Le Kurgan 2
Alex vibrait au son des Nocturnes de Chopin, ses doigts courant à une vitesse folle sur le clavier de son ordinateur portable. Les yeux rivés à l’écran, elle ne voyait rien d’autre que le flux de ses propres idées, happée dans une transe d’écriture où chaque phrase semblait l’entraîner plus loin, plus profond. Ses écouteurs diffusaient les notes de Chopin qui se mélangeaient au cliquetis sec des touches, formant une sorte de rythme étrange, à la fois rigoureux et fragile.
Elle leva un instant sa chevelure blonde collée à son front par la chaleur de sa concentration et fixa le vide, comme si les mots flottaient devant ses yeux. Elle cherchait comment décrire le système politique parfait pour un pays déchiré, comment imaginer des États-Unis capables de se réinventer.
C’est alors qu’elle remarqua, sans vraiment décrocher, le léger grincement du parquet. Rebecca.
Rebecca Alvarez traversait le salon comme une lionne en cage. Pieds nus, vêtue seulement d’un débardeur moulant et d’un string noir, son corps souple glissait sur le parquet, mais ses gestes étaient nerveux, brutaux, frénétiques. Elle ouvrait tiroir après tiroir, fouillait les armoires, retournait les boîtes, éparpillait des sacs ouverts au hasard. Sa respiration était courte, saccadée. Ses mains tremblaient, ses lèvres se pinçaient de rage, et ce n’était pas difficile de deviner ce qu’elle cherchait.
Rien. Pas une cigarette.
— Putain ! lâcha-t-elle soudain, balançant un tiroir contre le mur avec une violence sèche. Le bois heurta le sol dans un fracas qui fit sursauter Alex malgré sa musique. Ses yeux flamboyaient, ses doigts tapotaient nerveusement contre sa cuisse. — Merde, Vic ! Où t’as planqué mes clopes ?!
Dans l’atelier, la réponse vint après un bref silence, étouffé par le martèlement précis d’un ciseau sur le bois.
Victor travaillait, encore luisant de sueur après son entraînement matinal. Ses muscles tendus vibraient à chaque coup, ses gestes réguliers résonnaient comme une cadence militaire. L’air de la pièce était saturé de l’odeur de bois fraîchement taillé, mêlée à celle de l’huile et de la sueur. Quand il leva enfin les yeux de son œuvre, son regard était d’une froideur presque inhumaine, mais au fond de ses iris brillait une lueur amusée.
— Je les ai cachées, dit-il lentement, sa voix posée comme une sentence.
Rebecca s’immobilisa, haletante, ses yeux clairs fixés sur lui avec une intensité fébrile.
— Tu… tu as planqué mes clopes ? répéta-t-elle, la voix vibrante de rage contenue.
— Ouais.
— Et pourquoi ?
Victor posa son outil, s’essuya distraitement les mains sur un chiffon, puis parla avec une lenteur étudiée, presque professorale.
— Pour la simple raison que fumer un paquet par jour nuit gravement à ta santé. Et je trouve ça… disons étrange qu’une femme qui passe des heures à s’entraîner, qui sculpte son corps à la sueur, s’encrasse les poumons. C’est contradictoire, non ?
Rebecca claqua la langue, tapa du pied, comme une enfant prise en faute.
— Je muscle mes jambes, mon dos… merde ! lâcha-t-elle d’une voix aiguë, presque suppliante dans sa colère. Et puis fumer, ça me permet de déstresser…
Victor arqua un sourcil, le coin des lèvres tressaillant.
— Tu le fais déjà en couchant avec moi.
Rebecca ricana, un son rauque qui trembla dans sa gorge.
— Hé, c’est pas la même chose, mon chou. Toi je te baise avec amour. Fumer une clope, c’est comme expédier hors de moi toutes les humeurs pourries qui m’empoisonnent l’esprit.
Alex, jusque-là plongée dans son écran, leva les yeux, l’arrachant à ses pensées. Elle retira un écouteur, arqua un sourcil et lança d’une voix sarcastique :
— Et emprisonner d’autres choses nocives dans tes poumons.
Rebecca se retourna brusquement, la fixant comme si elle allait mordre.
— Toi, concentre-toi sur ta thèse ! cracha-t-elle sèchement, son regard noir étincelant.
— Hé, pas la peine de t’en prendre à moi, répondit Alex, sidérée, ses doigts immobiles au-dessus du clavier.
Un silence lourd tomba, coupé seulement par le crissement du bois que Victor reprenait à tailler. La tension vibrait dans l’air comme une corde prête à rompre.
Rebecca s'approcha de Victor, se collant presque à son torse, laissant ses cheveux noirs tomber sur ses épaules. Sa voix s'adoucit, devint chaude, basse, presque gutturale :
— Allez, Victor… s’te plais…
Victor ne bougea pas, ses yeux fixant les siens avec une intensité impénétrable.
— Non.
Rebecca se pencha vers lui avec un sourire presque vicieux, ses lèvres s'approchant dangereusement de son oreille :
— Je te sucerai…
— Non.
— Je te lécherai les couilles... avec amour…
— Non.
Rebecca le fixait, frustrée, ses yeux sombres brûlant d’un mélange de désir et de provocation. Elle cherchait la faille, la brèche dans son armure de fer. Elle savait comment il fonctionnait : Victor cédait parfois à la douceur, rarement à la provocation, mais jamais au chantage. Et c’était exactement ce qu’elle testait à cet instant.
Il resta impassible, imperturbable comme une statue, ses traits ciselés par la discipline et la patience. Son souffle demeurait calme, même si au fond, l’odeur de ses cheveux, la chaleur de son corps contre le sien faisaient vibrer quelque chose de dangereux en lui.
Rebecca s’humecta les lèvres, laissant son sourire s’élargir, et reprit, sa voix plus basse encore :
— Tu ne tiendras pas éternellement, mon beau… Je sais comment faire plier ton marbre.
Victor baissa légèrement les yeux vers elle, l’ombre d’un sourire en coin apparaissant sur son visage.
— Essaie toujours. Mais pour tes clopes, la réponse restera non.
Un silence pesant s’installa. Rebecca le fixait, à la fois agacée et fascinée. Son cœur battait plus vite, entre rage et excitation. Elle comprenait pourquoi il lui résistait : ce n’était pas pour la provoquer, mais pour la protéger. Et c’était précisément ça qui l’agaçait… et qui la faisait l’aimer encore plus.
Derrière eux, Alex leva la main comme une gamine en classe :
— Je peux voter ? Moi je suis d’accord avec Victor.
Rebecca pivota d’un coup, ses cheveux volant derrière elle.
— Toi, ferme-la, Einstein !
