Le Kurgan 2
Kyala ne tremblait pas. Ni de peur. Ni de froid. Ni même de fatigue. Suspendue sur un seul doigt, en équilibre parfait sur le rebord d’un balcon de verre, elle dominait le vide — des centaines d’étages s’ouvraient à sa gauche, aspirant toute forme de faiblesse dans leur gouffre sans fond. Mais elle ne fléchissait pas. Elle inspirait lentement, les paupières closes, comme si le vent qui battait contre sa peau n’était qu’un souffle de méditation. Loin en contrebas, la ville bourdonnait comme un nid d’insectes. Insignifiant.
Celle qui avait remplacé Marcus Octavius ne se contentait pas de marcher dans ses traces. Elle n’était pas là pour poursuivre une croisade millénaire contre les immortels, ni pour rebâtir une Rome quelconque, à l’image de ce que l’ancien stratège rêvait de restaurer. Non, Kyala regardait plus loin. Plus haut. Sa vision n'était pas celle d’un empire à restaurer, mais d’un monde à façonner.
Elle avait étudié Octavius. Elle avait compris ses obsessions, ses forces, ses erreurs. Là où lui ne voyait que des ennemis à abattre, elle voyait des pions, des leviers, des énergies brutes à détourner. Elle ne voulait pas de guerre stérile. Elle voulait un règne nouveau. Pas pour redonner la gloire à un passé fané… mais pour écrire une ère qui porterait son nom.
Elle ouvrit les yeux.
Son iris droite était un éclat métallique, froide et précise, scintillant sous la lumière rasante du matin. L’autre, d’un brun insondable, restait immobile, comme si elle observait un monde que les vivants ne percevaient pas. Une vibration imperceptible traversa sa tempe. Une communication entrante. Elle n’eut qu’un souffle à expirer.
Une voix surgit dans son oreille — calme, précise, calibrée pour ne pas déranger sa concentration.
— Kyala-sama… le rapport est confirmé. Il est à Seattle.
Un sourire lent, presque imperceptible, naquit au coin de ses lèvres. Victor Kruger.
— Où sont Augustine Joseph et Dante ? demanda-t-elle, la main toujours suspendue à la corniche.
— En Irlande. Ils poursuivent leur mission de surveillance.
— Wakatta (わかった), murmura-t-elle.
Elle déplia ses jambes fines avec une souplesse féline et se laissa glisser jusqu’au sol, atterrissant avec une grâce inquiétante. Le fuseau sombre qu’elle portait dessinait chaque ligne de son corps, sculptural, agile, mortel. Kyala n’était pas seulement une combattante redoutable. Elle était une énigme sensuelle, une beauté de nuit, avec ses cheveux noirs coupés en bol et ses gestes aux allures de danse ancienne.
Elle se redressa lentement, passa une main distraite sur sa hanche, puis déclara d’un ton presque paresseux, sans même se retourner vers son majordome :
— Peut-être est-il temps… que je sorte faire une partie de chasse.
Un frisson discret parcourut la pièce.
Elle souriait désormais franchement. Une lueur d’excitation dans le regard. Ce n’était pas la traque d’un ennemi. C’était un jeu d’observation, une danse autour d’un feu qu’elle ne voulait pas éteindre trop vite. Elle ne chassait pas pour tuer. Elle chassait pour comprendre. Et si possible, soumettre.
Qui était vraiment Victor Kruger ? Comment Augustine, l’une des meilleures lames vivantes, avait-elle pu être vaincue ? Et plus encore… pourquoi avait-elle été épargnée ?
La question lui brûlait l’esprit.
Et la pensée que cet homme — cet immortel — avait vu quelque chose en elle, quelque chose qu’il n’avait pas voulu détruire… l’excitait d’une manière primitive. Une chaleur douce monta dans son ventre, une faim qu’elle n’avait pas ressentie depuis longtemps. Non, il ne s’agissait plus d’éliminer un obstacle. Il s’agissait de découvrir un mystère.
Cette fois, la louve allait traquer l’ours.
Et elle comptait bien le mordre.
Mais avant elle actionna un autre bouton, et lança un appel long distance, il était temps de faire revenir les Chiens Féroces, des immortels qui avaient juré allégeance à Marcus Octavius, mais qui maintenant obéissaient à ses ordres.
Une voix grave gutturale lui répondit.
— Qui a-t-il ?
— Trouvez Dante et Augustine Joseph, et ramenez-moi leurs têtes. Ordonna Kyala d’une voix implacable.
— Fini les méthodes douces ?
— Il est temps de faire un peu de brutalité collectif.
— Oui ! Il était temps.
— Pas d’excuses cette fois Malik, dit Kyala menaçante.
Elle coupa la communication, leva les yeux vers le ciel couvert. Cette fois, ce ne serait pas une exécution. Ce serait un spectacle. Et elle comptait bien en jouir.
***
Victor avait le front plissé par la concentration. Cela faisait plus de six heures qu’il courait, sans ralentir, sans faillir, avalant les kilomètres comme s’il voulait laisser derrière lui tout ce qui l’avait brisé. Trois semaines d’entraînement intensif, de discipline, de silence. Et les résultats étaient là : il avait repris du poids, retrouvé sa masse musculaire, et son souffle s’était stabilisé, profond et maîtrisé.
Ses cheveux noirs, repoussés, encadraient désormais son visage avec une sauvagerie contenue. Pas encore assez longs pour une queue de cheval — mais assez pour lui donner cet air rebelle, cet éclat de jeunesse indomptée qui rejaillissait peu à peu. Rasé de près, les traits nets, son regard s’était éclairci. Fini le vide. Il y avait de nouveau cette lueur calme. Celle d’un homme qui se reconstruit.
Devant un ensemble de barres fixes, il ne ralentit même pas. Il bondit directement sur l’une d’elles, son corps glissant dans le mouvement avec la précision d’un danseur entraîné. Street Workout. Gymnastique brute. Il enchaîna les figures : tractions explosives, montées en drapeau, équilibres, rotations. La sueur brillait sur sa peau tendue, ses muscles roulaient sous sa chair comme une mécanique bien huilée.
Il sauta d’une barre à l’autre, revint sur la première, et enchaîna encore. À chaque traction, ses dorsaux se contractaient, sa poitrine se bombait, ses bras tremblaient de puissance. Il en tenta une dernière — la plus difficile —, mais son corps, à bout, grimaça. Il lâcha prise, retomba au sol avec souplesse, le souffle court, les mains sur les genoux.
Son cœur battait fort. Mais il n’y avait plus de douleur, plus de colère. Juste cette pulsation sourde et tranquille du vivant. Il n’était pas encore redevenu l’homme qu’il avait été.
Mais il n’était plus celui qui s’était effondré.
Victor quitta le parc d’un pas lent, ses jambes lourdes de l’effort mais portées par une étrange légèreté intérieure. Il longea les rues encore calmes de Seattle, le ciel gris lavé par la bruine nocturne. Le monde s’éveillait à peine — mais lui, il était déjà debout depuis l’aube, comme un vieux démon incapable de dormir plus de quelques heures. L’air était frais. Sur son tee-shirt trempé, la sueur s’évaporait en vapeur douce. Ses muscles, encore tendus par l’effort, dessinaient sous le tissu chaque fibre, chaque ligne de son dos, de ses épaules.
Lorsqu’il poussa la porte de son loft, ce fut d’abord l’odeur qui l’enveloppa. Beurre fondu. Herbes fraîches. Dinde grillée.
Et puis… la silhouette.
Rebecca était dans la cuisine ouverte, les cheveux relevés à la va-vite, un tablier attaché négligemment à la taille, et une poêle à la main. Elle se retourna en entendant la porte. Et son regard se posa sur lui.
Elle ne dit rien.
Mais ses yeux firent le tour de son corps comme une main invisible. Lentement. Du tee-shirt trempé collé à ses pectoraux, à ses bras gonflés par l’entraînement, jusqu’à sa mâchoire tendue, la nuque perlée de sueur. Une seconde de silence. Deux.
Puis elle leva un sourcil, faussement nonchalante, mais sa voix trahissait la tension électrique dans sa gorge :
— Je vois que monsieur est allé combattre des dieux grecs au petit matin.
Victor sourit, légèrement essoufflé, s’approcha, se pencha vers la poêle encore crépitante.
— Ça sent bon. Escalopes ?
— Dinde, thym, ail, et huile d’olive. J’ai pensé que monsieur avait besoin de protéines. Elle fit une pause, ses yeux toujours plantés dans les siens. Mais t’étais pas obligé de revenir dans cet état, Vic. Franchement, t’as vu ta tête ? Et ton corps ? T’essaies de me tuer ou quoi ?
Il laissa échapper un petit rire.
— C’est pas mon intention.
Elle posa la poêle. S’essuya les mains lentement. Puis s’approcha. Très lentement.
— Tu sais que c’est un crime, de rentrer chez soi comme ça, ruisselant, brûlant, beau comme un fantasme de salle de sport ? Mon café a changé de goût rien qu’en te voyant passer la porte.
Victor baissa un peu les yeux, mi-amusé, mi-tendu. Mais Rebecca leva la main et le saisit doucement par le col de son tee-shirt.
— T’as envie de prendre une douche… ou tu préfères que ce soit moi qui t’arrose ? demanda-t-elle d’une voix basse, frôlant ses lèvres.
— Je comptais me rincer, ouais, souffla-t-il.
— Très bien, dit-elle en se reculant d’un pas. Tu files sous la douche. Et après… tu manges. Parce que sinon, Vic, j’te jure… je vais bouffer autre chose que des escalopes.
Il éclata de rire, pris au dépourvu.
Et elle ajouta, avec un clin d’œil :
— Et je parle pas de ton ego, espèce de foutu Apollon de mes deux.
Puis elle retourna vers la cuisine, sifflotant un air espagnol, pendant que Victor, sourire en coin, se dirigeait vers la salle de bain, plus vivant qu’il ne l’avait été depuis longtemps.
Rebecca le suivit des yeux, hypnotisée par la façon dont son short de sport moulait ses fesses. Elles étaient parfaites. Matures. Fermes. Dignes d’être pétries. Ou mordues.
Un frisson la traversa.
Elle lâcha le couteau sur la planche. Un bruit sec. Elle poussa un petit soupir.
Il y a deux jours à peine, elle avait juré qu’elle ne laisserait plus les hormones lui monter à la tête… Mais voilà, ce con avait recommencé à ressembler à une sculpture vivante. Et depuis qu’ils s’étaient retrouvés, Victor n’était plus seulement le ténébreux immortel brisé qu’elle aimait. Il était devenu… affamé. Et elle ? Elle n’avait rien contre être le plat principal.
La dernière fois, elle avait voulu juste prendre un fruit dans la cuisine. Elle ne voulait même pas le déranger. Il peignait, concentré. Et pourtant… il l’avait attrapée par surprise, l’avait plaquée contre la table sans prévenir. Elle s’était défendue, évidemment. Réflexe de flic. Mais il avait bloqué le coup avec une facilité déconcertante, avant de mordre doucement son cou.
— Vic… mais qu’est-ce que…
Mais elle avait aussitôt compris. Il ne demandait pas la permission. Il la voulait. Sauvagement. Maintenant. Elle ferma les yeux et dessina un O avec sa bouche lorsque ses mains commencèrent à la pétrir, dans des endroits sensibles.
Quand il avait baisser son pantalon et plongé en elle sans prévenir, elle avait laissé échapper un gémissement rauque. C’était brutal, animal. Il l’avait prise comme s’il exorcisait un démon. Elle en avait joui. Fort. Deux fois.
Et quand ils avaient fini, haletants, collés l’un à l’autre, elle s’était tournée vers lui, un peu sonnée, un peu amusée.
— Tu… vas bien ? avait-elle soufflé.
Il l’avait regardée, les yeux encore égarés quelque part entre honte et instinct.
— Je ne voulais pas te faire peur…
— Hé ! Regarde-moi, avait-elle dit en lui tenant le visage. J’ai adoré. D’accord ? C’était pas une agression. C’était nous. Et putain… c’était bon.
Il avait baissé les yeux. Mais elle ne l’avait pas laissé s’échapper.
— Tu me prends quand tu veux. Où tu veux. Comme tu veux. Je suis ta meuf, Kruger. Et crois-moi… j’ai été conçue pour ça.
Il avait souri, enfin. Comme un enfant qui découvre qu’il ne s’est pas fait gronder pour avoir tout cassé.
— Mais la prochaine fois, t’annonce la couleur, ou je t’en colle une, avait-elle ajouté en lui pinçant le nez.
Maintenant, elle y repensait en remuant sa poêle, un sourire flottant aux lèvres. Oui, il guérissait. Lentement. Mais vraiment. Son regard n’était plus celui d’un homme traqué. Il recommençait à marcher droit. À respirer. À désirer.
Et elle, elle était là. Pour le suivre. Pour l’aimer. Pour l’attraper s’il tombait. Ou lui arracher ses vêtements s’il allait trop bien.
Parce que c’était ça, leur truc. Leur foutu truc. Et Dieu, que c’était bon de l’avoir retrouvé.
Son téléphone vibra. Rebecca éteignit le four d’un coup sec et attrapa son téléphone. L’écran affichait "Devon". Si il appelait, c’est que quelque chose clochait.
— Clark ? lança-t-elle en s’éloignant de la plaque.
— Salut Alvarez ! Tu vas bien ? dit-il avec sa voix de baryton.
— Trop ouais ! dit Rebecca. Il se passe un truc ?
— Non impec… Dit il rassurant. J’appelais juste pour t’annoncer la couleur. Bradshaw n’a pas accepté ta démission, et elle veut que tu reviennes récupérer ta plaque et ton arme, un boulot monstre nous attend.
— Ouais bah tu peux lui dire qu’elle peut venir me sucer, grogna Rebecca. J’ai donné ma démission et c’est pas sur un coup de tête.
— Je te la fais courte, ma puce : t’as démissionné parce que ton mec s’était tiré après t’avoir vue rouler une pelle à ton ex-fiancé — qui, je te le rappelle, avait été payé par Siena Callahan. Qui elle, est actuellement en Chine, en train de se faire masser l’ego.
— Ouais, et ?
— Et moi, je t’ai filé un coup de main à une seule condition : que tu remettes ta plaque. C’était le deal, Alvarez.
— Ouais bah le bémol mon pote, c’est qu’en ce moment je suis avec mon mec à Seattle, et tu sais quoi ? Je commence vraiment à me dire que toutes les fois ou j’ai pas pris de congé, je devais être soit cinglée, soit complétement largué pour ne pas reposer mon cul.
— Ouais bah moi je crois qu’il est temps de le ramener ton cul. Tu sais ce que j’ai fait ? Je me suis plié en quatre devant Bradshaw, et j’ai même failli baisser mon froc, alors s’te plais… Reviens à San-Francisco car figure toi… ET JE VAIS OSER te le dire… ON BESOIN DE TOI ICI… voilà ! t’es contente ?
— Mais merde Devon, je t’ai pas demandé de baisser ton froc ! Je suis quand même une femme, pas juste un badge avec des ovaires !
— T’as raison ! hurla Devon. Et moi j’suis pas qu’un flic qui baigne dans du formol ! Je pue le cadavre, je bois du café froid, et je te couvre depuis trois semaines,
Victor sortit de la salle de bain, encore ruisselant, une simple serviette nouée autour des hanches. Ses cheveux humides collaient à sa nuque, des gouttes roulaient le long de ses épaules larges et glissaient sur ses abdos jusqu’à disparaître dans le pli du tissu. Il avait ce regard détendu des types qui ne se pressent jamais. Mais aussi ce petit pli entre les sourcils qui disait qu’il s’attendait à quelque chose.
Rebecca, debout avec le téléphone encore dans la main, tourna les yeux vers lui. Elle resta figée une demi-seconde. Ce mec était une torture à lui tout seul. Et en plus, il ne faisait aucun effort pour ne pas être sexy. Il s’étira tranquillement, comme s’il ne portait pas à lui seul la définition du mot “tentation”.
— Ok Devon… tu peux me rendre un dernier service ?
— Le problème est là, je ne fais que te rendre des services.
— Un dernier alors… je veux trois mois de congé puisque je ne suis pas virée grâce a ton cul, j’ai le droit, non ?
— Seigneur…
— DEVON !
— Ok je m’en occupe, mais tu me revaudras ça au centuple.
— Merci !
Elle raccrocha puis poussa un soupir en évitant de regardant Victor. Ce dernier toujours en serviette s’assit et commença à manger le plat que Rebecca lui y a préparé. Et cette fois elle s’autorisa un coup d’œil, si jamais elle tentait une agression sexuelle sur lui, ce serait un délit ?
— Tu veux me dire pourquoi tu me regardes comme si t’avais envie de me mordre ou de m’envoyer en prison ? demanda-t-il en s’essuyant les cheveux avec une serviette plus petite.
Rebecca soupira.
— Mon métier me rattrape.
Il mangeait lentement. Calmement. Puis il posa la fourchette. Essuya ses doigts. Et leva les yeux vers elle.
— T’as besoin de sortir d’ici, dit-il simplement.
Elle haussa un sourcil, à moitié amusée, à moitié méfiante.
— J’ai besoin de vacances, tu veux dire ? Félicitations, Sherlock.
Il se leva, alla chercher son sweat sur le dossier de la chaise, l’enfila par-dessus sa peau encore humide.
— Je parle pas de vacances. Je parle d’air. De vrai silence. De rien autour. Toi et moi. Quelques jours. Loin.
Elle le fixa, une main sur la hanche.
— Genre une cabane dans les bois ? Une plage ? Un bunker post-apocalyptique avec jacuzzi intégré ?
— Tu verras. Fais juste ton sac.
Rebecca croisa les bras.
— Et si j’ai pas envie ?
Il s’approcha, s’arrêta juste devant elle. Son regard était calme, intense.
— Tu veux pas. Mais tu sais que t’en as besoin.
Elle ouvrit la bouche, prête à répliquer. Mais aucun mot ne sortit. Elle déglutit. Puis baissa un peu les yeux.
— J’ai jamais été très douée pour… débrancher, murmura-t-elle.
Victor tendit la main, effleura sa joue du dos des doigts.
— Alors laisse-moi t’apprendre.
Un silence. Puis elle souffla, presque inaudible :
— T’es en train de me kidnapper, là ?
— Littéralement.
— T’as même pas de plan.
— Je sais improviser.
Elle le regarda longuement. Puis hocha lentement la tête.
— Très bien, Kruger. Mais si y’a pas de chocolat dans ton improvisation, je te coupe un orteil.
Il sourit. Vrai sourire, cette fois.
— Marché conclu.
***
La voiture filait sur l’autoroute 5 comme une flèche de métal noir. Le moteur ronronnait paisiblement, avalant le bitume sans effort. À l’intérieur, les vitres entrouvertes laissaient passer un vent chaud et sec, qui faisait voler une mèche des cheveux de Rebecca de temps en temps. Elle portait ses lunettes de soleil noires — celles qu’elle sortait uniquement quand elle voulait donner l’impression d’être calme. Ce qui n’était pas vraiment le cas.
Victor, au volant, gardait les yeux sur la route. Une main sur le cuir du volant, l’autre tenant une bouteille d’eau à moitié vide. Il portait un simple t-shirt gris, moulant juste ce qu’il fallait, et des Ray-Ban sombres. Son calme olympien, cette posture zen, ce silence concentré… tout ça donnait à Rebecca une furieuse envie de le secouer. Ou de lui sauter dessus. Mais elle se contenta d’un geste plus mesuré — pour commencer.
Sans dire un mot, elle posa une main sur sa cuisse. Une caresse lente, nonchalante. Juste pour sentir la chaleur sous le tissu, la tension dans les muscles. Elle en avait parfaitement le droit, non ? Son petit ami était un adonis ténébreux et immortel, un mélange de sculpture grecque et de bad boy repenti… autant en profiter. Il n’y avait pas de mal à caresser un chef-d’œuvre, surtout quand il vous appartenait.
Elle sourit en silence. Ça lui rappelait une pensée stupide qu’elle avait eue adolescente : pourquoi ces mannequins et actrices qui sortaient avec des Apollons ne les léchaient pas dès qu’elles en avaient l’occasion ? À quoi bon exhiber un mec sublime si c’était juste pour faire la belle photo sur Instagram ? Rebecca, elle, n’avait pas ce problème. Elle consommait son homme comme un péché autorisé, et sans jamais s’en lasser.
Alex lui faisait parfois des remarques. « Tu pourrais au moins faire semblant d’avoir un peu de dignité, Becca. » Dignité ? Son cul, oui. Quand on dort avec un mec comme Victor Kruger, on ne joue pas les saintes. On touche. On palpe. On explore. Elle connaissait chaque ligne de ses muscles, chaque frémissement, chaque réaction. Sa force n’était pas qu’un fantasme — c’était une réalité qu’elle adorait provoquer.
Et Victor, même s’il restait souvent calme et impassible, dégageait une virilité presque surnaturelle. Une force tranquille. Un truc qui la faisait fondre à chaque fois. Même là, dans cette voiture, il avait l’air d’un dieu en mission, concentré mais indulgent, comme s’il savait qu’elle allait le caresser — et qu’il la laissait faire par pure gentillesse.
Elle remonta un peu la main. Juste un peu. Pour le principe.
Victor sourit, toujours sans la regarder.
— Je vais devoir accélérer si tu continues ça, dit-il d’un ton bas, entre amusement et menace.
Rebecca rit doucement.
— Ce serait bête de mourir écrasés contre un panneau “Bienvenue au Montana” à cause d’une main baladeuse.
— Honnêtement, y a pire comme façon de partir.
Elle rit de plus belle, la tête renversée contre l'appuie-tête. Et se dit que ce week-end allait être une comédie d’enfer.
Victor la regarda enfin, puis déposa sa bouteille d’eau dans le porte-gobelet. Doucement, il referma sa main contre la sienne, restée posée sur sa cuisse.
— Tu n’as jamais pris de vacances de ta vie n’est-ce pas ? Demanda-t-il d’une voix douce.
— Non jamais, répliqua-t-elle en lui caressant les doigts. C’est pas mon truc de rester là sans rien faire, je me sens comprimé, il faut toujours que je fasse quelque chose pour me rendre utile.
— Partir en vacances c’est pas seulement ne rien faire…
— Ouais je sais, dit-elle en relevant une mèche de ses cheveux. Peut-être que… j’avais juste pas de mec avec moi pour profiter des bons moments.
— En tout moi ça me rend heureux de t’avoir à moi dans un endroit isolé du monde.
— Ok mon poussin, dit-elle en reposant sa main sur sa cuisse. Je te rappelle que la drague, c’est utile pour séduire une femme. Moi, t’as déjà réussi à me faire hurler de plaisir sur la table de la cuisine. Donc calme tes compliments.
— J’étais juste sincère…
— C’est ça ouais, t’as même pas récidivé en fait, ajouta-t-elle d’un ton moqueur. Je m’attendais à ce que tu me refasses le coup de la levrette surprise. J’étais presque déçue.
— Pas de panique, murmura Victor. L’autoroute est longue… et la table du prochain motel t’a pas encore vue passer.
Rebecca le fixa quelques secondes, avant de déclarer avec une intensité brutale :
— Tu sais que parfois j’ai envie de te bouffer tout cru ?
— Ah ouais ? Pourquoi ?
Elle se pencha sur lui, remontant sa main sur sa cuisse.
— Parce que t’as très bon goût, Kruger.
Victor poussa un soupir mi-amusé, mi-désespéré en essayant de rester concentré sur la route.
— Rebecca… Si tu veux qu’on arrive en un seul morceau, tu retires ta main de ma cuisse. Non… pas pour la mettre là. Ni là non plus, Alvarez !
— J’aide à la conduite, dit-elle innocemment.
— Je vais rater une sortie exprès si tu continues, grogna-t-il.
Elle éclata de rire, et pour la première fois depuis qu’ils avaient quitté Seattle, le soleil semblait moins écrasant.
***
La voiture noire filait silencieusement sur le gravier, les pneus écrasant les cailloux avec un murmure régulier. Le chemin forestier, bordé d’arbres immenses, semblait les avaler dans une bulle de verdure et de silence. À travers les vitres entrouvertes, une brise douce entrait, parfumée de résine, d’humus et d’eau fraîche. Rebecca, calée dans son siège, le coude posé contre la portière, observait les alentours avec une curiosité silencieuse. Le paysage s’ouvrit soudain sur un lac d’un bleu profond, immobile comme un miroir, bordé de collines couvertes de pins. Et sur la rive, nichée entre les arbres, se dressait une maison.
Grande. Élégante. Presque luxueuse. Une façade de pierre grise mêlée à du bois sombre, des baies vitrées gigantesques qui donnaient sur le lac, une terrasse sur pilotis suspendue au-dessus de l’eau. Rebecca écarquilla légèrement les yeux.
— C’est… chez toi ? demanda-t-elle, incrédule.
Victor, les deux mains sur le volant, répondit simplement : « Une de mes maisons. »
Il coupa le moteur, descendit tranquillement. Rebecca resta un instant sans bouger, scotchée par la beauté du lieu, puis sortit à son tour, balayant des yeux les alentours comme si elle entrait dans un rêve. C’était paisible, parfait. Trop parfait.
Sur le perron, une vieille femme les attendait. Droite, digne, vêtue d’un long manteau beige bien repassé malgré la chaleur, un foulard crème couvrant ses cheveux argentés. Elle sourit doucement à leur approche, puis tendit une clé à Victor.
— La maison est prête, monsieur Kruger. Bois sec, frigo rempli, tout est en ordre.
Sa voix était calme, rassurante. Du genre de celles qui vous font penser à une nourrice ancienne école ou à une gouvernante discrète qui a tout vu, tout compris. Elle se tourna ensuite vers Rebecca, ses yeux pétillant d’une curiosité douce.
Et, avec un sourire un rien complice, elle lâcha :
— Vous êtes la première femme que je vois avec lui. Et je peux vous dire que vous êtes très mignonne.
Rebecca haussa un sourcil, un peu surprise, mais pas mécontente. Elle lança un regard en coin à Victor qui, fidèle à lui-même, resta impassible.
— Ah ouais ? Vous le connaissez depuis longtemps ?
— Bien avant votre naissance, ma chère. Et je n’ai jamais vu personne rester plus d’un jour avec lui dans cette maison… mais vous, vous avez l’air de tenir la route.
Rebecca éclata d’un petit rire nerveux.
La vieille femme leur souhaita un bon séjour avant de repartir d’un pas tranquille vers sa voiture, qu’elle fit bientôt disparaître dans l’allée boisée. Le calme retomba comme un voile.
Rebecca, toujours plantée là, contempla la maison. Une œuvre d’art posée sur le rivage. L’air sentait la forêt et l’eau fraîche. Elle murmura, les bras croisés :
— Putain…
Victor ouvrit la porte, puis se tourna vers elle, un demi-sourire en coin.
— T’es vraiment un mystère, Kruger.
Il l’invita à entrer d’un simple geste de tête.
— Et toi, tu vas découvrir le reste du mystère.
Elle le suivit dans l’ombre fraîche de la maison, encore à moitié abasourdie. Il y avait là quelque chose qu’elle ne comprenait pas encore… mais qu’elle avait très envie de vivre.
L’intérieur était à couper le souffle.
