dévie.
Il acquiesça. Et ils recommencèrent.
Un échange. Une frappe, une esquive. Une attaque, un pas de côté. L’acier de bois frappait l’air dans un rythme lent, presque cérémonial. Aiko tournait autour de lui, fluide comme un serpent. Elle l’amenait à la suivre, à se déplacer avec elle. Pas seulement avec le corps, mais avec l’intention. Elle cherchait à l’aligner, à lui imposer une langue nouvelle.
— Tu frappes trop tôt, murmura-t-elle.
— Je sens le coup venir.
— Sentir ne suffit pas. Il faut lire. Anticiper sans précipiter.
Victor grimaça. Mais il obéit. Son corps suivait. Plus souple. Plus concentré.
Ils tournèrent encore. La respiration devenait plus lourde. Les sabres sifflaient plus fort. Puis elle feinta, entra dans sa garde, le désarma d’un geste souple.
Il recula d’un pas, surpris. Elle le fixait. Les joues légèrement rouges. Le souffle plus rapide.
— Tu m’as pris de vitesse, murmura-t-il.
— Non. Tu m’as laissée entrer. Tu voulais voir ce que j’en ferais.
Ils se regardèrent. Longtemps.
Elle fit un pas. Il ne recula pas.
Puis elle leva la main… et la posa doucement sur son torse. Juste là, au centre. Le contact était simple. Presque sage. Mais la chaleur entre eux était foudroyante.
— Tu n’es pas qu’un tueur, murmura-t-elle. Tu es autre chose. Tu veux devenir autre chose. Mais tu ne sais pas encore quoi.
Il ferma les yeux. Sa main glissa sur la sienne. Ses doigts se refermèrent dessus. Lentement. Comme s’il tenait un secret.
— Je veux que tu m’aides. Pas seulement à manier le sabre. À devenir un homme… meilleur.
Elle retira sa main. Un instant de silence.
Puis elle dit, très bas :
— Ce que tu veux… tu l’auras. Mais ne me mens jamais.
— Je te le jure.
Ils restèrent encore un moment face à face. Puis elle s’éloigna lentement, sans se retourner. Elle disparut entre les troncs, dans l’ombre des bambous.
Et Victor, seul à nouveau, sentit quelque chose d’ancien… fondre en lui.
Ce n’était pas encore de l’amour.
Mais ce n’était plus de la peur.
La nuit suivante le vent descendait de la montagne en rafales sèches, soulevant la poussière du chemin.Le ciel était couvert, chargé d’un orage qui tardait à éclater, comme suspendu. Aiko avançait d’un pas vif sur le sentier, son sabre de bois toujours attaché dans le dos. Victor la suivait à quelques mètres, les bras croisés, les yeux sombres.
— Tu ne m’as pas laissé finir, lança-t-il, agacé.
— Parce que tu fonçais comme un buffle, répliqua-t-elle sans se retourner. Tu refuses d’écouter. Encore.
— Non. Ce que tu refuses, c’est de me laisser aller au bout. Je sens quand quelque chose fonctionne. J’ai passé des siècles à me battre, Aiko. Je reconnais la justesse d’un mouvement.
Elle s’arrêta net. Se retourna lentement. Son regard était aussi tranchant que la lame qu’elle ne portait pas.
— Des siècles, hein ? murmura-t-elle. Encore ce mystère. Toujours à moitié vrai, à moitié absent.
Victor serra la mâchoire. Ils étaient seuls, à la lisière du bois, hors de portée des oreilles curieuses. Il s’approcha d’un pas.
— Tu veux que je te dise toute la vérité ? Tu veux vraiment ?
— Non, ce que je veux, c’est que tu arrêtes de penser que tout t’est dû parce que tu es fort. Que tu peux mordre dans le monde comme dans un fruit et qu’il va se soumettre.
— Je ne te demande pas de te soumettre, Aiko !
— Mais tu ne me vois pas non plus ! siffla-t-elle, les joues rouges de colère. Tu frappes, tu avances, tu grognes. Tu crois que ça, c’est apprendre ? Tu crois que le sabre, c’est juste une question de muscles ?
Victor s’immobilisa. Il respirait fort. Trop fort.
— Alors dis-moi, pourquoi tu continues de venir, hein ? Pourquoi tu reviens, nuit après nuit, me corriger, me reprendre, me toucher comme si tu voulais me graver dans ta mémoire, et puis tu me fuis dès que je m’approche trop ?
Aiko le regarda comme si ses mots l’avaient giflée.
— Tu ne sais rien de ce que je ressens.
— Alors dis-le-moi. Dis-moi que je me trompe. Regarde-moi dans les yeux et dis-le.
Elle s’approcha. Jusqu’à sentir son souffle. Son regard défiait le sien. Mais sa gorge se serra. Elle ne dit rien.
— Voilà, souffla Victor. C’est ça, ton sabre. Tu coupes tout ce qui dépasse. Même ce que tu pourrais aimer.
— Tu crois que c’est facile pour moi ? répliqua-t-elle, la voix vibrante. Tu crois que je ne ressens rien ? Tu es un danger, Kuzuryū. Tu es le chaos que je ne contrôle pas. Tu es...
Elle s’interrompit. Ses poings étaient fermés. Elle tremblait. Et lui, debout devant elle, semblait au bord du gouffre.
— Aiko… murmura-t-il. Dis-le.
Elle leva les yeux vers lui. Un battement de cœur suspendu. Puis, dans un geste soudain, elle frappa sa poitrine du plat de la main. Une fois. Deux fois. Un coup rude, presque violent.
— Je te hais pour ce que tu remues en moi. Tu me brises l’équilibre. Tu me fais peur.
Victor attrapa sa main. Doucement. Pas pour la retenir. Pour la sentir. La chaleur de ses doigts. La vérité de ce contact.
— Moi aussi j’ai peur, Aiko.
Elle ne répondit pas. Son souffle s’accéléra. Et dans le silence tendu du crépuscule, leurs regards s’accrochèrent. Plus de sabres. Plus de postures. Juste deux âmes à nu.
Et sans qu’ils ne s’en rendent compte… ils étaient si proches que leurs fronts se frôlaient.
Mais Aiko recula. Un pas. Juste un.
— Pas maintenant, dit-elle. Pas comme ça.
Victor hocha la tête. Il respecta ce pas. Mais ses yeux disaient autre chose : Je t’attendrai.
Et elle, sans le dire, pensait déjà : Pas longtemps.
***
Les jours suivants, il ne reçut aucun message, et il demeura seul dans le sentier des cerisiers, aussi pour s’occuper il se mit à écrire sous la surveillance sévère de Naoto qui ne le réprimanda pas, sans l’avouer le vieil homme commençait à l’appréciait et lui arrivait même de partager avec lui un saké. Victor lui posa d’autres questions, sur les traditions, sur les évènements passés, et Naoto y répondit avec enthousiasme, même si parfois il sentait que ce Gaijin demeurait absent, le vieil homme devina amusé que la source ne pouvait être qu’une femme, comme toujours.
Et il trouva enfin un message, elle lui disait de venir au sentier des cerisiers.
Cette nuit la lune était haute, cernée de nuages filandreux, comme si le ciel lui-même hésitait à tout révéler. Victor attendait déjà, seul, dans la clairière au pied du vieux cerisier. Le sol était encore humide de la pluie de l’après-midi, et les feuilles ruisselaient en silence. Il tenait deux bokken, mais son esprit n’était pas à l’entraînement.
Il la sentit enfin avant même de la voir. Comme les nuits précédentes. Elle arrivait sans bruit. Une silhouette noire entre les troncs, une ombre parmi les ombres. Et cette fois, elle portait autre chose : un long kimono de combat sombre, fendu sur les jambes pour plus de mouvement. Pas de masque. Pas de distance.
Aiko s’arrêta à deux pas de lui, sans rien dire. Ses yeux brillaient d’un éclat qu’il n’avait jamais vu. Ni colère. Ni froideur. Autre chose.
— Tu es venu, dit-elle simplement.
— Tu m’as appelé, répondit-il.
Elle s’approcha lentement. Il tendit un des bokken. Elle ne le prit pas.
— Pas ce soir.
Victor fronça les sourcils.
— Alors… pourquoi suis-je là ?
Elle leva une main, effleura le col de sa tunique, là où le tissu laissait voir un morceau de peau. Un silence long s’installa. Son doigt suivit doucement la ligne de sa clavicule, avant de s’arrêter sur la marque, juste là, une cicatrice ancienne, fine et nette.
— Celle-là… c’est quoi ? demanda-t-elle à mi-voix.
— Une morsure d’un chien enragé il y a très longtemps.
— Tu dis ça comme si c’était normal.
— Pour moi, ça l’est.
Leurs regards ne se quittèrent plus. Et Victor, doucement, posa sa main sur celle d’Aiko. Elle ne recula pas. Au contraire. Elle ferma les yeux une seconde. Comme si elle se laissait emporter par un vertige longtemps contenu.
— Je ne peux plus faire semblant, murmura-t-elle. Pas avec toi. Pas après tout ce que tu réveilles en moi.
— Alors ne fais plus semblant.
C’était une simple phrase. Mais elle ouvrit toutes les digues. Aiko s’avança encore, très lentement, et leurs visages se frôlèrent. Elle n’avait plus rien d’une guerrière en cet instant. Elle était femme. Chair. Battement de cœur. Souffle court.
— Si je t’embrasse… souffla-t-elle, presque contre ses lèvres, je ne pourrai plus revenir en arrière.
— Alors embrasse-moi.
Elle hésita. Une dernière fois. Puis, dans un mouvement silencieux et fluide, elle posa ses lèvres contre les siennes.
Le monde se tut.
Leurs bouches se cherchèrent, se trouvèrent, se goûtèrent. Il n’y avait plus de nuit, plus de forêt, plus de mission, plus de clans. Juste deux corps brûlants de tout ce qu’ils n’avaient pas dit. Elle glissa ses doigts dans ses cheveux, et lui l’attira contre lui d’une main large dans son dos. Ils s’embrassèrent comme on se reconnaît. Comme on s’ouvre. Comme on abdique.
Ils tombèrent à genoux, là, dans l’herbe mouillée. Il la regarda, haletant, la main tremblante sur sa joue.
— Je ne veux pas te faire de mal, Aiko.
— Alors aime-moi doucement. Mais entièrement.
Et cette nuit-là, ils s’aimèrent à même la terre. Loin du village. Loin des regards. Loin de toutes les règles. Les cerisiers pleuraient des pétales sur leurs corps nus, et le vent les recouvrait comme un secret millénaire.
Et au petit matin, elle dormait contre lui. La tête sur sa poitrine. Son sabre à elle posé juste à côté de leur peau mêlée.
Et Victor, pour la première fois depuis des siècles, pensa : Je pourrais rester ici. Vraiment rester.
Et la lumière de l’aube glissait à travers les branches. Des filets dorés perçaient le feuillage, caressaient doucement la mousse, les racines noueuses, les corps enchevêtrés dans l’herbe humide. Le souffle d’un oiseau troubla le silence. Puis le chant d’un autre.
Victor ne dormait pas. Il n’avait presque pas dormi. Il la regardait. Aiko, allongée contre lui, une jambe sur la sienne, un bras replié sous sa joue, les cheveux défaits mêlés aux brins d’herbe. Elle dormait paisiblement. Sa respiration était lente, son visage détendu — si différent de celui qu’elle portait au village, celui de la fille du clan, de la guerrière, de la stratège.
Ici, elle n’était qu’Aiko. Chair. Cœur. Frisson.
Il n’osa pas bouger. Pas même pour remettre un pan de tissu tombé de son épaule. Elle était belle. Tellement belle que ça en devenait douloureux.
Puis elle remua. Lentement. Très lentement. Ses paupières frémirent, ses doigts se refermèrent contre son torse, et elle ouvrit les yeux.
Le regard d’Aiko croisa celui de Victor.
Pas de panique. Pas d’effroi. Juste… ce moment suspendu, de pur silence. Comme si elle ne savait pas encore si c’était un rêve ou une faute.
Elle cligna doucement des yeux, puis se redressa sur un coude. Son regard descendit lentement vers leurs deux corps nus, vers leurs vêtements en désordre sur les herbes détrempées, puis revint à lui.
— On l’a fait, murmura-t-elle. Ce n’était pas un rêve.
Victor ne répondit pas. Il la laissa aller au bout de ses pensées.
— Je devrais avoir honte. Je devrais me lever, m’habiller, et dire que c’était une erreur.
— Mais tu ne le fais pas, souffla-t-il.
Aiko baissa les yeux. Elle semblait chercher un appui dans la terre, dans les arbres, dans le ciel.
— Parce que je n’ai pas envie de mentir, cette fois.
Elle prit une grande inspiration et se laissa retomber contre lui, posant sa tête à nouveau sur son torse, comme si c’était la place la plus naturelle du monde.
— Je suis foutue… murmura-t-elle avec un demi-sourire triste.
— Pourquoi ?
— Parce que je t’ai laissé entrer. Et parce que tu es tout ce que je ne devrais pas désirer. Un étranger. Un élève. Une tempête. Mais je n’ai pas peur de toi. Et c’est ça le pire.
Victor glissa une main dans ses cheveux, doucement, sans chercher à posséder, juste à comprendre.
— Aiko… je ne te demande rien. Je veux seulement… que tu saches ce que ça a compté. Pour moi. Cette nuit.
Elle releva les yeux vers lui, et cette fois, ses pupilles brillaient d’une émotion nue.
— Si tu dis encore une chose douce, je vais t’embrasser.
— Alors embrasse-moi.
Elle ne répondit rien. Mais elle le fit. Lentement. Avec la tendresse violente d’une femme qui savait que leur monde n’autorisait pas ce genre d’instant, et qui s’en moquait.
Et quand elle s’écarta, elle dit dans un murmure :
— On ne doit jamais parler de cette nuit. Jamais. Tu comprends ?
Victor acquiesça.
— Je comprends.
Mais il savait. Elle aussi. Que rien, désormais, ne pourrait effacer ce qu’ils avaient partagé sous les cerisiers.
Après un moment elle se leva paisiblement, remit son kimono sans un mot. Chaque geste était lent, précis, presque cérémoniel. Elle se recoiffa rapidement, puis fixa longuement ses sandales de paille avant de les enfiler. Victor, toujours allongé, la regardait faire, sans bouger, respectant le silence.
Quand elle eut fini, elle se redressa, le regard perdu un instant dans les cimes.
— Si quelqu’un pose des questions, dit-elle doucement, dis que tu t’es blessé en t’entraînant seul, cette nuit. C’est crédible. Tu as l’air du genre à désobéir aux ordres de repos.
Il esquissa un sourire sans humour.
— Et toi ?
— Moi ? Je suis la fille du clan. Personne ne posera de questions.
Elle lui lança un dernier regard, à la fois dur et troublé. Elle semblait vouloir dire autre chose. Mais elle n’en fit rien. Au lieu de cela, elle s’approcha lentement et se pencha juste assez pour que ses lèvres frôlent son front. Un baiser silencieux, sans promesse, sans lendemain… et pourtant si brûlant de vérité.
Puis elle se détourna.
Victor la suivit du regard tandis qu’elle disparaissait entre les arbres. Elle marchait vite, droite, comme si rien ne s’était passé. Comme si elle redevenait Aiko Zennosuke, fille du clan, guerrière loyale, détachée. Mais il vit, ou crut voir, ses poings légèrement serrés. Et une tension dans sa nuque, comme si elle fuyait quelque chose.
Quand elle disparut, le silence redevint total.
Victor resta allongé un moment, les bras croisés sous la tête, les yeux fixés sur les cerisiers. Il repensa à tout : les nuits d'entraînement, ses progrès, la discipline qu’il s'était imposée… et cette nuit-là, qui venait de tout bouleverser.
Il n’était plus juste un étranger. Plus un simple survivant recueilli par pitié ou curiosité. Quelque chose avait changé.
Il se redressa lentement. Ramassa ses vêtements, se lava les bras dans le ruisseau, se rhabilla. Puis, debout sous les premières lueurs du soleil, il souffla :
— Il est temps.
Il descendit vers le village, d’un pas ferme. Et cette fois, ce n’était pas pour apprendre.
C’était pour appartenir.
Le soleil était déjà haut. Un voile de brume s’était dissipé au-dessus des rizières en terrasse, et les villageois s’activaient dans la lumière douce du matin. On battait le riz sous les auvents, on suspendait les poissons fumés, les enfants couraient, armés de tiges de bambou en guise de sabres.
Mais le silence s’imposa peu à peu, comme une vague invisible. Les regards se tournaient. Des murmures accompagnaient ses pas.
Victor marchait lentement, sans se presser, le torse droit, vêtu d’un simple kimono sombre qu’on lui avait offert un mois plus tôt. Les manches retroussées laissaient voir ses avant-bras puissants. Il portait une ceinture de tissu tressé, sobre, sans ornement, et dans son dos, le sabre en bois que Naoto lui avait laissé, accroché d’un lien de cuir vieilli.
Les anciens du village, assis à l’ombre d’un mûrier, s’interrompirent dans leur jeu de go. Des femmes relevèrent la tête depuis les paniers de feuilles. Certains enfants s’arrêtèrent net, les yeux ronds, comme fascinés.
C’était lui.
Le gaijin.
Le colosse des mers, devenu élève de Naoto.
Mais ce matin, quelque chose était différent. Ce n’était plus seulement sa carrure ou son pas lourd. C’était son regard. Calme. Décidé.
Il s’arrêta devant la grande demeure du clan. La maison de Hayato-sama, construite sur pilotis, dominait la vallée. Des lanternes étaient encore suspendues aux poutres, flottant doucement dans le vent.
Les deux gardes postés devant la porte se raidirent. Ils échangèrent un regard discret.
Victor s’inclina, lentement, selon l’étiquette qu’on lui avait enseignée.
— Kuzuryū Victor, demanda audience auprès de Hayato-dono, dit-il, sa voix grave mais posée.
L’un des gardes disparut à l’intérieur sans un mot. L’autre resta droit, l’observant. Longtemps. Il le jaugeait peut-être, mais sans hostilité. Plutôt avec une forme de surprise. D’attente.
Victor resta debout. Immobile.
Derrière lui, les chuchotements recommencèrent. Des pas discrets. Des froissements de tissu. Des silhouettes s’approchaient peu à peu. Un groupe de villageois s'était formé, gardant la distance, mais présents. Comme si tous pressentaient que quelque chose allait se jouer.
Un souffle de vent fit claquer une bannière noire et blanche contre le bois du toit. Le ciel s’assombrissait un peu. L’air sentait la pluie prochaine.
Victor, lui, n’avait pas bougé. Il ferma les yeux un instant, cherchant dans le silence la voix d’Aiko, la rigueur de Naoto, et cette part de lui-même qu’il avait peut-être enfin trouvée.
Quand la porte s’ouvrit de nouveau, le garde s’inclina.
— Hayato-sama vous recevra.
Victor inclina la tête. Puis gravit les marches. Et derrière lui, le village entier semblait retenir son souffle.
La pièce était vaste, mais sobre. Le bois noirci du plafond formait un quadrillage sévère, et les murs étaient ornés de kakemono aux idéogrammes anciens. Un parfum d’encens discret flottait dans l’air, mêlé à celui du thé que l’on venait de servir.
Hayato-sama était assis en seiza sur une estrade basse. Sa posture était parfaite, son visage fermé, taillé dans la pierre des responsabilités. À sa droite se tenait Daiki, bras croisés dans les manches de son kimono noir, le regard figé comme une lame dans son fourreau. Un scribe prenait silencieusement des notes sur une tablette en bois.
Victor s’avança jusqu’à la limite du tatami, puis s’agenouilla lentement. Il inclina profondément la tête, les mains posées devant lui, dans un salut d’humilité et de respect.
Un silence s’installa. Long. Profond. Seuls les craquements du bois dans la charpente rappelaient le monde extérieur.
Puis Hayato parla.
— Kuzuryū-san. On m’a dit que vous souhaitiez me parler.
Victor releva la tête, mais garda les yeux légèrement baissés.
— Oui, Hayato-dono. Je suis venu ici par hasard, par la mer et la violence. Mais… ce que j’ai trouvé ici n’a rien d’un hasard. J’ai trouvé discipline. J’ai trouvé silence. Et j’ai trouvé… une voie.
Hayato ne répondit pas. Il l’observait. Derrière son mutisme se cachait un esprit aiguisé, habitué à lire entre les mots, à sonder les hommes.
Victor poursuivit, la voix plus assurée.
— Je ne suis pas des vôtres. Je ne connais pas tous vos codes, ni vos secrets. Mais je les respecte. Et je les apprends. J’ai connu la guerre, j’ai causé la mort, j’ai vécu mille vies dans une. Mais aujourd’hui… je veux servir. Pas moi-même. Pas un seigneur lointain. Mais un village. Une cause.