Alex éclata de rire, ses épaules secouées, mais derrière l’éclat malicieux de ses yeux, quelque chose se ternit. Elle baissa un instant le regard vers ses feuilles éparpillées sur la table, et son sourire se fana. Elle revit Nuri, son père, assis à côté d’elle, penché sur ses cahiers. Chaque fois qu’elle bloquait sur un devoir, il en profitait pour digresser, raconter un morceau d’Histoire avec ses gestes, ses mots, sa voix grave. Elle râlait, levait les yeux au ciel… mais finissait toujours par l’écouter, fascinée.
Il avait ce don. Transformer les batailles, les rois déchus, les empires disparus en contes vibrants. Et elle, gamine, buvait ses récits sans s’en rendre compte.
Une douleur sourde serra sa poitrine : Alex avait besoin de lui, maintenant plus que jamais. Mais il n’était plus là. Et ce manque, cette absence, lui compressa le cœur d’une manière insupportable.
Elle secoua la tête, essayant de se reconcentrer. Mais déjà Rebecca s’était glissée à ses côtés, son parfum et sa chaleur lui coupant le fil de ses pensées. Rebecca posa un bras autour de ses épaules, son ton volontairement désinvolte mais ses yeux un peu plus tendres qu’à l’accoutumée.
— Quitte à emmerder quelqu’un, autant le faire avec toi, ma puce.
Un petit sourire revint sur ses lèvres.
— Allez… dis-moi sur quoi tu bosses, là ?
Alex releva la tête vers Rebecca, et malgré son sourire forcé, ses yeux restaient un peu voilés.
— Sur mon mémoire… mais laisse tomber, c’est chiant.
— Chiant ? répéta Rebecca en arquant un sourcil, faussement outrée. Alors attends, tu crois que je vais te laisser mourir seule dans ton ennui ? Non ma chérie, t’as signé, tu m’expliques.
Elle tapota le tas de feuilles du plat de la main, déclenchant un soupir chez Alex qui finit par rire doucement.
— Tu me saoules…
— Mission accomplie, rétorqua Rebecca avec un clin d’œil.
Alex hésita, puis ferma son ordi portable.
— La transition démocratique dans les pays post-conflit. J’essaie de comparer plusieurs modèles… mais ça bloque.
Rebecca leva un sourcil, un demi-sourire ironique aux lèvres.
— Ah ouais ? Eh ben moi je vais t’aider. Tu veux savoir ce qui marcherait dans un pays comme les States ?
Alex la regarda avec méfiance.
— Toi ? Sérieux ?
— Ben quoi ? Je passe pas mon temps à lire des bouquins chiants comme toi, mais j’ai les yeux ouverts. Et puis, la politique, c’est comme une enquête : ça reste une question de pouvoir, de rapport de force et de contrôle.
Alex soupira.
— Ok, vas-y, je t’écoute.
Rebecca croisa les jambes, comme si elle allait briefer une équipe de flics.
— Premièrement : oublie l’idée d’un modèle à la scandinave. Les Ricains, ils s’en foutent des consensus et de l’égalité parfaite. Ce qu’ils respectent, c’est la force, la hiérarchie claire, et la promesse qu’on ne viendra pas leur piquer leur steak dans l’assiette. Donc, si tu veux une transition qui marche avec eux, faut un système présidentiel fort, pas un parlement qui palabre trois jours pour voter une loi.
Alex fronça les sourcils, secouant la tête.
— Non, non, non… ça, c’est exactement ce qui crée des dérives autoritaires. Tu donnes trop de pouvoir à un seul mec et bam, t’as un dictateur. Regarde l’Amérique latine au XXe siècle.
Rebecca leva les yeux au ciel.
— Ouais, sauf que dans la vraie vie, les gens préfèrent un connard qui décide vite qu’une assemblée de cent types qui brassent du vent. C’est ça, la réalité. La démocratie, c’est bien joli, mais si elle est lente et bordélique, personne n’y croit.
— Tu simplifies tout ! protesta Alex. Les sociétés sont plus complexes que ça. Il faut des contre-pouvoirs, un équilibre, sinon ça explose.
— Peut-être, admit Rebecca, mais rappelle-toi un truc : la plupart des gens veulent pas "participer". Ils veulent juste vivre tranquilles, qu’on les protège et qu’on leur foute la paix. C’est ça, le deal implicite.
Alex ouvrit la bouche, prête à répliquer, puis s’arrêta. Ses yeux brillaient : elle était totalement embarquée dans le débat.
— Mais… attends, si je mets ça dans mon mémoire, ça ferait exploser tout mon cadre théorique…
Rebecca ricana.
— Eh bah, tant mieux. Ça prouvera que tu réfléchis par toi-même, pas seulement en recopiant des bouquins.
Alex resta muette. Elle ouvrit la bouche, puis la referma. Ses yeux, brillants d’émotion, trahirent le bouleversement intérieur. Elle s’aperçut qu’elle avait arrêté de tourner en rond dans ses pensées, que le blocage qui l’empoisonnait depuis des jours s’était fissuré. Rebecca, sans même le vouloir, venait de la secouer assez fort pour la sortir de son cercle vicieux.
Un rire nerveux lui échappa, suivi d’un sanglot. Et soudain, elle se jeta dans ses bras, enfouissant son visage contre son cou.
Rebecca, figée, écarquilla les yeux, complètement paumée.
— Hé… qu’est-ce que tu fous, là ?
Alex la couvrit de bisous sur la joue et répondit d’une voix étranglée.
— Ce que je fais ? J’embrasse une personne que j’aime comme ma maman.
Rebecca resta interdite une seconde, ses bras encore ballants, puis elle les referma maladroitement autour d’Alex. Son cœur battait plus vite qu’elle ne l’aurait voulu.
— Putain… t’es en train de me sortir ça comme ça, toi ? lâcha-t-elle, la voix un peu cassée.
Alex hocha la tête, toujours enfouie contre son cou.
— Ouais… parce que c’est vrai. Je t’aime à en crever. Même si t’es bordélique, chiante, bruyante, envahissante…
Rebecca eut un rire étranglé, mi-tendre mi-désespéré.
— Eh ben, ça c’est une déclaration qui fait rêver… Mais tu sais quoi ? Tu viens de me foutre une claque, gamine.
Elle se pencha pour poser son menton dans les cheveux d’Alex, fermant les yeux.
— Moi aussi je t’aime, Alex. Pas comme ta mère, parce que j’suis pas assez parfaite pour ça. Mais je t’aime quand même. À ma façon.
Elle serra Alex un peu plus fort, comme pour sceller ses mots.
***
Bien plus tard, après s’être assurée qu’Alex dormait profondément, Rebecca rentra dans la chambre qu’elle partageait avec Victor. Elle portait un tee-shirt trop grand qui lui tombait sur l’épaule, ses cheveux lâchés en cascade. Victor, torse nu, était assis sur le bord du lit, concentré, en train d’aiguiser son couteau — ce rituel presque hypnotique qui l’apaisait.