La fraîcheur de la pierre contrastait avec la chaleur du bois qui tapissait les murs et le plafond. Des poutres massives, sombres, traversaient l’espace comme des os anciens. Au centre, un salon immense, ouvert sur une baie vitrée qui offrait une vue panoramique sur le lac, à peine frémissant sous la brise. Quelques canapés de cuir brun, un tapis berbère, des sculptures métalliques stylisées sur les étagères… chaque objet respirait la discrétion et le goût. Un feu crépitait déjà dans la cheminée, comme si la maison avait anticipé leur venue.
Rebecca entra lentement, la tête légèrement penchée, comme si elle avait peur de déranger quelque chose de sacré. Elle effleura du bout des doigts le bois lisse d’un meuble, les yeux plissés par la curiosité.
— C’est pas une maison, murmura-t-elle. C’est une retraite de milliardaire zen. C’est ici que tu caches ton trésor ou ton passé d’assassin ?
Victor sourit, refermant la porte derrière elle. Il s’avança lentement dans la pièce, déposa les clés sur un bol en pierre noire, puis répondit :
— Ici… je ne cache rien. Je respire.
Elle hocha la tête, plus touchée qu’elle ne voulait le montrer. Il y avait dans l’air une odeur de cèdre, de vieux cuir, de silence. Un parfum d’oubli.
Elle continua d’explorer sans attendre : une cuisine ouverte, élégante et bien fournie, des murs ornés de tableaux abstraits, et plus loin, un escalier de bois qui menait à une mezzanine.
— Je suppose qu’il y a une chambre avec vue lac et un lit king size où tu comptes m’épuiser, dit-elle d’un ton nonchalant.
— Pas si tu continues à parler comme ça, répondit-il avec un sourire en coin. J’vais te faire dormir sur le canapé.
Elle lui lança un regard de défi, haussa un sourcil, puis attrapa son sac pour monter. En haut, la chambre était immense, toute en baies vitrées donnant sur le lac. Un lit aux draps de lin, sobres, d’une netteté presque militaire. Des voilages légers flottaient dans l’air tiède, bercés par le souffle de l’eau. Rebecca resta un moment à la fenêtre.
Victor s’approcha lentement derrière elle. Il posa une main sur sa hanche, l’autre sur son épaule. Aucun mot. Juste un contact. Elle s’appuya légèrement contre lui, le dos dans son torse.
— J’ai jamais eu ça, avoua-t-elle. Un endroit juste pour… poser mes valises, arrêter de fuir.
— Alors pose-les, dit-il simplement.
Un silence. Puis elle se retourna, le regard grave, doux.
— Tu veux bien… que je t’aide à respirer ?
Victor ne répondit pas. Il l’attira contre lui et l’embrassa. Lentement. Profondément. Et cette fois, ce n’était pas une pulsion. C’était une promesse.
Dehors, le soleil déclinait doucement, jetant sur le lac des reflets dorés, presque irréels. L’eau, immobile, capturait le ciel dans ses moindres teintes. Le vent faisait bruisser les arbres autour de la maison, et, au loin, on devinait un chant d’oiseau, solitaire et fragile. Rebecca laissa ses doigts s’aventurer sur le torse de Victor, lentement, comme si elle voulait s’imprégner de chaque battement.
— Tu veux rester combien de temps ici ? murmura-t-elle sans bouger.
— Autant que tu veux. Une semaine. Un mois. Le temps que tu respires toi aussi.
Elle hocha la tête contre lui, un sourire invisible naissant sur ses lèvres.
— J’ai l’impression qu’on est dans une parenthèse. Comme si le monde avait cessé d’exister.
— Peut-être qu’il l’a fait, dit Victor. Pour nous. Juste un peu.
Elle inspira profondément. Ce lieu, cette chaleur, cette proximité… elle en avait besoin plus qu’elle ne l’admettait. Ce n’était pas du luxe. Ce n’était même pas du repos. C’était vital. Une trêve dans un monde qui n’avait jamais cessé de mordre. Victor, à ses côtés, n’était plus le guerrier hanté, ni même l’amant fougueux. Il était là, ancré, vivant, paisible. Pour une fois.
— Il y a aussi une chose que tu dois voir, dit-il amusé.
Elle le regarda soupçonneuse, mais elle le suivit vers une salle plongée dans la pénombre, et la Victor alluma la lumière. Rebecca resta bouche bée.
— Un jacuzzi ! murmura-t-elle.
Victor se retourna vers elle avec un sourire taquin, celui qu’il réservait aux rares moments où il se permettait d’être joueur. La pièce était vaste, lambrissée de bois clair, avec de grandes baies vitrées qui donnaient sur le lac assombri par la tombée du soir. Au centre, un jacuzzi en pierre grise semblait comme incrusté dans le sol, l’eau miroitante encore immobile, entourée de bougies qu’une main attentive avait sans doute allumées plus tôt. L’air était doux, chaud, presque enveloppant.
Rebecca resta un instant figée, les bras ballants, puis tourna lentement les yeux vers lui.
— T’as planifié ça depuis combien de temps ? chuchota-t-elle, comme si parler trop fort allait gâcher la magie.
Victor s’approcha, les mains dans les poches, et haussa les épaules.
— Depuis que t’as claqué la porte du loft.
Elle esquissa un rire, secouant la tête avec tendresse.
— T’es irrécupérable…
— Non, juste amoureux, répondit-il simplement.
Rebecca sentit sa gorge se nouer. Cette phrase, balancée sans détour, sans défense, la désarma plus encore que la vue du jacuzzi. Elle le regarda, longuement. Cet homme, cet immortel hanté, ce guerrier millénaire qui avait vu le monde brûler… venait de lui offrir une bulle de paix, rien que pour eux. Une trêve. Un refuge. Et en cet instant, il ne voulait rien conquérir. Rien imposer. Juste la voir respirer.
Elle avança jusqu’au bord du jacuzzi et trempa les doigts dans l’eau. Parfaitement chaude. Parfumée légèrement au bois de cèdre.
— Si j’entre là-dedans, dit-elle en se redressant lentement, c’est fini. Je ressors plus. Tu vas devoir me pêcher avec une louche.
Victor s’approcha dans son dos, glissa ses bras autour de sa taille et murmura contre sa nuque :
— Ça tombe bien. J’ai tout mon temps.
Elle frissonna.
Alors, sans rien dire de plus, elle commença à déboutonner lentement sa chemise, le sourire au coin des lèvres, consciente de chaque souffle de Victor contre sa peau. Le monde pouvait bien attendre. Ici, dans ce sanctuaire au bord du lac, Rebecca Alvarez allait enfin se laisser aller. Parce qu’elle était en sécurité. Aimée. Désirée.
Et pour la première fois depuis longtemps, elle acceptait de ne rien faire… sauf exister. Avec lui.
***
Kyala n’avait jamais eu de problème à entrer dans les demeures fermées à clé, surtout lorsque le loft d’Hector Drummond — alias Victor Kruger — était vide depuis plus de sept heures. Elle progressait sans bruit, analysant chaque détail avec l’œil d’une prédatrice. Les vêtements suspendus dans la penderie, la nourriture encore rangée dans les placards, la vaisselle du petit déjeuner laissée dans l’évier… Tout indiquait que l’homme vivait ici, et pas seul. Une femme partageait cet espace, probablement depuis plusieurs semaines. Les deux tasses sur la table, la présence d’un manteau féminin, les livres en double exemplaire. Kyala traversa le salon, s’arrêta devant la chambre, et là, son regard s’attarda. Accrochée au mur, l’imposante épée bâtarde à deux mains. L’arme que Kruger avait utilisée pour décapiter Julius Wolken, puis Everett Wheeler, et qu’il avait levée contre Augustine Joseph. Elle cligna lentement des yeux. Pourquoi ne l’avait-il pas emportée ? A-t-il changé d’arme ? Une autre lame, peut-être plus discrète ? Ou avait-il cessé de se battre ? Fascinée, Kyala approcha, mais son attention fut détournée par des pas lourds. Elle ne se retourna pas. Inutile. L’ombre massive de Malik remplit le cadre de la porte. Vêtu d’un accoutrement punk négligé, chaînes, cuir et clous, il dégageait cette aura de chaos brut. Un millénaire d’existence gravé dans son regard de prédateur et ses sourires de hyène. Plus loin, Gwen s’était arrêtée dans le salon, contemplant une vieille photographie de Victor. Son visage, tatoué de runes celtiques, demeurait impassible. Aucun jugement. Aucune émotion. Juste cette froideur ancestrale, celle d’une guerrière picte ressuscitée d’un monde oublié. Les Chiens Féroces. Sa fratrie immortelle. Chacun redoutable. Chacun unique. Malik, le tueur rituel au rire grinçant. Gwen, l’ombre silencieuse. Et Kyala, leur meneuse, la louve alpha.
— Dommage, grogna Malik, la voix rauque comme du gravier. J’aurais aimé un beau combat.
— Il n’aurait pas duré, répliqua Kyala sans le regarder, avançant avec calme dans l’appartement.
Elle effleurait les objets, absorbait les traces de vie. Victor Kruger, le dernier survivant d’une lignée de monstres, avait baissé la garde. Et cela, pour elle, valait tous les avertissements.
Kyala s’avança encore de quelques pas, ses talons ne produisant aucun bruit sur le parquet du loft, et son regard glissa vers une étagère où trônait une vieille photo en noir et blanc — Victor, debout au bord d’un quai, la mer derrière lui, un costume trois pièces impeccable, le regard tourné vers l’horizon. Une autre époque, un autre homme. Derrière elle, un raclement se fit entendre, comme le crissement d’un métal contre du cuir. Une silhouette entra, plus discrète que Malik, mais pas moins dangereuse. Frank Devaney. Le plus jeune des Chiens Féroces. Mort à vingt-trois ans au Vietnam, ressuscité, puis entrainé par Kyala elle-même comme un fauve en cage.
Aujourd’hui âgé de soixante-dix ans dans son corps figé, il avait gardé cette allure de soldat revenu de l’enfer, avec ses yeux cernés, sa mâchoire serrée et cette énergie contenue qui annonçait la tempête. Il s’arrêta près du canapé, posa un regard sur la pièce, puis sur l’épée au mur, et enfin sur Kyala.
— Il a laissé son arme ? demanda-t-il, perplexe.
— Oui, souffla Kyala. Et ce n’est pas un oubli.
Frank s’approcha de la photo, la contempla quelques secondes.
— Ce gars a une sacrée gueule. Même à l’époque, il en imposait.
— C’est pas sa gueule qu’il faut craindre, grogna Malik en s’adossant au mur. C’est ce qu’il porte en lui. Une bête. Un putain de cyclone.
— Et pourtant il a fui, murmura Gwen, sans tourner la tête.
— Non, répondit Kyala doucement, en fixant un carnet resté ouvert sur le bureau, couvert d’esquisses. Il s’est isolé. Pour guérir. Pour aimer, peut-être.
Elle effleura le bord du carnet, ses doigts glissant sur les traits dessinés — un visage de femme, de dos, les cheveux attachés, le corps cambré. Rebecca Alvarez. Kyala le savait. Elle l’avait vue. Lue. Devinée.
— Il a trouvé une raison de ne pas tuer, ajouta-t-elle enfin, plus bas.
Malik s’approcha, croisa les bras, l’air excité.
— Alors on fait quoi ? On l’attend ? On le chasse ?
Kyala tourna enfin les yeux vers lui, et un sourire s’étira lentement sur ses lèvres. Un sourire fin, affûté, presque sensuel.
— On ne le chasse pas, Malik. Pas encore. On chasse ceux qui étaient de son côté. Ou sont Dante et Augustine ?
— Caspar les traque, répliqua Malik en souriant. Ce n’est qu’une question de temps.
Kyala contempla une dernière fois l’épée de Victor. Non, il n’avait pas fui. Il s’était détaché. Il avait rompu les chaînes. Et cela, n’était pas une faiblesse. C’était un défi. Un appel. Une énigme. Un homme capable de marcher hors du champ de bataille en laissant derrière lui son arme… était peut-être plus dangereux que tous les autres réunis.
***
Une chose dont elle était sûre, c’était que ce jacuzzi était un pur foutu délice. Rebecca, entièrement nue, était assise dans l’eau frémissante, entourée de vapeur. Les bulles caressaient sa peau comme des milliers de doigts invisibles, la chaleur s’infiltrait lentement dans chacun de ses muscles endoloris, dissolvant la tension, le passé, les cadavres, les enquêtes. Il ne restait que ça : ce silence, cette chaleur, et son propre corps en train de fondre d’aise. Elle poussa un soupir langoureux et leva une jambe hors de l’eau, la laissant briller à la lumière tamisée. Sculptée, ferme, parfaitement tendue. Elle l’admira quelques secondes avec un petit sourire rêveur. Alors c’était ça, le confort ? Ce plaisir simple, décadent, presque égoïste ? D’un côté, elle comprenait les riches. De l’autre… elle n’avait jamais cru pouvoir s’offrir ce genre de luxe. Et pourtant. Elle était là.
Victor, quant à lui, était occupé à défaire les bagages quelque part derrière — du moins, c’est ce qu’elle supposait. Elle ouvrit ses jambes sous l’eau avec paresse, étira le dos contre la paroi du jacuzzi et ferma les yeux. Un autre soupir lui échappa.
— Tu sais ? dit-elle d’une voix rêveuse. Je crois qu’il se passe un truc entre moi et cette baignoire.
— Ah oui ? répondit la voix de Victor, moqueuse, presque trop calme pour être innocente. Et pourtant tu n’as encore vu que le début du spectacle.
Elle sourit sans ouvrir les yeux.
— Mon poussin, dit-elle, si tu continues à me gâter comme ça, je te jure que je vais te tuer.
— Dans ce cas…
Sa voix s’était rapprochée. Elle ouvrit les yeux. Et faillit pousser un hoquet.
Il était là, debout dans l’encadrement de la porte, nu. Nu comme un péché. Les lumières de la pièce, tamisées par ses soins, n’en révélaient que le nécessaire : la sculpture vivante, les ombres sur ses muscles, la lueur douce glissant sur sa peau encore humide. Ses cheveux noirs étaient rejetés en arrière, sa mâchoire rasée, ses yeux d’un calme presque dangereux. Il n’avança pas. Il la laissa le contempler.
Rebecca resta pétrifiée, un frisson glacé remontant dans son dos malgré la chaleur du bain. Ce n’était pas de la timidité. Ni de la pudeur. C’était autre chose. Une peur étrange. Comme si elle regardait une apparition trop belle, trop précise, trop parfaite pour être vraie. Elle avait peur de cligner des yeux. Peur de se réveiller.
Il la regarda, avec ce mélange de douceur et de défi tranquille qui n’appartenait qu’à lui. Et sa voix, quand elle arriva, était plus chaude que l’eau elle-même :
— Qui a-t-il, Alvarez ? Tu n’aimes pas ce que tu vois ?
Elle ouvrit la bouche. Aucun son. Rien. Le cerveau court-circuité.
— Tu préfères regarder de loin ? ajouta-t-il avec un faux air déçu.
Elle cligna des yeux. Bégaya, comme prise en flag.
— Attend, attend… t’es en train de… de faire quoi là ?
Il pencha la tête, presque tendre.
— En Inde, on appelle ça la Séduction du Paon. Le mâle dévoile ses plus beaux atouts pour séduire la femelle.
Elle souffla un rire incrédule, à peine capable de parler.
— Mon cul ouais… T’es en train de me… c’est normalement… les femmes de… faire ce truc…
Elle n’arriva pas à finir. Parce que tout, dans l’instant, criait le contraire. C’était lui, l’offrande. C’était lui, la tentation. Et elle, la bête affamée.
Victor ne répondit pas tout de suite. Il s’approcha lentement, comme un fauve en pleine démonstration. Pas un mot, pas un sourire forcé — juste ses pas silencieux, sa présence nue et assumée qui occupait l’espace comme une évidence. L’eau bouillonnante semblait s’agiter un peu plus quand il se pencha vers le rebord, plantant son regard dans celui de Rebecca.
Elle aurait pu plaisanter. Lancer une vanne. Détourner les yeux, faire mine de s’en foutre. Mais rien ne sortit. Juste ce souffle court dans sa gorge, cette chaleur soudaine qui n’avait rien à voir avec le jacuzzi.
— T’es pas obligé de me… me faire ce regard de pub pour parfum, murmura-t-elle, la voix rauque.
— C’est pas un regard. C’est toi, dit-il simplement.
Et cette phrase — si simple, si directe — la fit frissonner. Comme s’il venait de l’effeuiller sans la toucher.
Victor posa un genou à terre, puis s’immergea lentement dans l’eau, le torse lisse, les muscles ruisselants de vapeur. Il s’approcha sans la brusquer, s’installa en face d’elle, si proche que ses genoux frôlaient les siens sous la surface.
— Je te regarde comme un homme regarde ce qu’il désire, Alvarez, dit-il d’une voix grave, douce. Et crois-moi… tu n’as pas idée.
Elle l’observa. Il ne plaisantait pas. Ses mains restaient calmes, posées sur le rebord. Mais son regard la dévorait. Lentement. Entièrement. Il ne bougeait presque pas, mais l’intensité de sa présence suffoquait.
— Si c’est encore cette histoire de Séduction du Paon… tu vas vraiment me faire le grand numéro ? souffla-t-elle, la voix à peine audible, entre provocation et trouble sincère.
Victor esquissa un sourire — pas moqueur, pas carnassier, juste ce genre de sourire lent et contrôlé qui vous caresse le ventre de l’intérieur.
— Où tu veux, quand tu veux, comme tu veux… ce sont tes mots, non ?
Il les avait soufflés dans l’air comme une caresse, et ces mots, sortis de sa bouche grave, douce, posée, prirent soudain une toute autre dimension. Ce n’était plus une promesse. C’était une réponse. Une offrande. Un rappel qu’il avait tout entendu. Tout retenu.
Rebecca sentit un frisson remonter le long de sa colonne. Ce n’était pas la chaleur du jacuzzi. Ni même la beauté frontale de l’homme nu en face d’elle. C’était cette manière qu’il avait de la regarder, comme si elle était la seule chose réelle dans un monde de fumée. Elle, et elle seule.
— J’étais énervée quand j’ai dit ça, murmura-t-elle, tentant un repli mal assuré.
— Je sais, répondit-il.
— C’était pas un contrat écrit sur du marbre…
— Et pourtant, j’ai gravé chaque mot.
Silence. Juste les bulles du jacuzzi qui claquaient doucement contre leur peau.
Elle leva lentement une jambe, l’appuya contre sa cuisse à lui, sous l’eau. Le contact les traversa tous les deux comme une décharge chaude et trouble. Puis elle se pencha, s’approcha de son visage, ses lèvres frôlant les siennes sans encore les embrasser.
— Le paon peut aller se faire foutre. Viens là.
Et Rebecca l’attrapa à pleines mains, l’agressa d’un baiser vorace, possessif, presque brutal. Non mais pour qui il se prenait, celui-là ? À lui faire son numéro de Kamasutra silencieux, version homme nu sorti d’un rêve humide, sans assumer les conséquences ? Elle allait lui montrer. Il allait comprendre.
Elle le plaqua contre le rebord du jacuzzi, ses bras autour de sa nuque, ses jambes fermement serrées autour de sa taille. Elle lui mangeait la bouche comme une affamée, soufflant contre lui entre deux assauts mentaux :
Tu vas voir ce que tu vas voir, mon salaud. Tu vas me le payer au centuple. Tu crois que tu peux débarquer, la queue en l’air, tout huilé par la lumière et l’eau, avec ton regard de faune repenti, et que je vais juste te contempler comme une pucelle au musée ?
Bravo, enfoiré. Mission accomplie. Je suis en feu. Je vais te violer jusqu’au tréfonds de ton âme, et tu vas comprendre ta douleur. Et tu vas aimer ça, merde !
Et le pire — le pire — c’était que Victor se laissait faire. Totalement. Il recevait. Il acceptait. Il enroulait ses bras autour d’elle sans la contraindre, il buvait ses baisers avec cette tendresse obstinée qui la rendait encore plus folle.
Ce salaud ne bronche même pas !
Et Rebecca, plus furieuse, plus émue, plus allumée que jamais, resserra sa prise, son bassin plaqué contre lui, son souffle court, sa bouche avide. Il n’était plus question de douceur. Il s’agissait de réclamation. De rage amoureuse. De désir à mordre.
Et Victor, les mains glissées sur ses hanches, la peau brûlante malgré l’eau chaude, murmura simplement, contre ses lèvres :
— Je t’aime comme ça.
Elle grogna.
Et l’embrassa encore.
Elle le sentait durcir sous elle. C’était inévitable. Elle l’avait cherché, provoqué, défié, et maintenant, il répondait. Pas avec des mots. Avec son corps. Avec cette tension dans ses bras, cette raideur contre son ventre, cette chaleur qui montait de lui comme d’un volcan prêt à rompre la croûte.
Rebecca l’embrassa encore, plus lentement cette fois. Un baiser profond, mouillé, une plongée. Elle laissa sa langue tracer les contours de sa bouche, mordilla sa lèvre, puis recula juste assez pour le regarder.
— Tu me veux ? demanda-t-elle, la voix rauque.
— Plus que tout, murmura Victor, son regard planté dans le sien comme une promesse.
— Alors prends-moi. Ici. Maintenant. Dans cette eau brûlante, avant que je perde la tête.
Il ne répondit pas. Il n’avait plus besoin de parler. Ses mains glissèrent lentement sur son dos, descendirent jusqu’à ses fesses, les agrippèrent avec cette force qui disait tout. Elle se cambra un peu, se frotta à lui, sentit son sexe contre elle, prêt, gonflé, palpitant sous l’eau.
Elle le guida d’une main tremblante. Et quand il entra en elle, elle ferma les yeux, la tête rejetée en arrière, un souffle rauque s’échappant de sa gorge.
C’était profond. Brutal. Magnifique.
Victor l’empoigna plus fort, cala ses hanches sous l’eau, et commença à la prendre lentement. Pas comme un animal cette fois. Comme un homme. Un homme amoureux. Un homme qui la retrouvait.
Leurs souffles se mêlaient. L’eau autour d’eux frémissait à chaque mouvement. Ses mains glissaient sur ses flancs, sur sa poitrine, sur son ventre. Il la connaissait par cœur. Elle le connaissait encore mieux. Ils se répondaient sans parler. Chaque gémissement de Rebecca appelait une poussée plus profonde. Chaque soupir de Victor était une offrande.
Elle se pencha contre lui, colla son front au sien, et murmura entre deux gémissements :
— Je t’aime, bordel. Je t’aime à en crever, Victor Kruger.
Il ferma les yeux. L’eau clapotait autour d’eux comme un écrin de chaleur. Il accéléra un peu. Elle haleta. Le plaisir montait, cette vague immense, irrésistible.
Elle agrippa sa nuque, ses ongles creusèrent sa peau, et elle hurla presque :
— Lâche-toi… Je suis là. Je suis à toi.
Et il le fit.
Dans un dernier coup de reins, profond, entier, il explosa en elle avec un râle sourd, comme un cri étouffé venu d’un autre monde. Elle jouit en même temps, son corps arc-bouté, les jambes tremblantes autour de lui, sa tête plaquée contre son épaule.
Ils restèrent collés ainsi. L’eau apaisante autour d’eux, leurs cœurs battant comme des tambours.
Victor l’embrassa sur la tempe.
Rebecca sourit, les yeux mi-clos.
— OK, concéda-t-elle dans un murmure, cette baignoire vient officiellement de devenir mon endroit préféré au monde.
Il éclata d’un rire grave.
Et dans cette nuit tiède, dans ce sanctuaire perdu au bord d’un lac, il n’y avait plus rien d’autre.
Juste eux. Et c’était tout ce qui comptait.
***
L’eau avait cessé de bouillonner. Le jacuzzi, désormais tiède, les enveloppait d’un silence feutré. Rebecca était blottie contre Victor, lovée dans ses bras comme une louve apaisée. Sa tête reposait sur son torse, juste là où elle pouvait entendre les battements profonds de son cœur. Il sentait encore la fièvre de l’acte, la moiteur, les picotements délicieux dans ses muscles. Mais plus encore, il sentait Rebecca. Sa peau. Son souffle. Sa présence.
Victor passa doucement une main dans ses cheveux trempés, les repoussa de son front, puis laissa ses doigts tracer des cercles lents sur sa nuque, comme pour lui dire : « Je suis là. Je te tiens. Tu peux dormir. »
— Tu sais que t’as failli me tuer, souffla Rebecca contre lui.
Il sourit, les yeux mi-clos, la voix chaude :
— C’était l’objectif.
Elle grogna doucement, comme une panthère qui ne veut pas avouer qu’elle est comblée.
— T’es qu’un salaud magnifique, Kruger… Mon corps va me haïr demain.
Il haussa à peine les épaules. L’eau clapota contre leur peau.
— Il aura juste besoin d’un massage, murmura-t-il. Ou deux. Ou trois. T’as qu’à faire grève du cerveau. Laisse-moi gérer.
Elle leva les yeux vers lui, un peu attendrie, un peu amusée, beaucoup amoureuse.
— T’as pas le droit d’être aussi doux après m’avoir baisée comme un barbare.
Il la regarda longuement, puis déposa un baiser sur son front, tout simplement. Elle ferma les yeux.
— C’est là que je suis bien, Vic… Entre tes bras. Quand t’es calme. Quand t’es pas en train de sauver le monde ou de porter toutes les douleurs du monde comme un putain de héros tragique.
— Je suis juste un mec à poil dans une baignoire, dit-il en souriant contre sa peau.
— Non. T’es mon mec à poil dans une baignoire. Y a une sacrée différence.
Il se tut, parce qu’il n’y avait rien à ajouter. Parce qu’elle venait de le dire à sa manière. Sans poésie. Sans détour. Juste comme ça. Rebecca style.
Il l’enlaça un peu plus fort, sa main s’égarant sur sa hanche, l’autre posée sur son ventre. Il respirait son odeur, mélange de peau, de sel, et de cette putain d’énergie qui faisait d’elle une tempête vivante.
Rebecca ouvrit un œil.
— Dis-moi, y a un feu de cheminée ici ?
— Bien sûr. Bois de pin, allumage au briquet. Plaid en supplément.
— Alors on sort. On se sèche. On s’enroule dans une couverture. Et tu me laisses dormir contre toi comme une larve heureuse. Marché conclu ?
Victor l’embrassa sur la clavicule.
— Conclu.
Ils restèrent encore un peu dans l’eau. Le monde pouvait bien s’écrouler dehors. Ici, c’était leur abri. Leurs peaux collaient, leurs souffles s’accordaient. Et dans la pénombre d’une maison oubliée au bord d’un lac, un immortel et une flic enragée trouvaient enfin, ne serait-ce qu’un instant… une paix. Une vraie.
Le bois craquait doucement dans l’âtre, projetant sur les murs de la grande pièce des ombres dansantes et chaudes. Une couverture épaisse — en laine tissée à la main — était posée sur un tapis moelleux juste devant la cheminée. Victor s’y trouvait déjà, torse nu, un pantalon de coton noir à la taille, les cheveux encore humides, les bras ouverts pour accueillir celle qu’il attendait.
Rebecca sortit de la salle de bain, drapée dans une simple serviette, les jambes nues, les cheveux en bataille. Elle marchait pieds nus sur le parquet, les traits détendus, presque doux — et c’était rare. La lueur du feu dessinait sur sa peau des reflets cuivrés. Quand elle arriva à sa hauteur, Victor ouvrit la couverture sans un mot, et elle s’y glissa tout naturellement, son dos contre son torse, ses jambes entrelacées aux siennes.