Il se redressa un peu. Son regard croisa enfin celui d’Hayato.
— Je viens vous demander… de m’accepter parmi vous. D’intégrer le clan Kōka. Non pas comme espion, ni comme guerrier… mais comme élève. Comme frère, si vous me l’accordez.
Un souffle discret. Le scribe arrêta un instant sa main. Daiki tourna la tête, lentement. Il le regardait de biais, sans un mot, mais ses mâchoires s’étaient crispées.
Hayato ne parla pas tout de suite. Il regarda Victor longuement. Il semblait mesurer le poids de chaque mot qu’il venait d’entendre. Puis il tourna la tête vers Daiki.
— Tu l’as observé. Qu’en dis-tu ?
Daiki répondit sans détour.
— Il est fort. Trop fort, peut-être. Il apprend vite, c’est vrai. Mais il ne pense pas comme nous. Il ne ressent pas comme nous. Et il attire l’attention. Des regards. Des tensions. Même des femmes.
Hayato hocha lentement la tête. Puis son regard revint sur Victor.
— Les Kōka ne sont pas un simple village. Nous sommes des ombres. Des fils du vent et de la ruse. Accepter un homme comme toi… serait briser des siècles de silence.
Victor s’inclina de nouveau, plus bas encore.
— Alors brisez-les, Hayato-sama. Donnez-moi la chance de me taire à vos côtés.
Un silence encore plus lourd suivit. Puis Hayato soupira très légèrement. Un souffle presque imperceptible.
— Tu resteras à l’épreuve trois lunes. Tu dormiras avec les veilleurs. Tu apprendras sans poser de question. Et tu n’utiliseras ton savoir que si on te l’ordonne.
Victor leva les yeux.
— J’accepte.
Hayato inclina lentement la tête.
— Alors, Kuzuryū… bienvenue dans les marges de l’histoire.
Victor s’inclina à nouveau, profondément.
Derrière, Daiki avait baissé les yeux. Mais son poing s’était fermé.
***
Le soleil glissait derrière les montagnes, projetant des ombres longues sur les toits de chaume. Le village baignait dans une lumière dorée, tranquille, rythmée par les derniers coups de marteau des artisans et les cris joyeux des enfants courant près des rizières. Aiko marchait d’un pas rapide, ses sandales effleurant la poussière des chemins. Elle revenait du temple, les bras chargés de rouleaux et d’herbes médicinales. Son esprit était ailleurs, comme souvent ces derniers temps. Tourné vers lui.
Victor.
Elle l’avait quitté ce matin avant l’aube, sans bruit, comme on quitte un rêve trop beau. Leurs entraînements, leurs échanges, leur complicité… tout cela la hantait. Mais elle avait tracé une ligne. Il n’était pas des leurs. Il ne pouvait pas l’être.
Alors, quand elle vit les enfants courir vers le haut du village en criant « Le géant est revenu ! Le géant va vivre avec les ombres ! », son cœur se figea.
Elle s’arrêta net. Le vent porta jusqu’à elle des rires, des chuchotements. Et puis… elle le vit.
Victor. Torse couvert, les manches roulées, les bras pleins de poussière. Il marchait en direction de la maison des veilleurs, escorté par deux jeunes membres du clan. Il avançait droit, humble, mais une lumière nouvelle brillait dans ses yeux. Une flamme de but. De place. D’acceptation.
Aiko sentit son ventre se contracter. Elle s’approcha, le regard fixé sur lui.
Victor s’immobilisa en la voyant. Il lut tout, en un seul regard : sa surprise, sa douleur… et quelque chose de plus profond. Une blessure qu’elle n’arrivait pas à cacher.
— Tu es revenu, dit-elle enfin, la voix sèche. Mais c’était plus qu’une constatation. Une accusation presque.
— J’ai demandé à intégrer les Kōka, répondit-il doucement. J’ai été accepté… pour une mise à l’épreuve.
Un silence. Elle le fixait comme si elle le voyait pour la première fois.
— Tu ne devais pas faire ça. Tu ne comprends pas ce que cela implique. Tu ne… tu n’es pas d’ici !
— Je le sais, répondit-il. Mais je ne veux pas partir. Pas tant que…
Il s’interrompit. Les mots n’étaient pas prêts à sortir. Aiko détourna les yeux, les mâchoires serrées. Elle semblait à deux doigts de tourner les talons.
— Tu crois que ça me fait plaisir ? Qu’un homme soit accepté alors qu’aucune femme ne l’a été hors des lignées ? Tu crois que tu peux entrer ici comme tu entres dans une bataille ?
Victor s’approcha d’un pas.
— Non. Mais je suis fatigué de fuir les batailles. Ici… j’ai trouvé autre chose. Quelque chose que je veux protéger. Et quelqu’un que je ne veux plus perdre.
Elle releva lentement les yeux vers lui. Son regard était humide, mais farouche.
— Tu sais ce que tu risques ?
— Oui. Et je sais aussi ce que je risque si je repars sans avoir essayé.
Un souffle. Aiko recula d’un pas, comme pour se protéger de lui. Mais ses défenses s’effritaient. Elle voulait le haïr pour ce qu’il osait. Pour ce qu’il réveillait en elle. Mais elle ne pouvait pas.
— Trois lunes, dit-elle enfin, d’une voix plus douce. Trois lunes dans l’ombre. Trois lunes à marcher sur le fil du sabre.
— Alors guide-moi, murmura Victor. Ou surveille-moi. Comme tu veux. Mais laisse-moi rester.
Elle le fixa longuement. Puis, sans un mot, elle hocha la tête… et tourna les talons.
Mais son cœur battait la chamade.
Et derrière elle, Victor sentit qu’il n’avait pas seulement obtenu une épreuve. Il avait gagné une chance.
Province de Kōka — Première Lune, premier jour
Il faisait encore nuit noire quand le tambour sourd résonna dans la montagne.
Victor s’était levé d’un bond. Pas de sommeil profond, seulement une attente fiévreuse dans un coin de la maison des veilleurs. Il avait dormi à même le sol, roulé dans une couverture rêche, entre deux apprentis du clan. Pas un mot échangé, juste des regards obliques. Ni hostilité ouverte, ni chaleur. Juste cette tension sourde, cette défiance glaciale.
Il s’habilla vite. Vêtements sombres, serrés au corps. Pas d’arme. Pas encore. Le sabre ne viendrait qu’après. Pour l’heure, on mesurait l’homme.
Quand il sortit, l’air lui cingla le visage comme un coup de fouet. Le froid piquait la peau, la rosée collait aux dalles de pierre. Le village dormait encore, mais la clairière derrière le grand torii était illuminée par des torches plantées dans la terre. Une dizaine de silhouettes attendaient. Noires, silencieuses, alignées. Les juges. Les maîtres.
Il s’approcha. Aucun mot ne fut prononcé. On lui fit signe de s’agenouiller au centre du cercle. Il le fit sans broncher, dos droit, regard fixe. Mais son cœur battait à tout rompre.
Un vieil homme s’avança, tenant dans ses mains une boîte de bois laqué. Il l’ouvrit lentement.
À l’intérieur, un bandeau noir.
— Trois lunes, déclara-t-il d’une voix sèche. Trois lunes sans nom, sans visage. Tu n’es plus l’étranger. Tu n’es personne. Et si tu survis, tu deviendras l’un des nôtres. Sinon… ton corps nourrira nos chiens.
Victor ne broncha pas. Il baissa la tête. Le bandeau lui fut noué autour des yeux.
L’obscurité devint totale.
Puis, soudain, deux mains l’agrippèrent par les bras. On le tira violemment hors du cercle. Les bruits se déformèrent, l’espace se dilata. Il ne savait plus où il était, ni combien de temps on l’avait déplacé. Des ronces griffèrent ses mollets. Une branche claqua contre son épaule. Il trébucha. Un coup derrière la nuque. Pas pour le blesser — juste pour l’avertir. Il n’y aurait aucun répit.
Quand on lui retira enfin le bandeau, il était seul. Dans une forêt dense, humide, noyée de brume. Aucune trace humaine. Pas de chemin. Pas de consigne.
Mais au sol, planté dans la mousse, un long morceau de bois.
Un bō.
Victor tendit la main. Le bois était poli, mais lourd. Équilibré. Une arme d’initié. Pas un jouet.
Une voix résonna dans son dos, calme et cruelle.
— Tu sais frapper. Maintenant tu vas apprendre à endurer. Ta première tâche est simple : survivre. Quarante-huit heures sans nourriture. Sans feu. Tu n’es pas chassé. Tu es attendu.
Victor ne se retourna pas. Il ferma les yeux un instant. Puis hocha la tête.
Le silence retomba.
Et il marcha.
À travers les bois, les ruisseaux glacés, les pentes abruptes. Il marcha, il glissa, il faillit tomber mille fois. Il eut faim. Il eut froid. Il entendit, parfois, les pas de ceux qui l’observaient. Des ombres parmi les ombres. Mais il ne leur parla jamais.
Et la nuit venue, il ne dormit pas. Il s’assit sur un rocher, le bō contre ses genoux, le souffle court. Il se rappela les paroles d’Aiko.
Sois une montagne contre le courant. Puis deviens le courant qui contourne la montagne.
Il ne savait pas encore qui il était.
Mais il savait qu’il ne reculerait plus.
Le vent sifflait entre les cèdres. La brume rampait au sol comme une bête sans nom. Et Victor, assis sur une pierre nue, fixait un point invisible dans le noir.
Cela faisait presque deux jours qu’il errait.
Il n’avait croisé personne — du moins pas à visage découvert. Mais il savait. Il sentait. Les juges étaient là, dissimulés dans les feuillages, suspendus dans les ombres, silencieux. Les Kōka ne criaient pas. Ils n’intervenaient pas. Ils observaient. Chaque geste, chaque faute, chaque instinct.
Il avait faim, bien sûr. Il avait mal aux jambes, aux bras, aux poumons. Mais ce n’était pas cela le plus dur.
C’était le silence.
Lui qui avait toujours vécu dans le bruit — celui des armes, des cris, des batailles, des chaînes et des femmes. Le silence, ici, n’était pas vide. Il était plein. Il pesait comme un manteau trempé. Et peu à peu, il le comprenait. Ce n’était pas une punition. C’était la première leçon.
Le monde parle tout le temps. Mais le guerrier écoute.
Il posa une main sur le sol humide. Ferma les yeux. Il écouta.
Le froissement des feuilles. Le pas d’un animal. Le murmure d’un ruisseau. Le craquement du bois. Le vent sur les pierres.
Et soudain, au milieu de tout cela… un battement.
Un seul.
Pas un son extérieur. Mais le sien.
Son cœur.
Victor comprenait.
Il n’était pas ici pour prouver sa force. Il était ici pour s’annuler. Pour vider la coupe. Pour cesser d’être Victor, l’homme du dehors, et devenir un réceptacle. Un corps neuf.
Il resta ainsi des heures. Peut-être jusqu’à l’aube. Et quand il rouvrit les yeux, quelque chose en lui avait changé. L’arrogance s’était dissipée. La colère, endormie. Il n’était plus en lutte. Il observait. Il écoutait.
Il vivait.
Deuxième épreuve – Le Pavillon des Miroirs
Ils étaient venus le chercher à l’aube, sans un mot, surgis de la brume comme deux ombres vêtues de noir, le visage dissimulé par des masques lisses qui ne laissaient rien deviner de leur origine ni de leur âge. Victor, encore engourdi par la rosée, s’était laissé guider sans protester, sans même poser de question. Ce n’était plus le moment de parler. Il comprenait désormais que le silence faisait partie de la transmission. Tout ce qui devait être dit le serait à travers les gestes, les épreuves, le regard de ceux qui le jaugeaient sans se montrer.
On lui banda les yeux après quelques lieues. Il sentit les cailloux sous ses pieds nus, l’odeur de l’écorce mouillée, le chant lointain d’un oiseau à crête blanche qui annonçait, disait-on, le retour des âmes justes. Lorsqu’on lui retira le bandeau, il se trouvait dans un lieu étrange, clos, parfaitement circulaire, dont l’architecture n’obéissait pas aux codes sobres des maisons paysannes. Le sol était de pierre lisse, les murs hauts et sombres, et tout autour de lui s’alignaient des miroirs. Petits, larges, antiques, certains brisés, d’autres d’une netteté troublante. Tous reflétaient quelque chose. Une image fragmentaire, déformée, ou pire… exacte.
Il fit un pas. Son reflet s’étira. Puis se dissocia. Dans un miroir ovale, il vit un jeune homme blond, les yeux brûlants de colère. Dans un autre, un guerrier massif, couvert de sang, l’arme levée au-dessus d’un cadavre. Plus loin, un enfant nu, accroupi dans la boue, les mains crispées sur un pain dur. Ce n’étaient pas des hallucinations. C’étaient des fragments. Des échos de ce qu’il avait été, de ce qu’il était encore.
Et puis, au fond, un miroir plus grand que les autres, plus ancien. Le cadre était d’ivoire sculpté, jauni par le temps. Il s’en approcha, lentement. Et ce qu’il y vit le figea.
Ce n’était pas son reflet. C’était le Kurgan.
Il recula, haletant. La silhouette dans le miroir ne broncha pas. Elle le regardait, de haut, avec ce demi-sourire cruel qu’il connaissait par cœur. La tête rasée, les cicatrices, le regard de bête. C’était lui. Mais ce n’était plus lui. Ou plutôt… c’était ce qu’il avait contenu, dissimulé, réprimé, enfermé sous des couches de peau et d’oubli.
Une voix douce, presque murmurée, s’éleva derrière lui. Il sursauta à peine. Il s’attendait à cela.
— Ce miroir… ne montre pas ton visage, dit-elle. Il reflète ton poids. Ce que tu portes encore, même si tu prétends avoir changé.
Victor ne répondit pas. Il savait que c’était vrai. Il baissa les yeux. Le silence était plus lourd que la voix. Il sentait dans sa nuque la présence d’un regard, mais ne se retourna pas. Il resta face au miroir.
— Si tu refuses de te regarder, tu ne peux pas prétendre devenir un frère des Kōka. On ne devient pas des nôtres par la force, ni par l’adresse. Mais par la clarté.
Il sentit son souffle ralentir. Il inspira profondément, s’agenouilla devant le miroir. Non pas pour se soumettre, mais pour accepter. Ce reflet-là, il ne pouvait plus le fuir. Il le portait. Il l’avait été. Il l’était encore, par instants, dans ses doutes, dans ses violences, dans ses regrets.
Alors il se redressa. Lentement. Et lorsqu’il rouvrit les yeux, le miroir était vide.
La silhouette noire avait disparu. Mais à ses pieds, là où il s’était agenouillé, reposait un sabre en bois poli, de couleur claire, presque blanche. Un katana d’entraînement taillé dans du bois d’if, gravé de symboles discrets le long de la garde.
Victor le prit. L’arma dans son dos. Et lorsqu’il franchit le seuil du pavillon, ce fut sans colère, sans triomphe.
Seulement avec une nouvelle forme de silence en lui. Le genre de silence que seuls les hommes réconciliés peuvent porter.
Troisième épreuve – Le sentier des ombres
Il n’y eut ni convocation officielle, ni discours, ni cérémonie. Ce matin-là, Victor trouva simplement une corde tressée accrochée à la poutre de sa petite chambre, une plume noire attachée à son extrémité. C’était le seul message. Ceux qui l’avaient précédé dans la voie savaient : cela signifiait que le moment était venu de passer le sentier des ombres. Une épreuve d’infiltration, de silence absolu, de contrôle total du corps, de la respiration, des instincts primitifs. Un test que même certains guerriers n’avaient pas terminé. Et qu’aucun étranger n’avait jamais entrepris.
Il ne dit rien. Il se contenta de se lever, d’enfiler la tunique noire qu’Aiko lui avait cousue pour l’entraînement nocturne, puis serra ses poignets dans des bandes de lin tressé. Il avait laissé ses armes derrière lui. Ce n’était pas une mission de combat, mais d’effacement. Et pour disparaître, il fallait se délester de tout.
Au crépuscule, il fut conduit jusqu’à la lisière d’une ancienne forêt, un endroit sacré selon les anciens. Là-bas, disait-on, les fantômes des espions tombés sans sépulture veillaient encore sur les vivants. L’air était lourd. Moite. Le silence pesait comme une main sur les épaules. On lui donna trois consignes : ne pas être vu, ne pas être entendu, ne pas tuer.
Victor entra dans les bois comme on entre dans un rêve dont on connaît déjà la fin. Le sol était tapissé de mousse, les troncs immenses, les sentiers peu visibles. Très vite, il perdit tout repère temporel. L’épreuve ne se mesurait pas en heures, mais en états de corps. Il devait atteindre un sanctuaire caché de l’autre côté de la montagne, sans se faire repérer par les patrouilles de faux sentinelles envoyées pour le traquer. Une simulation, certes, mais sans aucune indulgence.
Chaque pas devenait un calcul. Chaque respiration, un défi. Il comprenait maintenant pourquoi les Kōka avaient survécu à tant d’ennemis. Ce n’était pas leur force qui les rendait invincibles. C’était leur manière de se fondre dans l’invisible.
Une fois, il resta immobile pendant près de vingt minutes sous un buisson, tandis qu’un éclaireur passait à moins d’un mètre de lui. Une autre fois, il franchit un petit pont suspendu au-dessus du vide en rampant, sans jamais se redresser. Et lorsque la pluie tomba, glaçante et fine, il la reçut comme un baptême. Plus il avançait, plus ses pensées devenaient calmes. Son souffle s’alignait avec celui de la forêt. Il ne pensait plus comme un soldat. Il n’était plus un corps étranger dans ce monde. Il en faisait partie.
Ce fut au petit matin, alors que la brume étirait des voiles pâles entre les arbres, qu’il atteignit enfin le sanctuaire. Une simple pierre dressée, sur laquelle était posé un bandeau noir. Le signe qu’il avait réussi. En silence, Victor s’agenouilla, toucha le sol du front, puis passa le bandeau autour de sa tête.
Et lorsqu’il se redressa, trois silhouettes l’attendaient à distance, masquées, figées. Parmi elles, il la vit. Aiko.
Elle ne dit rien.
Mais cette nuit-là, en revenant au village, alors que personne ne célébrait son retour, Victor comprit qu’il avait franchi une limite invisible. Il n’était plus simplement l’étranger recueilli. Il était désormais un frère d’ombre, un initié. Les regards avaient changé. Les silences n’étaient plus ceux de la méfiance, mais de l’acceptation.
Le chemin vers les Kōka n’était pas terminé.
Mais cette fois, il était vraiment en train de le marcher.
Ce ne fut pas une cérémonie. Pas de parole. Pas de feu de joie ni d’encens. Mais le lendemain, au lever du jour, un homme l’attendait devant la maison où Victor dormait, accroupi sur ses talons, les bras croisés, le visage à moitié masqué par un foulard gris. Il ne dit rien. Il attendit que Victor sorte, s’incline, et marche derrière lui sans poser de question. C’était la règle : le disciple ne demandait rien. Il suivait.
Ils traversèrent le village encore endormi, passèrent sous les torii moussus, puis s’enfoncèrent dans un vallon où la lumière peinait à pénétrer. Là, dans une clairière étroite, un cercle de sable blanc avait été tracé. Tout autour, huit autres hommes en tenue sobre les observaient. Tous silencieux. Tous armés.
Victor comprit alors que ce n’était plus un apprentissage du sabre ordinaire. C’était un rite intérieur, un art complet, plus ancien que les armées. Une forme d’ascèse martiale. Le kenjutsu qu’il avait connu jusque-là n’était que la surface. Ici, on lui apprit à respirer dans le mouvement, à sentir l’intention de l’adversaire avant qu’il ne bouge, à ne faire qu’un avec l’arme. Le sabre n’était plus un outil : il devenait un prolongement de la pensée.
Les exercices duraient des heures, dans la boue, sous la pluie parfois, dans un froid humide qui mordait les os. Il ne pouvait parler. Même les cris étaient interdits. S’il chutait, il devait se relever en silence. S’il frappait mal, le sable lui rappelait l’humilité. La douleur, elle, faisait partie du langage.
Chaque jour, une nouvelle posture. Une nouvelle coupe. Et toujours cette voix grave qui répétait :
— Frappe sans colère. Bouge sans peur. Sois l’ombre de ton sabre.
Aiko venait parfois observer, silencieuse, dissimulée dans les feuillages. Victor le savait. Il ne la voyait pas, mais il sentait sa présence. Et cela le poussait à plus. Non pour la séduire, mais pour l’honorer. Parce qu’elle lui avait ouvert la voie. Parce qu’il voulait qu’elle voie un homme, pas une bête.