Elle s’approcha et se laissa tomber à côté de lui, genoux ramenés contre elle.
— Tu sais que t’as l’air d’un psychopathe quand tu fais ça ? lança-t-elle en désignant la lame.
Un sourire en coin étira la bouche de Victor.
— C’est parce que je le suis.
Rebecca rit, mais son rire mourut vite, étouffé. Ses doigts vinrent jouer avec l’ourlet de son tee-shirt, comme si elle cherchait à éviter ses propres pensées. Le silence s’installa. Elle fixa un instant ses mains, puis inspira.
— Alex m’a prise de court, tout à l’heure.
Victor releva les yeux vers elle, le couteau immobile entre ses doigts.
— Je sais, j’ai vu.
Rebecca pinça les lèvres. Elle triturait maintenant une mèche de cheveux, nerveuse.
— On discutait… enfin, je la faisais chier pour qu’elle m’explique son mémoire. Et puis, d’un coup, elle m’a sauté dans les bras. Elle m’a dit qu’elle m’aimait comme une mère.
Un long silence s’abattit. Victor posa son couteau sur la table de chevet, s’appuya sur ses coudes et la fixa. Trop longtemps. Assez pour que Rebecca détourne les yeux, mal à l’aise.
— Tu te rends compte ? Moi, une mère… souffla-t-elle. J’ai jamais voulu de gosses. Jamais eu la patience ni la stabilité pour ça. Et pourtant… elle m’a dit ça comme si c’était la chose la plus naturelle du monde.
— Alex t’a adoptée la première fois qu’elle t’a vue, dit Victor enfin, sa voix basse, presque grave. Le jour où elle m’a appelé pour m’annoncer que Nuri était…
— Oui, je sais, coupa Rebecca avec gravité. Calloway, et tout ce merdier. Alex qui a failli planter ce type avec le sabre de Nuri, toi qui l’as convaincue de laisser tomber… puis Dante qui a tué Calloway… et ensuite Alex qui est venue vivre avec nous.
— Et qui fait partie de nous, termina Victor simplement.
Rebecca eut un petit sourire triste.
— Une famille de paumés.
— Une famille quand même.
Elle tourna vers lui ses yeux brillants d’un mélange de peur et de fierté.
— Ça me fait flipper, Victor. Je veux pas la décevoir. Elle compte sur moi d’une façon que je comprends pas. J’ai peur de pas être à la hauteur.
Victor posa sa main sur sa nuque, ferme mais douce.
— Tu l’es déjà. Elle te voit comme une mère parce que tu lui donnes quelque chose qu’elle n’a jamais eu. De l’attention brute, sans filtre. Ça vaut plus que toutes les belles paroles.
Rebecca secoua la tête, la gorge serrée.
— Mais si je me plante ? Si un jour elle se rend compte que je suis pas faite pour ça ?
Victor l’obligea à relever les yeux vers lui.
— Alors tu feras comme toujours : tu t’accrocheras, tu te relèveras. Mais je peux te le dire, Rebecca : pour Alex, t’es déjà de la famille. Quoi que tu croies.
Elle resta silencieuse, mordillant l’intérieur de sa joue. Puis, dans un souffle presque fragile :
— C’est dingue, hein ? Moi qui croyais juste emmerder le monde, et voilà qu’une gamine m’aime comme si j’étais sa foutue mère…
Un sourire adouci étira les lèvres de Victor. Il la tira doucement contre lui, sa main chaude dans son dos.
— Bienvenue dans le rôle que t’as toujours refusé. Et tu sais quoi ? Ça te va bien.
Rebecca ferma les yeux, collant son front contre son torse. Elle sentit son cœur battre, lent et régulier, et pour la première fois depuis longtemps, elle se laissa envahir par cette tendresse sans chercher à la repousser.
***
Alex se réveilla d’un coup, haletante, le cœur cognant dans sa poitrine. Elle avait rêvé, mais le souvenir lui échappait déjà, comme une poignée de sable entre les doigts. Ce n’était pas ce cauchemar qui l’avait tirée du sommeil : quelque chose flottait dans l’air, un parfum inattendu.
Du thé noir. Fort, brûlant, presque amer. Une odeur qu’elle n’avait jamais sentie dans cette maison.
Elle se redressa, méfiante, écouta le silence. Puis, pieds nus, elle quitta sa chambre et descendit l’escalier.
Dans la cuisine, la lumière voilée de la lune se posait sur une silhouette penchée au-dessus de la vieille théière de fonte. Les gestes étaient lents, précis, empreints d’un rituel qu’elle connaissait mieux que quiconque. Alex s’arrêta net, le souffle tranché.
— Bordel de dieu…, murmura-t-elle, la gorge serrée.
La silhouette se tourna. Les yeux clairs brillèrent d’une chaleur douce, et un sourire fendit ce visage buriné qu’elle avait tant aimé.
— Toujours aussi vive au réveil, princesse, dit-il calmement, comme si rien n’avait changé, comme si la mort, un an plus tôt, n’avait jamais eu lieu.
Alex sentit son cœur exploser dans sa poitrine. La colère monta aussi vite que l’émotion. Elle avança de deux pas, les poings crispés.
— T’es quoi, là ? Un fantôme ? Une hallucination ? Tu joues à quoi, papa ?!
Nuri leva les yeux vers elle, sans perdre son sourire.
— Peut-être un souvenir qui refuse de s’éteindre. Peut-être ton cœur qui cherche encore ses repères. Peut-être un peu de tout cela…
— Arrête ! hurla Alex. Arrête avec tes foutues énigmes ! T’as toujours fait ça, putain ! Tu crois que ça console ? Que ça répare quoi que ce soit ?
Nuri poussa un soupir, croisa les bras, exactement comme lorsqu’elle faisait une crise plus jeune.
— Bon… et si tu ouvrais les vannes, je t’écoute.
Alex sentit sa voix se briser. Les larmes brouillèrent sa vue malgré elle.
— Tu m’as laissée, Nuri… Tu m’as laissée ! cria-t-elle. T’avais pas le droit de mourir ! Pas toi ! Toi, t’étais censé durer pour toujours… et maman avant toi ! Vous m’avez laissée seule comme une merde !
Nuri leva un doigt, amusé.
— Voilà. Là on progresse.
Elle renifla violemment, essuya ses joues d’un revers rageur, puis frappa la table de ses poings.
— Mais tu piges que dal ! Je veux pas progresser ! Je veux juste que tu sois là, bordel ! T’es mon père ! Mon foutu modèle ! Et qu’est-ce que j’ai maintenant ? Hein ? Du vide, des souvenirs, et toi qui viens me hanter la nuit comme une mauvaise blague !