Ils ne dirent rien pendant un long moment. Le crépitement des flammes, le bruit du vent contre les vitres, et le souffle de leurs respirations suffisaient.
Victor passa un bras autour de son ventre et l’attira un peu plus contre lui. Elle s’y lova sans résister, posant sa tête sous sa mâchoire.
— T’as déjà eu ça, toi ? murmura-t-elle. Juste… ce genre de moment. Calme. Doux. Sans bruit. Sans attente.
Il répondit après quelques secondes, sa voix rauque, comme toujours quand il était dans cette semi-transe paisible :
— Une fois. Il y a longtemps. Trop longtemps. Mais jamais comme ça.
— Comme ça ?
— Avec toi.
Elle ferma les yeux, un sourire léger aux lèvres.
— Putain… faut que je m’habitue. À toi qui parles comme dans un roman. T’as pas le droit d’être beau, torse nu, et poétique. T’abuses.
Il rit doucement, enfouissant son nez dans ses cheveux.
— Je dis la vérité. C’est tout.
Rebecca attrapa sa main et l’amena contre sa poitrine, là où son cœur battait vite. Très vite.
— Tu la sens, la vérité ? Ça tape à l’intérieur. Comme si mon corps comprenait avant moi que t’es celui qu’il me fallait.
Victor ne répondit pas. Il embrassa simplement son épaule, longuement, puis laissa ses lèvres s’y reposer comme une promesse. Elle se tassa un peu plus dans ses bras, ferma les yeux pour de bon.
— Si on pouvait geler le temps, juste là, dit-elle dans un souffle, je le ferais. Et j’y laisserais ma foutue plaque.
— On y est déjà, Rebecca. Le monde est dehors. Ici, c’est à nous.
Le feu continuait de danser. Et dans ce cocon perdu entre les arbres et les eaux, deux âmes cabossées goûtaient à l’illusion rare du repos. Peut-être même du bonheur.
***
La nuit avait drapé Seattle d’un silence inquiétant, seulement troublé par le murmure de la pluie sur le béton et les néons qui saignaient dans les flaques. Perchés sur le toit d’un ancien entrepôt, Gwen la Picte et Malik restaient figés comme deux statues de guerre. Leurs regards se croisaient peu. Ils n’en avaient pas besoin. Leurs pensées convergeaient déjà vers une même cible.
— Tu as tout récupéré ? demanda Gwen sans le regarder.
Malik sortit un petit boîtier noir, relié à un câble et un téléphone modifié. Il le brandit entre ses doigts énormes, avec un sourire mauvais.
— Appel intercepté, dit-il. Une vieille femme. Martha. C’est elle qui garde sa maison du lac.
— Il l’a appelée ce matin. Pour lui dire qu’il arrivait avec une femme. Qu’il avait besoin de calme, de repos… d’isolement, compléta Gwen en croisant les bras.
Elle ferma les yeux un instant, visualisant les mots. Le ton de Victor. Le silence pesant qui avait suivi ses phrases.
— Il est vulnérable, ajouta-t-elle. Plus que jamais. Il a laissé son épée. Il croit qu’il est hors-jeu. Qu’on ne viendra pas troubler son nid.
Malik lâcha un rire rauque, sans joie.
— Kruger, l’homme qui faisait trembler les plaines d’Ukraine, qui mettait à genoux des immortels entiers… maintenant il bichonne une meuf dans une maison au bord d’un lac ? Il croit quoi ? Qu’on l’a oublié ?
Gwen ouvrit lentement les yeux, aussi froids qu’une mer d’hiver.
— Il ne pense plus comme un guerrier. Il pense comme un homme. Et c’est là qu’il est le plus facile à abattre.
Malik rengaina le boîtier, puis sortit son arme — une lourde machette aux bords dentelés, couverte de marques anciennes, comme un journal de sang gravé dans le métal.
— Kyala nous a dit de ne pas le toucher, rappela-t-il, mais sa voix n’avait rien d’hésitant.
— Et Kyala ne saura rien. Ou bien… elle fera semblant de ne pas savoir, répliqua Gwen. Elle joue à la stratège. Moi, je suis une chasseuse. Et cette piste est trop fraîche pour qu’on la laisse refroidir.
— On part quand ?
Elle sortit une carte chiffonnée du Nord-Ouest Pacifique et pointa une zone isolée, en plein cœur des forêts du Montana, près d’un lac sans nom, accessible uniquement par un vieux chemin de terre oublié du GPS.
— Maintenant. On l’attrape pendant qu’il croit encore pouvoir aimer.
Malik claqua la machette contre sa cuisse, l’excitation montant déjà dans ses veines.
— Gwen… tu crois qu’on le tue ? Ou qu’on le brise ?
Elle sourit. Finement. Férocement.
— On verra ce qui reste de lui quand Rebecca Alvarez nous verra debout au bord de l’eau, les pieds dans leur paradis.
Et sans un mot de plus, les deux chasseurs s’évanouirent dans la nuit. Leur mission n’avait pas été autorisée. Leur proie ne les attendait pas.
Mais la traque, elle, avait déjà commencé.
***
Le soleil filtrait doucement à travers les hautes vitres de la maison, caressant le bois du sol et les murs blancs d’une lumière tiède. L’odeur du café flottait paresseusement dans l’air, mêlée à celle des fruits frais que Victor découpait lentement, avec une concentration calme. Il portait un simple jean noir moulant, sans chemise, torse nu, les cheveux encore légèrement humides. Rebecca, affalée sur un grand fauteuil, l’observait depuis un moment sans dire un mot, une tasse dans les mains et un sourire aux lèvres.
Il parlait doucement, presque pensivement, mais elle n’entendait qu’un mot sur deux. Ce n’était pas qu’il était inintéressant — bien au contraire —, c’était juste que son cerveau refusait de suivre. Elle était trop occupée à mater ce foutu jean qui collait à ses cuisses, ses fesses, ses hanches. Chaque mouvement de Victor dessinait ses muscles comme un tableau mouvant, et Rebecca se mordit la lèvre, incapable de réprimer un sourire plus large.
S’il savait à quel point j’ai envie de recommencer, là, maintenant… pensa-t-elle. Mais je suis trop crevée. Salement crevée. Et salement heureuse.
Victor leva les yeux, capta son regard et haussa un sourcil, amusé.
— Tu m’écoutes, au moins ?
— Pas du tout, avoua-t-elle sans honte, en étirant ses jambes nues sur le tapis. Mais continue. T’as une voix sexy ce matin.
Il secoua doucement la tête, mi-souriant, mi-fasciné par sa manière d’être.
— Je disais… Je réfléchis à retourner à San Francisco. Pas maintenant. Mais bientôt. J’ai des choses à régler là-bas.
— Ah ouais ? Et moi ? Tu comptes me larguer ici comme un sac à linge propre ?
— Jamais, répondit-il aussitôt, avec ce ton calme et affirmé qu’il avait quand il disait une vérité simple. Je parlais pas de revenir vivre en ville. Juste... retrouver quelques repères. Ensuite, je pensais acheter une nouvelle maison.
— Encore une ? T’as combien de baraques au juste, James Bond ?
— Suffisamment pour toujours avoir un plan B, dit-il en lui tendant un cocktail de fruits rouges et mangue qu’il venait de mixer. Et puis... je veux une maison plus isolée. Loin de tout. Quelque chose que personne ne pourra trouver sans une bonne raison.
Rebecca prit le verre, le regarda avec une étincelle espiègle, puis but une gorgée. Le goût sucré explosa sur sa langue, et elle ferma les yeux d’aise.
— Bordel, t’as mixé ça comme un dieu.
— Normal. J’ai eu quelques siècles pour m’entraîner.
Elle rit doucement, posa le verre et le fixa à nouveau, un bras posé derrière sa tête.
— Tu sais que si j’avais pas les jambes en compote, je t’aurais sauté dessus il y a cinq minutes, juste pour ce jean ?
Victor la contempla longuement, un demi-sourire aux lèvres.
— Je peux aller en mettre un autre, si ça t’aide à récupérer plus vite.
— Non non. Garde-le. Et bouge lentement. Je veux en profiter.
Il éclata de rire, sincèrement, puis s’approcha et se pencha vers elle, ses lèvres frôlant sa tempe, puis revint à la cuisine.
Rebecca sirotait lentement le reste de son cocktail, toujours vautrée sur le fauteuil, un pied nu balançant dans le vide. Victor, accoudé à l’îlot de la cuisine, l’observait sans rien dire. Il la connaissait par cœur maintenant — chaque pli de son visage quand elle voulait dissimuler une émotion, chaque haussement d’épaule quand elle prétendait s’en foutre. Et là… elle était juste bien. Fatiguée, détendue, heureuse. Ça se voyait jusque dans la manière dont ses doigts caressaient distraitement le verre.
Il hésita. Une seconde. Deux. Puis parla.
— Becca.
Elle tourna la tête vers lui, l’air rêveur.
— Mmh ?
Il planta son regard dans le sien, sans détour, et demanda :
— Qu’est-ce que tu ferais si je mourais ?
Elle le fixa. Silencieuse. Son sourire disparut, comme effacé par une main invisible. L’air sembla se comprimer autour d’eux. Le feu de cheminée crépitait toujours, mais soudain, c’était comme s’il s’était éloigné.
— C’est quoi cette question de merde, Vic ? dit-elle, très doucement.
— Je veux savoir, murmura-t-il. Pour de vrai. Pas une vanne. Pas un sarcasme.
Rebecca se redressa lentement, posa le verre. Elle avait cette expression rare, nue, sans défense. Pas en colère. Pas moqueuse. Juste prise de court.
— Tu vas mourir ? demanda-t-elle dans un souffle.
— Pas aujourd’hui.
— Alors ferme-la.
Il s’approcha un peu, toujours calme. Mais ses yeux brillaient d’une intensité étrange.
— J’ai pas dit que je comptais mourir. Mais si ça arrivait… tu ferais quoi ?
Elle le regarda longuement. Et cette fois, elle ne plaisanta pas.
— Je crois que je tuerais le monde entier. Puis je me foutrais en l’air. Ou pas. Peut-être que je vivrais. Juste pour pas te laisser disparaître comme un souvenir. Je gueulerais ton nom tous les jours. Je te haïrais. Je t’aimerais encore. Et je perdrais pied. Voilà. Tu veux la vérité ? C’est ça. Sans filtre.
Victor ne répondit pas tout de suite. Il s’assit près d’elle, doucement, posa une main sur sa nuque et l’attira contre lui. Elle se laissa faire.
— Pourquoi tu m’as posé cette question ? demanda-t-elle toujours dans ses bras.
— Je mène une vie difficile, dit Victor gravement. Je veux juste que tu sois préparée.
— Ouais bah… dit-elle en se dégageant. C’était vraiment con de me demander cela. Rien ne me fait peur ok ? Ajoute-elle en se levant subitement et en faisant quelques pas dans le salon. Si tu meures et ben t’en fais pas, je m’en remettrai ça te va ?
Victor se leva et fit quelque pas vers elle mais Rebecca resta tendue comme une pierre. Il voulait la prendre dans ses bras mais elle le repoussa.
— Becca…
— Non Vic… s’te plait… arrêtes !
Victor s’immobilisa. La voix de Rebecca venait de franchir cette frontière ténue entre l’agacement et la fracture. Il ne bougea pas. Il la regarda simplement, comme on regarde un feu qui vacille sous la pluie. Et dans ce silence, chargé de tension, son cœur, pourtant cent fois brisé, se serra encore.
Rebecca, elle, restait debout à quelques pas, les poings crispés, le regard fixé sur le vide, incapable de lui tourner le dos. Elle respirait vite, trop vite, comme si son propre cœur refusait de rester enfermé.
— Tu crois que j’ai pas peur ? lança-t-elle enfin, la voix cassée. Tu crois que je suis pas terrorisée tous les jours à l’idée de te perdre ? Tu crois que j’ai pas compris, depuis le début, que t’es pas un homme comme les autres ? Que tu viens d’un monde que je peux à peine effleurer ? Je le sais, Vic. Mais j’ai signé quand même.
Victor s’approcha, cette fois lentement, presque à pas d’ombre.
— J’ai pas voulu te blesser.
— Et pourtant tu l’as fait, dit-elle sans le regarder. Tu veux que je sois prête, hein ? Mais à quoi, Victor ? À ta mort ? À ton retour dans l’ombre ? À cette foutue épée que t’as pas emportée ? À ce qu’un jour tu sois obligé de disparaître encore, comme tous les autres ?
Elle releva la tête vers lui, et ses yeux luisaient, pas de larmes, non — c’était autre chose. Une rage ancienne. Un amour si grand qu’il devenait menaçant.
— T’as pas le droit de me demander d’être prête, Vic. Parce que si t’étais à ma place… tu pourrais pas.
Il baissa les yeux, mais elle s’avança et le frappa doucement du plat de la main contre sa poitrine.
— Tu pourrais pas, répéta-t-elle. Pas si c’était moi. Pas si c’était moi qui devais partir en premier. Tu deviendrais fou. Comme moi je deviendrais folle sans toi.
Il attrapa enfin sa main, doucement, la serra contre son torse. Et cette fois, Rebecca ne recula pas.
— Je sais… murmura-t-il. Tu crois que j’y pense pas tous les jours ? Tu crois que je t’aime à moitié, Rebecca ? Je te regarde dormir et je me dis que j’ai jamais été aussi vivant. C’est pour ça que j’ai peur.
— Mais moi aussi j’ai peur, dit-elle en le regardant ahurie. J’ai failli te perdre tu t’en souviens ? Huit mois sans te voir je croyais que je deviendrais tarée, si ce n’est Alex et Luna qui m’ont tenu les deux bras. Alors ouais ok je sais que tu vas affronter tes semblables mais tu les tueras quand même.
Victor baissa les yeux. Ses doigts, toujours refermés sur la main de Rebecca, tremblaient légèrement. Pas de peur. Pas de faiblesse. Mais de cette tension viscérale qu’il portait depuis des siècles — celle de ceux qui survivent trop longtemps. Il inspira lentement, profondément, comme pour apaiser quelque chose en lui. Et quand il releva les yeux vers elle, il avait cette lueur farouche dans le regard, celle d’un homme qui n’a jamais cessé de lutter.
— Je ne veux plus jamais te faire traverser ça, souffla-t-il. Plus jamais.
— Alors arrête de me parler comme si j’étais un poids que tu dois protéger, répondit Rebecca, la voix vibrante. Je suis pas un bibelot Vic. Je suis pas fragile. Je suis ta meuf, merde ! Et si t’avais été humain, juste humain, t’aurais quand même risqué ta peau. Je le sais. Alors arrête de faire comme si t’étais seul dans cette histoire.
Elle se rapprocha encore, planta ses yeux dans les siens.
— On est deux. Tu piges ? Deux. Toi. Moi. Contre tout. Et j’ai pas survécu à ce vide, à ces huit mois de merde, pour que tu me regardes avec cette foutue tristesse dans les yeux. T’as peur ? Moi aussi. Mais ça veut pas dire qu’on va reculer.
Victor resta silencieux. Et puis, doucement, il s’agenouilla devant elle. Là, sans rien dire. À genoux. Le front posé contre son ventre. Les bras autour de sa taille. Rebecca sentit sa gorge se nouer. Il ne pleurait pas. Il n’avait pas besoin. Ce geste en disait plus que tous les mots.
Elle passa une main dans ses cheveux humides, doucement, le tenant contre elle comme on serre quelque chose qu’on refuse de perdre.
— C’est fini, murmura-t-elle. Je suis là. Et tu es là. Alors s’il te plaît… promets-moi que quoi qu’il arrive… tu reviendras.
Il releva la tête, ses mains montant lentement sur ses hanches.
— Je te le promets, Rebecca.
Elle hocha la tête, et un mince sourire se dessina sur ses lèvres, fragile, mais sincère.
Mais Victor se releva subitement et regarda le vide, il sentait une présence, non deux. Il regarda les alentours et son visage se ferma.
— Je veux que tu restes ici !
Rebecca le fixa, d’abord sans comprendre. Le changement fut si brutal qu’elle en eut le souffle coupé : ce n’était plus Victor l’amant, ni même Victor l’homme. C’était Kruger. L’Immortel. Celui dont le regard pouvait transpercer l’ombre.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle à voix basse, déjà en alerte, mais il ne répondit pas tout de suite.
Il s’avança vers la grande baie vitrée du salon, scruta les arbres, le silence du lac, la brume qui rampait encore sur l’eau. Son souffle s’était ralenti. Contrôlé. Mais Rebecca connaissait ce calme : c’était celui qui précède la tempête.
— Je veux que tu restes ici, répéta-t-il, plus fermement cette fois. Rebecca… écoute-moi.
Elle s’approcha, le cœur cognant dans sa poitrine. L’ambiance venait de changer. Il n’y avait pas eu de bruit. Pas d’alarme. Rien. Mais elle avait appris à lui faire confiance. Si Victor disait qu’il sentait quelque chose… c’est qu’il y avait un danger.
— Tu sens quoi exactement ? dit-elle, les mâchoires serrées.
Il tourna les yeux vers elle. Ils étaient durs comme l’acier.
— Deux présences. Des immortels. Ils sont là. Je ne sais pas comment… mais ils savent.
Elle blêmit. La chaleur de la scène d’avant s’était évaporée. Le feu dans la cheminée crépitait toujours, mais elle, elle avait froid.
— Tu vas les affronter ?
Victor hocha lentement la tête. Puis il s’approcha d’elle, posa une main contre sa joue, l’embrassa doucement, presque solennellement.
— Je vais les éloigner. Je les attirerai loin d’ici. Mais toi… tu ne bouges pas d’ici. Tu m’entends ?
— Tu crois vraiment que je vais te laisser…
— Rebecca ! coupa-t-il avec force. Pas cette fois. Si je me bats en sachant que t’es en sécurité… je gagne. Si je commence à penser à toi… je perds.
Elle se mordit la lèvre, tremblante. Elle voulait hurler. Le retenir. Lui dire de ne pas sortir. De ne pas redevenir ce guerrier. Mais il l’était déjà. L’ombre du Kurgan s’était glissée sur lui.
— Tu vas utiliser quoi ? murmura-t-elle, presque malgré elle.
Un éclair passa dans ses yeux. Il ne sourit pas. Il murmura simplement :
— Muramasa.
Rebecca sentit un frisson la parcourir. Ce nom… elle s’en souvenait. Le katana noir. Celui qui n’était pas une arme. Mais une promesse ancienne. Une lame venue d’un autre monde. De son autre vie.
— Reviens-moi, Vic. Reviens-moi… ou je les tue moi-même.
Il la regarda longuement. Puis, lentement, il hocha la tête.
Et sortit.
Le silence retomba dans le salon comme un couperet. Rebecca resta figée quelques secondes, incapable de bouger. Elle venait de le voir disparaître dans la pénombre du couloir, sa démarche fluide, précise, presque irréelle. Il n’avait pris qu’un long manteau noir qu’il portait parfois l’hiver, mais elle savait qu’en dessous, se cachait la lame noire. Muramasa. Il l’avait rangé là, à l’abri, hors de portée. Il ne sortait cette lame que pour une seule raison.
Rebecca se laissa lentement tomber sur le canapé, les jambes tremblantes. Son souffle était court, presque douloureux. Elle se sentait comme une proie restée dans la tanière alors que le prédateur partait affronter d’autres monstres. Mais ce n’était pas une faiblesse. C’était de l’amour. Brut. Féroce. Elle avait envie de hurler, de courir après lui, de sortir son arme à feu et de se battre à ses côtés. Mais il avait raison. S’il pensait à elle, il perdrait. Et elle ne voulait pas qu’il perde.
Elle se leva d’un bond, ferma toutes les fenêtres, verrouilla les portes. Puis elle se posta près de la cheminée, dos au feu, bras croisés, les yeux rivés vers l’obscurité de la baie vitrée.
Dans la forêt, le vent soufflait doucement entre les branches des pins. La nuit était calme, presque belle, baignée dans une clarté lunaire diffuse. Mais Victor avançait sans bruit, son pas effleurant la mousse humide, les sens à l’affût.
Il les avait sentis plus tôt. Deux présences. Vieilles. Fortes. L’une froide comme la pierre — Gwen. L’autre brûlante, instable, sauvage — Malik. Il ne les voyait pas encore, mais il connaissait leurs odeurs, leurs façons de se mouvoir, de s’annoncer au monde.
Il s’arrêta enfin dans une clairière. Un cercle d’herbes aplaties. Il défit lentement son manteau, le laissa tomber à ses pieds, et déroula l’étoffe de soie qui protégeait Muramasa. La lame noire scintilla sous la lune. Aucune lumière n’y persistait. Elle avalait tout.
— Venez, murmura-t-il.
Pendant ce temps, les deux chasseurs avançaient a pas de loup, eux aussi avaient senti la présence d’un immortel et quelque part ils avaient deviné qu’il allait les confronter, dans cette forêt noire brumeuse. Même la lune avait disparu derrière les nuages. Malik le guerrier féroce tenait sa grande machette en scrutant les ténèbres, et sa comparse se tenait dans ses gardes, car la Picte en elle savait reconnaître une vieille ruse que son peuple utilisait pour tuer du romain. Surgir du brouillard comme des démons, tuer par surprise et disparaître dans la brume sans laisser de trace, et le comble c’est qu’un brouillard épais s’élevait et Gwen serra son épée courte, ils avaient fait une erreur en voulant attaquer de nuit.
Malik inspira bruyamment et ne se doutait même pas qu’il était passé devant Victor sans le voir, ce dernier l’observa un moment puis jeta un coup d’œil a sa comparse qui savait mieux s’orienter dans le noir que lui, puis recula comme avalé par les ténèbres lorsque la Picte avança à son tour.
La forêt était devenue un piège vivant. Les arbres se tordaient dans la brume, les branches grattant le ciel noir comme des doigts squelettiques. Le silence n’était plus un simple vide — c’était une tension palpable, une attente. Et dans ce silence, Victor était devenu l’ombre.
Le katana de Muramasa à la main, il bougeait lentement, presque sans respirer. Il observait Gwen, la Picte tatouée, avancer entre les troncs, son pas précis, souple, presque félin. Elle ne parlait pas. Elle ne tremblait pas. Elle n’hésitait pas. Mais elle savait. Elle sentait. Que quelque chose n’allait pas.
Elle ne voyait pas Malik. Elle ne voyait pas Victor. Mais elle s'arrêta. Net. L'épée serrée contre elle. Son regard d'acier perça le brouillard… trop tard.
Le souffle de Victor effleura sa nuque. Et d’un pas silencieux, il la contourna sans la toucher. Il ne frappait pas encore. Il attendait.
Plus loin, Malik pestait à voix basse. Il n’aimait pas ça. Ce silence. Ce froid. Ce foutu brouillard. Il leva sa lame et se mit à tourner lentement sur lui-même, flairant, écoutant, comme un animal de guerre. Gwen le rejoignit enfin, sans un mot. Leurs regards se croisèrent. Un langage ancien, sans paroles, circula entre eux : il est là.
— Je suis une personne qui respecte une certaine éthique lorsque je tue, dit une voix d’autre tombe.
Malik et Gwen se tournèrent à l’unisson, les sens en alerte, surtout Gwen qui essaya de le repérer dans le noir, mais la voix semblait venir de partout et de nulle part.
— Lorsque je livre un duel, je le fais à un contre un. Mais en venant a deux contre un… disons que vous montrez une certaine impolitesse, et je n’aime pas trop les personnes impolies, j’ai tendance a très mal le prendre.
Un silence glacial s’abattit à nouveau, plus lourd encore que le brouillard lui-même. La voix de Victor n’avait pas été criée. Elle avait été déposée. Comme une promesse funèbre. Gwen serra les dents, cherchant l’origine du son, mais chaque feuillage semblait vibrer de cette présence insaisissable. Malik tourna lentement sur lui-même, les narines dilatées, le regard injecté de sang.
— Sors de ton trou, enfoiré, grogna-t-il.
— Tu me veux ? Je suis là depuis le début, souffla Victor, sa voix surgissant soudain juste derrière lui.
Le colosse se retourna en rugissant, sa machette frappant dans le vide. Mais Victor n’y était plus. Déjà ailleurs. Déjà loin. Ou déjà trop près. Gwen, elle, ne bougea pas. Elle connaissait ce genre de guerre. Ce n’était pas une question de force. C’était un jeu de patience, de respiration, de silence. La Picte s’abaissa légèrement, son épée prête à trancher, son cœur battant au rythme de la terre.
— Si tu veux que ce soit un contre un… dit-elle calmement, sans ciller, alors choisis.
— Je choisis la justice, répondit Victor dans un souffle à peine audible.
Et d’un pas léger, il sortit de la brume comme un spectre. Devant eux.
La lame noire de Muramasa était sortie, basse, élégante, presque tranquille. Victor, torse nu, le regard d’un calme absolu, s’arrêta à quelques mètres des deux immortels.
— Je vous laisse la chance de repartir. C’est la seule que vous aurez.
— Ce n’est pas ce que tu dirais si tu voyais ta propre tête, ricana Malik. T’as l’air d’un moine qui va se faire crucifier.
— Peut-être. Mais même cloué, je vous enterrerai, murmura Victor.
Gwen cligna des yeux. Elle venait de comprendre. Il ne bluffait pas. Il ne menaçait pas. Il constatait.
Et c’était pire que tout.
Malik avança le premier et fait signe à Gwen de rester en retrait.
— Celui-là est pour moi, n’intervient pas !
Victor ne bougea pas. Il inclina juste très légèrement la tête, comme s’il acceptait les termes du duel. Muramasa ne tremblait pas dans sa main, son fil noir absorbait la pâle clarté lunaire, et Malik sentit une tension sourde s’installer, presque insupportable. Son instinct lui hurlait de reculer. Mais il n’était pas venu pour fuir.
Le colosse fit craquer ses épaules, puis leva sa grande machette à deux mains. Son sourire se mua en rictus de guerre.
— J’espère que t’as prévu un cercueil, souffla-t-il en avançant à pas lents.
Victor répondit par un silence parfait. Sa respiration était inaudible, son regard fixe. Gwen, derrière, ne cligna pas des yeux. Elle connaissait Malik : féroce, brutal, imprévisible. Et pourtant, cette fois, quelque chose lui semblait... déséquilibré. Trop tendu. Comme si Malik allait affronter quelque chose qu’il ne comprenait pas encore.
Et alors, il chargea.
Un grondement féroce, une frappe d’homme qui avait terrassé des immortels pendant des siècles. La machette fendit l’air en visant l’épaule de Victor, mais la lame noire l’arrêta net, dans une clarté silencieuse. Il n’y eut pas de choc tonitruant. Juste un claquement sec, net, presque clinique.
Victor n’avait pas bougé les pieds.
Il avait juste levé Muramasa. Un geste fluide. Pur. Trop rapide pour que l’œil humain suive entièrement.
Malik recula, surpris. Un fin trait rouge apparut sur son avant-bras. Il regarda, incrédule. La lame avait à peine touché… et elle l’avait entamé. Profondément. Sans force. Sans cri.
Victor parla enfin.
— Tu te bats avec rage. Moi, avec nécessité.