Il y eut une nuit où ils lui bandèrent les yeux. Une nuit où ils l’envoyèrent seul dans les bois, avec un sabre de bois et pour seul objectif : atteindre le sommet sans être entendu. Ce n’était plus un exercice physique. C’était un exercice d’écoute. De présence.
Victor revenait chaque soir plus silencieux, plus souple, plus habité.
Et au bout de sept jours, son dernier instructeur s’inclina devant lui pour la première fois.
— Tu es encore loin du guerrier parfait, dit-il. Mais tu es entré sur le chemin. Reste-y. Tu es Kōka, désormais, mais tu dois encore le devenir.
L’Épreuve de la Brume
Le matin s’était levé sur la vallée dans un silence ouaté. Un brouillard inhabituel avait envahi les rizières et les sentiers, noyant tout sous un manteau pâle et mouvant. Les oiseaux eux-mêmes paraissaient hésiter à chanter. Dans le village, les anciens parlaient à voix basse : le kamaitachi — vent-tranchant — était de retour. Un mauvais présage. Une blessure dans l’air.
Victor, lui, s’était levé à l’aube comme à son habitude. Il s’apprêtait à rejoindre le dojo secret pour poursuivre son entraînement lorsque trois cavaliers déboulèrent par le col Est, haletants, couverts de boue et de sang. Des messagers. Ils s’inclinèrent devant Hayato-sama, l’un d’eux encore à genoux, haletant :
— Une caravane a été attaquée à la lisière du bois sacré. Des bandits. Ou pire… des rōnin. Ils sont armés comme une petite armée. Une fillette et une femme du clan ont été enlevées. L’attaque était rapide. Trop bien coordonnée. Ce n’étaient pas de simples pillards.
Le silence tomba. Hayato croisa les bras, ses yeux plissés vers le col d’où montait la brume. Puis, il désigna Victor.
— Toi. Tu voulais être des nôtres ? Voici ta chance.
Pas de discours. Pas de préparation. Il fut envoyé sans insigne, sans renfort, juste un message secret cousu dans sa manche, à remettre à un contact du clan dans les collines. L’objectif : retrouver les otages, comprendre ce que ces hommes cherchaient, et agir. Discrètement.
Victor partit immédiatement, le sabre de bois accroché dans son dos — car pour cette mission, l’acier n’était pas autorisé. Seuls les initiés pouvaient le tirer. Seuls ceux qui étaient prêts à tuer en silence, sans haine.
Les forêts étaient plus sombres que d’habitude. Les arbres, comme courbés sous le poids de la brume. Chaque son, chaque craquement de branche semblait amplifié, mais étouffé à la fois. Victor progressait lentement, s’arrêtant pour écouter, repérant les traces dans la boue, s’adaptant à cette philosophie du vide qu’on lui avait tant répétée : “Tu ne vois pas. Tu ressens.”
Il repéra enfin le feu de camp, dissimulé dans une crevasse boisée. Une dizaine d’hommes. Rudes. Sales. Pas des samouraïs. Mais entraînés. Une fillette ligotée à un arbre. Et plus loin, une femme dont la robe était tâchée de terre, mais dont le visage était digne. C’était l’épouse d’un des stratèges du clan.
Victor ne sortit pas son arme.
Il attendit.
Il observa.
Il vit l’un des hommes s’éloigner pour pisser contre un tronc. Un autre somnoler.
Alors il bougea.
Rapide. Invisible.
Il neutralisa le premier par étranglement. Le second par un coup sec sur la nuque. Deux en moins. Personne n’avait crié. Il se glissa dans l’ombre, contourna le camp.
Un troisième fut frappé d’une pierre.
Un quatrième, désarmé d’un seul mouvement.
La femme le vit. Elle le reconnut. Ne dit rien. Mais ses yeux changèrent.
Quand un cri éclata enfin, Victor surgit, enchaînant ce qu’il avait appris la nuit, posture basse, frappe au poignet, évitement au torse, frappe au plexus. Il ne tuait pas. Il faisait tomber. Il brisait sans abattre. Chaque geste, chaque respiration, chaque pas suivait la forme intérieure des leçons d’Aiko, de Naoto, des huit hommes silencieux.
Il libéra les captives. Les mena hors du camp. Les fit courir sans bruit.
Puis, quand les rōnin comprirent ce qui se passait et chargèrent à leur tour, Victor se retourna. Seul. Entre elles et eux.
Le sabre de bois se leva.
Il tenait enfin son rôle.
Ce n’était pas le fracas d’un duel, ni la brutalité d’une bataille rangée. Ce qui se jouait ici, dans ce repli de forêt noyé de brume, tenait plus du théâtre d’ombres que du champ de guerre. Victor, seul debout face à la demi-douzaine de rōnin restants, semblait presque calme. Son souffle était profond, maîtrisé. Dans ses mains, le sabre de bois ne tremblait pas. Il ne le serrait pas, il l’enveloppait, comme on tient un pinceau qu’on s’apprête à poser sur une feuille. Les rōnin, eux, le fixaient avec une stupeur mêlée de mépris : un seul homme, sans armure, sans acier. Un étranger, qui plus est, debout entre eux et leur butin.
Le plus massif d’entre eux — une balafre sur la tempe, des mains aussi larges que des plateaux — s’élança le premier, croyant à une intimidation facile. Il s’attendait à ce que Victor recule ou hésite. Il n’eut qu’un souffle pour comprendre son erreur. Le corps de Victor pivota doucement, dans un mouvement qui absorbait l’attaque comme une eau avale la pierre, et dans le même élan, il abaissa son centre de gravité et fit pivoter ses hanches. Le sabre de bois remonta brusquement, frappant la tempe de l’assaillant avec une précision telle que l’homme s’effondra, hébété, avant même de comprendre d’où venait le coup.
Ce fut alors que les autres chargèrent. Non plus avec assurance, mais avec ce mélange d’orgueil et de panique qu’ont ceux qui veulent faire taire la peur par la violence. Victor ne bougea pas tout de suite. Il laissa venir. Et au dernier instant, il entra dans leur rythme. Il ne les affrontait pas de front : il les esquivait, les déviait, brisait leurs lignes, leurs équilibres, leurs appuis. Ce qu’il avait appris lors de ses entraînements nocturnes avec Aiko — ce rapport à l’espace, cette conscience du poids, de la trajectoire, de l’élan — devenait une seconde nature.
Un sabre se leva. Il ne para pas. Il pivota, avança sous la lame, et frappa l’épaule de son adversaire d’un mouvement sec, précis, presque chirurgical. Un autre tenta de le contourner. Victor sentit le sol sous ses pieds, la tension dans l’air, et tourna sur lui-même, comme une feuille prise dans un courant. Son sabre frappa l’arrière du genou, puis la main, et l’homme tomba. Il n’y avait ni rage, ni haine, ni jouissance du combat. Seulement l’application d’un art. D’une philosophie.
Quand le dernier rōnin s’enfuit à travers les fourrés, haletant, désarmé, Victor resta immobile. Il n’avait pas cherché la victoire. Il avait simplement fait ce qui devait être fait. Et à cet instant, au cœur de la brume et du silence revenu, quelque chose changea. Non pas en lui, car cela s’était déjà produit. Mais dans le regard de celles et ceux qui l’avaient vu.
La femme qu’il avait sauvée s’approcha, les yeux humides. Elle s’inclina profondément, le front baissé, comme on le ferait devant un guerrier du clan. La fillette, trop jeune pour comprendre les usages, serra simplement la main de Victor sans rien dire. Il ne répondit pas par des mots. Il posa une main sur sa tête, doucement, puis releva les yeux vers le ciel désormais plus clair.
Il ne savait pas encore ce qu’Hayato-sama déciderait à son retour. Mais il savait qu’il avait franchi un seuil. Ce jour-là, dans la brume, ce n’était pas un gaijin qui s’était battu. C’était un homme de la montagne. Un homme du clan Kōka.
Quand Victor franchit la courbe du sentier et que les premières toitures du village apparurent entre les troncs d’érables, il sentit aussitôt le changement. Les oiseaux s’étaient tus. L’air semblait plus dense, comme si le silence lui-même retenait son souffle.
On l’avait vu.
Un jeune garçon, penché sur un seau d’eau, le regarda avec de grands yeux et fila sans un mot. Une vieille femme à genoux dans un potager se redressa lentement, plissa les yeux, et s’inclina brièvement en le fixant. Non pas par crainte — mais avec ce respect calme et simple qu’on réserve aux hommes qui ont risqué leur vie pour d’autres.
Victor continua d’avancer, le pas mesuré. Il ne boitait pas, mais la fatigue était réelle. Sa tunique portait encore des traces de poussière, de sueur et de lutte. Le bokken pendait dans son dos, et sur ses bras, quelques éraflures témoignaient du combat. Pourtant, c’est son regard qui frappa le plus : limpide. Centré. Débarrassé de quelque chose.
Les enfants cessèrent leurs jeux. Les artisans levèrent les yeux de leur établi. Même les chiens, couchés sous les porches, dressèrent la tête.
Et puis la rumeur devint parole. « Il est revenu. » « Il les a protégées. » « C’est lui. » Pas un cri. Pas un applaudissement. Mais une onde discrète de reconnaissance. Comme si le village entier reconnaissait enfin qu’il n’était plus un étranger.
Aiko, elle, était déjà là. Droite. Silencieuse. Debout près du torii du sanctuaire secondaire, à l’ombre d’un grand pin. Elle l’attendait. Elle savait qu’il reviendrait. Mais rien ne l’avait préparée à le voir ainsi.
Il y avait du sang séché sur sa manche. Une entaille sur sa joue, fine. Mais surtout cette façon qu’il avait de marcher. Droit, sans défi, sans arrogance. Le pas d’un homme qui ne demandait plus sa place : il l’avait prise.
Leurs regards se croisèrent, et pendant une seconde, il n’y eut plus que cela. Plus que cette tension suspendue entre deux âmes qui avaient partagé l’ombre et la lame. Il n’y avait pas de mots. Il n’y avait pas besoin.
Aiko baissa les yeux. Puis les releva lentement, le souffle court.
— Ils t’ont vu, murmura-t-elle quand il fut assez près. Ils savent, maintenant.
Victor s’arrêta devant elle. Il pencha légèrement la tête, comme il le faisait parfois depuis qu’il avait appris l’étiquette.
— Et toi ? demanda-t-il. Est-ce que toi… tu me vois ?
Elle ne répondit pas tout de suite. Une émotion étrange montait en elle, imprévisible, indomptable. C’était de la fierté. Mais aussi une peur trouble. De ce qu’il devenait. De ce qu’elle commençait à ressentir pour lui.
— Je te vois, murmura-t-elle enfin.
Il allait répondre, mais déjà un homme du clan s’avançait — un messager. Il s’inclina respectueusement.
— Hayato-sama souhaite vous voir, Kuzuryū-san.
Victor acquiesça. Puis il regarda Aiko une dernière fois, comme pour lui demander silencieusement de rester là. Elle hocha la tête.
Et tandis qu’il suivait le messager à travers les jardins de pierre et les lanternes de bois, le murmure du village le suivit comme une ombre discrète.
Ce jour-là, le gaijin n’était pas seulement revenu.
Il était entré dans la légende.
Lorsqu’il entra dans la demeure du chef du clan, Victor eut pour la première fois le sentiment d’être attendu — et non toléré. Le bois sous ses pas était ciré, les papiers glissés avec soin dans les murs, les piliers rouges semblaient plus vifs que d’ordinaire. Une lumière douce filtrait à travers les stores de bambou. Hayato-sama était déjà assis, en position formelle, drapé dans un kimono sombre. À sa droite, Daiki. Impassible, comme une pierre sculptée. Mais ses yeux trahissaient une curiosité contenue.
Victor s’inclina bas, sans forcer. C’était un geste désormais naturel. Il n’y avait pas de crainte, juste du respect. Hayato l’observa longuement, puis d’un geste bref, lui intima de s’asseoir. Il obéit.
— Nous avons entendu ce qui s’est passé, dit Hayato, la voix posée. Ce n’était pas un test. Ce n’était pas prévu. Et pourtant, tu as réagi comme un homme de notre lignée. Sans ordre. Sans attente de reconnaissance.
Victor ne répondit pas. Ce n’était pas une affirmation qui appelait une justification. Hayato pencha légèrement la tête.
— Pourquoi es-tu revenu ? Tu aurais pu fuir. Tu aurais pu rester dans les montagnes.
— Parce que ce n’est pas fuir qui me définit, murmura Victor. C’est ce que je choisis de défendre. Et j’ai choisi.
Un silence. Puis le vieux seigneur hocha la tête. Il tapota son genou de ses longs doigts maigres.
— Et donc… tu veux quoi ? Rester ici ? Être un de nous ?
Victor inspira lentement. Ses mains étaient posées sur ses genoux, ouvertes.
— Je ne suis pas né ici. Je n’ai pas votre sang, ni vos traditions. Mais ce que vous m’avez appris, ce que j’ai vu, ce que j’ai compris… m’ont transformé. Je ne vous demande pas l’égalité. Je vous demande un chemin. Un service. Une appartenance qui ne me sera jamais légitime… mais que je me battrai chaque jour pour honorer.
Hayato ne dit rien. Daiki, lui, leva enfin les yeux vers lui.
— Tu as tué, des dizaines, des centaines peut-être, en dehors de nos terres. Tu es un homme des guerres, des feux et des croisades. Comment peux-tu jurer fidélité à un clan fondé sur l’ombre et la discrétion ?
Victor tourna lentement la tête vers lui. Il n’y avait plus aucune insolence dans son regard. Juste une fatigue immense. Et une résolution calme.
— Parce que la guerre que je mène désormais… c’est contre ce que j’étais.
Cette phrase-là n’appartenait pas à un samouraï. Elle appartenait à un homme. Hayato la reçut avec un froncement de sourcil presque imperceptible. Puis il se leva lentement.
— Nous parlerons. Encore. Mais pour aujourd’hui, tu peux dire à ceux qui doutent que tu as notre écoute. Et… notre gratitude.
Il sortit sans cérémonie. Daiki resta un moment, puis il se leva à son tour, ajusta son obi, et vint se placer face à Victor.
— Tu as changé, dit-il simplement.
— Tu m’as aidé à changer, répondit Victor.
Un hochement de tête bref, presque imperceptible. Puis Daiki ajouta :
— Mais ne crois pas que le respect t’est acquis. Ici, rien n’est jamais gagné. Même pour nous.
— C’est pour ça que je suis là, dit Victor.
Et alors Daiki, dans un geste inattendu, posa brièvement une main sur son épaule. Solide. Ancrée. Puis il quitta la pièce à son tour.
Victor resta seul un moment, assis, les genoux encore ancrés au sol poli. Il laissa son souffle s’étirer, son cœur ralentir, puis il sortit en silence, passant devant les serviteurs qui s’écartèrent sans mot dire. Dehors, le soleil était plus bas, l’air plus lourd.
Aiko, elle, s’était isolée.
Elle n’avait rien dit, ni à sa mère, ni à ses sœurs d’armes, ni à Daiki. Elle s’était éloignée, marchant d’un pas rapide jusqu’à un petit sentier de mousse qui menait à un sanctuaire oublié, abrité sous des cèdres centenaires. C’était là qu’elle venait, parfois, lorsqu’elle devait faire taire ses pensées.
Mais ce jour-là, ses pensées ne voulaient pas se taire.
Il était revenu. Vivant. Plus que vivant. Transformé. Elle avait entendu les rumeurs avant même de le voir, et quand enfin leurs regards s’étaient croisés, c’était comme si elle avait vu… un autre homme. Ou peut-être le même, mais enfin débarrassé de ses chaînes.
Elle s’agenouilla devant la pierre moussue, le front baissé.
Mais son cœur battait trop vite. Trop fort. Comme s’il voulait sortir de sa poitrine.
Victor Kuzuryū. Le barbare. L’étranger. L’indomptable.
Elle s’en voulait de ressentir cela. Elle n’était pas une jeune fille rêveuse. Elle n’était pas faite pour les émotions floues. Elle avait été formée à trancher, à voir, à décider. Et pourtant… face à lui, elle sentait tout vaciller. Et c’était cela qui l’effrayait le plus.
Elle rouvrit les yeux, leva le visage vers la lumière entre les feuilles.
Et pour la première fois, elle murmura son nom. Pas pour l’appeler. Pour l’ancrer. Pour le reconnaître.
Victor.
***
Le temps avait passé, insensiblement. Et Victor, désormais appelé Victor-san, avait cessé d’être une curiosité étrangère pour devenir une silhouette familière. Le gaijin qui autrefois effrayait les enfants était devenu celui qui les portait sur ses épaules les jours de fête, qui partageait le saké avec les anciens au coin du feu, et qui aidait les fermiers à soulever les lourds sacs de riz pendant les récoltes. Il avait appris à saluer en inclinant juste ce qu’il fallait la tête, à s’arrêter lorsqu’un vieux tendait la main pour bavarder, et même à se moquer doucement de lui-même en posant mal ses pieds sur les passerelles glissantes après la pluie.
Le père d’Aiko, un homme massif aux sourcils broussailleux, passait ses journées dans l’ombre brûlante de sa forge, le torse toujours nu malgré les étincelles. Victor avait longtemps hésité avant de s’approcher de lui, mais c’était finalement le forgeron qui l’avait interpellé un matin d’un ton bourru :
— Tu sais tenir un marteau ? Ou tes bras, c’est juste pour la parade ?
Victor avait souri, enfilé un tablier, et depuis ce jour-là, il venait plusieurs fois par semaine prêter main-forte à la forge. Le vieux n’était pas bavard, mais ses gestes parlaient, et peu à peu, un langage silencieux s’était établi entre eux. Lorsqu’un jour il lui tendit un marteau personnel, usé mais solide, Victor comprit qu’il était accepté. Pas seulement comme aide. Comme transmetteur. L’un des leurs.
L’apprentissage du sabre, lui, continuait, même si la forme en avait changé. Daiki lui-même s’était mis à s’entraîner avec lui — non sans rudesse, mais sans haine. C’était devenu un échange, une tension respectueuse. Victor s’adaptait vite, apprenait à lire les mouvements, à écouter le vent, à sentir le moment. Il ne frappait plus pour dominer, mais pour comprendre. Et il apprenait à esquiver sans s’effacer, à résister sans écraser.
Aiko, elle, le regardait souvent de loin. Du haut d’un balcon. Depuis un champ. Derrière un rideau de pluie. Elle voyait les gestes qu’il faisait pour aider la vieille Mayu à porter son fagot. Elle l’entendait rire avec les enfants. Elle le surprenait, le soir, à graver en silence des poèmes maladroits sur des bandes de papier qu’il cachait sous une latte de bois dans sa maison. Et peu à peu, ce qui avait été de la méfiance était devenu une curiosité, puis une tendresse qu’elle n’arrivait plus à cacher, même à elle-même.
Et puis, ce jour-là, sans signe avant-coureur, tout bascula.
C’était un matin clair. Le ciel lavé par la pluie de la veille. Les bruits du village résonnaient avec douceur : les sabots, les bêlements des chèvres, le rire des enfants, le chant du marteau sur l’enclume. Aiko revenait d’un message livré au temple. Elle descendait le sentier principal, un panier sous le bras, le visage un peu rougi par le vent, lorsque Victor l’attendait à l’angle du puits.
Il portait sa tenue simple de travail, les manches relevées, les mains encore couvertes de poussière de bois. Mais son regard... avait cette intensité rare, celle qu’elle lui connaissait lorsqu’il s’entraînait seul, la nuit. Elle ralentit. Quelque chose, dans la tension de ses épaules, l’alerta.
— Aiko-san, dit-il doucement.
Elle s’arrêta.
— Oui, Victor-san ?
Il ne s’approcha pas. Il planta simplement ses yeux dans les siens. Et dit, sans détour, mais avec un calme déconcertant :
— Je voudrais vous demander quelque chose.
Elle ne répondit pas tout de suite. Elle plissa les yeux, sur la défensive. Il poursuivit, avec cette gravité qu’il n’utilisait que pour parler de choses essentielles :
— Je voudrais vous prendre pour femme.
Un silence. Un silence qui s'étira, monstrueux, assourdissant. Aiko le fixa, figée. Puis recula d’un demi-pas. Elle ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Le panier glissa presque de ses bras. Ce n’était pas une déclaration. C’était un choc. Un coup de tonnerre dans un ciel clair. Elle n’avait rien vu venir. Rien deviné. Elle sentit son cœur se comprimer, comme si un sanglier lancé à pleine course venait de lui foncer dans la poitrine.
— Vous... êtes fou, murmura-t-elle enfin, les joues brûlantes.
Mais Victor ne bougea pas. Il ne détourna pas le regard.
— Non. Je suis sérieux.