Il ne bougea pas. Il la laissait vider sa rage, comme avant. Ses yeux la fixaient avec cette patience infinie qui la rendait folle.
— Et tu crois quoi ? Que je voulais partir ? Tu crois que j’ai choisi ?
— T’as laissé Calloway te tuer, cracha-t-elle entre ses dents. Toi ! Nuri Kayaman, qui tourne jamais le dos à un ennemi… tout ça parce que…
— Parce que j’ai eu pitié, dit-il doucement. Je suis désolé, ma princesse… mais je n’ai jamais appartenu à “pour toujours”. Même nous, les immortels, nous ne sommes que des passants dans la mémoire des autres. Tu le sais mieux que quiconque.
Alex secoua la tête, violente.
— Non ! Tu pouvais pas ! Pas toi ! T’avais pas le droit… Tu me manques, papa. Tu me manques à en crever…
Sa voix n’était plus qu’un murmure étranglé. Ses bras se serrèrent contre sa poitrine, comme si elle cherchait refuge dans un corps invisible.
Nuri la contempla longtemps. Puis sa voix, douce mais ferme, la traversa comme une lame dans le brouillard :
— Je te manque, oui. Et je te manquerai toujours. Mais regarde autour de toi, Alex. Tu n’es pas seule. Tu as Victor. Tu as Rebecca. Ce n’est pas moi… non. Mais eux aussi sont là pour toi. Peut-être plus encore que je n’ai jamais su l’être.
Les yeux d’Alex brillèrent de larmes qu’elle refusait d’essuyer. Elle voulut l’enlacer, lui hurler de rester, nier la logique de ses mots. Mais déjà, l’odeur du thé se dissipait. La lumière pâle de l’aube s’insinuait par la fenêtre.
Elle releva les yeux. La cuisine était vide.
Seule restait la tasse de thé, posée sur la table, fumante encore, comme la preuve d’une présence que la raison ne pouvait expliquer. Ses larmes coulaient sans qu’elle les retienne, comme si le temps lui-même s’était figé autour d’elle. Elle resta un long moment immobile devant la tasse, incapable d’admettre ce que ses yeux voyaient. Puis, d’un geste brusque, elle recula, essuya ses joues et quitta la cuisine sans un mot.
En remontant l’escalier, elle passa devant la chambre de Rebecca et de Victor. Oui, elle les aimait beaucoup, surtout son oncle Victor, qui faisait de son mieux pour lui offrir de l’amour et du réconfort. Et puis il y avait Rebecca, la solide Rebecca Alvarez, à la fois forte et fragile, qui la protégeait comme si sa vie en dépendait. Elle n’avait pas la douceur de sa mère, mais elle l’aimait avec une férocité indomptable, et ne cessait de le lui prouver.
Alex porta la tasse à ses lèvres et goûta le thé. Un sourire triste étira ses traits. Oui, c’était bien ainsi que Nuri le préparait : à la fois doux et amer, comme la vie. Elle ferma les yeux et, cette fois, s’endormit d’un sommeil profond, sans rêve.
***
Le soleil perçait à peine à travers les rideaux quand la maison reprit vie. Un souffle régulier, ponctué d’efforts maîtrisés, emplissait le salon. Rebecca s’était suspendue à la barre de traction vissée dans l’encadrement d’une poutre, ses bras sculptés se contractant à chaque montée. La sueur perlait à son front, ses mâchoires serrées accompagnaient la cadence.
Pieds nus, vêtue d’un jean qui moulait ses cuisses puissantes et d’un débardeur dévoilant la tension de ses bras, elle se hissait avec une détermination implacable. Ses cheveux, attachés en chignon au sommet du crâne, laissaient échapper quelques mèches rebelles qui collaient à sa tempe. Et dans son regard farouche brillait cette volonté inébranlable de toujours repousser ses limites.
Oui, elle était déterminée, si concentrée qu’elle ne remarqua pas Alex qui descendait les marches en silence. La jeune fille alla s’asseoir dans la cuisine, les genoux ramenés contre elle, et observa Rebecca sans dire un mot. La vision familière de la jeune femme en plein effort la frappa comme une évidence rassurante : solide, inébranlable, ancrée dans le réel.
Elle resta là un moment, immobile, les yeux fixés sur elle. Rebecca termina sa série, relâcha la barre et retomba souplement sur ses pieds. Son souffle puissant emplissait la pièce. Puis elle tourna la tête, croisa le regard d’Alex. Sans cérémonie, elle traversa la cuisine et lui déposa un baiser si brutal sur la joue qu’Alex faillit basculer de sa chaise. Cette dernière la regarda, amusée, tandis que Rebecca ouvrait déjà le frigo.
— Toi, ma puce, t’as besoin d’un bon p’tit déj, lança Rebecca en sortant des œufs. Et cerise sur le gâteau, c’est moi qui le prépare.
— J’ai pas trop faim…, répondit Alex d’un ton las.
— Mauvaise réponse, trancha Rebecca sans appel. Tu vas non seulement manger, mais aussi vider ton assiette. ¿Se entiende eso?
Un petit sourire étira enfin les lèvres d’Alex.
— Oui, MAMAN…
Rebecca arqua un sourcil, posant les œufs sur le plan de travail.
— Oh non. Non, non, non. Qu’est-ce qui va pas avec ton langage, mocosa ? Je suis pas ta mère. Et crois-moi, une vraie mère latine, tu tiendrais pas deux jours avec elle.
Alex haussa les épaules, amusée malgré elle. Son sourire s’effaça un peu, et sa voix glissa dans un registre plus sérieux.
— Dis, Becs… tu crois aux fantômes ?
Rebecca alluma la poêle, cassa les œufs d’un geste sûr, et laissa le silence s’installer quelques secondes, le temps que l’huile crépite. Elle ne leva pas les yeux, mais son ton était ferme.
— Fantômes, esprits, démons, anges, extraterrestres… j’crois pas trop à ces conneries, tu vois. Mais je crois à autre chose : la mémoire qu’on laisse dans le cœur des gens. Ça, ouais. Et crois-moi, c’est parfois bien plus réel qu’un type avec un drap sur la tête.
Elle remua les œufs, puis jeta un coup d’œil par-dessus son épaule vers Alex.
— Pourquoi ? T’as vu Casper cette nuit ?
— Pas vraiment… dit Alex hésitante.
Rebecca ne répondit pas tout de suite. Elle ajouta des épices, et le silence resta suspendu. Alex fixait le vide, perdue dans ses pensées, quand Rebecca reprit en haussant les épaules :
— Tu veux savoir le truc le plus bizarre qui m’est arrivé ?
— Oui, quoi ? demanda Alex, intriguée.
Rebecca versa les œufs dans une assiette et la posa devant elle. Alex se mit à manger sans la quitter des yeux.