Malik rugit, revint à la charge avec plus de puissance, plus de hargne. Mais Victor pivota, évita, frappa dans un silence surnaturel. Chaque mouvement était précis. Une danse ancienne. Un art oublié. Muramasa n’était pas une épée. C’était un jugement.
Derrière, Gwen serra son arme, interdite. Elle voyait maintenant.
Victor Kruger ne se battait pas pour gagner.
Il se battait pour punir.
Le vent se leva légèrement, agitant les feuilles trempées de brume autour de la clairière. Malik tournait autour de Victor comme un fauve, sa machette dégoulinante de sueur et de hargne, cherchant une ouverture. Mais Victor restait immobile. Sa lame noire, Muramasa, pointait vers le sol, tenue d’une seule main, le bras relâché, la posture souple. Il avait cette sérénité glaçante que seuls les hommes ayant traversé mille champs de bataille peuvent se permettre.
Malik grogna, feinta un coup à l’épaule, puis un autre vers la jambe. Victor esquiva sans effort. Des gestes minimes, presque imperceptibles, comme s’il savait où chaque attaque allait tomber avant qu’elle ne parte. Gwen, toujours à distance, observait avec une intensité inhumaine. Elle reconnaissait ce style. Non, elle le ressentait. Ce n’était pas une simple technique. C’était un souvenir incarné. Un art perdu.
Puis Victor avança d’un pas… et rengaina Muramasa dans son fourreau noir.
Son corps se détendit. Sa respiration se suspendit. Ses yeux se voilèrent. Et l’air autour de lui sembla se figer.
Malik, croyant à une ouverture, chargea soudain, brandissant sa machette comme un couperet. Il hurla, prêt à trancher en diagonale, certain d’avoir brisé le rythme de son adversaire.
Victor dégaina.
Un geste fluide. Une frappe, deux mouvements. Le premier détourna l’attaque de Malik dans un frisson métallique. Le second… changea de direction en pleine trajectoire.
Gwen cligna des yeux. La lame avait disparu. Ou plutôt, elle avait frappé si vite qu’elle avait échappé à toute perception humaine.
Une frappe. Une seule.
C’était une technique oubliée. Un secret murmuré au bord des sabres. Elle portait un nom : le Sabre du Regret Unique. Ou comme Aiko l’avait enseigné à Victor, le Coup de l’Hirondelle — car la lame, comme l’oiseau, virevoltait en plein vol, imprévisible, mortelle. Et on ne pouvait l’utiliser qu’une seule fois. Car aucun adversaire ne survivait pour l’exiger une seconde fois.
Un silence terrible s’installa.
Puis Malik tomba à genoux, le regard figé. Il tenta de parler, mais seul un filet de sang glissa de ses lèvres. Une marée rouge jaillit de son cou. Une ligne nette, presque calligraphiée, avait tranché sa gorge en biais.
Victor s’arrêta derrière lui, le dos tourné, Muramasa déjà rengainée. Pas une trace de sang sur ses vêtements. Pas un mot inutile.
— Il ne doit en rester qu’un, dit-il dans un souffle.
Et la tête de Malik glissa au sol, avalée par la brume.
Gwen serra les dents. Ce n’était plus un duel. C’était une exécution sacrée.
Le silence s’était à peine installé que l’air se mit à frémir.
Victor, toujours immobile, sentit la première onde le traverser. Comme un grondement venu des tripes de la terre. Il se redressa légèrement, les muscles prêts, les sens ouverts.
Puis, d’un coup, le ciel sembla se déchirer.
Un éclair frappa le sol à quelques mètres du corps décapité de Malik. Un autre, puis un troisième. La brume elle-même fut chassée comme par une main divine. Les arbres tremblèrent, les oiseaux s’envolèrent dans un vacarme de plumes. Et alors…
Le Quickening jaillit.
L’énergie de Malik s’arracha de son cadavre comme une bête sauvage qui refusait de mourir. Une lueur rouge sang, noire en son cœur, tourbillonna autour de son tronc disloqué, éclatant en éclairs brutaux, projetant des arcs dans toutes les directions. Des branches prirent feu, la terre se fendilla. Gwen recula d’instinct, le bras levé devant son visage, forcée d’admettre la puissance de l’instant. Ce n’était pas de la magie. C’était de l’ancien. Quelque chose de primal.
Victor, debout au centre du chaos, accueillit la tempête.
Les premiers arcs électriques frappèrent son torse, sa gorge, sa tête. Il trembla, les dents serrées, les veines gonflées. Puis il leva la tête et ouvrit les bras. La tempête se concentra en un point, comme si le monde entier aspirait l’âme de Malik pour l’offrir au plus ancien des immortels. Muramasa vibrait dans son fourreau. Une plainte ancienne. Une faim contenue.
Des images défilèrent dans son esprit. Des champs de bataille inconnus. Des visages hurlants. Des souvenirs qui n’étaient pas les siens. Le sang. La rage. La haine. La douleur d’un millénaire de combats. Tout ce que Malik avait été, il le ressentit. Tout ce qu’il avait brisé, Victor le vit.
Puis ce fut fini.
La foudre se tut. Le vent retomba. La forêt redevint silencieuse, couverte de suie et de feuilles carbonisées. Victor, torse levé vers les cieux, baigna encore quelques secondes dans les volutes de vapeur, les cheveux collés à sa nuque, le souffle court.
Il ouvrit les yeux.
Ils avaient légèrement changé. Plus sombres. Plus anciens. Le Quickening de Malik vivait désormais en lui, quelque part, enfoui dans ce puits sans fond qu’était son âme.
Il tourna la tête vers Gwen, toujours figée.
Et pour la première fois depuis longtemps, la guerrière picte sentit un frisson de peur la parcourir.
Gwen ne bougeait plus.
Les volutes du Quickening de Malik dansaient encore entre les troncs calcinés, projetant des ombres mouvantes sur son visage pâle. Ses doigts, pourtant crispés sur le manche de sa lame courte, ne tremblaient pas. Pas elle. Jamais. Mais son regard était resté cloué à l’endroit où la tête de Malik avait roulé, maintenant noyée dans une flaque de sang noirci.
Victor n’avait pas bougé.
Il était toujours debout, impassible, torse nue, Muramasa dans son fourreau, comme si le combat n’avait été qu’une formalité. Ses yeux croisaient ceux de Gwen. Aucune provocation. Aucune peur. Juste ce calme abyssal qui hurlait plus fort que n’importe quelle menace.
Et Gwen comprit.
Elle pouvait charger maintenant. Elle le savait. Bondir, tenter quelque chose, n’importe quoi, même un leurre. Elle avait déjà tué dans de pires conditions. Gwen n’était pas juste une combattante, elle était une survivante, une louve née dans la guerre contre Rome, forgée dans les ombres, tatouée de runes et de mémoire. Mais ce qu’elle venait de voir…
Malik. L’Indomptable. Le monstre. Mille ans de guerre. Fendu en deux comme un vulgaire arbre mort. En cinq minutes. Peut-être moins.
Victor fit un pas vers elle.
Un seul. Pas menaçant. Juste… plein. Présent.
Et elle sentit une autre vérité s’insinuer en elle : s’il l’avait voulu, il aurait pu les affronter tous les deux en même temps. Il ne l’avait pas fait. Pas par peur. Par respect. Par code. Par choix.
Et ça… c’était pire encore.
Elle recula. D’un seul pas. Pas un mot. Pas un bruit.
Victor la regarda. Il ne souriait pas. Il ne la provoquait pas. Il acceptait.
Gwen rengaina sa lame. Elle lança un dernier regard vers la tête de Malik, puis vers Victor. Et sans rien dire, elle disparut dans les bois. Comme une ombre effacée.
Ce soir, elle avait choisi la survie. Non pas par lâcheté, mais parce qu’un autre combat se préparait. Et qu’il fallait vivre pour en témoigner.
*
Dans le silence du salon, seule la pendule murale marquait le passage du temps. Rebecca n’avait pas bougé. Elle était toujours debout, dos à la cheminée, les bras croisés, le regard figé sur la porte vitrée donnant sur la forêt. Elle ne voyait rien. Mais elle sentait. Comme un battement étrange dans l’air. Comme si le monde lui-même retenait son souffle.
Puis, sans prévenir, une onde invisible la traversa.
Elle tressaillit. Ses doigts se serrèrent contre ses côtes, un frisson glacé remontant le long de sa colonne. L’électricité dans l’air. Cette vibration familière. Victor lui en avait parlé, une fois. Du Quickening. Ce phénomène qui n’appartenait qu’à eux. À leur espèce. Le prix d’une victoire, le sceau d’une mort.
Rebecca ne voyait rien, mais elle savait. Quelqu’un était mort là-dehors. Un immortel.
Et Victor était encore en vie.
Elle s’effondra sur le canapé, submergée par un soulagement si brutal qu’il lui donna presque la nausée. Ses mains tremblaient. Son cœur battait trop fort, trop vite. Elle se prit la tête entre les mains et souffla profondément, plusieurs fois, pour ne pas craquer.
— Putain Victor… murmura-t-elle.
Puis elle releva lentement la tête. Il allait revenir. Bientôt. Et elle devait être là, forte, entière, pour lui. Il ne lui pardonnerait jamais de l’avoir vu flancher.
Elle se leva, s’approcha de la cuisine, ouvrit un placard, trouva un verre, le remplit d’eau et but à petites gorgées. Ses jambes étaient encore en coton, mais elle tenait debout. C’était déjà ça.
Soudain, un bruit léger, presque imperceptible, derrière elle.
Elle se retourna.
Victor. Il venait d’entrer. Silencieux, comme un souffle. Ses cheveux collaient à son front. Il avait une tache rouge à la tempe, sans doute rien. Mais surtout… ses yeux. Ils brillaient d’une lumière sombre, profonde, presque douloureuse.
Il tenait toujours Muramasa dans sa main droite. Mais il n’avait pas encore rangé la lame dans son fourreau.
Rebecca s’avança. Lentement. Sans un mot.
Elle s’arrêta à un mètre de lui, les yeux fixés aux siens. Puis, très doucement, elle leva une main, la posa sur son torse, juste là où battait son cœur.
— Tu es vivant, souffla-t-elle.
Victor baissa lentement les yeux vers elle. Et hocha la tête, simplement.
Alors elle l’enlaça. Fort. Brutalement. Comme si son étreinte pouvait l’empêcher de disparaître à nouveau.
Il la serra contre lui, la lame toujours dans une main. Et dans ce silence suspendu, dans cette chaleur entre deux battements, il sut que ce n’était pas terminé. Mais qu’il était revenu. Pour elle. Pour cette maison. Pour cette promesse.
Et dans son dos, la forêt, lentement, redevint silencieuse.
***
Gwen la Picte avait fui.
Pas par lâcheté. Non. Mais par lucidité. Elle connaissait la loi du Jeu. Et elle venait de voir une exécution. Pas un duel. Pas un échange de coups glorieux. Malik, ce colosse, guerrier de mille ans, avait été fauché en quelques battements de cœur. Gwen n’avait pas prononcé un mot, n’avait pas serré les dents. Elle avait reculé dans les ombres, son épée toujours à la main, et elle était repartie. Vite. Silencieusement. Comme une ombre qui ne voulait pas finir au pied d’un arbre, décapitée, offerte au ciel comme un trophée.
Quand elle réapparut, quelques heures plus tard, le jour était déjà levé. Le soleil filtrait à travers les vitres d’un ancien entrepôt reconverti en quartier général. Les autres l’attendaient. Kyala était là, droite, impassible. Frank Devaney aussi, adossé à un pilier de béton, les bras croisés. Même Caspar, ce salopard taciturne, avait cessé de pianoter sur son écran.
Gwen entra lentement, couverte de boue et de brume séchée. Ses bottes étaient lourdes, son épée toujours accrochée à son dos, mais sa nuque raide trahissait autre chose : le poids de la nouvelle.
A sa grande surprise, il n’y avait pas que Frank et Caspar. Adossé sur un coin se tenait Jin Ke, une autre légende, un immortel né en 300 av. J.-C et qui a été soldat au service de l'empereur chinois Qin. Le plus honorable de tous, la nouvelle de la mort de Malik ne l’émouvait nullement.
En revanche, l’ami de Malik ne retenait plus ses larmes. Carlos Dash âgé de deux siècles se détourna et pleura en silence, car pour lui Malik était un camarade et un frère trop brutalement tué.
Devant une fenêtre et jouant avec un couteau entre ses doigts, se tenait Rieke Schäfer, une Allemande âgé de cinq siècles, elle avait un côté de la tête rasé, tandis que l'autre côté conservait une longueur plus importante. Un style complété par des tatouages verts sur le crâne rasé, elle regarda Gwen avec froideur et nota mentalement que derrière cette façade glaciale qu’elle voulait se la jouer, elle tremblait comme une feuille devant Kyala.
Cette dernière, leva à peine les yeux.
— Où est Malik ?
Gwen s’arrêta à trois mètres d’elle. Et dit simplement, d’une voix égale :
— Mort.
Un silence brutal tomba dans la pièce. Même Frank cessa de mâcher son chewing-gum.
— Tu l’as vu mourir ? demanda enfin Kyala, le ton dur comme la pierre.
Gwen hocha la tête. Une seule fois.
— Il a affronté Kruger seul. Il a demandé que je n’intervienne pas. Il n’a eu aucune chance.
Carlos se tourna vers elle et dégaina son épée pour lui sauter dessus, mais Frank s’interposa et le bloqua aidé de Caspar.
— Tu aurais dû intervenir et le tuer… cria Carlos fous de douleur.
— Hé on se calme ! grogna Frank vivement.
Kyala tourna brusquement la tête vers Carlos comme un faucon et le regarda dans les yeux, ce dernier se calme aussitôt.
— Je vous avez envoyé traquer Dante et Augustine, dit Kyala d’une voix douce.
— Je sais mais Malik voulait tuer Kruger depuis qu’il a vue sa photo dans le loft.
Kyala resta silencieuse un long moment. Trop long. Elle ne clignait pas des yeux, son corps demeurait figé, comme sculpté dans une pierre plus ancienne que la haine. L’atmosphère dans le hangar était lourde, chaque respiration pesait. Puis elle fit un pas. Un seul. Et le sol sembla frémir sous son talon. Frank redressa légèrement la tête, Caspar s’humecta les lèvres sans bruit, Rieke croisa les bras dans un mouvement défensif. Jin Ke, impassible, ne broncha pas. Seule Gwen restait droite… pour l’instant.
Kyala s’approcha lentement. Son pas claquait sur le béton nu comme une sentence. Lorsqu’elle s’arrêta face à Gwen, il n’y avait plus qu’un souffle entre elles. Pas un mot, pas un geste. Et pourtant, la Picte baissa très légèrement les yeux. Un battement d’instinct. Ancien. Incontrôlable. Kyala inclina la tête, presque amusée, puis murmura, d’une voix d’enfant qui aurait oublié sa poupée dans un incendie :
— Quand je donne un ordre… ce n’est pas une suggestion.
Sa main se leva, non pour frapper, mais pour désigner tout le groupe.
— J’avais une stratégie. J’avais un plan. Vous deviez traquer Dante et Augustine. Pas jouer les imbéciles dans les bois. Résultat ? Malik est mort.
Elle se tourna lentement vers Carlos, dont le visage ruisselait de rage contenue.
— Tu veux venger ton frère ? Parfait. Mais tu le feras quand je le déciderai. Pas avant.
Puis elle revint vers Gwen. Cette dernière n’avait pas bronché. Pas une plainte. Pas une excuse. Kyala la fixa longuement, puis tira son wakizashi de son fourreau et le tendit vers elle, lame en avant.
— Tu veux corriger ton erreur ? Tu veux regagner ta place ici ? Alors gagne ta liberté. Par la lame.
Gwen la fixa, interdite. Le silence devint irrespirable.
— Gagner ma liberté ? répéta-t-elle, la voix rauque.
— Par. La. Lame, insista Kyala.
— Tu es folle, Kyala…
— Mets un terme à ma folie, dans ce cas.
Un éclair passa dans les yeux de la Picte. Elle saisit le wakizashi. En une fraction de seconde, elle tenta un coup. Un seul. Instinctif. Hargneux.
Mais Kyala n’était déjà plus là. Elle avait anticipé. Elle avait lu son mouvement, ses épaules, ses hanches, son souffle. Sa main attrapa le poignet de Gwen avec une fluidité mortelle, le tordit dans un craquement, et dans le même élan, elle récupéra la lame.
Un souffle de lame passa sur la gorge.
— Tout n’est qu’une question de pression… juste là, murmura Kyala en effleurant la base du cou.
Puis elle trancha.
Net.
La tête de Gwen roula sur le béton dans un bruit mat. Des mèches rousses traînaient encore sur ses joues figées. Le corps, décapité, resta un instant debout — par orgueil, peut-être — avant de s’effondrer. Kyala lui donna un coup de pied sec qui le fit rouler comme un sac vide.
Elle se tourna vers les autres. Aucun ne parla. Même Jin Ke, pourtant ancien parmi les anciens, gardait le silence.
Mais l’instant d’après, l’air vibra.
Une bourrasque invisible se leva brusquement, balayant la poussière, faisant grincer les poutres et trembler les vitres. Le cadavre de Gwen se convulsa une dernière fois, puis tout s’immobilisa.
Une seconde d’éternité.
Puis la foudre tomba. Un éclair jaillit du plafond, sans qu’aucun orage n’ait été annoncé. Il frappa le corps sans tête de Gwen dans une détonation brutale, et l’instant d’après, les arcs électriques explosèrent en tous sens.
Le Quickening.
La puissance de Gwen, ses souvenirs, ses siècles de rage celte, de solitude, de survie dans les brumes du Nord, se déchaînèrent dans une tempête d’énergie pure. Des images fugaces apparurent dans les éclairs : des collines écossaises couvertes de sang, des visages peints de bleu, des guerriers romains éventrés, des cris de guerre, des batailles perdues, des trahisons, des larmes.
Kyala ne bougeait pas. Elle accueillait cette force. Bras tendus, tête légèrement penchée en arrière, comme une prêtresse absorbant la puissance d’un ancien dieu. Le vent fit voler ses cheveux. Une ampoule éclata. Les murs grincèrent. Rieke recula d’un pas, effarée. Frank serra les dents, une goutte de sueur traçant un sillon sur sa tempe. Carlos, lui, tomba à genoux, le souffle court, les larmes redoublant, mais de terreur cette fois.
Et au milieu du vacarme, Kyala souriait.
Le Quickening la traversa comme un éclair de pure violence. Ses jambes tremblèrent, un cri muet se forma sur ses lèvres, ses veines pulsatiles sous la peau. La pièce fut balayée d’ondes d’énergie colossales.
Au loin dans la maison du lac. Victor observait le ciel qui grondait, cela pouvait ressemblait à une tempête mais cela n’en était pas une, quelqu’un de très âgé venait de mourir a des milliers de kilomètres, et sa puissance fut aspirée dans un déluge d’énergie brut. Rebecca vint observer avec lui et demanda inquiète.
— Mais c’est quoi ce truc ?
— Un immortel vient de perdre sa tête, répliqua Victor gravement.
Pendant ce temps le Quickening continua de traverser Kyala comme un éclair de pure violence. Ses jambes tremblèrent, un cri muet se forma sur ses lèvres, ses veines pulsèrent sous la peau. La pièce fut balayée d’ondes d’énergie colossales, hurlant comme des âmes en peine.
Et soudain… des voix.
Une voix.
« Ils sont venus du sud… ils ont brûlé nos collines, souillé nos tombes… mais nous avons tenu. »
Kyala tressaillit. Ce n’était pas son souvenir. Ce n’était pas sa douleur. Et pourtant elle la ressentait comme si elle l’avait vécue.
« Mère… je n’ai pas pleuré. Je les ai tous tués. »
Un éclair plus violent encore jaillit. Kyala vit, à travers les éclats de conscience, des silhouettes couvertes de peinture bleue, des lames de bronze, des chants rituels autour d’un feu… et Gwen, jeune, sauvage, tenant un couteau au-dessus du corps d’un centurion romain. Le cœur dans une main. Le sang sur les lèvres.
« Je suis la Fille du Nord. La dernière. Et je ne courberai jamais l’échine. »
Kyala vacilla. Juste un instant. Une image plus intime jaillit — un baiser échangé dans une forêt de brume, une main caressée sous la pluie, un chagrin muet que Gwen n’avait jamais confié à personne.
Et puis le silence.
Kyala rouvrit les yeux, lentement. Un éclat ancien vibrait dans ses pupilles. Elle venait d’absorber deux mille ans de haine, de douleur, de résistance. Elle n’en chancela pas. Mais elle savait que quelque chose de Gwen la Picte était encore là… tout au fond.
Elle tourna les yeux vers le reste du groupe, le visage redevenu impassible.
— Voilà ce qui arrive… murmura-t-elle d’une voix rauque, comme chargée d’échos anciens, …quand on oublie qu’une dette se paie comptant.
Un vent glacial parcourut l’entrepôt. Même Jin Ke garda les yeux baissés.
Kyala jeta un dernier regard à la tête de Gwen, désormais figée dans une expression de défi silencieux.
— Nettoyez ça.
Et elle sortit, le manteau encore chargé d’étincelles, laissant derrière elle l’odeur d’ozone… et le fantôme d’une guerrière qui, même décapitée, avait planté ses griffes dans l’âme de sa meurtrière.
La pièce était vide à présent. Seuls restaient les vestiges du Quickening — une odeur métallique dans l’air, des murs craquelés, et un silence si dense qu’il semblait absorber le moindre souffle.
Kyala s’était retirée dans l’arrière-salle. Une pièce austère, sans fenêtre, sans lumière directe. Elle s’y tenait droite, les mains jointes dans son dos, face à un mur nu. Son visage, figé, n’exprimait rien. Mais ses yeux trahissaient une lueur différente. Inhabituelle.
Elle ferma les paupières.
Et alors, elle la sentit.
Une brume étrange, fine, insidieuse. Pas dans l’air, mais dans son esprit. Une impression de terre humide. Le goût du sang sur la langue. Un vent venu du Nord. Et cette voix… faible, rauque, ancienne comme les pierres levées. Pas un mot articulé. Juste un cri d’orgueil lointain. Un éclat de mémoire. Une femme, nue sous la pluie, hurlant au ciel. La rage celte. Le refus de plier.
Une seconde. Peut-être deux.
Puis Kyala ouvrit brusquement les yeux.
— Non.
Un mot. Un souffle. Mais dans ce mot, toute sa force. Toute sa négation du passé. Toute son refus d’être traversée. Elle rejeta ce qui tentait de l’habiter. Écrasa la brume sous une volonté d’acier.
Les souvenirs de Gwen s’effacèrent aussitôt, dissipés comme un cauchemar au réveil. Chassés. Éradiqués.
— Tu n’étais qu’un outil, murmura-t-elle. Rien d’autre.
Elle s’éloigna sans se retourner, les pas lents, le regard redevenu limpide. Elle ne permettrait à personne de s’imprimer en elle. Ni allié, ni ennemi. Ni souvenir. Kyala n’était pas un tombeau.
Elle était la fin.
Et pendant ce temps Jin Ke ne pouvait s’empêcher de penser. Il n’avait pas bougé pendant toute la scène. Ni un mot. Ni un geste. Il avait simplement observé, comme il l’avait toujours fait depuis plus de deux mille ans — les exécutions, les soulèvements, les rois déchus, les conquêtes qui s’effondrent sous leur propre poids.
Mais au moment où l’éclair avait traversé la carcasse de Gwen, lorsqu’il avait vu la silhouette de Kyala se tendre, les veines gonflées par la puissance d’une autre, il avait cligné lentement des yeux. Une seule fois.
Ce n’était pas de la peur. Ni de la colère.
C’était du mépris.
Car lui, Jin Ke, savait ce que cela voulait dire, absorber un esprit ancien. Ce n’était pas une victoire. C’était un fardeau.
Il sentait déjà que quelque chose s’était inscrit dans le regard de Kyala. Un éclat nouveau. Trop humain. Trop... instable.
« Tu crois prendre de la force, pensa-t-il en silence. Mais ce que tu viens de manger... te mangera à ton tour. »
Il resta droit, les bras derrière le dos, le regard rivé sur la flaque noircie autour de la tête de Gwen. Il ne dirait rien. Pas encore. Il ne servait à rien d’avertir un esprit arrogant. Il savait que Kyala finirait par se fissurer. Pas aujourd’hui. Pas demain. Mais un jour.
Et ce jour-là, il serait prêt.
***
Rebecca était restée près de la baie vitrée, le front collé contre la vitre encore tiède. Son souffle dessinait une buée fine, vite effacée par sa paume. Elle n’avait rien dit depuis plusieurs minutes. Juste ce silence pesant, chargé d’un écho invisible, comme si l’air lui-même retenait son souffle.
Victor, lui, s’était assis lentement sur le canapé, les coudes posés sur ses genoux, les mains jointes, le regard fixé sur les braises mourantes dans l’âtre. Il ne bougeait pas. Le genre d’immobilité qui n’appartient qu’aux bêtes de guerre.
— C’était quelqu’un de puissant, hein ? demanda Rebecca d’une voix calme, presque chuchotée.
Victor hocha la tête. Une fois. Lente. Lourde.
— Deux mille ans d’existence… ça ne disparaît pas sans bruit.
Elle se retourna, le fixa un moment.
— Tu la connaissais ?
— Non. Pas personnellement. Mais… je savais qui elle était. Une immortelle du Nord. Gwen la Picte. Une tueuse. Fière. Sauvage. Pas le genre à plier le genou.
Rebecca s’approcha de lui, posa doucement une main sur son épaule.
— Qu’est-ce qu’on ressent quand… on reçoit ce truc ?
Victor leva lentement les yeux vers elle. Puis l’attira a lui et la fit assoir sur ses genoux en lui caressant ses bras. Encore une fois ce geste la toucha, cet homme avait une façon bien à lui d’exprimer ses sentiments, c’était une poésie de geste, de regard, une façon a lui de lui montrer qu’elle partageait sa vie, avec le bon et le mauvais, et Rebecca sans se rendre compte découvrit qu’il avait un don incroyable de la surprendre chaque fois, avec ses petits gestes si simples, mais si tendres.
— C’est difficile à expliquer, quand on reçoit une résurrection ce n’est pas seulement la force et le savoir, mais une mémoire de toute une vie, plus l’immortel est âgé et plus le processus est intense.
— Et toi ? Tu les entends ? Ceux que tu as… pris ?
Un silence s’installa. Victor hésita. Il baissa les yeux vers ses mains, comme si le souvenir des combats y était imprimé. Mais Rebecca lui releva doucement le menton comme pour lui dire de ne pas craindre de la regarder au blanc des yeux, et Victor continua de lui caresser le bras.
— Parfois, oui. Quand je dors mal. Quand je baisse la garde. Des voix. Des visages. Des instants volés à ceux que j’ai tués. Ce n’est jamais très clair. Plutôt une… couleur. Une musique. Un regret.
— Et tu n’as jamais eu peur… de te perdre ?
— A une époque lointaine j’en ai tué beaucoup, et j’ai failli m’égarer… je devenais plus fort et j’en voulais plus, c’est comme une drogue qui te fait perdre pied, et je me suis mis à chasser, les plus forts, les plus âgés… jusqu’à ce que je sois connu pour ça.