Aiko secoua la tête, incapable de répondre. Tout en elle criait l’alerte. L’honneur. Le devoir. La convenance. Et pourtant… dans le fond, une voix plus basse, plus ancienne, plus profonde, murmurait autre chose. Une voix qu’elle avait tenté de faire taire.
Elle fit volte-face. Et partit. Rapidement. Trop vite. Le panier cognant contre sa hanche.
Victor resta là. Immobile. Le souffle court. Il ne l’avait pas demandé pour la surprendre. Ni pour la conquérir. Mais parce qu’il savait. Que ce qu’il ressentait ne partirait pas. Que c’était là. Que c’était elle.
Et dans le silence qui suivit son départ, il le sut : il venait de tout risquer.
De son côté, la jeune femme traversa le village d’un pas précipité, sans répondre aux salutations qu’on lui lançait. Sa nuque brûlait. Son cœur cognait contre ses côtes, battant trop fort, trop vite. Chaque pas résonnait comme un écho trop sonore dans les ruelles calmes. Une vieille femme l’interpella pour lui offrir un mochi tout juste cuit : elle hocha la tête sans ralentir, le regard fixé droit devant elle, sans même voir le geste.
Elle atteignit enfin la petite maison familiale. Elle referma la porte en bois coulissant d’un geste brusque, comme pour s’enfermer contre le monde. Elle posa le panier en tremblant, puis resta un instant debout, dans la pénombre fraîche de la pièce. Immobile. Les bras ballants. Les lèvres entrouvertes.
Il l’avait dit.
Il l’avait vraiment dit.
« Je voudrais vous prendre pour femme. »
Comme s’il demandait à apprendre un nouveau kata. Comme s’il déclarait vouloir rester ici pour toujours. Comme s’il ne venait pas de faire voler en éclats toute la carapace qu’elle s’était patiemment forgée.
Elle marcha jusqu’à l’alcôve, où elle s’assit au sol, genoux repliés sous elle. Ses mains s’agrippèrent à son propre kimono, comme si cela pouvait l’ancrer. Elle aurait dû être en colère. Protester. Aller immédiatement voir Hayato-sama pour faire taire cette folie. Mais… elle ne bougeait pas.
Son esprit tentait de reprendre le dessus. C’était impossible. Une union comme celle-là n’existait pas. Pas entre une femme de clan et un étranger. Et surtout… pas elle. Pas avec lui. Pas après tout ce qu’elle avait vu, ce qu’elle avait deviné. Il était un orage qui s’était arrêté dans leur ciel sans prévenir. Un homme qui portait le feu sous sa peau et la douleur dans ses yeux.
Mais alors pourquoi, kuso … pourquoi est-ce que son cœur lui faisait mal comme ça ?
Elle s’en voulait de ressentir ce qu’elle ressentait. Elle s’en voulait d’avoir senti sa voix résonner dans sa poitrine, de s’être figée comme une idiote devant lui. Et surtout, elle s’en voulait de n’avoir pas su dire non tout de suite.
Car la vérité, c’est qu’au fond d’elle… une petite voix avait crié oui.
Et c’était ça, le plus terrifiant.
Elle resta là longtemps. Le soleil tournait doucement, les ombres s’étiraient dans la pièce. Elle finit par poser la tête contre le pilier central, les yeux mi-clos. Elle se revoyait, dans les bois, en train de le corriger d’un geste précis. Elle entendait encore son rire lorsqu’il tombait, ses questions maladroites, son accent imparfait. Elle revoyait son front touchant la terre, ce geste interdit qu’aucun homme ici n’aurait osé faire — pas même Daiki. Et elle s’en souvint avec un frisson dans la gorge.
Il n’était pas d’ici, c’était vrai.
Mais peut-être que c’est justement pour cela qu’il avait réussi à franchir ce qu’aucun autre n’avait jamais approché.
Elle ferma les yeux. La colère s’effaçait. Ne restait que ce trouble immense. Et une pensée, claire, qui ne cessait de tourner en elle :
Et s’il n’était pas seulement un étranger ?
Et s’il était… l’homme que le destin avait jeté sur sa route, contre toute attente, contre toutes les règles ?
Elle rouvrit les yeux.
Le soir tombait.
Et elle savait déjà qu’elle n’arriverait pas à dormir.
***
Le vent avait chassé les nuages de l’après-midi, laissant place à une nuit claire, traversée de brises fraîches et d’un silence presque solennel. Le sentier des cerisiers, long et sinueux, baignait dans une clarté lunaire douce et irréelle. Même sans fleurs, les vieux troncs noirs semblaient veiller sur ceux qui osaient s’y aventurer à la nuit tombée. Victor s’y tenait seul, debout, dans sa tenue d’entraînement. Il avait reçu le message d’Aiko sans un mot, et était venu. Parce qu’il ne savait pas faire autrement. Parce qu’il ne fuyait plus.
Elle arriva sans un bruit. Son pas n’avait pas hésité, mais chaque foulée portait une charge qu’aucune lame n’aurait pu trancher. Elle le trouva immobile au milieu du chemin, droit comme un pin, le regard perdu vers les montagnes lointaines. Lorsqu’il se tourna vers elle, elle vit dans ses yeux ce qu’elle n’aurait jamais voulu affronter : la certitude.
— Tu n’as aucune idée de ce que tu as fait, bakayarō, cracha-t-elle sans préambule, la voix chargée d’une colère qu’elle ne maîtrisait plus. Tu viens de demander une chose qu’on n’a jamais osé me demander. Jamais. Ni ici. Ni ailleurs. Tu as mis les pieds dans quelque chose que tu ne comprends pas.
Victor ne broncha pas. Il l’écoutait comme on écoute un avertissement sacré, mais sans ciller.
— Je ne t’ai pas demandé de comprendre, dit-il calmement. Je t’ai dit ce que je voulais. Et ce que je veux, c’est toi. Non pas comme un caprice, ni comme un prix à gagner. Mais parce que je sais ce que je suis… et ce que je deviens près de toi.
Aiko serra les poings. Elle vacillait entre la rage et un effroi plus intime, plus profond. Il disait ces mots avec une telle simplicité, une telle gravité, que cela fissurait toutes ses défenses.
— Tu veux me prendre pour femme ?! Comme on choisit une épée ou une maison ?! Tu crois que je suis à prendre ?! cria-t-elle. Kutabare !
Victor fit un pas vers elle.
— Non. Je sais que tu peux choisir de me refuser. Mais je suis prêt à prouver que je suis digne de marcher à tes côtés. Même s’il faut combattre pour ça.
Elle rit, mais son rire tremblait.
— Alors prouve-le. Ici. Maintenant. Combats-moi. Et si tu gagnes… j’irai parler à mes parents. À Hayato-sama.
Elle dégaina lentement son bokken. Victor fit de même, sans détourner les yeux d’elle.
Ils se mirent en garde, à quelques pas l’un de l’autre. Les cerisiers les cernaient comme des témoins muets. La tension s’épaissit, chaque souffle devenant un cri silencieux. Ils ne bougeaient pas. Le bois des armes luisait doucement sous la lune. Leurs regards se cherchaient, se défiaient, se jaugeaient.
Mais aucun ne frappait.
Aiko sentait son cœur tambouriner dans sa poitrine, si fort qu’elle craignait qu’il éclate. Victor, lui, était une statue. Un roc. Pas d’arrogance. Pas d’impatience. Une présence, une ancre. Il n'était pas là pour gagner. Il était là pour tenir. Pour tenir bon face à elle.
Et c’est cela qui la déstabilisa.
Il ne cherchait pas à la vaincre pour la posséder. Il se tenait droit pour lui montrer qu’il resterait debout, jusqu’à ce qu’elle baisse les armes. Jusqu’à ce qu’elle comprenne qu’il ne partirait plus.
Aiko voulut frapper. Son corps le voulait. Sa tradition, son honneur. Mais ses mains tremblaient. Pas de peur. D’émotion. Une faille béante s’était ouverte en elle, et Victor y avait planté son regard, sa foi, sa demande. Et ce fut elle qui perdit.
Ses bras chutèrent. La garde se rompit. Elle recula d’un pas, puis deux. Ses yeux brillèrent — de rage, de honte… ou de désir, elle ne savait plus. Puis elle lâcha son bokken, le laissant tomber dans l’herbe.
Victor ne bougea pas. Il attendait.
Et dans un souffle rauque, Aiko murmura :
— Demain… je parlerai à mes parents.
Elle tourna le dos. Et s’éloigna à grands pas, droite, fière, bouleversée.
Mais dans son ventre, tout s’était mis à brûler.
Il avait gagné.
Pas avec le sabre.
Avec ce qu’il était devenu.
Et c’était bien plus terrifiant.
***
Le jour s’était levé sur la vallée de Kōka avec cette douceur voilée propre aux fins d’été, quand les rizières exhalaient encore la rosée de la nuit et que les toits de chaume, baignés de lumière diffuse, semblaient plus anciens encore. Victor avait passé une partie de la nuit assis au bord du sentier, incapable de dormir, incapable aussi de revenir sur ses pas. Il était resté là, à contempler le ciel pâlissant et les montagnes au loin, jusqu’à ce que le premier chant d’oiseau annonce l’aurore.
Aiko, de son côté, s’était levée tôt. Elle n’avait pratiquement pas dormi. Ses gestes étaient précis, mais son esprit flottait, chargé de souvenirs de la veille. Elle ne cessait de revoir son regard, sa posture, cette manière si déconcertante qu’il avait eue de ne pas combattre… et de la désarmer complètement.
Elle enfila son kimono formel, aux teintes sobres, noua sa ceinture, et glissa un peigne dans ses cheveux encore humides. Puis elle sortit de la maison familiale par la cour latérale, longea les pierres moussues, et prit une profonde inspiration devant la porte principale. Son cœur battait plus vite qu’elle ne l’aurait admis.
Son père, Zennosuke, l’attendait déjà, assis en tailleur sur le tatami, un bol de thé à la main. Sa mère était présente, discrète, assise un peu en retrait. Le silence était naturel ici, pesé, dense de non-dits et de présages. Quand Aiko s’agenouilla, le regard de son père glissa lentement vers elle.
— Tu veux parler, dit-il simplement.
Elle hocha la tête. Avala sa salive. Et parla, d’une voix posée, ferme malgré les tremblements dans sa poitrine.
— Père. Je souhaite que Victor-san… soit officiellement reçu dans cette maison. Qu’il fasse sa demande selon nos coutumes.
Le silence qui suivit sembla durer une éternité. Sa mère leva à peine les yeux. Son père, lui, resta parfaitement immobile, mais son regard se fit plus perçant.
— Tu veux qu’un homme d’ailleurs, un étranger… te prenne pour épouse ? Tu veux qu’il entre ici, sous ce toit, et fasse cette demande à mon visage ?
— Je veux… qu’il le fasse selon les règles, dit-elle doucement. Je ne t’aurais pas parlé de lui si je ne pensais pas qu’il en était digne.
Zennosuke posa son bol. Lentement. Très lentement.
— Et s’il n’était pas digne ? siffla-t-il.
Aiko soutint son regard. Pour la première fois de sa vie, elle ne détourna pas les yeux face à son père. Sa voix devint un murmure.
— Alors je serai celle qui l’écartera. Pas toi.
Le silence, cette fois, fut plus lourd encore. Mais quelque chose avait changé. Zennosuke comprit, sans qu’elle ne l’ait dit : ce n’était pas un caprice, ni une lubie née d’un trouble passager. C’était une certitude née du doute. Une décision née de l’expérience.
Il referma les mains sur ses genoux. Puis soupira.
— Très bien. Qu’il vienne. Mais il parlera d’abord à moi. Seul. Ensuite, à nous deux.
Aiko s’inclina, en silence. Et sortit.
Victor arriva peu après. Lavé, sobrement vêtu, les cheveux tirés en arrière. Il portait une tunique sombre sans motif, et s’était préparé comme pour une bataille. Car il savait que ce qu’il s’apprêtait à faire en était une. La plus difficile, peut-être.
Il fut introduit par la mère d’Aiko, qui ne dit mot. Il s’agenouilla devant Zennosuke, s’inclina profondément, le front contre le tatami. Lorsqu’il se redressa, leurs regards se croisèrent pour la première fois.
— On me dit que tu as changé, dit le vieil homme d’une voix grave. Que tu as appris à travailler la terre, à forger, à saluer les anciens et à jouer avec les enfants. Est-ce vrai ?
— C’est vrai, répondit Victor. J’ai beaucoup reçu ici. Et je n’ai rien à offrir d’autre que ce que je suis devenu.
— Ce que tu es devenu n’efface pas ce que tu as été.
— Non, admit Victor sans hésiter. Mais c’est ce que je suis maintenant qui me pousse à demander la main de votre fille. Pas par désir. Par engagement.
Zennosuke le fixa longuement. Puis inclina légèrement la tête.
— Et si je te refuse ? Tu partiras ?
Victor sourit, humblement.
— Si je pars, c’est qu’elle me l’aura demandé. Pas vous.
Zennosuke haussa un sourcil. Puis éclata d’un rire sec, presque rugueux.
— Tu parles comme un fou… ou comme un homme… Baka ! Va. Rejoins-la. Mais ne me fais pas regretter cette porte ouverte.
Victor s’inclina une nouvelle fois. Et lorsqu’il ressortit dans la cour, Aiko l’attendait déjà, les mains nouées dans ses manches, droite comme un jonc, mais les yeux plus brillants qu’elle ne l’aurait voulu.
Et dans son regard, il lut la vérité.
Elle n’avait pas gagné hier soir. Mais ce matin… c’était lui qu’elle choisissait.
*
Le matin s’était levé avec une solennité inhabituelle sur la province de Kōka. Une brume légère s’accrochait encore aux cimes des pins, mais déjà, le village bruissait d’une activité maîtrisée, retenue, presque sacrée. Ce n’était pas un jour comme les autres. Le mariage d’Aiko Zennosuke, fille de forgeron et guerrière émérite, avec Victor-san, l’étranger devenu frère d’armes, apprenti forgeron, et membre à part entière de la communauté, allait se tenir selon les anciens rites, en présence de Hayato-sama, du conseil du clan, et de toutes les familles.
Dans la cour du sanctuaire, un autel avait été dressé sous le grand cerisier, nu en cette saison, mais chargé d’une puissance tranquille. Des tissus blancs et rouges pendaient aux cordes sacrées, et l’encens brûlait lentement dans de hauts brûloirs de bronze. Le sol avait été balayé avec soin. Le silence, brisé seulement par le son des carillons suspendus et le chant des oiseaux, était comme un écho à l’immuable.
Victor attendait, debout, vêtu d’un kimono sobre aux teintes indigo profond, le hakama soigneusement noué à sa taille. Il avait les cheveux tirés en arrière et maintenus par une simple cordelette noire. Il se tenait droit, les mains jointes, le regard calme. Il n’avait pas peur. Il n’avait jamais eu aussi peu peur. Autour de lui, les anciens du clan murmuraient entre eux en observant celui qu’ils avaient vu, autrefois, débarquer des flots comme une bête perdue. Désormais, il s’inclinait comme un homme d’ici. Il parlait avec leur cadence. Il avait appris le silence, et l’humilité du geste juste.
Aiko fit son entrée depuis l’arrière du sanctuaire, précédée par deux jeunes filles vêtues de blanc qui jetaient des fleurs séchées sur le chemin. Elle portait un kimono de cérémonie d’un noir profond brodé de fil argent, orné de grues et de vagues stylisées. Sa coiffe était retenue par deux longues épingles ornées de nacre. Elle marchait lentement, digne, le regard baissé, les mains posées l’une sur l’autre devant elle. Mais ceux qui la connaissaient savaient qu’elle tremblait intérieurement. Non de peur. Mais d’une émotion qu’elle ne savait pas encore nommer.
Lorsqu’elle s’arrêta devant Victor, celui-ci s’inclina profondément, le front proche du sol, sans rien dire. Et elle fit de même. Deux étrangers. Deux guerriers. Deux âmes liées par l’épreuve et le choix.
Le prêtre shintō entonna une prière de purification, balayant l’espace devant eux avec une branche de sakaki décorée de shide, ces bandelettes blanches qui chassaient les impuretés. Puis il récita les mots anciens, appelant les kamis à bénir cette union. On offrit du riz, du sel et du saké à l’autel. Le feu crépitait doucement dans le brasier sacré. Le vent soulevait à peine les manches des kimonos.
Vint alors le san-san-kudo : la cérémonie des trois-trois-neuf gorgées. Trois petites coupes de laque noire furent posées entre eux. D’abord Victor, puis Aiko, burent chacun trois gorgées de saké de chacune des trois coupes, dans un échange silencieux mais lourd de sens. Ce n’était pas seulement l’union de deux êtres. C’était l’alliance de deux familles, de deux mondes. D’un passé brisé et d’un avenir reconstruit.
Hayato-sama s’avança à son tour. Il posa la main sur l’épaule d’Aiko, puis sur celle de Victor. Ses yeux brillèrent d’un éclat presque paternel.
— Vous avez choisi de marcher ensemble, dit-il. Devant les kamis et devant le clan. Que la voie soit rude ou douce, que les vents soient favorables ou non, vous ne serez plus seuls. Vous avez mon respect… et celui de tout le village.
Victor inclina la tête. Aiko fit de même, les yeux brillants d’un feu discret. Ils ne s’embrassèrent pas. Ce n’était pas la coutume ici. Mais leurs regards se croisèrent. Et ce qu’ils y lurent était plus intime, plus solennel, que tous les serments du monde.
Une femme âgée s’avança, tenant dans ses mains deux bandes de tissu nouées en un cercle. Elle les glissa autour des poignets du couple, les reliant l’un à l’autre, et récita une dernière bénédiction.
— L’union n’est pas un lien. C’est une respiration partagée, une décision renouvelée chaque jour. Que vous sachiez vous écouter dans le silence, et vous reconnaître même dans l’ombre.
Lorsque la cérémonie fut achevée, le village entier poussa un cri de joie discret mais sincère. On jeta des pétales de fleurs séchées. Les tambours, au loin, commencèrent à battre.
Mais Victor ne vit rien de cela. Il ne voyait qu’elle. Aiko, son épouse. Aiko, son avenir.
Et dans le silence partagé entre eux, il lui souffla, tout bas :
— Je suis à toi. Pour toujours, Aiko.
Elle ne répondit pas. Elle posa simplement sa main sur la sienne. Et dans ce geste se trouvait toute sa réponse.
Maison du clan Kōka – Salle d’audience – Fin d’après-midi
Le soleil filtrait à travers les panneaux de papier washi, baignant la salle d’une lumière dorée, presque solennelle. Le parfum du bois ancien, mélangé à celui du thé et de l’encens discret, emplissait l’air d’une gravité paisible. Victor s’agenouilla sur le tatami, le dos droit, les mains posées sur ses cuisses. Il portait une veste sombre brodée sobrement de fil noir, empruntée à l’un des hommes du village. À ses côtés, Aiko gardait la tête baissée, le visage impassible, les mains croisées dans ses manches.
En face d’eux, Hayato-sama les regardait sans mot dire. Le chef du clan Kōka, vêtu de son kimono formel, avait le port d’un homme habitué au silence et aux décisions sans retour. À sa gauche, Daiki se tenait debout, les bras croisés dans son dos, ses yeux posés sur Victor avec une attention froide. À droite, un ancien du conseil, tout aussi silencieux.
Le maître du clan posa enfin sa tasse.
— Vous avez demandé audience, Aiko-dono. Je vous écoute.
C’est elle qui parla la première. Sa voix était posée, mais intérieurement, son cœur battait si fort qu’elle avait l’impression qu’on pouvait l’entendre jusque dans la cour.
— Hayato-sama… je viens vous présenter officiellement la demande de Victor-san.
Le silence s’épaissit. Puis Victor prit la parole, en japonais, avec soin, chaque mot pesé comme un acte de foi.
— Moi, Kuzuryū no Victor, je demande l’autorisation d’intégrer le cercle du clan Kōka, et par là, l’honneur de demander la main de votre sujet, Aiko-dono. Je ne le fais pas selon les coutumes de mon pays. Je le fais selon les vôtres. Je ne suis pas né ici, mais je suis prêt à mourir ici si cela prouve mon engagement.
Hayato ne répondit pas immédiatement. Il le fixa longuement, ses doigts tapotant à peine sa tasse.
— Tu es un homme de guerre. Tu viens de loin. Et pourtant… tu es encore là. Tu as passé les saisons, accepté nos règles, supporté nos silences. J’ai vu des hommes de sang fuir pour moins que cela. Et toi… tu restes.
Il marqua une pause.
— Pourquoi ?
Victor leva les yeux, calmement.
— Parce que je n’ai jamais été un homme avant d’arriver ici. Et parce qu’Aiko m’a appris ce que cela voulait dire.