— Un an avant de te connaître, j’ai rencontré un gars… commença Rebecca avec un air narquois. Impossible de le mettre dans une case. Et le plus drôle ? Il était suspect dans une affaire.
— En quoi c’est bizarre ? s’étonna Alex.
Rebecca attrapa un couteau, se mit à découper des fruits.
— Je vais te dire en quoi c’est bizarre. Déjà, ce type… il avait un cul si beau et galbé, et une bouche si charnue que n’importe quelle femelle en rut aurait eu envie de la mordiller… en l’occurrence moi. Tu vois le tableau ?
— Ouais, je crois que j’ai deviné de qui tu parles, répondit Alex en riant.
— Hé ! protesta Rebecca en se tournant vers elle, faussement menaçante. J’ai pas fini mon exposé. Alors écoute si tu veux pas rater la morale de l’histoire. Bref… ce mec me faisait chier comme pas possible : trop calme, trop propre, trop froid. Et quand il souriait, j’avais juste envie de lui défoncer sa gueule sexy et ténébreuse.
Elle leva son couteau comme pour appuyer ses mots.
— Et le pompon ? Le jour où j’ai découvert son secret… genre il pouvait pas mourir. Rien que ça. Trois ou quatre millénaires au compteur. Cette gueule sexy existe sur terre depuis des milliers d’années… et moi, Rebecca Alvarez, lieutenant de la police de San Francisco, qui croyait plus aux mecs… j’ai fini maquée avec un immortel. Tu trouves pas ça bizarre, toi ?
— Le destin ? demanda Alex, hésitante.
— Non, ma puce ! répondit Rebecca en déposant le bol de fruits devant elle. Moi, je crois que Dieu — ou la Sainte Guadalupe — ont un sens de l’humour bien tordu. Parfois, ils te balancent des trucs tellement incroyables que tu peux que rigoler.
— Comme quoi ? fit Alex, grave, plantant son regard dans le sien.
Rebecca écarta doucement la mèche blonde qui retombait sur son front. Son doigt caressa la joue pâle de la gamine, son ton soudain plus tendre.
— Oh… comme un connard comme Victor pour mec, et une petite emmerdeuse comme toi pour compléter le tableau. Mais tu sais quoi ? J’échangerais ça pour rien au monde. Une foutue famille de cinglés, ouais… mais c’est la mienne.
Elle se redressa, claqua légèrement la cuillère contre le bol.
— Allez, mange, et arrête de me fixer comme ça. Moi, j’ai pas envie de gerber.
Alex éclata de rire. Elle la regarda s’éloigner, Rebecca tournant déjà les talons pour remonter les escaliers, prête à filer sous la douche.
Mais quand Rebecca disparut dans l’escalier, le sourire d’Alex se fana doucement. Le silence de la cuisine reprit sa place, seulement troublé par le tic-tac de l’horloge et le grésillement de la poêle encore chaude.
Elle piqua distraitement un morceau de fruit, le mâcha sans vraiment y penser. Les mots de Rebecca tournaient dans sa tête, lourds et lumineux à la fois : ma famille à moi. C’était pas grand-chose, juste une phrase balancée entre deux vannes, mais pour Alex, ça sonnait comme une promesse.
Ses yeux glissèrent vers le bol de fruit que Rebecca avait préparé pour elle. Elle inspira profondément, un peu apaisée, un peu perdue aussi. Puis elle ramena ses jambes contre sa poitrine, posant son menton sur ses genoux, songeuse.
Peut-être que cette maison n’était pas si hantée… ou peut-être qu’elle l’était, mais par autre chose que des fantômes.
***
La Dodge noire avalait les rues de San Francisco, ses pneus ronflant sur l’asphalte encore humide de la brume matinale. Les gratte-ciels perçaient les nuages comme des lances d’acier, reflétant les éclats pâles du soleil levant. À travers la vitre, Alex observait le défilé des façades de verre et des enseignes lumineuses. Plus la voiture approchait du quartier d’affaires, plus son ventre se nouait. Elle regarda sa montre, il allait bientôt être neuf heures.
Rebecca conduisait d’une main, l’autre posée négligemment sur le levier de vitesse. Lunettes noires vissées sur le nez, elle mâchonnait distraitement un chewing-gum, indifférente au ballet des taxis et des vélos électriques. Sa décontraction contrastait violemment avec la nervosité d’Alex.
— Respire, dit Rebecca sans quitter la route des yeux. On dirait que tu vas passer devant un peloton d’exécution.
— J’ai pas l’air crédible, répondit Alex dans un souffle.
Rebecca tourna la tête vers elle un quart de seconde, puis rit.
— Tu déconnes ? Tu portes un jean propre, un chemisier, t’as attaché tes cheveux. Et surtout, t’as laissé ton foutu chewing-gum dans la boîte à gants. Pour moi, t’es habillée comme une PDG.
— Je… je sais pas… j’ai pas envie qu’ils pensent que je suis qu’une gamine, bredouilla Alex.
Rebecca haussa un sourcil.
— D’abord, t’es pas “qu’une gamine”. Ensuite, si quelqu’un ose dire ça, je débarque et je lui mets un coup de latte dans les tibias.
Alex éclata d’un rire nerveux.
— Mais tu peux pas faire ça !
— Bien sûr que si. Tu crois que c’est quoi, mon style ? La diplomatie ? dit Rebecca avec un sourire carnassier.
Le silence revint un instant, rythmé par le vrombissement du moteur. Devant elles, un immeuble gigantesque se dressait. Une tour de verre et d’acier, ses parois reflétant la lumière comme un miroir géant. En lettres argentées, au-dessus de l’entrée principale, brillait : Argus Global Holdings.
Rebecca gara la voiture au pied des marches de marbre qui menaient au hall. Elle coupa le contact, se tourna enfin vers Alex et baissa ses lunettes sur son nez pour la fixer droit dans les yeux.
— Écoute-moi bien, mocosa. Ce n’est qu’un stage pratique. Personne ne s’attend à ce que tu inventes le vaccin contre le cancer. Tu vas observer, poser deux-trois questions, sourire un peu, et faire semblant que leurs réunions chiantes t’intéressent. Voilà, c’est tout.
— Mais… et si je fais une connerie ?
Rebecca claqua la langue.
— Alors tu fais comme moi : tu fais semblant que c’était prévu.
Alex pouffa malgré elle, un peu plus détendue.
— Tu crois que ça va marcher ?
— Toujours. Je t’ai dit, c’est mon arme secrète. Personne peut prouver que j’ai pas raison, dit Rebecca en tapotant sa tempe.
Elle se pencha, attrapa Alex par la nuque et l’embrassa sur le front.
— Allez, file. Montre-leur de quel bois tu te chauffes.