— Le Kurgan… souffla Rebecca sans le quitter du regard.
— Le Kurgan oui… j’étais une légende noire, le tueur, l’exterminateur, le Démon des Steppes, le Guerrier Noir… le Marche-Mort.
— Wouaw, souffle Rebecca avec douceur. Le même gars qui me caresse les bras… les fesses… me baise comme une bête ! T’es sûr que tu es toujours cet homme Kruger ?
— J’ai changé, dit-il en souriant avec douceur. Mais j’ai appris quelque chose grâce à toi, renier qui j’étais c’est renier ce que je suis aujourd’hui.
— Bon garçon… dit-elle en pressant ses lèvres contre les siennes.
Rebecca resta un instant silencieuse après leur baiser. Son front contre le sien, elle sentit sa chaleur, sa force… et une vieille mélancolie sourde. Elle le regarda dans les yeux, ses doigts effleurant sa mâchoire.
— Et ce truc du "il ne peut en rester qu’un"… tu y crois encore ?
Victor la fixa, longtemps. Un souffle passa entre eux.
— Je n’ai pas le luxe de ne pas y croire. C’est une règle ancienne. Gravée dans notre sang. Le Jeu a commencé bien avant moi. Je ne sais pas pourquoi. Je ne sais même pas si quelqu’un le sait. Mais un jour… il n’en restera qu’un. Et quand ce jour viendra, tout ce que nous avons vécu, pris, donné… tout cela remontera dans celui qui survivra.
— Et s’il refuse de jouer ? S’il veut juste vivre ? Demanda-t-elle, le regard brûlant.
— Alors il finit par mourir. Par la main d’un autre. Il n’y a pas d’abri éternel, Becca. Pas de retraite pour les immortels. Ce n’est qu’une question de temps.
Elle s’écarta légèrement, croisa les bras contre son torse nu, le regard perdu dans les flammes de la cheminée.
— Tu ne veux pas être le dernier.
Victor ne répondit pas tout de suite. Il se leva lentement, s’approcha de la baie vitrée où la brume léchait encore le paysage. Il passa une main dans ses cheveux, puis soupira.
— Je l’ai voulu. Pendant longtemps. Parce que j’étais brisé. Vide. Je croyais que si je devenais le dernier, tout aurait un sens. Mais c’était un mensonge.
Rebecca s’approcha dans son dos, l’enlaça doucement.
— Et maintenant ?
Il ferma les yeux.
— Maintenant, j’ai trouvé quelque chose de plus précieux que le pouvoir.
— Moi ?
— Toi.
Un silence, encore. Mais un silence rempli. D’amour, de crainte, de promesses silencieuses.
— Alors on s’en fout de ce qu’ils veulent, murmura-t-elle à son oreille. S’ils veulent te prendre… ils devront d’abord me passer sur le corps.
Victor se retourna, glissa une main sur sa nuque.
— Et moi, je tuerai le monde entier avant de les laisser t’effleurer.
Elle sourit, les yeux brillants, l’embrassa.
Puis, plus doucement :
— Dis… et si c’était toi, le dernier ? Tu crois que tu pourrais le supporter ?
Victor ferma les yeux.
— Je ne sais pas… Je crois que j’aimerais mieux mourir avant d’y arriver.
Elle le serra fort contre elle, et cette fois, plus aucun mot ne fut prononcé.
***
La cour intérieure était baignée de lumière rasante. Un soleil pâle filtrait à travers les feuillages du vieux figuier, jetant sur le sol des ombres mouvantes, comme des serpents silencieux. Le sol en terre battue, légèrement humide après la rosée du matin, portait les traces de pas, les impacts de sabre, les sillons creusés par un entraînement sans relâche.
Elias Navarre haletait, torse nu, le front trempé de sueur. Sa chemise gisait à quelques pas, abandonnée. Ses bras tremblaient sous l’effort. Face à lui, implacable, droite, sculptée par les années de rigueur et de combat, se tenait Augustine Joseph.
Elle ne disait rien. Pas un mot. Juste ce regard. Noir, profond, d’une lucidité féroce. Elle était belle d’une beauté rude, forgée dans l’acier. Une sculpture taillée au couteau. Son crâne rasé, orné de fines cicatrices anciennes, brillait sous la lumière. Elle portait un pantalon d'entraînement noir, un débardeur sobre. Aucun ornement. Aucune distraction. Juste elle. Et son autorité naturelle.
— Recommence, dit-elle enfin.
Elias serra les dents, rassembla ses forces et attaqua. Son pied glissa légèrement, son bras tressaillit. Trop haut. Trop lent. Trop prudent.
Un seul coup. Le sabre courbe d’Augustine frappa net, puis elle le heurta d’un coup de coude dans le ventre. Elias recula, grimaça sans crier, et secoua la main.
— Encore, lança-t-elle, plus sèche. Un immortel ne se bat pas pour impressionner. Il se bat pour durer. Tu comprends la nuance, ti gason ?
— J’essaie… souffla-t-il.
— "Essayer", c’est ce que disent les faibles avant de mourir.
Cette fois, c’en était trop. Elias, tendu, sentit la colère lui monter au visage. Elle le rabaissait encore. Il en avait soupé de ses railleries. Elle était plus jeune que lui, bon sang ! Il avait survécu à sept siècles de guerre. Pour qui se prenait-elle, à le corriger comme un débutant ?
Il se remit en garde. Cette fois, elle le laissa approcher. Juste un peu. Puis elle frappa. Une feinte, une torsion, et il se retrouva à genoux dans la poussière, haletant.
— Tu veux qu’on en reste là ? dit-elle, glaciale.
Il se releva lentement et, à bout, tourna les talons.
— C’est bon, j’ai eu ma dose. J’en ai marre de me faire humilier.
— L’entraînement n’est pas terminé ! grogna-t-elle. Reviens ici tout de suite, makakri !
— Trouve-toi un autre pour te défouler, répliqua Elias en attrapant sa chemise, furieux.
— Ça suffit, dit une voix calme.
Dante s’était approché. Sa voix était douce, mais ferme. Elias se retourna, encore crispé.
— Tu trouves ça normal, toi ? C’est censé être un entraînement ou une mise à mort ?
— Calme-toi, Elias, répondit Dante posément. Tu ne comprends pas encore.
— Justement. J’aimerais qu’on m’explique. Parce que là, j’ai plus l’impression d’être un punching-ball qu’un élève. Et pourquoi c’est elle qui m’entraîne ? J’ai pas besoin de son aide.
— Si tu veux survivre, tu ferais bien d’écouter cette femme. Elle t’apprend des choses qu’aucun duel ne pourra jamais t’enseigner.
— J’ai survécu à sept siècles… murmura Elias, regard baissé.
— En te contentant de vivre, répondit Augustine, sèche. Pas en progressant.
Il la fixa, puis sourit froidement, sans répondre, et s’éloigna.
Augustine fit tournoyer son sabre, furieuse, puis explosa :
— Mais quelle suffisance ! Quelle arrogance ! Quelle audace ! Je n’arrive pas à croire qu’il ait sept siècles, c’est plus un gamin qu’autre chose !
— Augustine…
— Son jeu de jambes est lamentable, il tient son épée comme un marteau, il frappe à l’instinct comme un coq enragé. Il n’a aucune stratégie ! Il exécute les bottes maladroitement…
— Augustine, je sais tout ça… C’est mon élève. Je le forme depuis longtemps.
— Mais où est-ce que tu l’as trouvé, ce ti salo ?
Dante lui prit doucement la main et la fit s’asseoir près de lui.
— Ce n’est pas moi qui l’ai trouvé. C’était Juan Sanchez Villa-Lobos Ramirez. Il l’a repéré après sa mort, pendant les Croisades albigeoises. Elias était le fils illégitime d’un seigneur local et d’une guérisseuse — ou d’une femme du peuple, si tu préfères. Il a grandi entre deux mondes : trop noble pour les pauvres, trop bâtard pour les aristocrates.
— Et Ramirez te l’a envoyé ?
— Oui. Il lui a enseigné les règles, mais c’est moi qui l’ai vraiment formé. Je lui ai appris à survivre. Et il a survécu… de justesse.
Augustine soupira, le regard sombre.
— Il ne progresse pas. C’est comme enseigner à une bourrique.
— C’est ce qu’aurait dit Nuri sur toi, tu te souviens ? Augustine Joseph, la tête de mule…
Elle resta figée. Une seconde. Puis baissa les yeux. Ce regard qu’elle n’offrait qu’à Dante. Une faille dans l’armure.
— Non… Nuri était ferme, oui. Il était exigeant. Mais pas comme moi.
Sa voix s’était adoucie. Cassée, presque.
— Je ne suis pas Nuri. Je suis incapable de…
— De faire comme lui ? demanda Dante doucement.
Elle acquiesça. Son regard brillait, sans larmes. De fatigue. D’héritage. De lucidité.
— Elias est un bon gars, Augustine. Tu devrais apprendre à le connaître. C’est ce que Nuri a fait avec toi, non ?
Mais avant qu’elle ne puisse répondre, l’atmosphère changea.
Subtilement. Comme si l’air se faisait plus dense, plus lourd. Un frisson invisible remonta la colonne vertébrale de Dante. Augustine sentit une pression étrange sur ses tempes. Elle se redressa aussitôt, son regard fouillant les ombres au-delà du vieux portail.
Une silhouette apparut.
Lentement. Sans bruit. Un homme, vêtu d’un long manteau noir à col haut, avançait d’un pas tranquille, presque cérémonial. Il était grand, élancé, les épaules droites, la démarche souple, mesurée. Une barbiche fine, soigneusement taillée, ornait son menton. Ses cheveux mi-longs, noirs et lustrés, retombaient derrière ses oreilles. À ses doigts, plusieurs bagues anciennes. Aucun signe d’arme visible. Et pourtant… tout en lui hurlait danger.
— Non… souffla Augustine, blême.
Et pourtant c’était bien lui. Elle le croyait mort, ou au moins disparu depuis des années. Mais il était là. Devant eux. Comme s’il venait de sortir de l’ombre même.
L’homme s’arrêta à quelques mètres. Son visage était d’une tranquillité absolue. Ses yeux noirs brillaient d’une lumière étrange, intérieure. Il s’inclina légèrement, les mains jointes devant lui.
— Augustine Joseph. Dante. Pardonnez mon intrusion.
Dante fit un pas, le regard tendu, les muscles prêts.
— Bishop…
Le nom tomba comme une sentence.
— En chair, en os… et en esprit, répondit l’homme avec un sourire presque affectueux.
Augustine s’interposa immédiatement entre lui et Dante, sabre en main. Sa voix tremblait, non de peur… mais d’instinct.
— Tu n’as rien à faire ici, Bishop.
— Je ne suis pas venu en ennemi. Encore moins en tueur. Vous êtes sur une terre sacrée, et cela suffit à me retenir. Pour l’instant, du moins.
Derrière eux, Elias revint. Il aperçut l’homme… et ressentit aussitôt quelque chose de tordu, d’anormal. Une présence étrangère, ancienne. Ses poils se hérissèrent. Il dégaina à demi, mais Augustine lui coupa aussitôt le geste.
— Non, Elias. Pas lui.
— Pourquoi ? grogna-t-il, frustré.
— Crois-moi, tu es loin d’être à la hauteur, murmura-t-elle sans quitter Bishop des yeux. Cet homme est un suppôt du diable. Move lespri.
— Tu me flattes, chère Augustine, glissa Bishop dans un sourire amusé. Mais ce n’est pas faux. J’ai vu ton avenir… dans l’eau noire d’un puits haïtien. Tu es plus grande que tu ne le crois.
Puis il tourna lentement les yeux vers Elias, détaillant le jeune immortel comme un sculpteur contemple un bloc de marbre.
— Et toi… tu es encore malléable. Comme l’argile. Fais attention à ne pas te briser en voulant durcir trop vite.
Dante plissa les yeux.
— Pourquoi es-tu ici, Bishop ? Kyala t’envoie en messager ?
— Non. J’ai toujours préféré les signes aux ordres. Je suis venu… par intuition. Une grande chasse s’annonce. Le Jeu se resserre. Les pièces avancent. Certains doivent disparaître. Vous devriez disparaître vous aussi. Sans laisser de trace.
Augustine, les yeux plissés, avança d’un pas.
— Tu nous menaces ?
— Pas du tout. Je vous conseille. Le prochain qui viendra… ne parlera pas. Il ne réfléchira pas. Il tuera.
Il se détourna, marcha de quelques pas, puis s’arrêta.
— Mais pour ce que ça vaut… j’ai toujours eu de l’estime pour les rêveurs comme toi, Dante. Et toi, Augustine… tu as hérité de la fureur de ton maître. Peut-être un jour comprendras-tu la sagesse qui l’accompagnait.
Et sans un bruit, il disparut comme une ombre avalée par le vent. La lumière frappa son dos, déformée, incertaine. Son ombre vacilla sur les murs, puis… plus rien.
Il n’était plus là.
Augustine se retourna aussitôt vers Dante et Elias :
— Nous devons partir !
— Mais attendez… c’était qui ce type ?! s’exclama Elias, le souffle court.
— Un sorcier, grogna Augustine, serrant les dents. Dyab la li menm…
— Elle a dit quoi ? demanda Elias, se tournant vers Dante.
— Le diable lui-même, répondit Dante, grave.
Le moteur gronda. La voiture s’éloigna rapidement du domaine, avalant les routes de campagne sans un bruit, sinon celui du vent sifflant contre les vitres. Augustine conduisait, tendue, les mains crispées sur le volant. Elias, sur la banquette arrière, regardait fixement par la fenêtre, encore secoué. Dante, à ses côtés, gardait un silence méditatif, mais son regard demeurait vigilant, presque inquiet.
Personne ne parla pendant les premiers kilomètres.
Puis Augustine rompit le silence. Sa voix était basse, rauque. L’aveu d’un poids ancien qu’elle aurait préféré garder enfoui.
— Je n’aurais jamais cru le revoir. Pas lui. Pas Bishop.
Elias se pencha légèrement entre les sièges avant, le front plissé.
— C’est qui ce type, au juste ? Sérieusement. C’est quoi son délire avec ses phrases sibyllines et ses regards de prédateur ?
Augustine inspira longuement, les yeux rivés à la route.
— Bishop… on l’appelle le Maître des Miroirs. C’est un sorcier. Un vrai. Un pratiquant de vaudou, de magie noire, un maître des illusions et des malédictions anciennes. Il ne se bat pas seulement avec une épée. Il entre dans ta tête. Il déforme la réalité. Il fait en sorte que tu ne saches plus où est le haut, le bas, ton cœur, ton nom. Et quand tu commences à comprendre… il est trop tard.
Elle jeta un bref regard dans le rétroviseur, comme si elle s’attendait à le voir surgir de l’ombre.
— S’il était venu pour tuer, aucun de nous n’aurait survécu. Ni toi, ni moi. Pas même Dante. Je vous le dis clairement : si jamais vous le recroisez… fuyez. Ne soyez pas des héros. Il est… autre chose.
Elias secoua la tête, abasourdi.
— Et Kyala travaille avec ce mec ?
Dante répondit à sa place, d’une voix grave :
— Bishop est l’un de ses Chiens Féroces les plus redoutés. Certains pensent même qu’il n’obéit à personne. Qu’il suit ses propres visions. Il agit rarement. Mais quand il agit… c’est que les choses sont en train de basculer.
Elias déglutit lentement.
— Et vous le connaissez depuis longtemps ?
Augustine hocha la tête sans quitter la route des yeux.
— Il était déjà une légende avant même que je naisse. Il a été l’un des premiers à manier l’illusion dans le Jeu. On dit qu’il a écrit des grimoires maudits, qu’il peut prédire la chute d’un immortel simplement en le touchant. Mais le pire… c’est qu’il a formé Jacob Kell.
Un silence. Lourd. Tranchant.
Elias cligna des yeux, le souffle coupé.
— Quoi ?
— Tu as bien entendu, répondit Dante calmement. Jacob Kell… l’immortel fou, le boucher de monastères, celui qui massacrait ses pairs sans pitié. Bishop a été son mentor. Pas pour lui apprendre à manier une épée. Mais pour le modeler. Le pervertir. Le transformer en créature du chaos.
Elias se laissa tomber contre le dossier, le regard vidé.
— Ok. Là je comprends. Merci de m’avoir retenu, Augustine…
Elle répondit sans sourire, d’un ton sec mais sincère :
— Ce n’était pas pour toi. C’était pour ne pas avoir ton sang sur mes mains.
Dante, cette fois, esquissa un léger sourire.
— C’est déjà beaucoup.
Et dans le silence qui suivit, chacun comprit que la chasse avait commencé. Et que cette fois… le gibier, c’était eux.
Plusieurs heures plus tard. La nuit tombait enfin sur la route détrempée. La voiture roulait vite, avalant les kilomètres sous les rafales de vent. À l’arrière, Elias dormait, le front contre la vitre, les bras croisés, encore sous le choc de la rencontre avec Bishop. Dante conduisait en silence, concentré, ses mains fermes sur le volant.
Augustine, elle, fixait l’écran noir de son téléphone. Cela faisait dix minutes qu’elle l’avait allumé. Qu’elle regardait le nom inscrit dans ses contacts. Victor Kruger.
Elle n’avait jamais supprimé son numéro. Par respect. Par faiblesse. Par promesse, aussi. Une promesse qu’elle s’était faite à elle-même après ce qu’ils avaient vécu ensemble : ne plus jamais l’impliquer. Ne plus faire appel à lui. Parce que l’homme qu’il était devenu avait mérité la paix. Et parce qu’elle avait promis à Nuri sur sa tombe qu’elle ne le ramènerait pas dans les ténèbres.
Mais là… c’était différent.
Bishop.
Juste le nom suffisait à glacer le sang. Elle l’avait vu. Elle avait senti son aura déformer l’air, plier les volontés. Ce n’était pas un guerrier. C’était une faille dans la réalité. Un miroir sans fin où se perdaient les âmes.
Elle inspira longuement.
— Tu vas vraiment faire ça ? murmura Dante sans la regarder.
— Je dois, répondit-elle.
— Tu lui avais juré…
— Je sais ce que j’ai promis, Dante. Mais là… je préfère briser une promesse que creuser des tombes. Si Bishop est dans le Jeu… alors il faut Victor. Lui seul peut l’arrêter.
Elle tapa un message. Longtemps. Puis l’effaça. Elle recommença. Plus court. Plus direct. Elle hésita encore.
Puis finalement… elle appuya sur « Appeler ».
Trois tonalités. Puis la voix grave, rauque et reconnaissable entre mille :
— Augustine ?
Un silence. Elle ferma les yeux. Sa gorge se serra.
— Je suis désolée, murmura-t-elle. Je sais que je t’avais dit que je te laisserais en paix. Mais on a un problème. Un vrai.
Victor ne répondit pas tout de suite. Elle pouvait l’imaginer. Debout quelque part, les sourcils froncés, le regard déjà en train de plonger dans l’obscurité à venir.
— Qui ? demanda-t-il simplement.
— Bishop, répondit-elle.
Encore un silence. Lourd. Révélateur.
— Je vois.
Elle ajouta, presque à contrecœur :
— On a besoin de toi. Je ne te le demanderais jamais si ce n’était pas vital.
Et de l’autre côté de la ligne, sa voix arriva. Calme. Résignée.
— Donne-moi une heure.
Elle ferma les yeux. Et murmura, presque dans un souffle :
— Merci, Victor.
Puis elle raccrocha.
Dante, sans un mot, posa une main sur sa cuisse. Pas pour la consoler. Juste pour dire je comprends. Tu as bien fait.
Mais au fond d’elle, Augustine savait une chose : en rappelant le Kurgan… on rallume une guerre.
Et ce n’était que le début.
Fin de la première partie
Partie 2 :
Le jour n’était pas encore levé.
Une brume fine rampait sur le lac, caressant la surface de l’eau comme une main invisible. Le silence régnait, à peine troublé par le frottement des branches dans le vent. L’odeur du bois brûlé, du pin humide et de la rosée fraîche emplissait l’air.
La maison, perdue entre les arbres, semblait suspendue hors du temps.
Victor l’observait depuis un moment, assis sur le bord du matelas.
Elle avait une main posée sur son ventre, l’autre repliée sous sa joue. Son souffle était lent, profond. Elle était belle — nue sous le drap froissé, avec cette manière à elle d’occuper l’espace, à la fois farouche et abandonnée.
Il la regardait en silence, déjà vêtu de noir, les épaules tendues, le regard perdu dans l’ombre.
Quelque chose dans son expression trahissait une gravité silencieuse — pas de panique, pas de peur. Plutôt ce calme résolu, cet apaisement douloureux qui précède les grandes décisions.
Il finit par se pencher, effleurant doucement sa joue du dos de la main.
— Rebecca… réveille-toi.
Elle remua à peine, fronça les sourcils, grogna dans sa gorge, puis entrouvrit les yeux.
Elle le vit. Tout habillé. Le regard grave. Elle fronça les sourcils.
— Qu’est-ce qu’il y a ? murmura-t-elle. Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Je dois partir, dit-il simplement.
Elle se redressa à demi, déjà sur ses gardes.
— Quoi ? Maintenant ? Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il se passe ?
Il hésita une seconde, puis répondit sans détour :
— J’ai reçu un appel. C’est Augustine. Elle a besoin d’aide. Il y a un problème… un vrai problème.
Elle se redressa tout à fait, cette fois pleinement éveillée.
— Tu vas y aller ?
Victor la fixa dans les yeux.
— Oui… et je veux que tu viennes avec moi.
Un silence. Dense. Suspendu.
Rebecca le dévisagea. Longtemps.
Ce n’était pas une simple demande. Ce n’était pas une invitation à l’accompagner quelque part. C’était un appel. Une ouverture. Une mise à nu. Il ne lui proposait pas de venir comme spectatrice, mais comme partenaire. Complice. Égale.
Une femme capable d’affronter l’ombre à ses côtés.
Son cœur battait fort, elle le sentait dans sa gorge.
— Tu veux que je vienne ? Tu veux dire… maintenant ? Là ?
Victor acquiesça lentement.
— Je veux pas te laisser ici. Pas maintenant. Et j’ai besoin de toi, Becky. Je veux pas que tu sois juste… celle qui attend. Je veux que tu sois avec moi. Pour de vrai.
Elle le scruta, bouche entrouverte. Il avait ce regard-là. Ce regard franc, brut, sans armure. Celui qu’il ne réservait qu’aux vérités qu’il n’osait dire.
Rebecca inspira, une grande bouffée d’air. Et lâcha, les lèvres tremblantes :
— Tu es sérieux… Tu me demandes de plonger dans ta merde ?
— Oui.
Elle ferma les yeux, secoua la tête. Une émotion brutale remonta. Une bouffée d’amour, de peur, de tension. Puis elle rit. Nerveusement. Les larmes pas loin.
— Putain… T’as bien choisi ton moment, enfoiré. Maintenant je peux pas dire non.
Elle repoussa le drap, se leva nue, sans la moindre gêne, et marcha vers la salle de bain. Sa silhouette découpée dans la lumière grise du matin semblait sculptée dans la liberté pure.
— Donne-moi dix minutes. Je viens.
Victor la regarda s’éloigner, puis souffla, un sourire à peine esquissé aux lèvres :
— T’es incroyable…
De la salle de bain, elle lança d’un ton moqueur :
— Je sais. Je suis ta meuf, non ? Mon putain d’homme immortel a du goût.
Il la rejoignit quelques instants plus tard. Elle terminait de s’habiller : un string noir, un jean qu’elle remonta en tortillant des hanches, un soutien-gorge ajusté, un t-shirt gris foncé. Elle enfila une paire de bottines, puis attacha ses cheveux en une queue de cheval haute, rapide, efficace.
Elle ouvrit ensuite son sac, en sortit une arme compacte, vérifia le chargeur, le replaça d’un geste sec, puis se redressa et vint se planter devant lui.
Ses yeux brillants, sa mâchoire tendue, son aura brûlante.
— Je suis prête !
***
Le moteur ronronnait à peine.
Victor roulait sans un mot, les mains fermes sur le volant, le regard tendu vers la route sinueuse qui serpentait à travers la forêt. La brume ne s’était pas levée — elle s’accrochait aux arbres, rendant tout flou, irréel, comme un rêve qui s’attarde. Le bitume était encore humide, mais Victor roulait vite, précis, concentré.
Rebecca, assise à ses côtés, le regardait de biais. Elle avait attaché sa ceinture sans discuter, avait jeté son sac à ses pieds, et maintenant, elle observait l’homme qu’elle aimait comme si elle le redécouvrait. Il ne parlait pas. Ne posait pas de questions inutiles. Il conduisait. Mais elle sentait son esprit ailleurs, à cent kilomètres devant eux. Anticipant. Calculant. Préparant quelque chose de dangereux.
Elle inspira lentement, croisa les bras, puis finit par dire d’une voix plus douce qu’elle ne l’aurait cru :
— Alors… tu vas me dire ce qu’il se passe ?
Victor cligna des yeux, comme s’il sortait d’une transe. Il hocha légèrement la tête.
— Je vais t’expliquer, oui. Mais je veux que tu comprennes bien à quoi on va être confrontés. Ce n’est pas une mission. Ce n’est pas une enquête. C’est autre chose. C’est plus que ce que tu as vu jusque-là.
Rebecca haussa un sourcil, attentive.
— Tu parles comme si on allait croiser un démon.
Victor la regarda une seconde, puis reporta son regard sur la route.
— Ce n’est pas si loin de la vérité.
Elle attendit. Patiente. Il parla enfin.
— L’homme qu’on va devoir affronter s’appelle Bishop. Mais la plupart l’appellent autrement : le Maître des Miroirs.
— C’est quoi ce surnom ? On dirait un magicien de foire.
— Non, Rebecca. Pas un magicien de foire. Un sorcier. Un véritable maître en illusion, en vaudou, en magie noire. Un immortel. Ancien. Respecté. Redouté. Il ne tue pas toujours avec une lame. Il tue… avec l’esprit. Il distord la réalité. Il t’arrache la perception. Il te fait douter de ton nom, de ton corps, de ta volonté.
Rebecca déglutit lentement.
— Tu veux dire qu’il manipule l’esprit des gens ?
— Il manipule la réalité autour d’eux. Il crée des reflets, des doubles, des pièges. Des mondes illusoires. Il entre dans ta tête comme un poison dans le sang. Tu te bats contre lui… et tu ne sais plus ce que tu frappes. Ou qui tu frappes.
Elle se redressa dans son siège, glacée. Mais sa voix ne flancha pas.
— Et c’est ce type que tu vas affronter ?
— Pas seul. Augustine m’a appelé parce que ce type est dans le Jeu. Il a rejoint Kyala. Et si Bishop a accepté de servir… c’est que quelque chose de grave approche.
Rebecca croisa les bras sur sa poitrine, les lèvres pincées. Elle regarda par la vitre, le souffle ralenti. Mais son esprit commença à calculer.
— Pourquoi est-ce qu’il chasse Augustine ?
Il répondit doucement, sans quitter la route des yeux :
— Kyala prépare quelque chose. Je ne sais pas quoi… alors elle lance ses chasseurs pour éteindre toute forme de menace. Augustine a toujours été une idéaliste. Elle combat pour ce qui est juste. Je suppose que pour Kyala, elle est une gêne. Et peut-être même Dante.