Le chef du clan esquissa un imperceptible mouvement de sourcil. Daiki ne bougea pas, mais son regard se fit plus attentif. Quant à Aiko, elle ne dit rien. Elle attendait. Elle aussi était à l’épreuve.
— Et si je refuse ? demanda Hayato.
Victor ne baissa pas la tête. Il se contenta de répondre d’un ton égal :
— Alors je continuerai de servir ce village comme je l’ai fait jusqu’ici. Mais je ne renoncerai pas à ce que je ressens.
Un silence s’installa, presque solennel. Puis, lentement, Hayato hocha la tête.
— Tu es audacieux, Kuzuryū. Trop audacieux peut-être. Mais l’eau qui veut pénétrer la pierre doit être patiente. Toi… tu n’as pas brisé. Tu as épousé la forme.
Il se tourna vers Aiko.
— Et toi, Aiko-dono… que dis-tu ?
Elle releva la tête. Le trouble dans ses yeux était clair, mais sa voix ne trembla pas.
— Je dis qu’il est des liens qui ne se commandent pas, même avec les meilleures règles. Et qu’il m’est impossible désormais d’imaginer ce monde sans lui.
Un frémissement passa dans la salle. Hayato se redressa très légèrement.
— Alors soit.
Il posa ses mains devant lui, signe que l’audience était close.
— Tu auras l’épreuve du nom. Tu prendras celui que nous te donnerons. Tu passeras par le temple. Et si, au terme de ce cycle, ni kami ni homme ne te rejettent, alors… tu seras l’un des nôtres. Et elle sera tienne.
Victor s’inclina profondément. Aiko le suivit, le front contre le sol. Derrière eux, Daiki resta muet. Mais quand il sortit de la pièce, il tourna la tête vers Victor et, pour la première fois, le salua légèrement du menton.
Cérémonie de mariage entre Aiko et Victor.
Le matin s’était levé avec une solennité inhabituelle sur la province de Kōka. Une brume légère s’accrochait encore aux cimes des pins, mais déjà, le village bruissait d’une activité maîtrisée, retenue, presque sacrée. Ce n’était pas un jour comme les autres. Le mariage d’Aiko Zennosuke, fille de forgeron et guerrière émérite, avec Victor-san, l’étranger devenu frère d’armes, et qui portait désormais le nom de Kiyoshi, apprenti forgeron, et membre à part entière de la communauté, allait se tenir selon les anciens rites, en présence de Hayato-sama, du conseil du clan, et de toutes les familles.
Dans la cour du sanctuaire, un autel avait été dressé sous le grand cerisier, nu en cette saison, mais chargé d’une puissance tranquille. Des tissus blancs et rouges pendaient aux cordes sacrées, et l’encens brûlait lentement dans de hauts brûloirs de bronze. Le sol avait été balayé avec soin. Le silence, brisé seulement par le son des carillons suspendus et le chant des oiseaux, était comme un écho à l’immuable.
Kiyoshi attendait, debout, vêtu d’un kimono sobre aux teintes indigo profond, le hakama soigneusement noué à sa taille. Il avait les cheveux tirés en arrière et maintenus par une simple cordelette noire. Il se tenait droit, les mains jointes, le regard calme. Il n’avait pas peur. Il n’avait jamais eu aussi peu peur. Autour de lui, les anciens du clan murmuraient entre eux en observant celui qu’ils avaient vu, autrefois, débarquer des flots comme une bête perdue. Désormais, il s’inclinait comme un homme d’ici. Il parlait avec leur cadence. Il avait appris le silence, et l’humilité du geste juste.
Aiko fit son entrée depuis l’arrière du sanctuaire, précédée par deux jeunes filles vêtues de blanc qui jetaient des fleurs séchées sur le chemin. Elle portait un kimono de cérémonie d’un noir profond brodé de fil argent, orné de grues et de vagues stylisées. Sa coiffe était retenue par deux longues épingles ornées de nacre. Elle marchait lentement, digne, le regard baissé, les mains posées l’une sur l’autre devant elle. Mais ceux qui la connaissaient savaient qu’elle tremblait intérieurement. Non de peur. Mais d’une émotion qu’elle ne savait pas encore nommer.
Lorsqu’elle s’arrêta devant Kiyoshi, celui-ci s’inclina profondément, le front proche du sol, sans rien dire. Et elle fit de même. Deux étrangers. Deux guerriers. Deux âmes liées par l’épreuve et le choix.
Le prêtre shintō entonna une prière de purification, balayant l’espace devant eux avec une branche de sakaki décorée de shide, ces bandelettes blanches qui chassaient les impuretés. Puis il récita les mots anciens, appelant les kamis à bénir cette union. On offrit du riz, du sel et du saké à l’autel. Le feu crépitait doucement dans le brasier sacré. Le vent soulevait à peine les manches des kimonos.
Vint alors le san-san-kudo : la cérémonie des trois-trois-neuf gorgées. Trois petites coupes de laque noire furent posées entre eux. D’abord Victor, puis Aiko, burent chacun trois gorgées de saké de chacune des trois coupes, dans un échange silencieux mais lourd de sens. Ce n’était pas seulement l’union de deux êtres. C’était l’alliance de deux familles, de deux mondes. D’un passé brisé et d’un avenir reconstruit.
Hayato-sama s’avança à son tour. Il posa la main sur l’épaule d’Aiko, puis sur celle de Victor. Ses yeux brillèrent d’un éclat presque paternel.
— Vous avez choisi de marcher ensemble, dit-il. Devant les kamis et devant le clan. Que la voie soit rude ou douce, que les vents soient favorables ou non, vous ne serez plus seuls. Vous avez mon respect… et celui de tout le village.
Kiyoshi inclina la tête. Aiko fit de même, les yeux brillants d’un feu discret. Ils ne s’embrassèrent pas. Ce n’était pas la coutume ici. Mais leurs regards se croisèrent. Et ce qu’ils y lurent était plus intime, plus solennel, que tous les serments du monde.
Une femme âgée s’avança, tenant dans ses mains deux bandes de tissu nouées en un cercle. Elle les glissa autour des poignets du couple, les reliant l’un à l’autre, et récita une dernière bénédiction.
— L’union n’est pas un lien. C’est une respiration partagée, une décision renouvelée chaque jour. Que vous sachiez vous écouter dans le silence, et vous reconnaître même dans l’ombre.
Lorsque la cérémonie fut achevée, le village entier poussa un cri de joie discret mais sincère. On jeta des pétales de fleurs séchées. Les tambours, au loin, commencèrent à battre.
Mais Kiyoshi ne vit rien de cela. Il ne voyait qu’elle. Aiko, son épouse. Aiko, son avenir.
Et dans le silence partagé entre eux, il lui souffla, tout bas :
— Je suis à toi. Pour toujours, Aiko.
Elle ne répondit pas. Elle posa simplement sa main sur la sienne. Et dans ce geste se trouvait toute sa réponse.
Quelque heure plus tard. La nuit s’était installée doucement sur Kōka, enveloppant les maisons de bois dans une pénombre dorée par les lanternes suspendues aux poutres et aux arbres. Une douce brise portait le parfum du pin et du feu de bois, mêlé aux effluves sucrés du saké chaud. Dans la grande cour centrale, le banquet de noces battait son plein. Les tables basses débordaient de mets simples mais généreux : poissons grillés, légumes marinés, soupe au miso, riz parfumé, et les douceurs rares réservées aux jours heureux.
Victor était assis entre Aiko et Daiki, face à Hayato-sama, sur la terrasse d’honneur. Il s’était vu attribuer une place centrale, et malgré la chaleur qui régnait sous les lampions de papier, il gardait le dos droit et le regard sobre. Il buvait peu, mangeait moins encore. Il était empli d’une gratitude difficile à formuler, comme un homme qui, après une longue traversée, découvre qu’il a enfin posé le pied sur une rive qu’il n’osait plus espérer.
À sa gauche, Daiki, vêtu d’un kimono couleur charbon, paraissait un peu plus détendu que d’habitude. Il observait le tumulte du village avec une moue presque amusée, tout en sirotant son saké dans une coupe de laque noire. Puis, dans un geste lent, il tira de sous la table un long écrin de bois verni. Il le posa devant Victor sans mot dire, et ce dernier releva les yeux, surpris.
— Ouvre, dit Daiki simplement.
Victor obéit. Il fit glisser le couvercle, et ses doigts se figèrent. Dans un tissu de soie bleu nuit reposait un wakizashi, court et massif, à la garde sobrement travaillée. Le fourreau, d’un noir profond, avait été réparé plusieurs fois, mais avec tant de soin qu’il semblait neuf. Il y avait là une noblesse austère, une âme ancienne.
— Il appartenait à mon grand-père, dit Daiki. C’est une lame qui a servi. Une lame qu’on n’offre pas à la légère. Tu n’es pas né de notre sang, mais tu as fait plus que nombre d’entre nous. Tu es l’un des nôtres, Victor-san.
Victor baissa la tête profondément, sa main sur l’écrin. Aucune parole ne lui vint immédiatement. Il sentit le poids du présent, mais aussi celui de la confiance. Ce n’était pas qu’un sabre. C’était un passage.
— Je… je le recevrai avec honneur, souffla-t-il enfin. Et je ferai en sorte qu’il ne soit jamais déshonoré.
— Il saura si tu mens, répliqua Daiki avec un sourire rare.
Un rire discret courut autour de la table, et Hayato, jusque-là silencieux, s’éclaircit la gorge. Il reposa lentement sa coupe vide et fixa Victor avec ce regard à la fois perçant et sage, celui d’un homme qui avait vu passer les années comme des saisons, et savait reconnaître le vrai du vent.
— J’ai aussi un cadeau pour vous deux, dit-il d’un ton posé.
Victor redressa la tête, surpris.
— Ce n’est pas un sabre. C’est une maison.
Autour d’eux, quelques murmures étonnés s’élevèrent, puis un silence respectueux retomba. Aiko se tourna lentement vers le seigneur du clan, légèrement interdite.
— Une maison ? répéta Victor.
— Oui. Une vraie. Solide. Avec un jardin tourné vers l’Est. J’ai donné l’ordre de la faire construire près du sentier des cerisiers. Tu sembles apprécier cet endroit… non ?
Victor resta figé un instant, les sourcils légèrement froncés. Puis son regard s’éclaira. Il allait parler, expliquer, se justifier peut-être — mais Hayato leva la main avec douceur pour l’interrompre.
— N’en parlons plus, dit-il avec bienveillance. Tu es des nôtres désormais. Et un chef digne de ce nom sait tout ce qui se passe dans son village. Même… les rendez-vous sous les fleurs.
Un rire discret monta, et Victor sentit le sang lui monter aux joues — ce qui, chez lui, était rare. Aiko, à sa droite, baissa les yeux, mais ne put dissimuler un sourire timide.
Hayato se pencha vers eux légèrement, son regard plus doux encore.
— Je veux que vous viviez en paix. Le monde gronde peut-être là-bas, au-delà des montagnes. Mais ici, ce soir… c’est la paix que je vous donne. Une maison, un nom, une place. Prenez-la. Et faites-en quelque chose de fort.
Victor se redressa. Il s’inclina profondément, à même la table.
— Merci, Hayato-sama. Mon épée… et mon cœur, vous appartiennent.
Le reste du banquet se déroula dans une chaleur douce, faite de chants anciens, de rires contenus, de poèmes offerts entre deux coupes de thé. Des enfants vinrent jouer près d’Aiko, certains demandèrent à Victor de leur montrer comment tenir un sabre — ce qu’il fit en riant, sans jamais se départir de son calme.
Et lorsque la nuit fut bien avancée, que les lanternes éclairaient faiblement les visages fatigués mais heureux, Victor leva une dernière fois sa coupe, et murmura pour lui-même, mais que seul Daiki entendit :
— Je n’aurais jamais cru… qu’un jour, j’aurais un foyer.
Et Daiki, sans le regarder, répondit :
— C’est parce que tu t’es battu pour ne pas rester un démon. Et les monstres n’ont pas de maison. Toi, maintenant… tu en as une.
***
La première nuit – Maison du sentier des cerisiers
La maison était encore silencieuse, emplie du parfum du bois neuf et des encens qu’on avait brûlés avant la cérémonie. Le bruit du banquet s’était éteint peu à peu, remplacé par le chant lointain d’un suzumushi dans les herbes humides. À l’intérieur, une seule pièce était allumée : la chambre du couple. Leur chambre désormais.
Kiyoshi — car ainsi l’appelait-on désormais, homme au cœur pur, nom qu’Aiko avait elle-même soufflé à Hayato — fit glisser lentement la porte en bois coulissant. La pièce était sobre, presque nue, mais il y avait là une chaleur vraie. Des coussins, des tatamis moelleux, un vase discret dans un coin avec une branche de cerisier nouée. Et elle.
Aiko s’était déjà changée. Elle l’attendait, assise au bord du futon, dans une robe de nuit claire, le tissu glissant sur ses épaules comme de l’eau. Ses cheveux défaits tombaient en cascade sur son dos, et ses yeux — sombres, ardents, étonnamment calmes — le suivaient en silence.
Kiyoshi s’arrêta un instant, sa respiration suspendue. Il la regarda. Non comme on regarde une femme, mais comme on regarde la vérité qui vous attend depuis toujours. Il avait traversé la mer, survécu aux fers, combattu les hommes et les siècles. Et pourtant, c’était maintenant qu’il comprenait ce que voulait dire le mot “victoire”.
Il s’agenouilla devant elle, posa lentement une main sur son genou nu, et souffla :
— Est-ce que je peux… ?
— Tu es chez toi, murmura-t-elle.
Mais ce fut elle qui l’attira à elle. D’un mouvement rapide, ferme, elle le fit basculer sur le futon, son corps se glissant contre le sien avec une audace contenue trop longtemps. Ses mains, jusque-là disciplinées, se faisaient soudain fiévreuses, habiles, possessives. Elle le regardait avec ce mélange de défi et de faim — comme si, après tant d’années de devoir et de retenue, elle s’autorisait enfin à être autre chose qu’une stratège, qu’une fille de samouraï.
— Tu croyais avoir épousé une statue de pierre ? murmura-t-elle en embrassant la base de son cou.
— Je croyais… dit-il entre deux souffles, que tu étais faite de feu sous ton armure. Je crois que je me suis trompé.
— Oui, souffla-t-elle contre son oreille. Je suis un dragon de feu.
Elle replia violement son kimono et fit jaillir sa petite poitrine, puis écarta violement le kimono de Kiyoshi pour embrasser sa poitrine monstrueuse qu’elle n’avait jamais cesser d’admirer et de désirer. Kiyoshi la regarda avec surprise, elle s’était métamorphosée surtout lorsqu’elle se mit à le mordiller en poussant des rugissements de chat sauvage. Il avait la peau si douce, encore plus douce que la première fois ou elle avait couché avec lui la première fois dans l’herbe, mais maintenant une joie sauvage la parcourut comme si une cage avait cédé pour laisser place a un démon longtemps prisonnier de ses chaines de discipline, de règle, et aussi de froideur.
Agacée par les derniers lambeaux de tissu qui l’entravaient encore, elle les arracha sans ménagement, les jetant au loin. Puis elle se redressa, et l’enfourcha d’un geste aussi fluide que déterminé, s’unissant à lui avec cette intensité sourde qu’aucun mot ne pouvait traduire. La tête renversée, les paupières closes, elle laissa un râle lui échapper — rauque, viscéral.
— Kuso (糞) siffla-t-elle entre ses dents. Kuso (糞)
— Tu jures maintenant ? souffla-t-il, entre étonnement et rire.
— J’ai trop longtemps gardé mes crocs dans un fourreau, souffla-t-elle contre son oreille. Ce soir, je les laisse mordre.
Il ne répondit pas. Il n’y avait plus rien à dire. Il la laissa faire. L’accueillit. La suivit.
Ce n’était pas une étreinte ordinaire. Ce n’était pas seulement de la passion. C’était un cri d’émancipation. Un pacte. Elle s’était toujours tenue droite, digne, silencieuse, toujours sous le regard des autres, de son clan, de son sang. Mais ce soir, dans cette pièce close, elle n’était plus la générale, la noble, la stratège. Elle était sienne. Et il était à elle, sans masque, sans défense, sans fuite.
Quand leurs corps se mêlèrent pleinement, ce fut avec une lenteur brûlante, une profondeur faite de siècles contenus dans un seul soupir. Aiko l’embrassa comme on boit après une longue soif, comme on retrouve son foyer après des années d’errance. Elle n’était ni docile, ni farouche : elle était vraie.
Et sous la lumière tamisée de la lune, filtrée par les voiles de papier, Kiyoshi comprit enfin le sens de ce mot si souvent galvaudé.
Elle était libre.
Quelques heures plus tard. La lune était haute, noyée dans un halo pâle. Dans la maison silencieuse du sentier des cerisiers, le souffle du vent frôlait les cloisons comme une caresse, léger, régulier. Mais ce ne fut pas le vent qui réveilla Kiyoshi.
C’était une bouche.
Douce. Curieuse. Précise.
Elle traçait des baisers lents le long de son ventre, effleurant sa peau d’une chaleur humide et tendre. Il entrouvrit les yeux dans la pénombre. Aiko, à califourchon sur ses hanches, les cheveux en cascade sur son épaule, penchée vers lui avec un regard calme et allumé, continuait son exploration silencieuse. Son visage était limpide, mais ses yeux brillaient comme deux braises allumées dans l’obscurité.
— La nuit n’est pas terminée, mon époux, murmura-t-elle avec ce ton posé et ferme qui, chez elle, portait toutes les nuances de l’envie.
Kiyoshi ne répondit pas. Il se redressa sans brusquerie, la saisit par la taille, et dans un mouvement souple, la renversa sur le futon. Cette fois, c’était lui qui menait la danse. Son regard brûlait d’une détermination ancienne, presque barbare. Pas pour dominer. Mais pour la submerger, pour l’adorer sans limite, comme un dieu païen aurait aimé une prêtresse perdue. Il n’y avait plus de réserve, plus de prudence. Il voulait la faire trembler, la faire crier, la faire éclater — comme elle l’avait fait pour lui.
Et Aiko ne se déroba pas.
Elle le reçut avec la même fougue silencieuse qu’un guerrier accueillant la tempête : le cœur ouvert, le corps tendu, l’âme offerte. À chaque mouvement, à chaque frisson, c’était leur pacte de vie qui se renforçait. Elle n’était plus simplement sa femme. Elle était son miroir, sa moitié, sa victoire. Il la couvrait de baisers, de morsures douces, de soupirs volés à la lune.
Et plus loin, dans l’obscurité du sentier bordé de bambous, deux hommes en patrouille firent halte. Ils avaient entendu. Non des cris de douleur, mais le rugissement puissant d’un plaisir féminin, franc, éclatant, libre comme la montagne.
Le plus jeune des deux soldats, un nouveau, ouvrit de grands yeux.
— Kiyoshi prend de la poudre, ou quoi ? lâcha-t-il en riant doucement.
Son aîné, un vétéran aux sourcils épais, haussa les épaules avec un sourire entendu.
— Avec une pouliche pareille comme Aiko… pas besoin de poudre, baka.
Ils éclatèrent de rire sans moquerie, puis choquèrent leurs gourdes de saké — le bon, le fort, celui qu’on garde pour les grandes occasions. En levant les yeux vers la lueur lointaine de la maison, leurs pensées s’emplirent d’un mélange d’admiration et de camaraderie. L’homme qu’ils avaient d’abord appelé "gaijin" était devenu un frère, un pilier, et ce soir… un amant célébré par la lune elle-même.
— À Kiyoshi ! dit le plus âgé.
— Et à la Dame Aiko, répondit l’autre.
Et le saké coula comme une offrande à ce couple inattendu, mais forgé pour durer.
*
Le matin se leva avec lenteur, filtré par les panneaux de papier de riz où la lumière du jour dessinait des ombres douces, mouvantes, presque timides. Le parfum du bois neuf s’était mêlé à d’autres odeurs plus chaudes : celles de deux corps encore mêlés, de sueur séchée, de peau contre peau. Tout, dans la chambre, semblait suspendu dans une chaleur ouatée, comme si le temps lui-même avait choisi de retarder son pas.
Kiyoshi se réveilla d’abord au toucher. La douceur d’une main posée sur son torse. Légère, mais présente. Il ouvrit lentement les yeux, sans bouger. Aiko était là, couchée à moitié sur lui, le visage encore enfoui dans la courbe de son épaule. Ses cheveux en désordre, éparpillés comme des fils de soie sur sa poitrine, son bras replié sur sa hanche, et une jambe posée paresseusement sur la sienne. Elle dormait encore, le souffle calme, profond, paisible comme il ne l’avait jamais vu.
Il n’osa pas bouger. Pas tout de suite. Ce moment, il voulait le garder. Le graver. Elle semblait si vulnérable dans son sommeil, si différente de la stratège froide et de la guerrière disciplinée. Il y avait là une femme sans armure. Son épouse. Son amante. Son alliée.