Alex inspira profondément, serra son sac à dos contre elle, puis ouvrit la portière. Avant de sortir, elle se retourna encore une fois. Rebecca s’était adossée à la voiture, lunettes de soleil en place, un sourire en coin, l’air de dire je suis là, rien peut t’arriver.
— Merci, Becks, dit Alex doucement.
Rebecca fit mine de hausser les épaules.
— T’inquiète pas, ma puce. Va leur montrer que t’es pas juste une gamine.
Alex sourit timidement, puis gravit les marches vers le hall de verre. Chaque pas résonnait dans le marbre comme une petite victoire sur sa peur. Derrière elle, Rebecca jeta son chewing-gum et alluma une cigarette, silhouette insolente dans la lumière du matin, une présence solide et rassurante, comme une promesse silencieuse.
Alex de son côté poussa les portes vitrées, et un souffle de climatisation glacée lui mordit la peau. L’intérieur du hall paraissait démesuré : un plafond haut comme une cathédrale, des colonnes de marbre poli, et un sol brillant où chaque pas résonnait comme dans un musée. Des tableaux modernes aux formes abstraites décoraient les murs, contrastant avec la rigueur des lignes d’acier et de verre.
Alex avança, serrant la sangle de son sac à dos comme si elle tenait une bouée de sauvetage. Son cœur battait trop vite, ses paumes étaient moites. Elle avait l’impression que chaque personne qui passait pouvait lire son angoisse en un seul regard. Autour d’elle, les employés défilaient d’un pas rapide, tailleurs impeccables, costumes trois-pièces, badges à la ceinture. Ils avançaient comme des automates sûrs d’eux, absorbés par leurs écrans et leurs dossiers, comme s’ils étaient nés dans ce monde. Alex, elle, se sentait minuscule, déplacée, presque une intruse.
Derrière le bureau d’accueil en grès massif, une jolie blonde à la coiffure impeccable leva les yeux de son écran. Son sourire affable s’illumina comme un réflexe professionnel, trop poli pour être totalement naturel.
— Bonjour, mademoiselle. Vous êtes ici pour… ?
La voix d’Alex vacilla.
— J’ai rendez-vous avec Mme Cynthia Van Dervane.
Le regard bleu de l’hôtesse glissa sur elle, perçant, puis elle demanda d’un ton neutre :
— Nom ?
Alex sentit sa gorge se serrer. Un instant, elle eut envie de répondre simplement “Alex”, comme toujours. Mais Rebecca lui avait répété la veille : Fais-toi prendre au sérieux. Dis ton vrai nom. Ça a de l’importance.
— Alex… je veux dire… Alexandra Bethany Reagan.
L’hôtesse hocha légèrement la tête, pianotant sur son clavier sans laisser paraître la moindre surprise.
— Un instant, mademoiselle Reagan.
Alex en profita pour balayer le hall du regard, incapable de cacher son émerveillement. Les plafonds semblaient toucher les nuages, les baies vitrées ouvraient sur San Francisco comme une peinture vivante, et les statues de bronze posées sur des socles luisants ajoutaient une solennité intimidante.
Le claquement sec du plastique sur le comptoir la ramena à la réalité. L’hôtesse lui tendit un badge doré, un léger sourire flottant sur ses lèvres, comme si cette petite blonde hésitante l’amusait malgré elle.
— Signez ici, s’il vous plaît, mademoiselle Reagan.
Alex attrapa le stylo, la main tremblante. Sa signature ressortit maladroite sur la tablette numérique.
— Merci. Dernier ascenseur à droite, vingtième étage.
Alex hocha la tête, serra le badge dans sa main comme un talisman, et inspira profondément avant de se diriger vers les ascenseurs. Chaque pas résonnait sur le marbre, plus lourd que le précédent.
L’ascenseur l’emmena jusqu’au vingtième étage à une vitesse étourdissante, au point qu’Alex sentit ses oreilles se boucher. Quand les portes s’ouvrirent dans un ding métallique, elle découvrit un autre monde. Le hall, fait de verre et d’acier, brillait sous la lumière naturelle qui inondait l’espace. Un nouveau bureau en grès blanc trônait au centre, derrière lequel une femme blonde tirée à quatre épingles, brushing impeccable et tailleur gris perle, leva aussitôt les yeux.
— Mademoiselle Reagan ? dit-elle avec un sourire protocolaire. Pourriez-vous attendre ici, s’il vous plaît ?
Elle désigna d’un geste précis un coin d’accueil garni de fauteuils en cuir blanc. Alex obéit, posant son sac près d’elle, ses doigts crispés sur la sangle comme pour se rassurer.
Derrière elle, à travers une cloison vitrée, s’étendait une vaste salle de réunion. Une immense table en bois sombre, vernie à la perfection, était entourée d’une vingtaine de sièges assortis. Les murs transparents donnaient une impression de puissance et de surveillance permanente. Et par la baie vitrée qui dominait toute la pièce, San Francisco s’offrait à perte de vue, la baie scintillante et, plus loin, l’arche majestueuse du Golden Gate Bridge.
Le panorama était saisissant… presque irréel. Alex sentit un nœud au creux de son ventre. Qu’est-ce que je fais ici, moi ?
Elle se souvint du mail qu’elle avait reçu une semaine plus tôt. Une certaine Cynthia Van Dervane, directrice d’Argus Global Holdings, avait pris contact avec elle après être tombée sur une étude qu’Alex avait publiée sur le site du campus. Dans ce papier, Alex analysait la manière dont des auteurs célèbres manipulaient l’Histoire, tordant des faits pour donner crédit à leur récit. Contre toute attente, ce travail universitaire avait attiré l’attention de cette femme influente.
Van Dervane avait écrit qu’elle avait été “impressionnée par la clarté et la pertinence” de ses conclusions, et qu’elle aimerait l’inviter à passer quelques jours dans son entreprise.
Alex trouvait cela… étrange. Elle n’y connaissait rien en communication ni en télécommunications, qui semblaient être le cœur des activités d’Argus. Son domaine à elle, c’était l’Histoire, la littérature, les mythes. Certes, elle avait étudié les langues et savait en parler huit avec aisance, mais elle ignorait encore totalement pourquoi une société de ce calibre s’intéresserait à elle.
Le cuir glacé du fauteuil crissait légèrement sous son poids. Alex jeta un coup d’œil autour d’elle, observant les silhouettes pressées qui passaient dans le couloir. Elle se sentait minuscule, comme une enfant assise au seuil d’un monde trop vaste.
Une autre femme, impeccablement vêtue d’un tailleur anthracite et de talons parfaitement cirés, surgit aussitôt à sa droite. Son parfum léger, fleuri et froid à la fois, lui parvint avant sa voix.
— Mademoiselle Reagan ?
Alex sursauta presque.