— Mais toi… je veux dire, pourquoi faire appel à toi ? Tu l’as déjà confronté ?
— Moi, non… Mais Nuri, oui. Il m’a raconté son combat contre lui. Il l’a défié en 1773, en Angleterre. Et il m’a avoué qu’il avait failli perdre.
— Nuri ? dit Rebecca, le souffle coupé. Failli perdre ? Je veux dire… je ne connais pas Nuri comme toi ou Alex, mais à vous entendre parler de lui, j’avais compris que c’était un sacré dur à cuire. Comment il s’en est tiré ?
— Bishop s’est enfui avant que Nuri ne puisse le tuer. Mais il m’a mis en garde une fois : il m’a dit que si jamais je devais recroiser sa route, je ne devais surtout pas me fier à mes yeux… mais à mon instinct. Et surtout, surtout, ne jamais l’écouter quand il parle.
— Plus facile à dire qu’à faire, marmonna Rebecca, songeuse. À mon avis, ce type utilise l’hypnose. Ou un truc équivalent.
— Oui… c’est une bonne théorie.
Un moment passa. Puis sa voix reprit, plus hésitante.
— Excuse-moi de te poser cette question, mon chéri… mais pourquoi tu m’as demandé de t’accompagner ? Je veux dire, j’en suis heureuse, vraiment, mais… franchement, quelle aide tu attends de moi dans cette merde ?
— Parce que j’ai besoin de toi.
— Ah bon ?
— Oui. Tu es une bonne flic, Becky. Tu sais analyser les situations avec lucidité. Tu n’es pas immortelle… mais tu es redoutable à ta manière. Et crois-le ou non, ton aide nous sera précieuse pour contrer les manigances de Kyala.
Elle le regarda, touchée. Puis sourit, doucement.
— Tu sais que t’es pas obligé de me caresser dans le sens du poil pour que je te suive jusqu’en enfer ?
Il sourit à son tour.
— C’est pas pour te flatter. C’est la vérité.
Rebecca se renfonça dans son siège, croisa les jambes et posa une main sur son genou, pensive.
— Alors allons-y. J’ai comme l’impression que cette histoire va me faire regretter mes vacances…
Victor acquiesça, et pour la première fois depuis qu’ils avaient pris la route, son visage s’adoucit.
— On sera deux à regretter, alors.
***
San Francisco – Quelque part dans Chinatown, à l’aube
Un brouillard gris s’accrochait aux toits comme une vieille malédiction. Les ruelles semblaient vides, suspendues dans le silence d’avant le vacarme. Pas un oiseau. Pas un pas. Juste le souffle de l’océan dans les artères de la ville.
Dans une arrière-cour oubliée, entre deux immeubles mangés par le temps, une porte en bois gravée de symboles anciens grinça doucement. Des miroirs fendus, collés à même les murs, renvoyaient un reflet déformé du monde. Des sons étranges s’y répercutaient — comme si chaque miroir murmurait une langue que nul ne comprenait.
Bishop entra.
Ses bottes claquèrent sur le vieux sol carrelé. Il était vêtu de noir, comme toujours. Un long manteau de laine à la coupe ancienne, une chemise à col haut, des gants qu’il ôta lentement en pénétrant dans la pièce centrale.
La lumière était rouge, douce, tamisée. Des chandelles formaient un cercle autour d’un bassin empli d’eau sombre. De l’encens brûlait dans les coins, parfum entêtant de myrrhe et d’absinthe. Puis il sentit une présence, et un sourire se dessina sur ses lèvres rouges. En entrant il l’aperçut au centre, dans une chaise basse recouverte de peaux de bêtes, attendait Kyala.
Elle ne bougea pas quand il entra. Pas un clignement d’œil. Ses jambes croisées, son dos droit, son regard fixé sur lui. Elle portait un manteau court sur les épaules, ouvert sur un torse nu constellé de symboles runiques. Sa peau d’ivoire luisait doucement sous la lumière rouge. Un collier de perle, ancien, pendait à son cou.
— Bonjour Bishop, murmura-t-elle. Tu sens la terre et la mort.
— Ce sont mes plus fidèles compagnes, répondit Bishop dans un murmure amusé. Je les rends élégantes.
Il s’approcha lentement. À chaque pas, la pièce semblait se resserrer autour de lui. Comme si l’espace craignait son passage. Il s’arrêta à trois mètres d’elle, puis inclina la tête.
— Tu as tué Marcus, dit-il sans détour.
Kyala ne répondit pas tout de suite. Elle se leva. Chaque geste semblait millimétré, félin, assuré.
— C’était nécessaire.
— Ce n’est pas ma question. Je ne t’ai pas demandé pourquoi. Je t’ai demandé ce que tu as ressenti.
Elle s’approcha. À un souffle de lui. Les yeux dans les siens. Aucune peur. Aucune gêne.
— Rien, souffla-t-elle. Absolument rien. Mon cœur n’est qu’un muscle. Il pompe du sang, rien de plus.
Bishop sourit. Lentement. Presque tendrement.
— Tu es brillante… et tu mens si bien qu’on voudrait presque te croire. Presque.
Elle rit, d’un rire bref, comme une morsure.
— Tes vieilles astuces ne marchent pas sur moi, sorcier. Ce n’est pas toi qui vas me sonder.
Bishop resta silencieux. Puis tourna lentement autour d’elle.
— Tu me rappelles quelqu’un, dit-il enfin. Une duchesse que j’ai rencontrée il y a longtemps, en Transylvanie. Elle s’appelait Dorotea. Son mari avait été démembré devant elle. Elle n’avait pas bronché. Pas une larme. Pas un cri. On disait qu’elle n’aimait personne. Qu’elle ne ressentait rien. Qu’elle n’était qu’une coquille. Vide.
Il s’arrêta, se plaça derrière Kyala, près de son oreille.
— Un jour, j’ai pénétré dans son esprit pendant son sommeil en pratiquant un rituel. Et tu sais ce que j’y ai vu ? Pas du vide. Pas du silence. J’y ai vu une mémoire. Une seule. Un garçon. Dix ans. Elle avait failli l’étrangler, dans une crise de rage. Elle l’avait laissé fuir. Et ce souvenir-là… elle l’avait gardé enfermé comme une flamme. Toute sa cruauté venait de là.
Il s’éloigna, lentement. Se pencha vers le bassin, effleura la surface de l’eau du bout des doigts.
— Alors peut-être que toi aussi, tu as un souvenir comme ça. Un petit feu que tu caches sous des tonnes de cendres.
— Ou peut-être que je suis juste ce que tu crois que je suis, Bishop. Et c’est ça qui te fascine.
Il sourit. Une vraie tendresse noire dans le regard.
— Ce serait dommage… si c’était si simple.
Elle le fixa. Puis ajouta d’un ton tranchant :
— Tu es revenu pourquoi ? Pour prendre la place de Marcus ? Pour chasser mes ennemis à ma place ? Ou pour me sonder comme une prêtresse ?
— Je suis revenu, murmura-t-il, parce que l’air est chargé. Quelque chose approche. Quelque chose de plus grand que toi. Et j’ai besoin d’être là pour le voir arriver.
Il se redressa. Son ombre s’allongeait sur les murs, comme un spectre.
— Et puis… j’ai une dette. J’aurais voulu tuer Nuri moi-même.
Un silence tendu. Puis Bishop ajouta avec un calme glaçant :
— Mais je me contenterai de son élève. Augustine Joseph. J’entends encore sa voix dans les cauchemars de l’île. Elle était arrogante. Trop droite. Trop fière. Je vais lui montrer que même la mémoire d’un maître peut être pourrie. Lentement.
Kyala l’observa. Et cette fois, ce fut elle qui sourit.
— Tu as changé, Bishop.
— Je suis immuable, Kyala. Comme le miroir.
Un silence.
Puis il tourna les talons.
— Je te revois dans quelques jours… avec une tête comme cadeau.
Et il disparut dans l’ombre. Sans bruit. Comme un reflet qui s’efface.
***
Sur la route, les phares de la voiture fendaient la nuit sans la dissiper. Victor gardait les yeux sur l’asphalte, mâchoires contractées. Rebecca, à côté, vérifia une dernière fois son arme. Le silence entre eux n’avait rien de pesant — c’était celui des gens qui se préparaient à faire face à l’inévitable.
Victor jeta un œil au rétroviseur, puis prit son téléphone. Il composa un numéro.
Une tonalité.
Puis une voix grave, un peu rauque :
— Kruger.
Victor esquissa un sourire sans joie.
— Faudrait vraiment que je disparaisse pour qu’on vienne plus me m’enquiquiner à tout bout de champ.
De l’autre côté, Augustine activa le haut-parleur. Dans le véhicule, Dante et Elias se figèrent. La voix de Victor emplissait l’espace comme une ombre revenue du passé.
— Je n’avais pas le choix, Victor, dit Augustine. Je te demande pardon de t’avoir embarqué là-dedans.
— Changez vos cellulaires, répliqua Victor d’un ton sec. Tous. Et surtout, quittez l’État dans lequel vous vous trouvez. Si Bishop vous a localisés une fois, il le fera encore.
— On remonte vers le nord. On reste discrets. Je ne quitte pas la route des yeux.
Victor pinça les lèvres.
— Dis-moi comment Nuri s’y est pris contre Bishop.
Un bref silence. Puis la voix d’Augustine reprit :
— La première fois… c’était un coup de chance. Nuri a failli y rester. Mais la seconde fois… Bishop a fait une erreur.
— Quelle erreur ?
— Il avait enlevé Denise. La mère d’Alex.
Victor tourna un regard vers Rebecca. Elle fronça les sourcils, mais ne dit rien. Il secoua la tête, et revint à l’appel.
— Et ensuite ?
— Nuri l’a retrouvée. Il s’est battu comme un démon… Et Bishop a compris qu’il était tombé sur plus fort que lui. Il a fui. Il a disparu pendant des années. Alex avait à peine neuf ans.
Une tension muette s’installa.
— Et maintenant ce fou revient, souffla Dante.
— Il n’a jamais cessé d’être là, répondit Victor, glacé. Il observe, attend, manipule. Il a formé Jacob Kell. Et maintenant, il travaille pour Kyala.
Elias se pencha en avant, soudain plus intense.
— Est-ce que ce type… Bishop… est le même tueur qui a sévi en Nouvelle-Orléans, en 1932 ?
— Déclinez votre identité, dit Victor, calme mais coupant.
— Elias Navarre. Agent d’Interpol.
— Navarre ? répéta Rebecca, surprise.
— Tu le connais ? demanda Victor.
— Il enquêtait sur Marcus Octavius l’année dernière.
Un mince sourire effleura les lèvres d’Elias.
— C’est un plaisir de vous entendre, lieutenant. Toujours aussi perspicace.
— Vous êtes un immortel, alors ? lança Rebecca, mi-moqueuse.
— De même que votre ami, à ce que je vois… Monsieur Kruger, je voulais vous dire que vous avez fait du bon travail en liquidant Julius Wolken. Peu d’entre nous auraient eu ce cran.
Victor garda le silence.
Augustine répondit enfin à la question initiale :
— En 1959, Bishop a fait parler de lui. Meurtres rituels. Sacrifices humains. Méthodiques, presque chirurgicaux. À l’époque, on le surnommait déjà le Tueur au Pentagramme.
— Le quoi ? s’exclama Rebecca, interloquée.
Dante, jusque-là silencieux, redressa la tête.
— Il gravait un pentagramme sur le torse de ses victimes. Juste avant de les achever.
— Et ils l’ont eu, ce malade ? demanda Rebecca vivement.
— Grâce à une survivante, dit Augustine. Une jeune femme que j’avais réussi à sauver… de justesse. Il a été jugé, condamné à la chaise électrique. Mais quand je suis revenu pour déterrer son corps et lui trancher la tête… il avait disparu.
Rebecca frissonna.
— Il grave des pentagrammes… murmura-t-elle, songeuse.
— C’est un adorateur de Satan, dit Augustine, d’une voix sombre. Et parfois… je me dis qu’il a vraiment vendu son âme au diable. Sèvitè dyab la.
Victor, toujours concentré, demanda d’un ton grave :
— Les victimes… c’étaient toutes des femmes ?
— Oui, répondit Augustine. Entre vingt et trente ans. Solitaires. Cultivées. Bishop les choisit. Pour lui, ce sont des reflets sacrificiels.
— Quel âge avait Denise, quand il l’a enlevée ?
— Vingt-neuf ou trente, répondit Augustine après un instant. Mais Nuri l’a sauvée.
Victor serra le volant, ses phalanges blanchissant.
— Il va s’en prendre à Alex. Elle a vingt ans aujourd’hui. Il va achever ce qu’il a commencé avec sa mère. Et il va pousser Augustine à sortir. Il va frapper là où elle ne pourra pas détourner le regard.
Rebecca le fixa, la gorge serrée.
— Oh non… murmura-t-elle.
Victor tourna brusquement le volant. La voiture bifurqua violemment, puis accéléra en sens inverse.
— Appelle Luna ou Alex, ordonna-t-il à Rebecca.
— Dante, Augustine ! Vous êtes toujours là ?
— On t’entend, répondit Dante.
— Je fonce à San Francisco, vous pouvez…
— On t’y rejoint, coupa Augustine, la voix chargée de rage. J’ai un compte à régler avec ce fils de chienne.
***
Alex Reagan était assise sur un banc en pierre, à l’ombre des érables du campus. Un léger vent d’été faisait frémir les feuilles au-dessus d’elle, et le soleil perçait par endroits, tachetant son livre de lumière. Elle tournait les pages lentement, absorbée mais paisible. Son esprit vagabondait malgré elle jusqu’à Seattle.
Elle pensait à Victor. À Rebecca. Aux deux colosses brisés qui tentaient de se reconstruire ensemble, doucement. Elle imaginait leur grand loft qui sentait la peinture fraîche, la sueur, et l’odeur du café noir que Victor buvait à toute heure. Mais surtout, il y avait de nouveau cette chaleur entre eux, ce lien brûlant qui tenait debout même les ruines les plus anciennes.
Et puis il y avait Luna.
Luna, la tornade tatouée. La sœur de Rebecca s’était installée avec elle temporairement, et très vite, Alex s’était rendu compte qu’avec les Alvarez, la notion de "protection" prenait un sens... très particulier. Luna était devenue plus féroce que sa sœur — une sorte de lionne nerveuse qui gardait toujours un œil sur elle, même lorsqu’elle prétendait ne rien surveiller.
Dans le sous-sol de la maison, Luna s’entraînait chaque jour, pieds nus sur les tapis de combat, gants sur les poings, frappant le sac avec une détermination qui ferait fuir n’importe quel mec un peu trop insistant. Elle se disait fan de Charles Oliveira, “Do Bronx”, et Alex ne pouvait s’empêcher de sourire en la voyant tenter les mêmes enchaînements — avec la grâce d’un félin, et la rage d’un survivant.
Oui Luna adorait le MMA. Elle avait cette passion gravée dans le cœur, mais son esprit s’était plutôt tourné aux arts, aux encres, aux peaux à graver. Aujourd’hui, c’est elle qui tatouait les cicatrices, pas qui les infligeait. Mais dans les gestes de Luna, elle retrouvait un écho d’elle-même. D’avant.
Un sourire amusé flottait encore sur ses lèvres quand une voix douce, posée, presque chaleureuse, l’arracha à ses pensées.
— Bonjour… Je peux m’asseoir ?
Un homme, la trentaine élégante, chemise claire ouverte sur un col bronzé, s’installait déjà à ses côtés. Son regard était d’un bleu très calme, presque trop calme. Il souriait, comme s’il la connaissait.
— Vous aviez l’air absorbée, dit-il en désignant son livre. Ou nostalgique ?
— Je réfléchissais, répondit-elle doucement.
— À quoi donc ? Si ce n’est pas trop indiscret.
— Mon mémoire. Sur Jeanne de Brigue. Mais les sources sont rares.
Il sourit, cette fois avec une étincelle plus sincère.
— Jeanne de Brigue. Paysanne née en 1345 dans la région de Brie. Connue pour ses dons de guérison… et de divination. L’une des premières femmes à avoir été jugée pour sorcellerie en France.
Alex le fixa, surprise.
— Vous la connaissiez… ?
— Non. Mais je suis féru de sciences occultes, mademoiselle.
Elle arqua un sourcil, intriguée par cette coïncidence presque trop parfaite.
— Et aussi féru de faire peur aux gens dans les parcs ?
— Seulement à ceux qui lisent sous les arbres, dit-il avec un sourire tranquille. Dites-moi, croyez-vous aux alignements célestes ?
— Pas vraiment, non.
— Alors voici une première leçon : certaines planètes ne s’alignent qu’à des intervalles précis. Et chaque planète, dans certaines cultures, est gouvernée par un esprit… un roi… ou un djinn. Mais pour bénéficier de leurs faveurs, il faut offrir quelque chose en retour.
— Quel genre de “faveur” ? demanda Alex, un frisson lui remontant l’échine.
Il se pencha, ses yeux maintenant brillants d’un feu étrange.
— Le sang, mademoiselle Reagan. Le sang est une monnaie spirituelle d’une puissance… inégalée.
Il leva la main, lentement, et effleura sa joue.
Alex ferma un instant les yeux — malgré elle. Il y avait quelque chose de terriblement hypnotique chez cet homme. Sa voix, ses gestes, son regard.
— Alex !
La voix fusa, claire et tranchante comme une lame.
L’homme tourna la tête, agacé par l’interruption. Une jeune femme s’approchait à grandes enjambées. De taille moyenne, les bras tatoués, les traits fermés, les yeux étincelants d’une colère froide. Luna.
— Je peux vous aider ? demanda-t-elle, s’arrêtant à un mètre de lui.
— Nullement, répondit-il, en se redressant lentement.
— Alors je ne vous retiens pas… amigo, lança-t-elle en le fixant sans ciller.
L’homme éclata d’un petit rire, amusé. Elle portait une croix autour du cou. Un ancrage. Un vrai. Il y en avait si peu, aujourd’hui.
— Je vous dis à très bientôt… Alex.
— Surtout pas, coupa Luna en s’interposant entre eux.
Il la regarda un instant. Puis inclina doucement la tête, tourna les talons, et s’éloigna lentement en faisant claquer son manteau sombre derrière lui.
Silence.
— Tu vas bien ? demanda Luna, sans détour, en s’agenouillant devant Alex.
— Faut qu’on se tire en vitesse ! dit Alex en l’attrapant par la main et en courant.
Luna la suivit sans poser de question, mais on instinct lui criait de courir sans se retourner, ce même instinct qui l’avait habité à Juarez. Arrivées toutes les deux devant la Jeep que Rebecca leur a laissée. Luna grimpa aussitôt et démarra la voiture. Alex prenant place à ses côtés et prenant sa tête des deux mains et en essayant de respirer normalement.
— Ok, Alex. Tu vas m’expliquer maintenant. C’était quoi ce délire ?
— …
— Ce mec... c’est quoi ? Il te connaît ? Tu le connais ? Il te voulait quoi ?
— Laisse tomber, Luna.
Le ton est sec. Trop sec. Luna fronce les sourcils.
— Hé chica… raconte pas de connerie, dit Luna nerveusement. Ce type avait l’air de te connaître, c’est qui ce hijo de puta ?
Alex serre la mâchoire. Elle met son clignotant, prend une sortie.
— Je peux pas, Luna.
— Tu peux pas, ou tu veux pas ?
Un silence. Puis Alex souffle, comme si le poids de ce qu’elle savait la brûlait de l’intérieur.
— C’est pas que je veux pas. C’est que je dois pas.
— Pourquoi ?
— Parce que si je t’en dis trop... tu risques de ne plus pouvoir reculer. Et je veux pas de ça pour toi. Jamais.
Luna déglutit.
— C’est à cause de ce type ?
— Oui.
— Tu sais qui c’est.
— Oui.
Un silence tendu. Luna se mordit la lèvre.
— Il est dangereux ?
— Au-delà de ce que tu peux imaginer. Et moi, je suis pas censée être là à me balader seule à la fac en journée, encore moins lui parler. Nuri m’avait prévenue... quand j’étais encore petite. Et quand maman était encore en vie.
Luna la regarde, interdite.
— Nuri ? Ton père ?
— Oui. Il m’a dit que si un jour un homme venait me voir, un homme qui ressemblait à un cauchemar poli, toujours souriant mais avec une ombre dans les yeux, je devais courir. Et me cacher dans un lieu saint. Jamais en sortir. Pas sans protection.
— …Un lieu saint ?
— Il a failli tuer maman… Luna… sans Nuri elle serait morte… il croit que maman est…
— Il croit quoi putain de merde ? cria Luna hors d’elle.
Luna, encore haletante, sentit son cœur cogner contre ses côtes. Mais la rage fondit. Son regard tomba sur les mains tremblantes d’Alex.
— Pardon… souffla-t-elle. J’aurais pas dû crier. J’ai juste eu peur, ok ? Une peur… viscérale. Ce type… c’est comme s’il avalait l’air autour de lui.
Alex secoua la tête, les paupières closes. Elle tenta un sourire. Échec.
— Non. T’as eu raison. Si j’étais à ta place, j’aurais crié aussi.
— Tu sais pourquoi il te veut ? demanda Luna plus doucement.
Un silence. Puis Alex hoche la tête. Une fois. Lente. Lourde.
— Moi je ne sais pas… mais il a voulu tuer maman a cause de son délire d’alignement, il croit que tout est lié avec la réalité
Luna pâlit.
— Mais… pourquoi ? C’est un genre de taré mystique ? Une secte ?
— J’en sais rien… il faut trouver un lieu saint et vite.
— Ok, ok ! dit Luna en appuyant sur l’accélérateur.
***
Bishop souriait, amusé comme un prédateur qui savait déjà où ses proies allaient se réfugier. Elles se dirigeaient vers un lieu saint. Bien sûr. Celui ou il se trouvait a l’instant même, priant devant l’effigie du Christ.
Il fallait reconnaître à Nuri une certaine prudence : il avait bien instruit sa fille adoptive. Les lieux saints étaient de rares sanctuaires où son pouvoir vacillait, où ses rituels perdaient de leur efficacité. Il ne pouvait pas y entrer, pas sans conséquences. Il ne pouvait pas la toucher, là-bas.
Mais cela ne changerait rien à l’évidence : il avait retrouvé la fille.
Pendant longtemps, Bishop avait cru qu’elle n’était qu’une autre enfant perdue dans le tumulte des générations. Mais lorsqu’il avait enlevé Denise Reagan — bien avant qu’elle ne disparaisse — ce n’était pas pour la tuer. C’était pour comprendre. Et ce qu’il avait découvert ce jour-là l’avait bouleversé.
Elle avait accouché lors d’une triple conjonction entre Jupiter et Saturne, dans la constellation des Poissons — un phénomène si rare qu’il avait autrefois été pris pour une étoile. D’après les recherches de Bishop, ce miracle céleste ne s’était produit qu’une seule fois dans l’Histoire : à la naissance du Nazaréen.
Une étoile brillante avait marqué sa venue au monde. Certains disaient qu’il s’agissait d’une comète, d’autres d’une illusion. Mais lui, Bishop, savait lire dans les signes. Il les étudiait depuis des siècles. Et cette étoile — cette conjonction — n’avait jamais été une illusion. C’était une fracture dans la trame du ciel, un passage.
Alex Reagan n’était pas une simple mortelle.
Elle était née sous une étoile royale.
Avec le bon rituel, accompli au bon moment, il pourrait utiliser son sang pour déclencher un basculement cosmique.
Pas pour dominer le monde — ça, c’était bon pour les hommes — mais pour influencer le destin même des immortels.
Pour plier le fil du temps en sa faveur. Pour s’octroyer la victoire contre un rival — Kyala, peut-être, ou même Augustine Joseph, bien qu’il soit convaincu de pouvoir l’éliminer sans ce détour. Non, le sang d’Alex lui offrirait bien plus : une clé.
Une chance unique d’ouvrir des portes longtemps restées fermées.
Et de s’élever.
Et elle était destinée a venir vers lui, même dans cette église d’où elle espérait trouver un refuge, des bruits de pas retentirent et elles franchirent le seuil — et le virent.
Bishop les attendait déjà, immobile, son regard brillant dans la pénombre sacrée.
Il se leva lentement. Comme s’il avait tout son temps. Il se retourna… et sourit.
— « Ah… enfin. »
Son regard allait d’Alex à Luna, puis revint se poser sur la jeune fille avec une intensité presque paternelle.
— « J’espérais que tu viendrais ici, Alex. Comme ta mère autrefois. Tu vois… même les chiens finissent par rentrer à la maison. »
Luna s’était déjà interposée, ses poings serrés, prête à frapper. Mais Alex, elle, ne bougeait plus. Clouée sur place.
— « Nous sommes dans un lieu saint… »
Bishop étendit lentement les bras, comme pour bénir l’endroit. Un rire étouffé franchit ses lèvres.
— Mais je ne te veux aucun mal ici, je suis venu partager avec toi quelque chose d’inouïe, ma chère Alex.
Puis il ajouta, plus bas :
— « Et ce soir, ce n’est pas toi que je veux tuer. »
Luna bougea d’un centimètre. Il la regarda à peine.
— « Mais si tu me retiens… je te briserai. Lentement. »
Alex sentit son sang se figer. L’église ne les protégeait plus. Cet homme ne respectait aucune règle, et Bishop s’apprêtait à charger vers Luna mais une présence l’arrêta soudainement, il tourna lentement la tête et d’une autre porte surgit Augustine Joseph avec son sabre de cavalerie. Au même moment Dante et Elias entrèrent par la porte principale et vinrent se placer aux côtés d’Alex et Luna.
Mais Bishop se tourna vers Augustine plus heureux que jamais, comme toujours ses prédictions avaient sonné juste.
— Ma vieille amie, nous revoila enfin…
— Tu sais que le combat est interdit ici, Bishop, gronda Augustine.
— Laisse-moi en juger, souffla-t-il, un sourire tordu aux lèvres. Le sacré… dépend du regard.
D’un geste fluide, il dégaina son fauchon vénitien. La lame brillait, ancienne, presque vivante. Elle semblait émettre un souffle grave et ancien, comme si elle avait déjà goûté à trop d’âmes. Un instant, l’atmosphère même du sanctuaire sembla vibrer, comme prise entre deux volontés contraires.
Sans prévenir, il attaqua. Un arc de lumière froide fendit l’espace entre eux. Augustine para avec une précision mortelle, ses bottes raclant la pierre, son souffle calme, son regard fixé dans celui de son adversaire. L’affrontement fut bref mais violent. Chacun des coups portait la haine du passé, les cicatrices partagées, et cette tension retenue d’anciens alliés devenus ennemis.
Augustine fit une pirouette et attaqua en ligne droit avec deux coups tranchant, mais Bishop fin duelliste repoussa aisément ces attaques, si elle croyait le surprendre avec cette feinte, elle ignorait qu’il avait étudier avec les meilleurs maîtres d’armes espagnoles et italiens, et qu’il connaissait des techniques capable de de tuer ses adversaires en un clin d’œil, de plus il reconnaissait le style de Nuri, cette femme arrivait a calculer ses coups minutieusement et savait jouer de son jeu de jambe, le combat allait être plus amusant que jamais.