Puis elle remua légèrement, comme si ses sens, même en sommeil, captaient le moindre frisson. Elle ouvrit un œil, encore brumeux, et le fixa sans parler. Un petit sourire se dessina au coin de ses lèvres, paresseux, tendre, amusé.
— Tu es encore là, murmura-t-elle.
— Où voudrais-tu que je sois ? répondit-il doucement.
— Je ne sais pas… Peut-être que tout cela était un rêve. Que je t’ai imaginé. Que ce corps que j’ai chevauché comme une furie appartenait à un esprit de la montagne…
— Alors je suis un esprit très bien bâti, fit-il avec un sourire en coin.
Elle rit dans sa gorge, d’un rire étouffé contre sa peau. Puis elle se hissa lentement, le regard planté dans le sien. Plus grave, plus intense.
— Est-ce que tu sais… ce que cela signifie ? demanda-t-elle. Ce que cela change, maintenant que tu es mon époux ?
Il la fixa, sérieux à son tour.
— Oui. Cela signifie que plus rien de ce que je suis ne m’appartient seul. Ni mon sabre, ni mes mains… ni mes nuits.
— Tu as oublié ta liberté, souffla-t-elle.
Il posa sa main sur sa joue, la caressa du pouce, lentement.
— C’est librement que je te l’offre.
Elle ferma les yeux à ce contact. Un instant. Puis les rouvrit.
— Alors tu ne pourras plus m’échapper, Kiyoshi.
— Je n’en ai pas l’intention.
Elle se laissa glisser à nouveau contre lui, lovée, son souffle contre sa gorge.
— Bien. Parce que je m’habitue à toi… Et que je te veux vieux à mes côtés. Très vieux. Même si je dois traîner tes jambes raides au milieu des cerisiers.
Il rit, étouffé par l’émotion. Ce rire doux que seuls ceux qui ont traversé mille douleurs peuvent encore se permettre.
Dehors, le village commençait à s’éveiller. Des pas. Des voix lointaines. Un coq qui s’égosillait. La vie reprenait. Mais dans la maison du sentier des cerisiers, le temps restait encore en retrait, comme s’il respectait le silence sacré de ce matin-là.
Ils étaient deux, enfin réunis. Et le monde pouvait bien attendre.
Retour au présent :
Victor s’interrompit. Une seconde seulement. Mais dans cette seconde, il reprit pied dans l’instant présent. Il vit les visages devant lui : des jeunes femmes, des jeunes hommes, tous silencieux, suspendus à ses mots comme à une corde tendue au-dessus du vide. Il vit Rebecca, aussi. Au troisième rang, droite sur sa chaise, les bras croisés, mais le regard humide. Elle l’écoutait, vraiment. Comme on écoute un murmure venu du fond d’un puits. Elle ne souriait pas. Elle ne pleurait pas. Elle recevait. Comme si chaque mot touchait quelque chose d’intime, de profond. Peut-être parce qu’elle savait. Peut-être parce qu’elle sentait qu’il ne leur racontait pas une histoire. Il leur livrait un fragment de sa vie. Un de ceux qu’on garde normalement en soi pour ne pas briser le monde autour.
Victor passa une main dans ses cheveux, comme pour en balayer la poussière du temps, puis se redressa légèrement. Sa voix reprit, plus calme. Plus posée. Plus proche aussi.
— Ce n’est pas seulement une histoire de sabre et d’exil, dit-il. C’est une histoire de choix. D’engagement. De courage.
Il se tourna lentement vers les étudiants, et son regard fit le tour de la salle.
— Il y a une chose que l’étranger… le gaijin a apprise là-bas, au cœur de ce pays, dans ce temps lointain : ce n’est pas l’amour qui sauve. C’est le courage de le dire. C’est la force de rester. De ne pas fuir quand l’autre vous tend la main. Même si vous vous sentez trop sale, trop noir à l’intérieur. Et que parfois… vivre ensemble ce n’est pas seulement aimer…
Un léger mouvement parcourut la salle. Un souffle retenu. Quelques têtes s’inclinèrent, lentement.
— C’est aussi… dit Victor hésitant. C’est aussi lorsque deux personnes qui s’aiment et se font du mal… elles peuvent pas oublier… et si ils restent ensemble c’est pas parce qu’elles oublient… c’est parce qu’elles pardonnent.
Son regard glissa doucement vers Rebecca, et leurs yeux se croisèrent. Ce ne fut qu’une seconde, mais dans cette seconde, il y eut un monde. Un pardon muet. Une gratitude. Un amour brut, intact malgré les failles. La jeune femme laissa couler librement ses larmes, en silence et en douceur, mais continua de le regarder sans détourner
— Et surtout… ajouta-t-il d’une voix plus grave, aimez la personne telle qu’elle est. Même avec ses ténèbres. Même avec ses blessures. Même si elle lutte encore pour devenir quelqu’un de meilleur.
Il s’interrompit, ravalant un frisson. Il venait de dire tout haut ce qu’il n’avait jamais dit à voix nue. Une étudiante, au premier rang, leva alors timidement la main. Ses joues étaient rosées, ses yeux brillants.
— Excusez-moi… Monsieur Drummond… Et eux ? Le Gaijin et la Japonaise ? Qu’est-ce qui leur est arrivé ? Ont-ils vécu ensemble ? Est-ce qu’ils ont…
Victor sourit. Un sourire voilé, porté par mille souvenirs. Il baissa la tête un instant, comme s’il revoyait un visage lointain, un kimono noir, une nuque délicate sous les cerisiers.
— Ils ont vécu ensemble comme mari et femme, dit-il simplement. De nombreuses années. Des années de paix, de silence, de regards. Des années à se chercher, à s’apprivoiser, à se battre aussi. Parce que l’amour, ce n’est pas un fleuve tranquille. C’est aussi un feu que nous apportons en naissant.
Et doucement, presque sans prévenir, il reprit :
— Comme chaque commencement, il y a une fin.
Un silence doux se fit dans la salle. Et dans ce silence, quelque chose bascula. Un passage. Une brèche.
Victor baissa les yeux. Son ton changea. Et, comme une main qui ouvre une boîte de souvenirs, il laissa les images revenir.
— Ce jour-là… la pluie tombait doucement sur les toits de chaume. Et elle portait ce kimono rouge qu’elle ne mettait qu’en secret, quand elle voulait se sentir belle…
Et le passé reprit ses droits. Le flashback revint. Enveloppé d’embruns, de feuillage humide, et du parfum discret d’un amour ancien, ancré dans le cœur d’un homme qui n’oublie rien.
…Et le passé reprit ses droits. Le flashback revint. Enveloppé d’embruns, de feuillage humide, et du parfum discret d’un amour ancien, ancré dans le cœur d’un homme qui n’oublie rien.
Le toit de chaume résonnait sous la pluie fine, comme un tambour discret, régulier. À l’intérieur de la maison du sentier des cerisiers, le feu crépitait doucement dans l’âtre de pierre. La lumière était douce, orangée, presque timide. L’odeur du thé chaud se mêlait à celle, plus discrète, du camélia. Et là, debout dans l’encadrement de la porte, Aiko.
Elle portait ce kimono rouge. Pas celui des grandes cérémonies. Pas celui qu’on montre aux anciens du clan. Mais l’autre. Le rouge sombre, aux motifs de pins et de nuages, qu’elle gardait plié dans une boîte de bois sous les tatamis. Celui qu’elle ne mettait que lorsqu’elle voulait se sentir femme. Belle. Désirable.
Victor — Kiyoshi — la vit, et ne dit rien. Il posa simplement le maillet de bois qu’il tenait, nettoya ses mains calleuses, et la contempla. Elle ne portait aucun ornement, aucun bijou. Et pourtant, elle irradiait. Peut-être parce que le temps avait coulé sur elle sans la flétrir. Il avait poli son visage comme une pierre précieuse. À quarante-sept ans, Aiko avait la beauté d’un sabre bien forgé : une force sobre, une élégance invisible pour les yeux pressés, mais éclatante pour qui savait regarder.
— Tu ne dis rien, souffla-t-elle.
— Si je parle, je vais briser ce moment, dit-il simplement.
Elle eut un sourire fugace, presque ironique. Puis elle entra, refermant la porte derrière elle. Elle ne venait pas pour parler. Pas vraiment. Il y avait eu ce message, venu du sud. Des nouvelles d’Oda Nobunaga. Des seigneurs tombés. Des territoires annexés. Et cette rumeur — celle qu’Iga n’était plus. Avalée, broyée. Les Kōka seraient les prochains.
Mais ce soir, ce n’était pas le moment d’avoir peur. Ce n’était pas le moment d’être stratège. Ce soir, elle avait voulu être simplement sa femme. Une femme qui entre dans la maison de son époux quand la guerre menace au loin. Parce que si demain tout s’effondrait, il fallait qu’ils se soient touchés, aimés, regardés comme il faut. Sans retenue.
Elle s’approcha de lui, posa une main sur sa joue rugueuse.
— Si je meurs demain… je veux que ce soit toi qui me retiennes. Pas mon sabre.
Il ferma les yeux sous sa paume. Et répondit à voix basse :
— Si tu tombes… je tomberai aussi. Ne me demande pas de rester debout.
Elle le fit taire d’un baiser. Lent. Profond. Un baiser qui disait je suis là, maintenant. Un baiser qui savait.
Et dans la nuit, alors que la pluie continuait de tomber sur les feuilles, sur les toits, sur les chemins détrempés, ils se retrouvèrent à nouveau, comme au premier soir, comme au dernier. Pas dans une urgence folle, mais dans une tendresse grave. Un lien qu’on resserre à l’approche de l’orage. Deux âmes réunies, dans le silence du monde, tandis qu’au loin, le destin approchait.
***
La salle du conseil était plongée dans une lumière mate. L’encens brûlait doucement dans un brûle-parfum ancien, et la fumée dessinait dans l’air des arabesques fragiles, presque méditatives. Le bois sombre des piliers, les tapis épais sous les genoux des officiants, les kakemonos suspendus au mur représentant les anciennes batailles glorieuses du clan Kōka… tout respirait la gravité d’une époque qui sentait venir sa fin. Ils étaient une douzaine réunis là : Daiki, assis au centre, portait l’armure noire aux arêtes mates des chefs du clan ; son visage était plus fermé que jamais. À sa gauche, Aiko — droite, concentrée, vêtue d’un kimono sombre sans ornement — incarnait le calme d’une lame au fourreau. À sa droite, Kuguro le chef des ombres, celui qui occupait désormais la place laissée par Daiki lorsqu’Hayato-sama vivait encore. À ses côtés, Kiyoshi. L’ancien étranger, le forgeron devenu frère, se tenait à genoux, la nuque raide, le regard planté droit dans celui du chef de guerre.
Autour d’eux, les capitaines de diverses unités, les éclaireurs, les maîtres de sentiers et quelques anciens. Tous savaient que ce conseil ne se tenait pas pour débattre d’une embuscade ou d’une taxe sur le riz. L’armée d’Oda Nobunaga avançait. L’Iga venait de tomber. Ceux qui n’avaient pas péri dans les flammes se terraient dans les montagnes ou erraient en quête de refuge. Et maintenant, les sentiers menant vers la vallée de Kōka bruissaient d’un danger silencieux. Il fallait décider. Agir. Ou disparaître.
— Ils ont brûlé les sanctuaires, dit un éclaireur, le regard perdu. Les arbres sacrés. Même les puits ont été empoisonnés. Ils veulent que rien ne survive d’Iga, pas même son souvenir.
Un murmure de colère traversa la salle. Même Aiko serra les dents. Kiyoshi lui jeta un regard furtif : elle tremblait presque, de l’intérieur.
Daiki leva la main. Le silence se fit d’un bloc.
— Nous sommes la dernière ligne. Kōka est l’ultime refuge, dit-il lentement. Les derniers shinobi cherchent à fuir… et certains nous ont envoyé des messages. Des femmes, des enfants. Quelques maîtres encore debout. Ils réclament un passage sûr. L’honneur ou la prudence. Le cœur ou la stratégie.
Il laissa ces mots flotter un moment. Dans ce silence tendu, les hommes échangeaient des regards lourds, inquiets.
— Une unité spéciale se propose de traverser les cols et ramener ceux qui peuvent encore être sauvés. Des familles. Des enfants. Quelques sabreurs encore debout.
— Un petit groupe pourrait partir, déclara Kuguro. Mais nous devons voyager dans les ombres, là où le soleil ne brille pas. Si nous sommes repérés, ce sera une bataille sans merci.
— C’est donc une mission sans retour garanti, dit Daiki en hochant la tête.
Un silence tomba, plus épais que les précédents. Puis la voix grave de Kiyoshi résonna, posée, claire, sans orgueil.
— J’irai.
Tous les regards se tournèrent vers lui. Même Aiko tourna la tête d’un coup sec. Le feu dans ses yeux n’avait rien d’une flamme douce.
— Nani ? s’exclama-t-elle.
— Je serais très utile aux guerriers de Kuguro-san. De plus, je pourrais apporter mon expertise des champs de bataille si l’ombre est trahie par la lumière.
— Non, dit-elle aussitôt. Tu n’es pas un ninja. Tu es notre forgeron. Tu es mon…
Elle s’interrompit, mais le mot avait été trop proche.
— C’est précisément pour ça que j’y vais, répondit Kiyoshi. Je suis un forgeron. Un homme qui donne aux autres les armes pour survivre. Il est temps que je les porte pour eux.
Daiki l’observa longuement. Puis il hocha la tête, lentement.
— C’est décidé.
Un silence pesant s’abattit à nouveau, plus grave, plus coupant. La pièce semblait suspendue, retenue dans une apnée collective. Aiko se leva brusquement.
— Ce n’est pas à toi seul de décider, Daiki ! Il y a des guerriers plus expérimentés, mieux entraînés, plus rapides…
— Et toi, Aiko ? Tu te proposes ?
Elle ne répondit pas. Le silence trahit ce qu’elle ne pouvait pas dire. Oui, elle l’aurait fait. Mille fois. Mais le village avait besoin d’elle. Son rôle, désormais, n’était plus dans les ombres, mais dans la clarté du commandement.
— Tu restes ici. C’est mon ordre, coupa Daiki. Et Kiyoshi partira. Avec notre bénédiction.
Un froid brutal tomba entre eux. Kiyoshi, pour la première fois, ne soutint pas le regard de sa femme. Elle, droite, figée, telle une montagne de glace, semblait avoir fermé toutes les écluses de son cœur. Mais lui savait. Ce n’était pas de colère. C’était de peur.
Ils quittèrent la salle lentement. Un à un. Kiyoshi resta parmi les derniers. À l’extérieur, la lumière de l’après-midi filtrait à travers les feuillages et les toits de chaume. Le village semblait figé, tendu vers l’inconnu.
Soudain, Daiki vint à ses côtés et posa une main amicale sur son épaule.
— Kiyoshi-kun, dit-il gravement. Je te suis reconnaissant de te porter volontaire. Mais sache que tu n’as rien à prouver maintenant, et la colère de ton épouse est plus que légitime.
— Je sais, Daiki-sama, dit-il avec gravité. Tout comme je sais que tu ne m’as jamais envoyé en mission par égard pour elle, ou à sa demande. Mais si je fais partie du clan, mon devoir est avant tout envers ce clan. Ma décision de partir est mûrement réfléchie. Des innocents sont en danger. Les aider est un devoir.
— Je croirais entendre un samouraï, dit Daiki, légèrement amusé. Tu sais qu’ils ne nous aiment pas, nous les ninjas.
— Et je sais aussi que je n’ai pas besoin de dormir avec un katana quand on a Aiko comme épouse, répondit Kiyoshi avec un sourire.
Daiki éclata de rire, suivi de Kiyoshi, puis le chef de clan lui serra vigoureusement l’avant-bras.
— Fais attention à toi, dit-il d’une voix chargée d’émotion. J’ai perdu beaucoup de frères et sœurs. Et toi… tu n’es plus un étranger. Tu le sais, n’est-ce pas ?
— Oui, je le sais, répliqua Kiyoshi en le regardant dans les yeux. C’est pour cela que je dois le faire. Parce que je suis un Kōka.
Et pendant un instant, un très bref instant, Daiki vit dans ses yeux une étincelle d’acceptation totale, la même que celle que Hayato-sama portait dans ses derniers jours. Non pas celle d’un guerrier né ici… mais celle d’un homme devenu frère par choix, par loyauté, par amour.
*
La porte coulissante se referma dans un claquement sec. Le bruit résonna plus fort que prévu dans la maison silencieuse, comme un point final jeté avec colère sur une phrase non écrite. Aiko venait d’entrer. Elle s’était avancée droit vers lui, sans ôter ses sandales, sans même se délester de son haori de commandement, encore humide d’encens et de tension. Dans ses yeux brillait quelque chose de trop violent pour être simplement de la contrariété.
Kiyoshi se tenait debout au centre de la pièce, les mains jointes dans son dos. Il ne bougea pas lorsqu’elle s’arrêta à deux pas de lui. Son regard plongea dans le sien comme une lame cherche la faille dans l’armure.
— Tu as décidé seul, dit-elle d’une voix calme. Trop calme.
Il hocha lentement la tête.
— J’ai proposé. Daiki a décidé.
— Ne joue pas sur les mots, souffla-t-elle en avançant d’un demi-pas. Tu savais ce que cela impliquait. Tu savais ce que ça me ferait. Et tu l’as fait quand même.
Il ne répondit pas tout de suite. Il attendit. Il voulait qu’elle vide ce qu’elle portait. Qu’elle se débarrasse de cette douleur comme on crie pour ne pas suffoquer.
— Tu vas là-bas… dans cette vallée qu’ils ont souillée, piétinée, dévorée. Ils tueront tous ceux qu’ils trouveront. Même des ombres comme Kuguro n’en reviendront peut-être pas. Et toi, toi, tu veux y aller… avec ton sang chaud, ton honneur d’homme libre, comme si tu étais invincible.
Elle marqua une pause, le poing fermé contre sa hanche.
— Tu n’es pas invincible, Kiyoshi. Tu n’es pas immortel.
Un silence. Trop long.
Kiyoshi la regarda enfin. Ses yeux ne fuyaient pas. Ils étaient pleins de cet étrange calme qu’elle avait appris à reconnaître : celui d’un homme qui a accepté sa propre fin depuis longtemps.
— Non, dit-il. Je ne suis pas immortel. Mais je t’ai choisie. Et je ne pourrais pas continuer à me regarder dans un miroir si je laissais les fils, les filles, les maîtres d’Iga périr dans la neige pendant que je reste ici… au chaud. Avec toi.
Elle ferma les yeux. Un instant. Mais dans ce bref silence, elle trembla.
— Tu es mon mari, dit-elle d’une voix rauque. Mon époux. Tu es celui que j’ai fait mien, envers et contre tout. Et tu veux partir comme un héros pour une cause qui va te broyer.
Il avança enfin. Lentement. Et posa une main sur sa joue. Elle tressaillit. Mais ne se détourna pas.
— Je reviendrai, Aiko. Je ne suis pas un martyr. Je ne veux pas mourir. Je veux rentrer ici. Dans cette maison. Reprendre le marteau. Te regarder chaque matin. Te faire rire le soir. Je veux vivre. Avec toi.
Un frisson la traversa. Elle posa ses doigts sur sa main, sans la repousser.
— Tu parles comme les hommes qui ne reviennent pas.
— Alors je reviendrai pour leur donner tort.
Elle rit. Un rire court, étranglé. Puis leva les yeux vers lui, et, d’une voix cassée :
— Tu n’as pas le droit de me faire ça.
— Et toi, tu n’as pas le droit de me demander de rester alors que d’autres meurent.
Ils restèrent ainsi, face à face, dans un silence plus douloureux que les cris. Puis elle se recula d’un pas.
— Très bien, dit-elle. Si c’est ainsi, tu pars.
Elle tourna les talons. Mais avant de franchir le seuil, elle s’arrêta.
— Demain, à l’aube, je t’attendrai dans le pavillon de méditation. Je n’ai pas le droit de t’accompagner sur le champ de bataille. Mais je peux, au moins, te donner une lame digne de ton serment.
Et elle disparut dans l’ombre du couloir, sans un mot de plus.
Le matin suivant s’était levé dans un silence d’encens et de givre. Le ciel, encore voilé d’un bleu cendré, annonçait une journée sans joie. Seul le bruissement lointain des bambous et le cri timide d’un oiseau nocturne rompaient l’austérité de l’aurore.
Kiyoshi monta lentement les marches du petit pavillon surplombant le jardin de pierres. Il avait revêtu une tunique sobre, sans ornement, les manches bien ajustées. Il ne portait ni sabre ni armure. Seule la gravité de son pas disait qu’il s’apprêtait à traverser une ligne qu’on ne franchit qu’une fois.