— Oui, dit-elle d’une voix étranglée.
Elle se racla la gorge et répéta, un peu plus assurée :
— Oui.
— Mme Van Dervane va vous recevoir dans un instant, annonça la femme avec un professionnalisme glacial. Puis-je prendre votre veste ?
— Merci, dit Alex en s’exécutant, un peu maladroite, comme si ses bras ne savaient plus très bien quoi faire.
— Vous a-t-on proposé quelque chose à boire ?
— Euh… non.
La femme fronça les sourcils et foudroya l’hôtesse d’accueil d’un regard si sec qu’Alex crut entendre l’air crépiter.
— Thé, café, eau ? reprit-elle en se retournant vers Alex, cette fois d’un ton plus doux, presque maternel.
— Un verre d’eau, s’il vous plaît.
— Olivia, un verre d’eau pour Mlle Reagan, ordonna-t-elle d’une voix sans appel.
L’hôtesse — Olivia — se leva d’un bond, tête basse, et s’élança vers une porte au fond du hall, ses talons claquant sur le marbre. Alex eut soudain l’impression d’être au centre d’une pièce de théâtre, où elle ne comprenait pas encore le rôle qu’on attendait d’elle.
— Toutes mes excuses, mademoiselle Reagan, dit la femme en reportant sur elle un sourire poli, comme pour effacer la sévérité qu’elle venait de montrer. Olivia est notre nouvelle stagiaire. Asseyez-vous. Mme Van Dervane n’en a que pour cinq minutes.
Alex hocha la tête et serra un peu plus son sac contre elle.
Olivia reparut aussitôt, le souffle légèrement court, tenant un verre d’eau posé sur un sous-verre en cristal.
— Voilà, mademoiselle Reagan, dit-elle en déposant le verre devant elle avec un soin excessif.
— Merci, répondit Alex, sa voix un peu plus basse, comme pour calmer l’embarras qu’elle lisait sur le visage de la stagiaire.
Le silence retomba, seulement troublé par le bourdonnement lointain des ascenseurs et le chuchotement des pas feutrés sur le sol.
Olivia, le téléphone plaqué contre l’oreille, fit soudain signe à Alex.
— Vous pouvez y aller, mademoiselle Reagan. Par la grande porte, au bout du couloir.
Le cœur battant, Alex se leva, essuya distraitement ses paumes moites sur son pantalon, et suivit le couloir silencieux. Les talons d’Olivia résonnaient derrière elle, puis s’éteignirent, la laissant seule. Devant elle, une porte monumentale se dressait, haute, sombre, lisse comme une paroi de métal précieux.
Arrivée devant, Alex hésita. Elle ne voyait ni poignée, ni mécanisme d’ouverture. Elle leva la main, prête à frapper, mais à l’instant même où ses doigts frôlèrent la surface, la porte s’ouvrit d’elle-même dans un souffle discret, glissant sur ses gonds invisibles. L’effet fut saisissant, presque magique, comme le pont-levis d’un château médiéval s’abaissant pour accueillir un invité.
De l’autre côté, Alex resta bouche bée.
La salle qui s’offrait à elle ressemblait moins à un bureau qu’à une vaste galerie. Des tableaux allemands du XIXe siècle couvraient les murs : scènes de batailles, portraits de nobles sévères, paysages dramatiques où le ciel semblait peser sur la terre. Une cheminée monumentale crépitait doucement, diffusant une chaleur dorée qui se reflétait sur le marbre noir du sol. Et, dominant le tout, une bibliothèque de deux étages serpentait le long des murs, remplie de volumes reliés cuir, si nombreux et si précieux qu’Alex en eut le vertige.
Tout paraissait trop grand, trop riche, trop solennel pour elle.
Mais ce qui l’intrigua le plus fut l’absence totale de présence humaine. La pièce, malgré sa démesure, était silencieuse, presque inquiétante. On entendait seulement le feu dans l’âtre et le lointain bourdonnement de la ville étouffé par les vitres blindées.
Derrière elle, la porte se referma dans un chuintement feutré. Alex se retourna brusquement, mais il était trop tard : elle était seule, enfermée dans cet antre de puissance.
Un frisson lui parcourut l’échine.
— Derrière vous ! chuchota une voix douce, à peine plus qu’un souffle.
Alex sursauta, pivota d’un coup, et son cœur fit un bond.
Une femme se tenait là, surgie de nulle part, comme si elle avait jailli des ombres de la bibliothèque. Grande, élancée, elle portait une robe immaculée qui épousait ses formes avec une perfection calculée. Ses cheveux blonds, presque argentés, luisaient à la lumière du feu, et ses yeux… Alex n’en avait jamais vu de semblables. D’un bleu si profond qu’ils semblaient effleurer le violet, comme des pierres précieuses serties dans un visage aux traits délicats mais fermes.
Pourtant, ce qui frappa Alex plus que tout le reste fut cette longue natte qui descendait sur son épaule, glissant entre des seins d’une opulence antique, une image digne de la Vénus de Milo — mais vivante, imposante, presque intimidante.
— Pardonnez-moi, dit-elle enfin, d’une voix si douce qu’elle contrastait avec son apparence souveraine. J’ai… un vilain défaut : j’aime surprendre mes employés.
Un sourire effleura ses lèvres, mais il avait quelque chose de mystérieux, presque ironique.
— Et j’oublie parfois… que vous n’êtes pas encore l’une d’entre eux.
Elle fit quelques pas, gracieux, sans un bruit, et l’air sembla changer autour d’Alex, comme si la pièce elle-même se pliait à la présence de cette femme. Alex se sentit à la fois observée, scrutée, mais aussi… choisie.
— Vous êtes… madame Van Dervane ? demanda Alex, sa main tremblante tendue devant elle.
La femme la contempla quelques secondes, un sourire étrange suspendu à ses lèvres, avant de serrer cette main avec une douceur inattendue.
— Je suis Cynthia, répondit-elle, presque comme si elle l’en remerciait.
Alex se sentit déstabilisée. Cette façon qu’avait Van Dervane de la regarder… c’était comme si elle décelait en elle quelque chose qu’Alex-même ignorait. Son sourire n’était pas franc, pas non plus froid : il contenait une énigme.
Cynthia lui fit signe de s’asseoir. Elle s’accouda sur le bureau, ses yeux violets fixés sur Alex sans un battement de cils.
— Avez-vous été bien reçue ? demanda-t-elle d’une voix de velours, qui coulait comme du miel mais ne laissait aucune échappatoire.
— Très bien, madame, répondit Alex, un peu plus rassurée.
Un éclat malicieux passa dans les yeux de Cynthia.
— C’est notre secret, murmura-t-elle, amusée. J’attache énormément d’importance aux premières impressions. Alors dites-moi… quelle est la vôtre, mademoiselle Reagan ?