Dante de son côté voulait intervenir, mais c’était contre les règles, déjà combattre dans un lieu saint était déjà une transgression très grave mais porter assistance à Augustine l’était d’avantage et cette dernière ne lui aurait jamais pardonné. Luna de son côté ne comprenait rien a ce qui se passe, mais qui est cette femme qui se battait avec ce malade avec une épée ?
— Mais c’est quoi ce bordel ? demanda Luna bouche bée.
Elias la regarda puis fit signe à Dante.
— Il faut quitter ce lieu, dit-il nerveusement.
— Et Augustine ? Je ne peux pas la laisser se battre seule.
— Tu ne peux intervenir, tu connais la règle.
— Ce salaud ne respecte aucune règle. Grogna Dante.
— Nous si, il faut mettre Alex en sécurité.
Elias se tourna vers elles, et d’une voix puissante :
— Venez ! il faut partir.
Mais dans le sanctuaire, le duel prenait une autre dimension.
Bishop attaquait avec la grâce cruelle d’un danseur de mort. Son fauchon vénitien, large et courbé, sifflait dans l’air comme un serpent de fer. Sa main droite tenait la garde avec une souplesse presque paresseuse, et pourtant… chaque frappe était d’une précision chirurgicale. Il alternait les coups puissants, circulaires, visant à briser la défense, puis changeait de rythme pour exécuter des estocades traîtresses, rapides et trompeuses.
Augustine ripostait avec courage. Elle maîtrisait son sabre comme une cavalière née : frappes droites, larges balayages, changements d’angle fulgurants. Elle compensait par sa technique et sa rigueur ce que Bishop possédait en force et en sauvagerie. Elle anticipait, analysait. À plusieurs reprises, elle le força à reculer, à rompre.
Mais ça ne dura pas.
Bishop haussa un sourcil, amusé, puis devint sérieux. Il resserra sa garde. Son style changea : moins théâtral, plus brutal. Il accéléra.
Un enchaînement éclatant jaillit.
Un moulinet en feinte, un désarmement tenté, un coup porté à la hanche, puis une rotation rapide — et Augustine eut à peine le temps de lever sa lame pour bloquer. Le choc la fit reculer de deux pas. Son bras trembla.
— Tu fatigues… murmura Bishop avec douceur.
Et cette fois, il frappa juste sous la garde.
Sa lame entailla l’intérieur de son bras gauche. Pas une blessure mortelle, mais nette, douloureuse. Le sang perla sur sa peau sombre. Elle grimaça.
Puis tout s’arrêta.
Toutes les bougies du sanctuaire s’allumèrent d’un seul coup. Comme soufflées à l’envers.
Une lumière chaude et irréelle inonda l’autel, révélant la statue du Christ dans une clarté presque divine. L’atmosphère changea. Le silence devint lourd, sacré. Comme si une présence invisible venait d’entrer dans le lieu et de poser sa main entre les deux combattants.
Bishop s’arrêta net.
Son souffle se coupa.
Même Augustine, pourtant endurcie, fixa la statue, immobile, les lèvres entrouvertes, le regard voilé d’effroi. C’était comme si une force ancienne, impalpable, venait de s’imposer à eux. Quelque chose de vieux comme le monde, intouchable… et en colère.
— Non… pas maintenant… pas ici… grogna Bishop, les mâchoires serrées.
Il leva son fauchon à nouveau.
Mais une voix, ferme, glaciale, surgit dans son dos :
— Ne fais pas ça.
Dante.
Il s’était avancé dans la lumière, sans bruit, et son regard était aussi tranchant que la lame d’un jugement.
— S’il y a une règle, une seule, qui ne peut être violée… c’est celle-ci. Tu le sais. Tu la connais. Si tu continues, Bishop… quelque chose de terrible s’abattra sur toi. Pas de ma main. Pas de la sienne. Mais d’En-Haut.
Un silence de tombe.
Bishop fixa la lumière de l’autel, son fauchon tremblant légèrement dans sa main. Puis, dans un souffle agacé, presque animal, il recula, rengaina lentement.
Il lança un dernier regard à Augustine — blessée, mais toujours debout — et sortit du sanctuaire sans un mot.
Dans le silence revenu, Dante s’approcha.
Il s’agenouilla près d’Augustine, glissa un bras sous son épaule sans rien dire. Elle ne protesta pas. Il la soutint, l’aida à se relever. Elle serra les dents, les traits figés, le regard tourné vers le vide.
Aucun mot ne fut échangé.
D’un pas lent, silencieux, ils quittèrent l’église ensemble.
***
La maison était reculée, cachée derrière un rideau de pins et de brume. L’air y était plus frais, plus silencieux. Une bâtisse ancienne aux murs épais, perdue dans une clairière, où seuls les oiseaux osaient encore chanter.
À l’intérieur, le feu crépitait doucement dans l’âtre. Alex était assise sur un vieux canapé recouvert d’un plaid en laine râpée. Elle tenait une tasse de thé entre ses mains, ses doigts serrés autour de la chaleur. Augustine reposait sur un fauteuil, le bras bandé, les traits tirés mais la posture digne. Luna tournait en rond près de la fenêtre, jetant des regards nerveux vers le chemin.
Dante, debout dans l’ombre, restait silencieux. Il ne dormait pas. Il veillait. Elias, accoudé à la table en bois massif, gardait les yeux fermés, murmurant entre ses lèvres une prière oubliée ou un calcul secret.
Puis des phares découpèrent soudain la nuit à travers les arbres.
Un bruit de moteur, discret. Des pas dans le gravier. Une portière qui claque.
Alex se leva d’un bond.
La porte s’ouvrit.
Victor entra le premier, le visage sombre, les épaules larges comme une armure vivante. Son regard balaya la pièce d’un coup, s’attardant sur chacun d’eux, sur Augustine blessée, sur Alex qui retenait son souffle. Puis Rebecca le suivit, les cheveux encore humides, les traits tendus par la fatigue mais les yeux clairs, toujours aussi indomptables.
Personne ne parla tout de suite. Le silence n’était pas pesant. Il était nécessaire.
Victor referma la porte. L’odeur de la forêt entra avec lui. Il s’approcha d’Augustine, lui adressa un simple regard. Elle hocha légèrement la tête. Respect silencieux.
Puis Alex s’avança. Victor s’agenouilla sans prévenir, la prit dans ses bras. Elle se serra contre lui comme une enfant qui, enfin, pouvait respirer. Il ne dit rien, mais elle sentit sa main sur sa nuque, ferme, protectrice. Rebecca, elle, s’était arrêtée à mi-chemin, les bras croisés, observant tous les visages. Il y avait dans ses yeux une forme de soulagement farouche. Ces gens-là n’étaient pas seulement des alliés. Ils étaient devenus quelque chose de plus.
Une famille abîmée.
Rebecca s’avança, passa près de Dante sans un mot, puis se laissa tomber dans un fauteuil, le souffle enfin relâché.
— Alors ? murmura Luna. On est tous là, maintenant ?
Victor se redressa. Son regard croisa celui d’Elias, puis de Dante. Il y avait encore mille choses à dire. Mais pas ce soir.
— Ce soir, on se repose, dit-il simplement.
Personne ne protesta.
Un moment de calme s’installa. Fragile, mais réel.
La nuit pouvait bien attendre.
Les heures passèrent. Luna fixait les flammes dans la cheminée depuis quelques minutes. Son visage était tendu, ses bras croisés sur sa poitrine, les mâchoires serrées. Rebecca, assise en face d’elle, les coudes sur les genoux, gardait les yeux dans le vide, une cigarette entre les doigts.
Le silence finit par se briser comme un verre jeté à terre.
— C’est quoi ce bordel, Rebecca ? lança Luna brusquement, sans même la regarder.
Rebecca ne répondit pas tout de suite. Elle tira une bouffée, longuement. Puis souffla la fumée vers le plafond.
— Sois plus précise, Luna. Parce que des bordels, j’en vois trois ou quatre depuis ce matin.
— Oh ça va ! gronda Luna en se tournant enfin vers elle. Un malade voulait juste enlever Alex pour la planter au nom de Satan, quoi de plus normal, hein ?
Rebecca la regarda enfin, lentement. Un éclair de tension passa dans ses yeux.
— Ouais ben, bienvenu dans mon monde, pourquoi tu crois que je suis flic ? J’ai ma dose chaque jour, tu comprends maintenant comment je traine avec cette saloperie dans les poumons tout en essayant de rester bien dans ma tête.
— Et tu vis ce genre de saloperie avec Victor sans perdre pied ? demanda Luna sidérée.
Rebecca tira une bouffée et regarda le vide avant de répondre
— Mouais, et je ramène ça chaque soir en rentrant du boulot, et c’est pas facile. Mais vois-tu ? J’encaisse et j’avance, et Victor et Alex encaisse aussi et avancent de leurs côtés.
Luna se leva d’un bond.
— Putain c’est pas une vie pour toi, ni pour Victor, ni pour Alex.
— Tu veux que je fasse quoi Luna ? Hein ? Dit Rebecca froidement. Que je me couche et que je laisse le monde brûler ?
Un silence s’installa, puis Luna, d’une voix plus basse, presque brisée :
— J’ai eu peur Alex. J’ai cru qu’on allait la perdre.
Rebecca hocha lentement la tête. Elle murmura :
— Moi aussi. Mais on est des dures hein ?
Augustine, qui avait suivi l’échange de loin, poussa un soupir et se tourna vers Dante. Il observait les étoiles à travers la fenêtre, l’air étonnamment paisible. Comme s’il s’était absenté intérieurement, loin du chaos.
— J’ai failli perdre contre lui, murmura-t-elle gravement.
— Je sais, répondit Dante sans détourner les yeux.
— Tu allais intervenir, n’est-ce pas ? souffla-t-elle, sa voix soudain plus douce, presque vulnérable.
Un silence s’installa. Puis Dante soupira, lentement.
— Oui… J’allais le faire.
— Même si tu n’en avais pas le droit ?
— Ouais. Je refuse de te perdre… même si tu m’en veux pendant cinq siècles.
Augustine esquissa un sourire triste, sans le regarder.
— Je t’aurais crié dessus, tu sais… Et peut-être… peut-être que je t’aurais embrassé, juste pour que tu comprennes à quel point t’es con.
Dante hocha doucement la tête, toujours figé dans sa contemplation du ciel nocturne. Il avait envie de sortir, de repartir à la chasse. Il voulait traquer Bishop, lui faire payer. Mais il l’avait vue combattre. Et maintenant, le doute s’était infiltré.
À l’étage, Victor descendit silencieusement les escaliers après s’être assuré qu’Alex dormait profondément. En passant devant Elias, il sentit son regard posé sur lui, insistant mais calme. L’agent d’Interpol le suivit des yeux un moment, puis, sans un mot, le rejoignit dans la cuisine.
Victor ouvrit le placard d’un geste mécanique et attrapa un verre. Il le remplit de Vodka Eristoff, sans se presser, puis le porta à ses lèvres. Derrière lui, Elias entra dans la cuisine, les mains dans les poches, silencieux.
— Avez-vous eu un prêtre comme ami dans le passé ? demanda Elias avec un sourire provocateur.
Victor avala une autre gorgée et répondit calmement.
— J’ai très peu d’amis.
— Il s’appelait Darius, dit Elias avec gravité. Un vrai sage, il était un grand chef de guerre avant de devenir prêtre.
— Je connais l’histoire de Darius, répliqua Victor en fixant le vide.
— Oh dans ce cas… sachez qu’il parlait de vous dans son journal. Il admirait votre volonté à vouloir changer, et il a écrit que c’est lui qui vous baptisé Victor, le jour du sacre de Charlemagne.
Victor se tourna lentement vers Elias et le regarda avec des yeux terribles. Ce dernier abandonna son sourire en contemplant son expression, comme s’il le mettait au défi de dire ce qu’il avait à dire à ses risques et périls.
— Vous devriez savoir… que la bête est déjà réveillée et qu’elle se lancera en chasse pour se venger de la personne qui a osé menacer une jeune fille qui lui y est proche.
— Et cette bête… dit Elias hésitant. Est-elle celle dont tout le monde parle ?
— Non… dit Victor sans le quitter du regard. Elle est pire !
Victor ne bougea pas d’un millimètre. Elias gardait les mains dans ses poches, un silence désormais tendu entre eux, dense comme la cendre d’un feu mal éteint.
La porte battante grinça doucement.
Rebecca entra dans la cuisine, les cheveux humides et enroulés à la va-vite, un sweat large tombant sur une épaule. Elle s’arrêta net en voyant les deux hommes figés, chacun ancré dans son rôle, l’un ancien soldat devenu prêtre, l’autre… cette chose dont elle n’avait pas encore saisi toutes les limites.
— J’interromps un truc ? demanda-t-elle prudemment.
Victor baissa enfin les yeux, relâchant la pression d’un regard qui pesait comme une promesse. Il reprit une gorgée de vodka, comme si de rien n’était.
— Non, dit-il simplement. On parlait d’un mort.
Elias esquissa un rictus triste, comme s’il saisissait la pique. Il s’inclina légèrement vers Rebecca, d’un geste presque respectueux.
— Je vous laisse, dit-il à voix basse.
Il sortit, sans attendre de réponse.
Rebecca s’approcha de Victor, posa une main sur le plan de travail, l’autre sur sa hanche.
— C’était tendu, là. Il a dit un truc qu’il aurait pas dû ?
Victor hocha lentement la tête.
— Il a parlé d’un homme que j’ai essayé d’oublier. Et il m’a rappelé que… la bête en moi dort à peine.
Rebecca ne répondit pas tout de suite. Elle leva le verre encore tiède de Victor, le sentit, puis le reposa avec calme.
— Tu crois que t’as besoin de ça pour la garder endormie ? Parce que moi, je crois que tu t’en sors très bien.
— La vodka, c’est juste de l’eau, répondit Victor avec un sourire en coin. Et puis… j’aime pas trop quand on menace mes proches. Ça a tendance à me rendre… très en colère.
— Tu parles de Bishop ?
— Ou de n’importe qui d’autre.
— Dis-moi que tu vas pas nous la jouer version gars possédé et furieux…
— Tu trouves que je ne suis pas calme ?
— Justement, dit Rebecca en fronçant les sourcils. Tu l’es trop. Et j’aime pas ce que je ressens là, en te regardant.
Victor la fixa, longuement. Puis il posa lentement ses deux mains à plat sur le plan de travail, comme pour s’ancrer.
— Dis-moi, Rebecca… si quelqu’un s’attaquait à Luna, ou à Alex… ou à moi… qu’est-ce que tu ferais ?
— Je l’aurais buté, répondit-elle aussitôt. Sans hésiter. Mais je suis pas toi.
— Non. Justement, dit-il d’une voix grave. Je l’aurais buté aussi. Parce que comme toi, je protège ceux que j’aime. Alex est de ma famille. Luna aussi, même si elle le sait pas encore. Et toi…
Il s’interrompit. Baissa un peu la tête, puis la releva avec ce regard qu’elle seule connaissait.
— Toi, j’ai pas besoin de te dire ce que tu représentes pour moi. Alors je te rassure : je vais pas replonger comme à Juarez. Ce stade-là, je l’ai dépassé.
Rebecca resta figée. Une part d’elle fut soulagée… une autre sentit que ce calme était la surface glacée d’un volcan.
— Ouais… ben reste au-dessus. Parce que si tu redeviens ce que t’étais là-bas… même moi, je pourrais pas te suivre. Et puis merde j’ai trop la pétoche de te voir courir après ce type.
Victor s’approcha. Il posa une main chaude contre sa nuque, doucement, sans la forcer.
— C’est pas moi que tu devras suivre, Rebecca. C’est moi qui te suivrai. Toujours. T’en fais pas, aussi sorcier qu’il soit j’en ai tué pire dans le passé.
Et elle sut, à cet instant précis, que la bête ne dormait pas. Elle marchait simplement à ses côtés… en silence.
Il lui serra la main un moment, puis entra dans le salon, où tout le monde était réuni. Dante. Augustine. Elias.
— Je veux que vous restiez ici… et que vous protégiez Alex.
— Et toi, tu vas où ? demanda Luna, la voix tendue.
— Je vais le retrouver, dit-il gravement.
Le silence tomba. Brutal. Même le vent semblait retenir son souffle.
— Tu plaisantes, j’espère ?! lâcha Luna. Tu veux aller te battre contre un cinglé pareil ? Seul ?! Rebecca, dis-lui que c’est une idée de merde !
Mais Rebecca soutint son regard. Elle ne dit rien. Et Victor hocha la tête vers Dante, Elias et Augustine. Elias se mordit la lèvre, le cœur au bord du gouffre. Augustine, elle, baissa la tête. Et se maudit intérieurement.
Victor sortit.
Luna, figée, dévisagea sa grande sœur — sidérée. Puis sans prévenir, elle se leva d’un bond et le suivit.
Rebecca croisa les bras. Elle fixa le vide. Elle n’avait rien à dire à Luna. Parce qu’elle n’était pas prête. Et qui le serait ? Dehors, Luna accéléra le pas derrière Victor. Le cœur battant. Les mains serrées. Et puis soudain, elle explosa :
— Victor ! Attends ! Mais attends, mierda !
Victor s’arrêta sans se retourner.
— Quoi ? dit-il calmement.
— Quoi ?! répéta Luna en se postant face à lui. Mais tu t’entends parler ? Tu débarques comme un putain de revenant, tu dis trois mots, tu décides d’aller affronter ce taré… et nous, on est censés faire quoi ? Te regarder crever ?
Il ne répondit pas. Son silence était une réponse en soi.
— Putain Victor, c’est ça ton plan ? T’as prévu de mourir en beauté ? Tu veux rejouer le solitaire ?
— Non, dit-il doucement. J’ai prévu d’en finir.
— Tu mens. Tu fais toujours ça quand t’as décidé de te foutre dans la merde. T’as ce regard… celui que t’avais quand t’es venu me dire adieu, après Benito.
Victor fronça les sourcils.
— Ce n’était pas un adieu, Luna.
— C’en était un pour moi ! cria-t-elle.
Elle fit un pas vers lui, le bouscula du plat des deux mains.
— Tu crois que je t’ai tatoué pour quoi ? Pour te voir disparaître encore ?! J’ai jamais su ce que t’étais vraiment, je t’ai jamais demandé… mais merde, t’étais là ! Tu faisais partie de ma vie ! Et maintenant tu veux aller affronter un mec qui fout la trouille à tout le monde, en solo ?
Victor baissa enfin les yeux vers elle. Un éclat de tristesse dans son regard sombre.
— Ce n’est pas à vous de le combattre. C’est à moi.
— Tu crois que ça change quoi ?! On est là, bordel ! Tu fais partie de nous maintenant. Même si t’as des secrets, même si t’es bizarre, même si t’es pas… je ne sais pas ce que tu es, ou ce que tu veux ! Je m’en fous. Tu crois que ça change ce que tu représentes pour Alex ? Pour moi ? Pour Rebecca ?
Un long silence s’étira entre eux. Puis Luna, la voix soudain plus cassée :
— Arrêtes de tout porter sur tes épaules. Un jour tu vas y passer, et crois moi… c’est con d’y passer tout seul.
Il s’approcha alors. Lentement. Et posa une main sur sa joue.
— J’ai pas l’intention d’y passer, Luna. Pas tant qu’Alex est en vie. Pas tant que Rebecca me regarde comme elle le fait. Et pas tant que toi, tu me cries dessus comme une frangine en colère.
Elle renifla. Le regarda longuement.
— Une frangine en colère qu’il dit… c’est pas une frangine qui se tient devant toi Mio ! Mais une femme qui t’a aimé et a accepté de te voir partir pour en aimer une autre… mais ne compte surtout pas sur moi pour te regarder partir crever cette fois… c’est au-dessus de mes forces.
Il esquissa un léger sourire et lui pinça gentiment la joue, un geste qui arracha un léger sourire à Luna.
— Un jour je te dirais tout, ma petite guerrière au grand cœur
Puis il s’éloigna, laissant derrière lui une Luna à la gorge nouée. Et je te le répète : je reviendrais vers vous.
Elle le regarda s’éloigner jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière la ligne des arbres.
Et là seulement, elle laissa couler une larme.
***
Victor s’éloigna le plus possible de la maison. Son esprit carburait à toute allure, il pouvait commencer la traque mais cette dernière prendrait du temps, et il avait envie d’en finir le plus rapidement possible, en jetant un regard a son téléphone il fouilla son journal d’appel puis composa un numéro et attendit quelques seconde, une voix polie lui répondit.
— Trust Kyorei ! Que puis-je pour vous ?
— Dites a Kyala que Victor Kruger désire lui parler.
Un silence lui répondit puis :
— Ne quittez pas.
Une minute d’attente et une voix douce et mélodieuse lui répondit :
— Belle entrée en matière Kruger.
— Disons que je n’ai pas le temps pour les entrées en douce.
— Rien ne vaut le directe parfois… que veux-tu ?
— Je veux Bishop, Kyala. Et je le veux maintenant.
Kyala qui était assise dans son bureau regarda le vide un moment, puis jeta un coup d’œil à Jin Ke qui se tenait devant elle, le guerrier soutint son regard un moment et Kyala répliqua d’une voix détachée.
— Tu ne l’as jamais vu, tu ne sais rien de lui. Pourquoi maintenant ?
— Il s’est attaqué à ma filleule, et les personnes qui s’en prenne à ma famille je les efface de la surface du monde.
— Oh, dit Kyala en opinant du chef. J’espère que tu ne me crois pas responsable de ses actes ?
— Non, sinon je n’aurais pas appelé.
— C’est heureux Kruger, parce que crois le ou non je ne m’attaque pas aux familles, dit Kyala d’une voix effrayante. Cela a tendance à me... salir les mains inutilement. Kuzuryū-san !
Cette fois Victor fronça les sourcilles et Kyala sourit derrière le fil, car elle savait qu’elle avait marqué un coup.
— Qui t’a donné ce nom ?
— Tu ne te rappelle pas de moi, dit Kyala d’une voix étrange. Tu nous as sauvé moi et mes parents du clan Iga, tu as couvert notre retraite dans la vallée… j’avais sept ans… tu as laissé une veuve et des amis qui ont pleuré ta mort… et j’ai passé des années à rêver que tu reviendrais…
Kyala se leva lentement de son fauteuil, laissant le silence s’installer entre eux comme un poison lent. Sa voix descendit d’un ton, plus grave, presque douce :
— Tu n’as pas changé… Tu prends les douleurs du monde sur tes épaules, et tu dresses des tombes à ceux qu’on oublie.
Victor resta silencieux.
— Tu veux Bishop. Tu veux l’homme qui murmure aux miroirs et aux morts. Très bien. Mais je ne te le livrerai pas comme on jette un os à un chien. Il est à moi, Kruger. Il fait partie de mon pacte. De mon équilibre.
— Alors considère que je viens déséquilibrer ton monde, souffla Victor.
Un petit rire cristallin s’échappa de Kyala.
— Tu étais plus poète autrefois. Aujourd’hui tu grognes comme un loup blessé… Dis-moi : est-ce Rebecca qui a rallumé ça en toi ? Cette rage douce, ce feu que je croyais mort ? Ou est-ce le souvenir d’Aiko que je viens de réveiller ?
Victor ferma les yeux un instant. Ce nom. Ce souvenir.
— Tu as trente secondes, Kyala, et ensuite je raccroche.
— D’accord, d’accord. Je veux bien te le donner. Mais en échange, je veux un pacte. Entre nous. Tu restes hors de mes affaires. Je reste hors des tiennes. Et surtout… tu éloignes les tiens.
— Marché conclu. Mais si tu franchis la ligne, si l’un des tiens touche aux miens… je reviendrai. Et tu sais que je ne préviens qu’une fois.
— Évidemment. Kuzuryū-san.
Un dernier silence.
— Les Miroirs du Silence, une boutique d’antiquités a Ross Alley. Mais souviens-toi d’une chose, Kruger… Rien n’est éternel. Pas même entre les immortels.
Puis elle raccroche.
Victor reste là un instant. Il range le téléphone. Le regard vers les lumières de la ville.
Il sait où aller. Et ce qu’il devait faire.
***
Difficile de dire depuis combien de temps cette boutique existe. À vrai dire, personne ne s’en souvient vraiment. Perdue au milieu de Ross Alley, entre une vieille blanchisserie abandonnée et un entrepôt aux rideaux tirés, "Les Miroirs du Silence" semble hors du temps, comme une relique d’un autre monde.
Sa devanture est noire, laquée, craquelée par endroits, avec une enseigne peinte à la main en lettres effacées. Un œil doré, peint sur une vitre poussiéreuse, vous suit quand vous passez devant. La porte grince toujours, même quand personne ne l’ouvre.
À l’intérieur, le silence est presque religieux.
Les murs sont couverts de miroirs anciens, de tailles et de formes diverses — certains vénitiens, d’autres aztèques, quelques-uns japonais ou africains.
Certains sont fêlés, d’autres couverts d’un voile de poussière… mais aucun ne reflète vraiment ce que l’on s’attend à voir.
Parfois, un visage vous regarde, le vôtre… ou pas.
Au fond, derrière un comptoir en acajou usé, une immense miroir ovale encadré de runes et de symboles vaudou trône contre le mur. C’est le siège de Bishop.
Derrière lui, une tenture rouge sang, parfois agitée sans courant d’air, cache une pièce interdite, réservée aux invocations.
L’atmosphère est dense : encens, herbes séchées, plumes noires suspendues, bocaux mystérieux, et des bougies qui ne s’éteignent jamais. On y trouve aussi des grimoires écrits à la main, empilés dans un désordre organisé. Certains semblent vivants, comme s’ils respiraient lentement dans leur sommeil.
Le sol craque. L’air est humide. Le temps se plie ici, comme les reflets dans les glaces.
Et au centre de tout cela, dans le reflet d’un miroir terni… les yeux de Bishop vous observent avant même que vous ne franchissiez la porte.
La pluie tombait en filets fins, glissant sur les toits de Chinatown et enveloppant Ross Alley d’un voile de mystère. Victor avançait lentement, absorbé par cette atmosphère étrange, presque irréelle, où les lanternes rouges dessinaient sur les murs des ombres dansantes. Il s’arrêta devant la devanture usée d’une boutique discrète : Les Miroirs du Silence.
Avant même d’avoir touché la poignée, il le sentit.
Cette vibration dans l’air. Ce frisson le long de la colonne vertébrale.
La présence d’un immortel.
Et pas n’importe lequel.
Bishop l’avait senti lui aussi. Le jeu avait déjà commencé.
Lorsqu’il entra, l’odeur d’encens, de cire et de poussière ancienne l’enveloppa immédiatement. Partout, des miroirs. Des reflets fragmentés. Des visages difformes. Les bougies posées entre les statues et les livres grésillaient faiblement. Un murmure presque inaudible semblait courir entre les murs, comme une mémoire vivante de tous ceux qui étaient entrés ici sans jamais en ressortir les mêmes.
Et puis, la voix.
— Je ne pense pas vous connaître messire, êtes vous venu chercher un article en particulier ? ou quelque chose d’autre ?
Il était là, assis dans un fauteuil aux lignes baroques, un fauchon vénitien posé à portée de main. Son regard intense capturait chaque détail de la silhouette de Victor. Il portait une chemise blanche immaculée et un manteau pourpre brodé de symboles anciens. Son visage, calme, dégageait une sagesse aussi troublante que dangereuse.
Victor s’approcha, ses pas résonnant sur le plancher abîmé.