Aiko l’attendait déjà.
Elle se tenait debout, droite, immobile, à l’intérieur du pavillon, les mains posées l’une sur l’autre. Son kimono d’un bleu profond évoquait l’eau des rivières de montagne. Pas une mèche de ses cheveux n’échappait au chignon noué dans sa nuque. Sur le plancher, posé devant elle avec une révérence muette, un long tissu noir recouvrait un objet allongé.
Elle ne dit rien tout de suite. Le vent passa entre eux.
Puis Aiko s’agenouilla avec lenteur. Kiyoshi l’imita, en silence, posant les genoux sur le bois froid. Il la regarda. Elle, ses gestes, son visage calme — mais il vit, sous cette façade, la tension d’un cœur ligoté de retenue.
Elle parla enfin, sans lever les yeux.
— Ce sabre a été forgé par les mains de mon père. Il l’a nommé Seigetsu — "Lune claire". Mais il ne l’a jamais utilisé. Il disait qu’une lame aussi pure ne devait sortir du fourreau que pour une cause digne. Je n’ai jamais osé m’en servir. Et pourtant je l’ai toujours gardé près de moi, comme un secret, comme un feu.
Elle tendit les mains, dépliant lentement le tissu noir. Le sabre apparut, nu, sans saya. La lumière du matin accrocha sa courbe et ses reflets bleutés.
— Aujourd’hui, cette cause, c’est toi.
Elle le souleva à deux mains, à la verticale, et le tendit vers lui.
Kiyoshi baissa la tête, ému, les mains tremblantes. Il ne tendit pas les siennes tout de suite.
— Ce n’est pas un honneur que je mérite, murmura-t-il.
— Je ne te le donne pas pour l’honneur. Je te le donne parce que c’est à toi que je le confierais si je devais mourir ce soir.
Le silence tomba à nouveau, plus dense. Il tendit enfin les bras, et prit le sabre. Le contact du métal était glacé, mais il en sentit la justesse jusque dans les os. Il s’inclina profondément, front contre le bois du plancher.
Quand il se releva, Aiko le regardait. Le masque était tombé. Ses yeux n’étaient plus calmes. Ils brûlaient.
— Reviens-moi, dit-elle. Reviens-moi même brisé. Même couvert de sang. Reviens-moi… ou je viendrai moi-même t’arracher à l’enfer.
Kiyoshi ne dit rien. Mais il posa le sabre à côté de lui, puis prit doucement le visage de son épouse entre ses mains. Il l’embrassa sur le front.
— Ce sabre, je le porterai comme je porte ton nom dans mon cœur. Tu es mon foyer, Aiko. Je reviendrai.
Ils restèrent un long moment ainsi, à genoux, front contre front, au cœur de l’aube naissante. Puis elle s’écarta, se releva sans un mot, et descendit les marches du pavillon.
Elle ne se retourna pas. Mais sa main, derrière elle, frôla un instant le vide. Un geste muet, presque involontaire. Comme une corde qui relie deux cœurs, même à distance.
Kiyoshi resta seul.
Il abaissa lentement le sabre sur ses genoux, inspira profondément, et s’inclina à nouveau. Plus bas encore. Comme un homme qui vient de recevoir plus qu’une arme.
Un serment.
***
L’aube n’était pas encore levée. Le ciel, encore lourd de nuit, commençait tout juste à pâlir à l’horizon, un filet de lumière grise glissant sur les tuiles humides du village endormi. La brume stagnait au ras du sol, entre les troncs et les talus, comme si elle voulait retarder l’inévitable. Devant la grande porte de Kōka, un petit groupe attendait, silencieux. Pas une voix ne s’élevait. Il n’y avait rien à dire. Seulement à marcher.
Kiyoshi était déjà là. En armure légère, les bras croisés dans ses manches, la silhouette droite, ancrée dans le sol comme un pin solitaire. Dans son dos, Seigetsu — la Lune claire — reposait, parfaitement alignée. Il ne la regardait pas. Il sentait sa présence, comme une veine battant contre son omoplate. Une promesse. Une dette.
Aiko ne dormait pas. Elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Elle n’avait pas non plus parlé. Elle s’était assise dans le silence, face à leur autel, le sabre Muramasa posé en travers de ses genoux, les yeux perdus dans les flammes d’une bougie qui brûlait droit. Puis, sans un mot, elle s’était levée. Et elle l’avait rejoint.
Elle portait un kimono sobre, mais impeccablement noué. Son visage était aussi fermé qu’un masque, mais ses yeux… ses yeux disaient tout. Kiyoshi se tourna vers elle, et un frisson traversa son dos. Non de peur. Mais d’amour. Un amour qui serrait la gorge.
Aiko s’arrêta devant lui. Une main tendue. Elle l’ajusta elle-même : le col, une lanière du dos, un morceau de tissu mal calé sous la ceinture. Puis elle resta là, face à lui, les deux mains posées contre son plastron.
— Reviens-moi, dit-elle d’une voix presque étouffée.
— Je reviendrai, souffla-t-il.
Mais elle secoua doucement la tête.
— Ne promets pas. Ce serait cruel. Mais laisse-moi croire que tu essaieras.
Il posa son front contre le sien. Le monde entier cessa d’exister autour d’eux. Il n’y avait plus de guerre, plus de monts à franchir, plus d’ombres à fuir. Il n’y avait qu’eux. Deux âmes battues par le vent, trouvées trop tard mais tenues trop fort.
Aiko ouvrit la main. Une amulette de soie y reposait. Rouge et noire. Brodée à la main. Son sceau personnel.
— Pour te guider, dit-elle. Et pour que tu me retrouves, même dans les ténèbres.
Kiyoshi la prit. L’attacha à l’intérieur de son vêtement, juste au niveau du cœur. Puis il fit un pas en arrière.
— Aiko.
Elle leva les yeux.
— Mon épée, c’est toi.
Et sans attendre qu’elle parle — car il savait que si elle parlait, il resterait — il fit volte-face et rejoignit le groupe. Kuguro, déjà prêt, hocha la tête. D’autres les suivaient : hommes et femmes vêtus pour la discrétion, la vitesse, l’endurance. Une unité choisie. Une mission sans retour garanti.
Le grand tambour du portique résonna doucement. Trois battements. Pas plus. Puis les portes s’ouvrirent.
Et le groupe s’élança dans les premières lueurs du jour, avalé par la brume et les pins. Une ombre mouvante. Une promesse en marche.
Aiko resta seule, longtemps, devant le portique. Elle ne pleura pas. Elle ne trembla pas. Mais lorsqu’elle posa la main sur la garde de Muramasa, sa peau était glacée. Et son cœur… battait trop vite pour un matin sans combat.
*
La montagne n’était plus la même.
Autrefois, elle avait abrité leurs jeux, leurs épreuves, leurs prières. Désormais, elle semblait fermée sur elle-même, dure, muette, et truffée de menaces invisibles. Chaque sentier qu’ils connaissaient semblait étranger, comme si la terre elle-même avait changé de peau sous la menace du conquérant. Le groupe avançait sans bruit, en file étroite, serpentant entre les pins noueux, les rochers noirs et les crevasses creusées par les pluies de printemps.
Kuguro ouvrait la marche. Il ne disait rien, mais chaque geste, chaque infime mouvement de ses doigts faisait passer les instructions comme une langue muette que tous comprenaient. Derrière lui, Kiyoshi s’adaptait à un rythme qu’il connaissait à peine : celui des ombres. Il ne bondissait pas d’arbre en arbre, il ne se fondait pas dans les feuillages comme certains de ses compagnons. Mais il avançait. Sans faillir. Son souffle maîtrisé. Ses pas prudents. Et sa main toujours proche de Seigetsu, qui semblait à l’écoute elle aussi.
Le jour tombait lentement, avalé par le manteau froid des cimes. La brume montait des creux comme un souffle d’outre-tombe, et le silence, plus pesant encore que le froid, collait à leur peau. Une fois, un lièvre détala à quelques pas. Tous s’immobilisèrent. Les doigts sur les armes. Les nerfs à vif. Puis le signal du chef d’unité tomba : ils pouvaient avancer. Encore. Toujours plus loin.
Vers la vallée morte d’Iga.
Ils n’étaient que douze. Douze ombres sur les chemins oubliés. Une poignée contre l’Empire. Mais chacun savait : les chances comptaient peu. Ce qui comptait, c’était ce qui les attendait là-bas. Les survivants. Les enfants. Les éclaireurs piégés entre deux mondes. Et, quelque part, l’idée qu’il fallait encore croire que quelque chose valait la peine d’être sauvé.
Le premier bivouac eut lieu à la lisière d’une clairière, sous la ramure lourde d’un vieux châtaignier. Aucun feu. Aucune voix. Juste des mouvements maîtrisés, des cordes tendues entre les branches, quelques racines pour se caler le dos. Kiyoshi s’assit contre un tronc humide, regardant la nuit s’étendre comme un encre sur le monde.
Un jeune shinobi nommé Rensuke vint s’asseoir à côté de lui. Il portait encore les traits tendres de l’adolescence, mais ses yeux étaient déjà ceux d’un homme.
— Kiyoshi-san, dit-il à voix basse. C’est vrai ce qu’on dit ? Que tu viens d’un pays d’au-delà les océans ?
Kiyoshi tourna la tête. Dans l’obscurité, il vit briller une sincère curiosité. Pas la moquerie. Pas le jugement.
— Oui, répondit-il doucement. Mais ce n’est pas le pays qui compte. C’est où on meurt.
Rensuke haussa légèrement les épaules, comme pour chasser une pensée noire.
— Alors j’espère que tu mourras ici, chez nous. Car tu es des nôtres.
Et il retourna à son poste, silencieux, presque gêné par sa propre audace.
Kiyoshi resta seul, le regard levé vers les étoiles noyées de brume. Il pensa à Aiko. À ses mains contre sa poitrine. À sa voix, grave et douce à la fois, qui disait : « Ne promets pas. Mais essaie. » Il se demanda si elle était encore éveillée. Si elle priait. Si elle pensait à lui.
Puis il ferma les yeux. Et s’endormit comme un homme qui sait qu’au matin, tout peut basculer.
Le deuxième jour fut le plus difficile.
Ils avaient quitté les hauteurs à l’aube, serpentant entre les creux brumeux et les sentiers dérobés. Chaque pas les rapprochait d’un territoire où la peur avait remplacé la loi. Kuguro, silencieux comme toujours, avait dessiné leur trajectoire à même la terre humide, usant de signes presque invisibles pour éviter les patrouilles ennemies. Mais l’ennemi, lui aussi, savait lire les ombres.
Ce fut au milieu d’un ravin étroit, bordé de pins tordus et d’herbes hautes, que les choses basculèrent.
Une flèche siffla. Une seule. Puis rien. Juste ce silence terrible après la note brisée. Elle se ficha dans le cou de l’un des éclaireurs, mort sans un son, son corps glissant le long du talus.
— URA NI IRU ! cria Kuguro. DANS LE DOS !
Le piège se referma.
Des formes surgirent des fourrés, des silhouettes en armure légère, des sabres dégainés, des cris gutturaux mêlés à la poussière. Ils étaient une trentaine. Des éclaireurs de Nobunaga, peut-être, ou des mercenaires à sa solde. Assoiffés de sang. Rapides. Organisés.
Mais les Kōka n’étaient pas des enfants.
Kiyoshi n’attendit pas d’ordre. Il bondit contre le flanc du sentier, tira Seigetsu de son fourreau avec une précision apprise au prix de mille nuits, et para la première lame qui le visait. Le choc le fit reculer d’un pas, mais il se stabilisa aussitôt, pivota, et frappa.
La lame trancha l’air avec la pureté d’un clair de lune.
L’homme s’effondra, tranché net à la base du cou.
Autour de lui, le chaos. Kuguro avait disparu dans les broussailles, et chaque cri était suivi d’un gargouillis, d’un choc mat, d’un silence. Les autres membres du groupe, plus jeunes, plus nerveux, combattaient avec l’énergie du désespoir. Certains criaient. D’autres ne faisaient que souffler, frappant dans l’ombre, frappant encore.
Kiyoshi s’était isolé de quelques pas, son sabre à deux mains fendant la lumière filtrée. Il ne criait pas. Il ne cherchait pas à impressionner. Il avançait. Méthodiquement. Le regard fixe. Les gestes précis. Comme s’il avait été forgé dans cette montagne, comme s’il appartenait à sa roche.
Deux ennemis l’encerclèrent. L’un tenta une feinte, l’autre une frappe basse. Kiyoshi pivota sur lui-même, abaissa Seigetsu, se pencha, puis remonta dans un mouvement fluide — un kesa-giri, taille en diagonale, net, profond. Le premier s’écroula, l’autre hésita, recula.
Erreur.
Seigetsu claqua une seconde fois, sifflant dans l’air comme un jugement.
Puis ce fut le silence. De nouveau. Soudain. Comme si la forêt elle-même retenait son souffle.
Vingt minutes. Pas plus. Le sang fumait déjà sur les pierres.
Quatre Kōka étaient tombés. Trois blessés, dont Rensuke. Il avait reçu une entaille à la jambe et un coup au flanc. Il s’excusait déjà, les dents serrées, honteux de sa faiblesse. Kiyoshi se pencha vers lui, lui noua un bandage, et posa une main sur son épaule.
— Tu t’es battu comme un lion, souffla-t-il. Personne ne te reprochera de respirer encore.
Kuguro réapparut sans bruit. Il avait une coupure au visage, mais ses yeux brillaient.
— On ne peut pas rester ici. Ils reviendront à la tombée de la nuit.
— Le passage vers Iga ? demanda Kiyoshi.
— À trois lieues. Mais nous devrons faire un détour. Nous avons été vus.
Ils partirent dans l’heure, portant les blessés, laissant les morts à la terre.
Derrière eux, le sentier du ravin s’éteignait dans le vent, déjà effacé par les herbes hautes.
Mais Kiyoshi, lui, savait. Ce n’était que le début.
Ils arrivèrent au sommet du col en fin d’après-midi. Le ciel s’était couvert, et les ombres s’étiraient paresseusement sur la mousse des sentiers. Kiyoshi leva la main pour se protéger les yeux du vent chargé de cendre. Ce qu’il vit au-delà de la crête resta gravé dans sa mémoire.
En contrebas, la vallée d’Iga n’était plus qu’un désert de braises éteintes et de bois noirci. Des murs en ruine, des pans entiers de villages effacés, des arbres coupés ou calcinés jusqu’à la moelle. La terre elle-même semblait en deuil. Aucun chant d’oiseau. Aucun cri d’enfant. Rien que le craquement du vent dans les poutres mortes.
Et pourtant… il y avait là quelque chose. Une présence. Une tension dans l’air. Kuguro s’accroupit, étudia les traces au sol, les branches brisées, les herbes couchées par des pieds discrets. Il leva un sourcil à Kiyoshi.
— Ils sont là, dit-il simplement.
Ils descendirent en silence. Avec mille précautions. Chaque pas mesuré, chaque pierre évitée, chaque respiration pesée. Plus ils s’approchaient du village détruit — l’ancien hameau de Shirakawa — plus les signes de vie se faisaient nets : des cendres remuées, une corde déplacée, un abri dissimulé sous les décombres.
Puis un sifflement. Aigu. Bref. À peine audible.
Un oiseau de bois, accroché à une branche, tourna lentement sur lui-même.
— Kōka no kazu ! murmura Kuguro. Le chiffre des Kōka.
Une minute plus tard, ils furent encerclés par des ombres. Silencieuses. Armées. Amaigries, certes, mais encore pleines de nerfs et de méfiance. Une femme sortit la première : grande, le visage dur, la mâchoire serrée, une longue cicatrice sur la joue gauche. Elle tenait un tantō à la main.
— Donnez-moi une seule raison de ne pas vous trancher la gorge, dit-elle.
Kiyoshi se redressa. Lentement. Retira sa coiffe. Avança d’un pas. Il inclina la tête profondément, et dit simplement :
— Nous sommes Kōka. Nous sommes venus pour vous.
Il montra son sabre à sa ceinture : Seigetsu. Les marques du clan, la finesse de la forge. Le souffle de leur monde. La femme le fixa. Son regard hésita. Puis elle baissa son tantō.
— Vous êtes fous, murmura-t-elle. Ou vous avez des cœurs d’acier.
Elle fit un geste. Les ombres s’écartèrent.
Ils les suivirent.
Dans le ventre de ce qu’il restait du village, une trentaine de personnes s’étaient regroupées. Hommes, femmes, enfants, vieillards. Certains blessés, d’autres simplement hagards, encore couverts de suie. Il y avait des anciens maîtres d’armes à la barbe en cendre, des nourrissons contre la poitrine de femmes qui n’avaient plus de lait. Un moine, recroquevillé sous une charpente, murmurait les sutras de la mort en silence.
Kiyoshi sentit un nœud dans sa gorge.
— Pourquoi vous ? demanda un homme à la voix cassée. Pourquoi prendre un tel risque ?
Kuguro répondit.
— Parce qu’on n’abandonne pas nos frères dans l’ombre. Même quand la lumière les trahit.
Personne ne parla. Mais certains hochèrent la tête. Et dans ce geste, il y avait tout.
Ils passèrent la nuit à préparer la fuite. On chargea ce qui restait sur des brancards, des paniers, des épaules amaigries. Kiyoshi travailla sans relâche. À porter, à consoler, à veiller. Une jeune fille, dont le père avait été pendu à l’entrée du village, se mit à pleurer contre son torse. Il la laissa faire. Il lui caressa les cheveux. Il ne dit rien. Il n’y avait rien à dire.
Au loin, dans la brume nocturne, des torches apparurent. Une patrouille peut-être. Ou un détachement de pillards. Ils n’avaient plus le luxe d’attendre.
— On partira à l’aube, dit Kuguro. Ou on ne partira jamais.
Et Kiyoshi, regardant les enfants dormir dans les bras de leurs mères, jura intérieurement de tous les ramener.
Même si cela devait lui coûter tout ce qu’il était.
Ils partirent juste avant l’aube, alors que le ciel s’éclairait à peine d’un bleu laiteux. Le silence régnait encore dans la vallée d’Iga, mais ce n’était pas un silence paisible. C’était celui du prédateur tapi, de l’œil qui guette au loin. Kuguro ouvrait la marche avec deux de ses hommes, les plus rapides, les plus rusés. Kiyoshi, lui, restait en queue de colonne, avec les vieillards, les enfants, les blessés, et ceux qui chancelaient déjà. Il était devenu leur pilier. Leur roc.
Le groupe avançait lentement. Trop lentement. Et tous le savaient. Le sentier qu’ils suivaient n’en était pas vraiment un. C’était une ligne de roche, de racines et de boue, un boyau entre les arbres, parfois réduit à une bande de terre taillée à flanc de montagne. À chaque montée, les plus jeunes peinaient. À chaque descente, les plus vieux trébuchaient.
Kiyoshi portait deux enfants à la fois, parfois trois, et une fois même un vieillard trop faible pour tenir debout. Les muscles de son dos hurlèrent au bout de la première heure, mais il ne ralentit pas. Jamais. Il était jeune encore, en apparence, mais au fond de lui bouillonnait une force que les siècles n’avaient pas entamée. Il marchait comme s’il pouvait supporter le poids du monde. Et, pour eux, il le faisait.
Au deuxième jour, la pluie se mit à tomber.
Fine d’abord. Puis drue. Et glacée.
La colonne s’arrêta sous un surplomb de roche. On alluma un feu, qu’on étouffa aussitôt à la moindre étincelle. Les visages ruisselaient d’eau et de fatigue. Une mère, dont l’enfant ne s’était pas réveillé ce matin, le berçait encore dans un tissu noué contre elle. Kiyoshi la vit et sentit son cœur se tordre. Il s’agenouilla à côté d’elle, murmura une prière. Puis, sans un mot, prit dans ses bras le petit corps sans vie, et le porta seul, jusqu’au coucher du soleil. Il l’enterra discrètement, à l’abri des regards. La mère ne dit rien. Mais, le soir venu, elle lui tendit une boule de riz — la seule qu’il lui restait. Il accepta. Parce que refuser aurait été un affront à sa dignité.
Le troisième jour, Kuguro revint en courant. Essoufflé. Tendu.
— Patrouilles ! Deux groupes. L’un à l’est, l’autre dans la vallée. Des bannières de Nobunaga.
Un silence tomba sur le groupe. Même les enfants cessèrent de pleurer.
— On les contournera, dit Kuguro.
Mais il savait. Ils savaient tous. Ce ne serait pas possible longtemps.