Il ne répondit pas immédiatement. Son regard glissa sur les reflets trompeurs, sur les doubles de Bishop éparpillés entre les glaces.
— Alex Reagan vous passe le bonjour, dit-il d’une voix sombre.
— Ah… vous êtes son protecteur ? dit Bishop, amusé. Un ami d’Augustine, peut-être ? Ou de Nuri ?
— Vous oubliez Denise. La mère d’Alex.
— Je vois… donc vous ne savez pas qui est Alex, n’est-ce pas ?
Victor hocha la tête, regardant les miroirs autour de lui.
— Alex est la fille de mon ami. Je n’ai pas besoin d’en savoir plus.
— Donc vous l’ignorez, reprit Bishop en se levant lentement. Alex n’est pas une immortelle, mais elle est destinée à de grandes choses.
— Je vois, répondit Victor, un sourire en coin. Un grand fan d’horoscopes. Saviez-vous qu’on disait de Néron qu’il était l’antéchrist ? Que David Koresh se prenait pour un Cyrus moderne ? Qu’Élisabeth Báthory se baignait dans le sang pour préserver sa beauté ?
— Vous ne me croyez pas, n’est-ce pas ? dit Bishop sans cesser de sourire.
— Mais si, bien sûr, rétorqua Victor avec un faux sérieux. Je crois que vous êtes… un cinglé qui a besoin de faire resserrer quelques boulons.
— Et vous ? Que croyez-vous être, monsieur ?
Le sourire de Victor s’effaça.
— Je crois que vous parlez trop.
Bishop inclina légèrement la tête, son regard toujours accroché au sien.
— Et je crois que vous êtes venu ici pour mourir.
Victor ne répondit pas. Il franchit un pas. Le katana noir à la main, les yeux fixés sur son adversaire. Pas de mots. Il était dans ce silence d’avant l’orage, ce vide intérieur où ne subsistait que le combat, pur et brut.
Bishop leva la main. La boutique disparut.
Victor se retrouva dans une rue qu’il connaissait. Des ruines. Des cris. Le visage d’Alex en sang. Rebecca à genoux, hurlant son nom. Des flammes. Une main squelettique jaillit du sol et tenta de le saisir. Illusion. Il ferma les yeux une fraction de seconde, balaya l’air d’un revers, et tout s’évanouit.
Bishop souriait. Il frappait à nouveau.
Le sol se dérobait sous Victor, les murs s’effondraient, des centaines de visages d’immortels morts défilaient devant lui, hurlant leur colère, leurs souffrances. Il sentit le poids de leurs morts, de leurs cris. Wolken. Wheeler. Tellier. Même Aiko, pâle comme un spectre.
Victor ignora tout. Il avançait. Le sabre levé. Ses yeux se fermaient à la douleur, à la mémoire. Sa respiration était régulière. Mécanique. Pilotage automatique.
Les lames s’entrechoquèrent.
Bishop bougeait avec une grâce fluide, presque féline, son fauchon traçait des cercles d’argent dans l’air trouble. Mais Victor bloquait, esquivait, tranchait. Aucun cri. Aucune rage. Juste la froideur absolue d’un homme revenu d’entre les morts. Il refusait la peur. Refusait l’illusion.
Une pluie de sang tomba du plafond. Une rivière de mains noires se rua vers lui. Le miroir derrière Bishop se brisa dans un hurlement. Des voix en latin, en créole, en grec ancien psalmodiaient des menaces venues d’un autre âge.
Victor fonça. Le premier coup fendit l’épaule de Bishop, qui recula en grognant. Son illusion vacilla.
Le deuxième fendit l’autel en deux. Le troisième fut stoppé. Bishop hurla, libérant un éclair d’énergie qui projeta Victor à travers une étagère.
Mais Victor se releva. Les yeux noirs. Menaçants. Inchangés. Rien ne l’avait atteint. Son pas reprit, lentement, inexorablement.
Le duel venait à peine de commencer. Mais Bishop avait compris.
Il ne pouvait pas briser cet homme. Parce qu’il n’était plus un homme. Il était une lame.
Bishop le comprenait à présent. Ce n’était pas seulement sa posture ou son silence. C’était cette chose implacable dans ses yeux, une absence totale d’humanité. Une concentration froide, mécanique. Il n’y avait plus rien à toucher. Plus de faille.
Mais Bishop était ancien. Rusé. Il connaissait les angles morts de l’âme. Il esquissa un sourire, presque tendre, et se mit à murmurer. Une langue oubliée, gutturale. Les mots dansaient dans l’air comme des insectes venimeux. Car il y avait toujours une peur cachée. Même chez les plus durs. Même chez les plus fous.
Le monde vacilla.
Victor se retrouva devant sa maison. La porte était entrouverte. La lumière tamisée filtrait à travers les persiennes. Il sentit son cœur ralentir. Ce n’était pas réel. Il le savait. Mais il entra quand même.
Et là, dans le salon, Rebecca. Dans les bras de Clay. L’ex-fiancé. Les deux s’embrassaient comme des amants perdus retrouvés. Sans honte. Sans conscience. Elle leva les yeux vers lui, et sourit. Un sourire narquois. Glacial. Puis elle se serra plus fort encore contre Clay, qui, hilare, l’enlaçait comme un conquérant.
Victor inspira longuement. Le poids de l’image était énorme. Un piège vicieux. Parfaitement conçu. Il ferma les yeux. Une fois. Deux. Mais l’image ne partait pas.
Alors il leva Muramasa. Lame noire. Lame fidèle.
Sans prévenir, il plongea la lame en arrière, au-dessus de son flanc, d’un geste sec et chirurgical.
Un hurlement de douleur creva l’air. L’illusion se brisa en éclats de verre.
Bishop gisait au sol, les yeux révulsés. La lame noire lui transperçait l’abdomen, clouant sa silhouette longiligne dans la poussière. Il lutta pour respirer, secoua la tête comme pour chasser un cauchemar.
— Non... ce n’est pas possible... Ce n’est pas ce que j’ai vu...
Il toussa, un flot de sang jaillit de sa bouche. Il chercha Victor du regard, un dernier espoir, une réponse, un sens à tout cela.
— Qui êtes-vous... ? souffla-t-il, tremblant.
Victor ne répondit pas tout de suite. Il retira la lame d’un coup sec. Le sang coula en nappe sombre.
Puis, froidement :
— Un gars né sous une mauvaise étoile.
Et dans le même mouvement, il trancha la tête du sorcier. Net.
Bishop n’eut pas le temps de voir la fin.
Le silence s’abattit d’un coup. Un silence épais, anormal. Comme si le monde avait cessé de respirer.
Le corps décapité de Bishop bascula lentement, comme ralenti par une main invisible. Sa tête roula au sol, les yeux encore écarquillés par la stupeur, figés dans une dernière question sans réponse.
Victor ne bougea pas. Il resta là, droit, Muramasa dégoulinant de sang noir, les muscles tendus, le souffle à peine plus rapide. Il connaissait ce moment. Il l’avait vécu des dizaines de fois. Mais celui-là… il sentait déjà que ce serait différent.
L’air se mit à vibrer.
Pas le vent. Pas une tempête. Quelque chose de plus profond. L’énergie. Une tension dans l’atmosphère. Le monde retenait sa respiration.
Puis tout explosa.
Le sol se fissura sous les pieds de Victor. Une onde d’énergie s’échappa du cadavre de Bishop, comme un geyser de lumière noire et d’éclairs violets. Les miroirs accrochés aux murs – même ceux brisés – se mirent à trembler, puis à hurler. Oui, hurler, car des voix s’en échappaient, rauques, anciennes, souffrantes. Les reflets déformés de Bishop prenaient vie, tous en même temps, dans des angles impossibles.
Et l’un après l’autre, ils explosèrent en volutes de verre et de feu.
Victor fut projeté en arrière par la première vague. Son dos heurta violemment une colonne de pierre, mais il tint bon. Il planta Muramasa dans le sol pour s’ancrer, le visage figé, les yeux rivés sur le centre du maelström.
Là, suspendue dans l’air, une silhouette : celle de Bishop, mais faite de fumée et d’os, hurlant à la mort, les bras écartés comme crucifié par ses propres pouvoirs. Des dizaines de runes brûlaient autour de lui, tournoyant à une vitesse folle, puis se désintégraient une à une, laissant dans l’air une odeur d’ozone et de soufre.
Une voix monta. Une incantation. Ancienne. Fêlée. Un dernier sort.
Mais Victor n’entendait rien. Il était à l’intérieur. Avalé par l’ouragan.
Le Quickening de Bishop n’était pas un feu purificateur. C’était une tempête d’illusions, de savoirs volés, de douleurs accumulées. Des siècles de manipulations, de cauchemars, d’obsessions. Victor fut traversé de visions : des forêts sans fin, des visages torturés, des enfants possédés, des prêtres enchaînés, des cris d’animaux, des chants oubliés. Le savoir interdit. L’horreur. La puissance.
Et au milieu de tout cela… une voix. Douce. Claire. Lointaine. Celle d’un jeune garçon.
« Tu aurais pu me laisser vivre… »
Victor sentit ses genoux fléchir. Il serra les dents. Il ne répondit pas. Il ne devait pas répondre.
Alors il rugit. Non un cri de douleur. Mais de refus. De guerre.
Le ciel se déchira.
Un éclair massif s’abattit sur lui, droit depuis un ciel sans nuage. Une colonne de lumière blanche, crue, ravageuse. Le vent s’éleva, tourbillonna, avalant les cendres et les restes du sorcier. Le sol trembla. Les runes explosaient en étincelles autour de lui. Et au cœur de la déflagration, Victor resta debout, la tête renversée en arrière, les bras ouverts, absorbant l’essence même de Bishop.
Puis, lentement… le silence revint.
Un silence hanté.
Victor rouvrit les yeux. Son regard n’avait pas changé. Mais derrière l’éclat glacé de ses pupilles, quelque chose avait bougé. Un écho. Une mémoire étrangère.
Il releva Muramasa. Essuya la lame d’un geste sec.
Et il murmura, pour lui seul :
— Je sais qui tu étais, maintenant.
Puis il tourna les talons, et repartit dans la nuit, en laissant derrière lui un champ de ruines et une odeur de mort.
***
La nuit s'était apaisée, comme si le monde lui-même avait cessé de trembler.
Devant la maison, Alex attendait. Assise sur les marches, les bras autour de ses genoux, elle guettait l’obscurité, le cœur battant dans ses tempes. Ses yeux étaient rouges de fatigue, mais elle refusait de cligner des paupières, de peur de manquer son retour. Chaque minute sans lui pesait comme une heure.
Et puis… il apparut.
Silencieux. Lent. Le pas lourd. Le sabre noir toujours en main. Son manteau déchiré par les vents, la suie et les cendres sur sa peau. Mais vivant. Victor.
Alex se leva d’un bond. Elle resta figée un instant, comme paralysée par l’émotion. Puis elle courut. Pieds nus sur les pavés. Les larmes jaillirent avant même qu’elle n’atteigne ses bras.
— VICTOR !
Elle se jeta contre lui de toutes ses forces. Ses bras l’enlacèrent à la taille, son visage se pressa contre son torse, et elle éclata en sanglots. Des sanglots chauds, épais, déchirants, comme ceux d’une enfant retrouvant enfin la sécurité. Elle tremblait de tout son corps.
Victor ne dit rien. Il referma lentement ses bras autour d’elle, l’enlaça avec force, avec une infinie tendresse, et posa son menton contre son crâne. Ses doigts passèrent dans ses cheveux en silence. Il ferma les yeux. L’espace d’un instant, tout le reste n’existait plus. Juste elle. Juste ce souffle qu’il sentait contre sa poitrine. Vivant. Ensemble.
Rebecca sortit la première, ses yeux fouillant la nuit comme une battante qui n’ose y croire. Et quand elle le vit… quand elle vit Victor debout, tenant Alex contre lui… elle porta les deux mains à sa bouche. Elle chancela presque. Un souffle s’échappa de ses lèvres, un cri à moitié formé, un soupir de délivrance. Elle s’avança lentement, les larmes aux yeux, incapable de parler, de respirer. Il était revenu. Il était entier.
Luna la suivit. Elle s’arrêta dans l’embrasure de la porte, et son regard se posa sur eux. Elle ne dit rien. Ses lèvres tremblèrent, et un sourire discret, sincère, se dessina sur son visage. Ses bras se croisèrent sur sa poitrine comme pour contenir le trop-plein d’émotion. Voir Victor, l’homme qu’elle avait tatoué de ses mains, debout après ce qu’il avait affronté… Elle sentit ses yeux s’embuer malgré elle.
Derrière, dans la pénombre du salon, Elias et Joséphine s’étaient levés.
Elias ne parla pas. Il hocha la tête lentement, grave, le regard posé sur l’homme qu’il avait autrefois vu comme une énigme. Il comprit alors. Ce qu’il avait combattu, ce qu’il avait sauvé, ce qu’il avait choisi. Joséphine posa une main sur son bras, sans un mot, et ensemble ils regardèrent ce moment suspendu, comme s’ils assistaient à la fin d’une longue guerre.
Victor leva enfin les yeux. Et croisa ceux de Rebecca.
Et sans qu’un mot soit échangé, elle sut.
Le cauchemar était terminé.
Il était revenu.
Dans la maison, Alex ne le quitta plus. Elle était assise sur ses genoux, lovée contre lui comme une enfant retrouvant son refuge, ses bras passés autour de son cou, son front appuyé contre le sien. Ses yeux bleus, gonflés de larmes séchées, continuaient de briller d’une intensité troublante — une lueur mêlée de soulagement, de tendresse et de cette peur sourde qu’elle n’arrivait pas encore à effacer. Celle de l’avoir perdu. Celle de s’être crue seule, à nouveau.
Victor ne disait rien. Il gardait une main posée dans le dos de la jeune fille, l’autre reposant sur ses jambes, calme, paisible. Son regard se perdait parfois dans le vide, encore hanté par l’écho du combat, les illusions, la violence du Quickening… Mais Alex, blottie contre lui, l’ancrant dans le présent, dissipait peu à peu les brumes de l’affrontement.
Augustine, Elias et Dante observaient la scène depuis le seuil de la pièce. Aucun n’osa briser ce silence précieux. Un simple regard entre eux suffit. Ce lien entre Victor et Alex n’avait rien d’ordinaire. Il dépassait le sang, les serments et les combats. Il parlait d’une fidélité profonde, née dans les cendres et le feu, tissée à travers la douleur et les années.
Alors, doucement, les trois immortels reculèrent. Ils quittèrent la pièce à pas feutrés, laissant derrière eux cette bulle de paix fragile et nécessaire.
Ils avaient compris. Ce moment n’était pas pour eux.
C’était celui de deux âmes brisées qui s’étaient retrouvées — et qui, pour quelques heures encore, refusaient de lâcher prise.
Luna, restée aussi en retrait près du seuil, observait Victor et Alex en silence. Sans un mot, elle tourna la tête vers Rebecca, son regard profond et grave. Elle lui fit un signe discret du menton. Rebecca haussa un sourcil, intriguée, mais accepta sans discuter. Elle la suivit.
Les deux femmes quittèrent la maison et s’enfoncèrent dans le jardin, traversant lentement l’herbe humide et les buissons endormis sous les étoiles. Luna gardait le silence, son pas mesuré, jusqu’à ce qu’elles soient suffisamment loin du manoir, à la lisière de l’obscurité.
Rebecca croisa les bras, impatiente mais attentive.
— C’est quoi ce regard, Luna ? Tu veux me dire quelque chose ou tu comptes m’amener jusqu’à la forêt ?
Luna s’arrêta, se retourna, et la fixa longuement. Il n’y avait plus l’espièglerie dans ses yeux, plus la douceur nonchalante. Juste une lucidité froide, tendue, et une peine qu’elle avait essayé de cacher toute la soirée.
— Je vais la jouer carte sur table ma grande, j’ai essayé de garder cela pour moi, mais je n’y arrive pas…
— De quoi tu parles Luna ?
— De Victor… écoute au risque que tu me casse la gueule…
— Tu éprouves encore des sentiments pour lui ? demanda Rebecca d’une voix douce.
Luna la regarda surprise puis :
— Ecoutes… je te rassure tout de suite, dit-elle les larmes aux yeux. J’ai pas l’intention de t’enfiler loin de moi cette idée, c’est juste que… en le voyant partir affronter ce malade j’avais eu si peur… si peur qu’il ne revienne pas… que cela à réveiller quelque chose en moi que je croyais… avoir oublié, mais en même temps… je ne sais pas comment tu fais… moi a ta place je me serais barré car je pourrais plus supporter cela.
Luna s’effondra au sol et Rebecca se précipita à son chevet.
— Hé ? dit Rebecca en lui prenant le visage a deux mains. Tu crois que je suis aveugle ? Tu crois que je ne sais pas ce que tu ressens ? Petite conne toi et moi on aime le même homme et crois-moi je ne serais jamais jalouse de ma frangine, même si a l’époque je t’avais défoncé la gueule, mais j’étais en colère contre moi avant tout. Et je sais que c’est angoissant cette expérience que tu as vécu…
Rebecca s’interrompit, émue. Elle serra Luna contre elle avec force, posant son front contre le sien, les mains encore tremblantes. Les sanglots de sa sœur secouaient ses épaules, bruts, incontrôlés. La lune éclairait à peine leurs visages, et tout autour, le jardin semblait retenir son souffle.
— Tu sais ce qu’il m’a dit, la première fois qu’il m’a sauvée ? murmura Rebecca. Il m’a dit : "Je suis désolé de ne pas avoir été là plus tôt." Et depuis… il est toujours revenu. Toujours. Même quand je pensais qu’il était mort, même quand tout me disait de l’oublier, il était là. Alors ouais, j’ai peur, moi aussi. Tout le temps. Mais j’ai plus peur de le perdre en fuyant que de rester et de souffrir avec lui.
Luna releva les yeux, noyés de larmes. Rebecca sourit avec tendresse, et glissa ses doigts derrière sa nuque pour la garder près d’elle.
— T’as le droit d’avoir mal. T’as le droit d’avoir peur. Et t’as surtout le droit de l’aimer, même si tu crois que t’as pas le droit. Parce que tu l’as aidé à se reconstruire, Luna. T’as tatoué sa douleur pour qu’il s’en souvienne, pas pour qu’il la fuie. Et il t’en est reconnaissant. Tu fais partie de lui, que tu le veuilles ou non.
Luna hocha doucement la tête, incapable de parler. Rebecca l’enlaça plus fort.
— On est toutes les deux dans cette galère. Mais t’as ma parole : je te laisserai jamais de côté. On est une meute, toi, moi, Alex. Lui aussi. Et il n’en restera pas qu’un. Pas cette fois.
Le silence les enveloppa, paisible. Les larmes s’apaisèrent lentement, et les deux sœurs restèrent là, unies, à la lisière de la nuit, respirant la même douleur, mais aussi la même force.
***
Elias Navarre restait adossé contre la voiture, les yeux perdus dans le vide. Tout s’entremêlait dans sa tête : cette affaire tordue, la mort de Bishop… et surtout lui. Victor Kruger.
Il l’avait observé, analysé, et enfin compris. Cet homme avait construit une vie. Pas parfaite, non — fissurée, cabossée, tourmentée — mais une vie quand même. Et derrière cette façade, Elias avait entrevu la légende : l’effrayant, le redouté, le guerrier que d’autres immortels avaient craint pendant des siècles. Le démon du passé. Celui que Ramirez, jadis, avait qualifié de « guerrier parfait » pendant l’une de ses leçons, ou que Darius avait accueilli autrefois, âme brisée et assoiffée de rédemption. Il se demandait s’il devait lui parler. Lui demander de rejoindre leur combat contre Kyala et ses chiens. Mais briser cette paix-là… aurait été profondément égoïste.
Puis il la vit enfin.
La jeune fille blonde. La cible de Bishop. Elle venait de sortir du manoir, une tasse fumante entre les mains. Il la regarda un moment. Quelque chose en elle le frappa.
Elle avait un regard d’une maturité troublante, une aura douce mais solide, presque lumineuse. Un calme rare.
Elias se redressa lentement, hésita, puis s’avança. Arrivé à quelques pas, il ralentit, comme s’il craignait de briser une bulle invisible autour d’elle. Alex leva les yeux. Elle le vit. Et inclina doucement la tête. Comme si elle le connaissait déjà.
Le silence qui s’installa entre eux était paisible. Suspendu. Il remarqua que ses mains ne tremblaient pas. Aucune peur. Juste de la fatigue. Et cette lumière dans ses yeux, intacte.
— Vous devez être Alex, dit-il d’une voix basse.
Elle hocha simplement la tête. Le silence ne semblait pas la déranger. C’était lui, Elias, l’ancien Templier, le traqueur, le croyant égaré, qui se sentit soudain maladroit, presque fébrile. Devant lui se tenait une survivante, pas une enfant.
Il s’éclaircit la gorge.
— Je voulais… vous voir. Vous étiez la cible.
— Je sais, répondit-elle simplement.
La clarté de sa réponse le déstabilisa.
— Je suis désolé pour ce que vous avez vécu.
Elle baissa les yeux vers sa tasse, un léger sourire sur les lèvres.
— Vous n’avez pas à l’être. Vous n’étiez pas avec eux.
Il voulut protester. Lui dire qu’il aurait dû y être. Qu’il aurait dû faire quelque chose. Mais à quoi bon ? Elle avait raison. Il n’était ni un monstre, ni un sauveur. Juste un homme arrivé après la tempête. Comme toujours.
— Vous savez… dit-il, un peu gauche. Après une mission, y’a une vieille tradition : les survivants partagent une bière.
Alex releva les yeux, et lui sourit. Un sourire si doux, si pur, qu’il sentit son cœur se contracter. Jamais, en sept siècles, il n’avait vu un regard pareil. Ce n’était pas un sourire de gratitude. C’était… une reconnaissance silencieuse. Un baume.
— Pas aujourd’hui… dit-elle doucement. Mais peut-être… une autre fois ?
Il se redressa, presque trop vite.
— Ce serait génial ! répondit-il avec un sourire sincère.
Et pour la première fois depuis longtemps, Elias Navarre sentit que l’espoir n’était pas un mot vide.
Alex retourna doucement vers le manoir, laissant Elias seul avec un sourire idiot, les mains enfoncées dans les poches, l’air un peu bête, un peu heureux. Il la regarda s’éloigner, ses cheveux blonds flottant légèrement dans la brise du soir, comme si elle emportait un morceau de paix avec elle.
Il soupira. Longuement.
Il avait affronté des fanatiques, des démons, des immortels corrompus par des siècles de haine… mais une gamine avec une tasse de tisane venait de le mettre à genoux, sans lever la voix.
Il se tourna lentement vers le ciel, observe les étoiles qui commencent à percer la nuit, et murmura presque pour lui-même :
— Foutu. Complètement foutu…
Il reste là encore quelques minutes, à savourer cet étrange mélange de chaleur et de vertige dans sa poitrine. C’était absurde. C’était improbable. Mais c’était là. Et ça ne ressemblait à rien de ce qu’il avait connu.
Puis, lentement, il s’éloigne lui aussi du manoir, marchant le long de la clôture bordée d’arbres, les pensées pleines de cette fille aux yeux calmes et à la voix douce. Un éclat dans l’obscurité. Une survivante… et peut-être, quelque part, une raison de plus de continuer.
Dans le manoir pendant ce temps. Rebecca remarqua quelque chose.
Ce n’était pas grand-chose, pas un détail criant — Alex n’avait pas changé de voix, de coupe de cheveux, ni même d’attitude en apparence. Mais quelque chose, dans sa manière d’entrer dans le salon, tasse vide entre les mains, restait… différent.
Elle l’observa en silence. Assise dans le canapé, jambes repliées sous elle, un pull trop grand jeté sur les épaules, elle suivait Alex du regard tandis que la jeune fille posait doucement la tasse dans l’évier. Ses gestes étaient lents, précis. Mais surtout : calmes.
Pas cette sorte de calme désabusé qu’on porte comme une armure après un traumatisme. Non. Un calme doux, presque lumineux. Comme un apaisement inattendu.
Rebecca fronça légèrement les sourcils, posa son livre sur la table basse sans bruit.
— T’as croisé quelqu’un ? demanda-t-elle simplement.
Alex se retourna. Et sourit. Pas le genre de sourire qu’on fait pour rassurer. Un sourire vrai, intérieur. Le genre de sourire qui dit : ça va aller, peut-être.
— Oui. Elias, répondit-elle.
Rebecca haussa les sourcils, surprise.
— Navarre ? T’as discuté avec Interpol ?
Alex s’approcha, s’assit en face d’elle, en tailleur, les mains posées sur ses genoux.
— Il voulait me voir. Il croyait que j’aurais peur. Mais j’ai pas eu peur.
Rebecca la regarda longtemps, puis se pencha légèrement vers elle.
— Y’a quelque chose dans tes yeux… Beck hésita. T’as pas l’air vide ce soir. T’as l’air… en vie.
Alex haussa les épaules, un peu gênée. Mais ses joues prirent une teinte rosée qu’elle ne pouvait pas cacher.
Rebecca sourit, narquoise, et lança doucement :
— Merde. Dis pas que t’as eu un crush. Le mec d’Interpol ? Sérieux ?
Alex ouvrit de grands yeux.
— Quoi ?! Mais non pas du tout ! De quoi est-ce que tu parles ?
— Et bien… ajouta Rebecca en s’approchant un peu plus, moqueuse. Tu souris. Et t’as pas souri comme ça depuis…
Elle ne termina pas sa phrase.
Parce qu’elle comprit que ce n’était pas seulement un sourire. C’était une fissure dans l’armure. Un espoir qui se faufile.
Rebecca passa sa main dans les cheveux d’Alex et l’attira doucement contre elle. La tête de la jeune fille vint se poser sur son épaule, et elles restèrent ainsi, un moment, en silence.
Puis Rebecca murmura :
— Fais gaffe, petite lumière. Ces types-là qui vivent longtemps, c’est souvent les plus dangereux. Mais au fond, ils sont prêts à mourir pour toi. Et ça, c’est le piège.
Alex ne répondit pas. Mais elle ferma les yeux. Et pour la première fois depuis longtemps, elle se sentit un peu moins seule.
Et pendant ce temps-là. Victor ouvrit la porte de son atelier puis ferma derrière lui dans un silence presque cérémoniel. Il posa ses clés, jeta un regard vers l’atelier installé dans un coin de la grande pièce. Les étagères en bois brut, les pots de glaise, les outils, le tour de potier.
Il s’en approcha, roula doucement ses manches. Ses doigts craquèrent. Il n’avait rien façonné depuis longtemps.
Il s’assit.
Alluma le moteur du tour.
Le disque se mit à tourner lentement, dans un bourdonnement régulier. Victor prit une motte d’argile, l’humidifia avec soin. Ses mains s’enfoncèrent dans la matière. Il ferma les yeux un instant, écoutant le silence, la vibration du tour, son propre souffle.
Il n’y avait plus d’épées. Plus de sang. Plus de malédictions anciennes ni de prophéties.
Juste ça.
La terre entre ses mains. Vivante, souple, fragile.
Il commença à la façonner, lentement. Avec patience. Comme s’il reconstruisait quelque chose de lui-même.
Une vie fissurée, oui. Mais une vie quand même.
Et cette fois… il comptait la garder.