Alors commença la marche dans les bois sombres. Hors sentiers. À travers les buissons, les ronces, les rivières glacées. Ils dormirent à peine, entre deux arbres. Ils mangèrent des racines, des feuilles. Kiyoshi coupa son propre vêtement pour faire des bandelettes et soigner les pieds ensanglantés. Il n’y avait plus de mots. Plus de promesses. Seulement la marche. Et l’attente. L’attente du moment où l’un d’eux tomberait… et ne se relèverait pas.
Une nuit, alors qu’ils bivouaquaient dans un recoin de falaise, un cri retentit. Une silhouette solitaire s’était éloignée du groupe. Un garçon, sans doute en quête d’eau. Kuguro partit en flèche. Kiyoshi le suivit.
Ils retrouvèrent l’enfant agenouillé dans la boue, un sabre pointé contre sa gorge. Deux hommes en armure légère, éclaireurs de l’armée de Nobunaga. L’un d’eux tourna la tête. Le temps sembla se figer. Et, dans ce temps suspendu, Kiyoshi vit l’avenir se dresser devant lui.
Il n’hésita pas. Seigetsu jaillit de son fourreau. Une lumière brève, tranchante. Le premier homme n’eut pas le temps de crier. Le second tenta de lever son arme, mais Kuguro était déjà sur lui. Le sang se mêla à la pluie. Le gamin se remit à pleurer.
— Chut, dit Kiyoshi en le prenant dans ses bras. Chut, petit. C’est fini.
Mais ce n’était pas fini. C’était le début de la fin.
Car, ce soir-là, Kuguro dit à voix basse :
— Ils savent. Nous ne passerons pas inaperçus demain. Prépare-toi.
Et Kiyoshi regarda les familles, recroquevillées autour de maigres couvertures, les corps épuisés, les visages amaigris, les enfants qui s’endormaient les jambes tremblantes.
Et il comprit.
Demain, ce serait le dernier jour. Ou le plus long.
Il se leva, s’éloigna du camp, et tira Seigetsu. La lame vibra doucement sous la lune.
Il murmura :
— Si je dois tomber, que ce soit debout.
Puis il pria. En silence. Pas pour lui.
Mais pour eux tous.
Et pour elle.
Pour Aiko.
Son épouse.
Sa lumière.
***
Le vent s’était levé dans les montagnes, froid, tranchant, chargé d’une odeur ancienne : celle de la pluie en suspens, de la mousse humide et des feuilles écrasées par des pas pressés. Le ciel, d’un gris d’acier, commençait à peine à blanchir au-dessus des crêtes, mais dans le cœur des hommes du clan Kōka, il n’y avait déjà plus de nuit, plus de jour, seulement cette attente sourde, ce compte à rebours silencieux avant l’inévitable. Kuguro, le maître des ombres, était le premier à percevoir le changement. Sa silhouette se tenait en silence, tapie derrière une ligne de roches, ses yeux sombres scrutant l’horizon. Et soudain, il se redressa à peine, juste ce qu’il fallait pour murmurer à Kiyoshi, qui venait de s’approcher : « Ils sont là. Trop tôt. Trop nombreux. »
— Tu vas les emmener, dit Kiyoshi.
Kuguro tourna la tête.
— Non.
— Tu es le chef de ce groupe. Ils te connaissent. Ils te suivront. Moi… je suis le forgeron. Le mari de la stratège. L’étranger. Je ne peux leur demander ce que toi tu peux leur imposer.
Kuguro ne dit rien. Il regarda son compagnon de route, cet homme qui portait dans ses muscles une histoire plus ancienne que tous leurs arbres réunis. Et puis, lentement, il hocha la tête.
— Je te dois plus que je ne peux le dire, souffla-t-il.
— Alors paie-moi en silence.
La colonne reprit sa route. Kuguro guida les survivants vers le dernier sentier. Les visages fatigués, terreux, blessés, ne comprenaient pas encore ce qui se jouait. Une femme tourna la tête vers Kiyoshi avant de disparaître dans la brume. Elle portait un enfant contre son dos. Elle s’inclina profondément. Elle savait. Lui, il resta seul.
Il gravit lentement une pente rocailleuse, émergeant à découvert dans une clairière balayée par les rafales. En contrebas, la première ligne ennemie se dessinait à peine, des armures sombres, des bannières claquant au vent. Ils étaient nombreux. Trop. Mais Kiyoshi ne regardait pas leur nombre. Il chercha un endroit stable, planta ses pieds dans le sol, et tira Seigetsu. Le sabre clair, offert par Aiko, semblait scintiller d’une lumière propre, comme s’il captait la dernière lueur d’un monde ancien. Il prit la posture d’ouverture que sa femme lui avait enseignée, celle du vent couchant, et attendit.
Le premier assaillant arriva à grande vitesse, sabre levé. Kiyoshi pivota à peine. Une frappe unique, propre, silencieuse. L’homme s’effondra à ses pieds. D’autres suivirent, par vagues désordonnées. Ils croyaient affronter un homme seul. Ils affrontèrent une tempête. Kiyoshi frappait sans rage, sans haine, mais avec une précision absolue, comme s’il taillait la pierre pour révéler une vérité. Chaque coup portait. Chaque pas était mesuré. Il ne criait pas. Il ne reculait pas. Il avançait, lentement, comme une marée sombre. Le sol fut bientôt jonché de corps.
Mais le vent tourna.
Un ordre claqua : les archers se mirent en position. Une volée de flèches fut tirée. L’une se planta dans son épaule. Une autre dans sa cuisse. Une troisième le frôla à la tempe. Il chancela. Du sang coula. Mais il resta debout. Un autre guerrier s’approcha. Plus grand. Plus massif. Un homme d’Afrique, au visage fermé, aux yeux brûlants. Yasuke. Ils se jaugèrent. Un silence tomba. Yasuke leva son sabre — puis le baissa. Il comprenait. Ce n’était pas un duel. C’était un adieu.
Autour d’eux, les soldats d’Oda n’osèrent avancer. Kiyoshi tenait encore debout, criblé de flèches, la main toujours sur son sabre, le regard toujours fixé vers la crête, là où, peut-être, les derniers de ses frères passaient encore. Il tomba à genoux. Sa respiration était rauque. Son sang battait dans ses tempes. Et alors… il la vit.
Au sommet, tout en haut, une silhouette. Une femme en kimono sombre. Ou un souvenir. Il ne savait plus. Elle ne bougeait pas. Mais il savait que c’était elle.
Il sourit.
Puis ferma les yeux.
Et s’effondra, doucement, sans bruit.
Seigetsu glissa contre son genou, mais la lame ne toucha pas la terre. Elle resta là, posée. Telle une étoile tombée du ciel, claire et droite, gardienne silencieuse d’un homme qui avait tenu la ligne.
Le ciel était clair ce matin-là. Une clarté étrange, presque irréelle, comme si la lumière avait été tamisée par le chagrin lui-même. Les sentiers des montagnes s’étaient tus. Plus un cri d’oiseau. Plus un souffle dans les herbes. Et pourtant, une colonne descendait lentement des crêtes, usée, éreintée, mais entière. Ils étaient revenus. Kuguro ouvrait la marche, suivi de femmes blessées, de vieillards tremblants, de quelques enfants trop maigres, trop silencieux. Ils avaient survécu. Grâce à un homme. Et cet homme… n’était plus parmi eux.
Kōka les vit arriver avant de les entendre. Un enfant, posté sur la tour de guet, descendit en courant. Le mot courut comme un éclair : ils sont revenus. Les cloches ne sonnèrent pas. Le silence fut plus fort. Les villageois sortirent, sans hâte, sans cri. Les hommes s’alignèrent. Les femmes baissèrent les yeux. Les anciens se tinrent droits. Tous savaient ce que signifiait cette procession lente, incomplète.
Aiko apparut la dernière.
Elle marchait droit, son kimono noir ceinturé haut, ses cheveux relevés avec soin. Elle s’avança sans un mot, franchissant les rangs, traversant la foule figée. Elle vit Kuguro descendre de cheval, le visage pâle, les traits tirés, la main droite crispée sur un objet long et fin, enveloppé dans un tissu blanc. Elle vit aussi le regard de l’homme : il ne pouvait la soutenir. Alors elle comprit.
Il ne reviendrait pas.
Kuguro s’agenouilla devant elle. D’un geste lent, mesuré, il déplia la soie. Seigetsu apparut. La lame n’avait pas une égratignure. Mais elle portait, sur le tsuba, un trait de sang séché. Son sang. Kuguro baissa la tête.
— Il a tenu seul le passage. Jusqu’au dernier instant. Personne n’osa l’approcher. Il… il a donné le temps aux autres de passer.
Aiko ne fléchit pas. Pas encore. Elle tendit les mains. Précautionneusement, elle prit le sabre. L’acier froid la traversa. Elle le serra contre sa poitrine. Et là, seulement là, ses genoux plièrent.
Le sol accueillit sa chute sans bruit.
Elle ne cria pas. Elle ne pleura pas. Elle resta là, immobile, penchée sur Seigetsu, le front contre la garde, comme si elle cherchait, dans la mémoire du métal, la chaleur de celui qu’elle avait aimé. Les larmes ne vinrent pas. Elles étaient restées coincées quelque part entre son cœur et sa gorge. Ce n’était pas une douleur vive. C’était une absence. Une amputation de l’âme.
Le village s’inclina.
Chacun, à son tour, s’agenouilla.
Du plus jeune au plus ancien, les fronts se courbèrent vers le sol, en une offrande muette. Kiyoshi n’était plus un étranger. Il était un frère. Un époux. Un ami. Un des leurs. Et son nom, désormais, était gravé dans le vent de Kōka.
À la tombée du jour, le grand feu fut allumé.
Au centre de la place, les tambours ne sonnèrent pas la guerre, mais le deuil. Un grand silence enveloppa la cérémonie. Aiko, droite de nouveau, fit glisser le sabre dans son fourreau. Elle plaça l’arme devant elle, sur un coussin rouge. Personne n’osa parler. Puis elle prit la parole, d’une voix posée, sans tremblement :
— Mon époux est tombé non comme un guerrier, mais comme un mur. Il a retenu la mort pour que la vie passe. Il n’a pas tué. Il a offert le temps.
Ses yeux croisèrent ceux de Daiki. Un instant. Juste un instant. Et ce dernier baissa la tête, incapable de soutenir ce regard-là. Il avait envoyé un frère. Et il ne reviendrait pas.
Kuguro plaça derrière elle un étendard blanc : le symbole d’un cœur offert.
La nuit tomba, lentement, sur les toits, les arbres, les champs. Le village ne dormit pas. Des lampes furent allumées à chaque seuil. Des chants furent murmurés, anciens, presque oubliés. Des prières montèrent en silence. Et dans une maison vide, au bout du sentier des cerisiers, une ombre s’assit devant l’autel. Aiko, seule. Le sabre posé devant elle. Elle posa sa joue contre le bois. Et seulement là, dans le secret, elle murmura :
— Reviens-moi, mon Kiyoshi. Dans une autre vie. Sous d’autres fleurs. Mais reviens.
Et le vent, dans les branches, sembla répondre.
Victor Kruger ouvrit lentement les yeux. Devant lui, le silence était devenu presque sacré. Aucun étudiant ne parlait. Certains pleuraient doucement. D’autres restaient figés, comme si chaque mot qu’ils venaient d’entendre avait frappé à leur propre porte intérieure. Même le professeur chargé du cours semblait cloué à sa chaise, incapable de dissimuler le frisson qui lui traversait l’échine.
Mais ce furent les yeux de Rebecca qui le ramenèrent vraiment au présent.
Elle ne pleurait pas. Pas vraiment. Et pourtant, ses yeux noirs étaient embués, gonflés, et Victor, en les croisant, y lut une douleur ancienne. Comme si une part d’Aiko avait traversé le temps pour se réfugier dans le regard de la femme qu’il aimait à présent. C’était là, dans l’inflexion de ses traits, dans cette tendresse tremblante qu’elle essayait de cacher sous sa posture raide, bras croisés, cœur ouvert sans le vouloir.
Il inspira. Lentement. Puis parla d’une voix calme, plus douce, presque lointaine.
— L’histoire reste vague sur ce qu’il est advenu du clan Kōka… En 1582, Oda Nobunaga se fait seppuku, après avoir été trahi par Akechi Mitsuhide. Officiellement, ce serait un coup d’État militaire. D’autres prétendent que c’est Hashiba Hideyoshi, son général favori, qui l’aurait volontairement affaibli, en le privant de renforts à un moment crucial. L’exposant ainsi à l’assaut final.
Il marqua une pause, puis sourit. Un sourire triste, traversé par les ombres du passé.
— Mais… il existe une autre version. Moins connue. Celle que les historiens n’osent consigner. Une légende transmise dans les cercles les plus secrets… On raconte qu’aucune lettre n’avait été envoyée. Qu’aucun général n’avait trahi Nobunaga. Que tout cela n’était qu’une ruse. Une diversion, orchestrée par celle que l’on appelait Kijō no Mibōjin… la Veuve du Démon.
Il se redressa légèrement, et son regard se perdit un instant au plafond, comme s’il revoyait la scène à travers la brume du temps.
— On dit qu’elle serait entrée seule dans le château. Qu’elle portait un kimono noir comme la nuit. Qu’elle tenait entre ses mains un sabre noir — un Muramasa, transmis de mère en fille, une lame maudite qui ne trahit jamais sa vengeance. Et qu’au moment de frapper, elle aurait murmuré à l’oreille d’Oda Nobunaga : "Pour avoir réveillé le démon en moi… en troublant la paix que j’avais bâtie avec mon Kuzuryū."
Il laissa flotter ces mots. Certains élèves avaient la bouche entrouverte. D'autres frissonnaient.
Victor les regarda un à un, et son sourire se fit plus tendre, plus amusé, comme pour apaiser la tension.
— Bien sûr… cela reste une histoire. Un conte. Une légende. Libre à vous d’y croire. Ou pas.
Mais dans le fond de ses yeux brillait une vérité muette. Et ceux qui savaient regarder surent, ce jour-là, que le vieil étranger à la voix lente et au regard d’acier n’avait jamais raconté une histoire. Il venait de livrer un morceau de sa propre éternité.
Pour sa part Victor se tourna vers le professeur et demanda un peu étonner.
— Il n’y a pas une cloche ou une sonnerie pour signaler la fin du cours ? demanda Victor, presque distraitement.
— Le cours s’est terminé il y a déjà quinze minutes, monsieur Drummond, répondit le professeur d’une voix enrouée, comme s’il revenait à peine de loin.
— Oh… dans ce cas…
Il haussa les épaules, prêt à refermer cette parenthèse suspendue. Mais à ce moment précis, une étudiante du second rang se leva brusquement, ses mains serrées contre elle comme pour contenir l’émotion.
— Monsieur Drummond… Qu’est-il arrivé à dame Aiko ?
Un silence plus dense encore tomba sur la salle. On aurait entendu une larme tomber sur le parquet.
Victor baissa légèrement la tête, les yeux perdus un instant dans un souvenir que personne d’autre ne pouvait atteindre. Puis il releva doucement le menton, et répondit d’une voix grave, presque tendre.
— Il n’y a pas de fin… mademoiselle. Pas vraiment. Il y a des recommencements. Pour certains. Et pour d’autres… une mort lente. Une longue traversée du silence.
Il marqua une pause. L’air semblait avoir épaissi.
— Ce que je peux vous dire, c’est ceci : le sabre noir… celui qu’on appelait Muramasa, avait disparu. Comme effacé de l’histoire. Mais l’autre… celui qui avait appartenu à son mari… Seigetsu… a été enterré avec elle. Des années plus tard. Lorsqu’elle mourut… paisiblement. De vieillesse.
Une onde douce, presque religieuse, passa sur les visages. Quelque chose d’indéfinissable, entre la beauté d’un amour ancien et le vertige de ce qu’on ne saura jamais.
Victor esquissa un sourire discret, fatigué, mais sincère. Puis il ajouta, comme un murmure jeté dans le vent :
— Parfois, les guerriers ne meurent pas sur le champ de bataille. Parfois, ils attendent… Jusqu’à ce que le monde redevienne assez calme pour qu’ils puissent, enfin, poser leur arme.
Victor se tut. Un silence dense s’installa une dernière fois dans la salle, suspendu entre la fin d’un monde ancien et le retour à la réalité moderne. Puis le professeur se leva lentement, visiblement bouleversé, et joignit les mains devant lui dans un geste de respect.
— Mesdames, messieurs… je pense que nous pouvons clore ici notre séance. Je tiens à remercier monsieur Drummond pour ce moment exceptionnel, rare… et, je dois le dire, profondément humain.
Les étudiants, encore abasourdis, commencèrent à se lever, ramassant leurs affaires sans précipitation, comme s’ils craignaient de rompre l’enchantement. Certains s’étaient essuyé les yeux discrètement. D’autres restaient figés, les yeux perdus dans le vide, comme s’ils cherchaient à s’orienter à nouveau dans leur propre vie.
B-Ed, fendit les rangs et s’approcha de Victor avec un large sourire et un pouce levé.
— C’était… waouh. Sérieux. Tu devrais en faire un film. Ou un roman ! J’ai tout noté, même le nom du sabre. Seigetsu, c’est ça ? Trop stylé.
Victor hocha doucement la tête, acceptant le compliment avec un demi-sourire. Il n’ajouta rien. B-Ed, lui, semblait ravi de sa propre perspicacité, ignorant qu’il venait d’assister à un fragment d’histoire vraie.
Mais alors qu’il allait sortir, Rebecca s’était déjà approchée, silencieuse comme une ombre fidèle. Elle prit son bras, sans un mot, et l’accompagna hors de la salle. Dans le couloir, à l’abri des oreilles indiscrètes, elle s’arrêta. Son regard, noir et brûlant, s’enfonça dans le sien.
— Vic… après ta mort… tu n’es jamais retourné vers elle ?
Victor resta un instant muet. Il regardait droit devant lui, comme si ses yeux traversaient les murs, les siècles, pour revoir un autre monde. Puis il tourna lentement la tête vers elle, et son sourire fut d’une tendresse mélancolique.
— Aiko n’aurait jamais quitté son clan. Même si j’étais revenu d’entre les morts pour elle… il valait mieux qu’elle me croie mort. Qu’elle continue à vivre. À être forte. Plutôt que de vivre seule, en me sachant vivant ailleurs.
Rebecca serra légèrement son bras, puis détourna les yeux. Elle mordit sa lèvre, hésitante, bouleversée, puis murmura :
— Alors… c’est à elle que je dois mon homme ?
Victor la regarda longuement. Dans ses yeux, il n’y avait ni gêne ni regret. Seulement une vérité tranquille, solide comme un roc poli par les marées du temps.
— Elle n’aurait pas été d’accord, souffla-t-il avec un léger rire. Elle t’aurait dit que j’étais déjà ainsi. Et qu’elle n’a fait que me révéler à moi-même.
Rebecca cligna des yeux. Une larme coula, silencieuse. Elle ne la chassa pas. Elle la laissa descendre, lentement, comme on laisse couler un hommage. Puis elle souffla, dans un murmure rauque, presque brisé :
— Elle devait être extraordinaire.
— Elle l’était, répondit-il simplement.
Victor baissa les yeux un bref instant, comme pour rassembler les derniers échos d’une vie perdue entre deux mondes, puis les releva vers elle. Rebecca ne pleurait plus, mais elle avait ce regard fragile, armé de feu, celui qu’il lui connaissait quand quelque chose d’irrévocable venait la frapper de plein fouet. Elle venait de rencontrer Aiko. Non pas en chair et en os, mais dans la mémoire de l’homme qu’elle aimait. Et elle l’avait accueillie, en silence.
Victor, touché, posa deux doigts sous son menton pour la faire relever doucement la tête.
— Elle était extraordinaire, oui, dit-il dans un souffle. Mais toi aussi.
Rebecca cligna des yeux. Il n’y avait dans son regard ni coquetterie ni étonnement, seulement un besoin viscéral d’entendre ces mots-là, ici, maintenant.
— Tu m’as ramené. Tu m’as tenu tête. Tu t’es accrochée à moi quand j’étais prêt à me laisser couler, Rebecca. Tu ne sais pas ce que ça vaut, ce que ça coûte, ce que ça change.
Il laissa planer un silence court, puis reprit, avec ce demi-sourire fatigué mais sincère :
— Et tu avais raison. Parler à ces étudiants, c’était une bonne idée.
Rebecca haussa un sourcil, un peu moqueuse.
— Tu vois ? Je ne te fais pas faire que des conneries.
— Pas toutes, non, murmura-t-il avec une chaleur discrète. Juste celles qui valent la peine d’être vécues.
Alors elle passa son bras autour du sien, fière, droite, toujours un peu cabossée mais jamais soumise, et ensemble ils sortirent du bâtiment dans la lumière grise du soir.
Le monde continuait de tourner. Mais en elle, et en lui, quelque chose s’était apaisé.