Alex resta interdite une seconde.
— Je… je ne pense pas en avoir, avoua-t-elle enfin.
Le sourire de Cynthia s’élargit, comme si cette réponse la ravissait plus encore qu’une formule brillante.
— J’ai beaucoup aimé votre critique d’Alexandre Dumas, reprit-elle avec une pointe d’enthousiasme. Je ne parle pas de ses œuvres, mais de sa vision de ses lecteurs. Comment aviez-vous formulé cela déjà ? Ah oui… que Dumas méprisait son public en qualifiant son œuvre de… littérature facile ?
Les yeux d’Alex s’illuminèrent. Pour la première fois depuis son entrée, elle se redressa, retrouvant son terrain.
— Presque tous ses romans ont été publiés en feuilletons, expliqua-t-elle avec assurance. On terminait chaque chapitre par la mention “Suite au prochain numéro”. Et le public attendait le cœur battant, suspendu à la phrase suivante.
Le visage de Cynthia s’éclaira d’un vrai sourire, cette fois.
— Voilà. Exactement ce que j’avais envie d’entendre.
Alex rougit malgré elle.
— Vous aimez donc Dumas ? osa-t-elle demander.
— J’aime tous ceux qui savent captiver, répondit Cynthia. Et peu importe que cela passe pour de la littérature “facile”. Dites-moi, mademoiselle Reagan… selon vous, pourquoi des lecteurs, des milliers de lecteurs, attendaient-ils le chapitre suivant, comme vous dites, le cœur battant ?
Alex réfléchit. Elle sentait le piège.
— Parce qu’il savait créer du suspense ? Parce qu’il savait tenir son public en haleine…
— Oui, mais ce n’est pas suffisant, coupa Cynthia doucement. N’importe quel conteur peut inventer un rebondissement. La vraie question, c’est pourquoi les gens y croyaient. Pourquoi ils étaient prêts à tout arrêter, à oublier leur quotidien, pour plonger dans ses pages.
Alex serra son accoudoir, prise au dépourvu.
— Peut-être… parce que les histoires de Dumas étaient plus grandes qu’eux, dit-elle finalement. Parce qu’il les faisait rêver d’un monde où l’honneur, l’amour, la vengeance avaient un sens.
Cynthia se redressa légèrement, ses yeux violets semblant la traverser de part en part.
— Vous touchez juste. Le pouvoir d’un écrivain, mademoiselle Reagan, ce n’est pas de distraire. C’est d’ensorceler. De donner aux gens l’illusion qu’ils vivent quelque chose d’immortel.
Elle marqua une pause, presque théâtrale.
— Et ce pouvoir-là… est dangereux.
Alex frissonna.
— Dangereux ?
— Bien sûr. Celui qui sait raconter une histoire, celui qui sait la rendre irrésistible, possède plus d’influence qu’un roi ou qu’un président. Les mots forgent des croyances, et les croyances forgent des empires.
Elle se pencha vers Alex, son parfum enveloppant l’air.
— Alors dites-moi, mademoiselle Reagan… voulez-vous seulement écrire ? Ou bien voulez-vous… influencer ?
Alex ouvrit la bouche, sans savoir quoi répondre. Elle ne s’était jamais posé la question en ces termes.
— Je… je crois que je veux être comprise, finit-elle par balbutier. Que ce que j’écris touche quelqu’un, au moins une personne.
Cynthia éclata d’un rire cristallin qui résonna dans la vaste salle.
— Charmant. Mais naïf.
Elle se rassit, son sourire mystérieux revenu.
— Vous verrez, ici, on ne se contente pas de “toucher” les gens. On les transforme.
Cynthia Van Dervane se redressa avec une grâce féline et fit signe à Alex de la suivre.
— Venez.
Elles traversèrent le bureau, leurs pas résonnant sur le parquet ancien, jusqu’à une partie de la salle où s’élevait la bibliothèque personnelle de Cynthia. Deux étages de volumes reliés cuir, certains si vieux qu’ils semblaient dater d’un autre âge. Une échelle coulissait le long des rayonnages, et une lumière chaude baignait l’endroit, comme si chaque livre irradiait une lueur propre.
— Voilà mon véritable trésor, dit Cynthia en effleurant la tranche d’un ouvrage aux lettres dorées. Pas l’argent, pas les actions, pas même les bâtiments que je possède… mais ceci. La mémoire des siècles.
Alex resta bouche bée.
— Vous… les avez tous lus ? demanda-t-elle timidement.
Cynthia tourna la tête vers elle avec un sourire lent.
— Non, pas encore. Mais je les ai choisis un par un. Ce qui compte, ce n’est pas de tout lire… mais de savoir quoi lire. Et bien sûr j’adore collectionner les ouvrages très rares… comme celui-ci.
Elle lui montra un livre noir posé sur un piédestal, et Alex se pencha pour l’examiner puis la regarda bouche bée.
— L’Astre des Connaissances Interdites ? souffla-t-elle, presque sans voix. Écrit par Armando De Anguissola en 1668… avant d’être exécuté par l’Église à Rome.
— Considéré par certains comme le Nostradamus italien, compléta Cynthia, amusée par l’ébahissement d’Alex.
Alex tendit la main vers l’ouvrage, mais n’osa pas le toucher. Le cuir semblait si ancien, si fragile, qu’elle craignait qu’un simple contact suffise à le réduire en poussière.
— Comment… comment avez-vous réussi à mettre la main dessus ? demanda-t-elle dans un souffle.
Cynthia croisa les bras, un éclat malicieux au fond de ses yeux couleur d’orage.
— Disons que certaines choses trouvent toujours leur chemin vers moi. Quand on sait écouter les rumeurs, lire entre les lignes… et payer le bon prix, rien n’est vraiment perdu. Pas même ce que l’Église a voulu effacer.
Elle s’approcha du piédestal et caressa la couverture du livre, comme on touche la peau d’un amant endormi.
— Il n’en reste que trois exemplaires connus. Celui-ci est le seul encore intact. Les deux autres ne sont que des fragments.
Elle marqua une pause, sans cesser de scruter Alex.
— Et il se pourrait que ce soit un faux… du moins, c’est ce qu’on dit.
Alex se pencha davantage, plissant les yeux.
— Faux, faux… répéta-t-elle comme pour elle-même. Un mot qu’on emploie trop souvent à la légère quand il s’agit de livres.
Cette fois, ce fut Cynthia qui la fixa avec curiosité, comme piquée au vif.
— Expliquez-vous, mademoiselle Reagan, dit-elle d’un ton sans sourire.
Alex prit une inspiration et répondit avec plus d’assurance :
— Falsifier un livre n’est pas rentable. Je parle de la vraie falsification, pas d’un fac-similé destiné à piéger les naïfs.
— Je n’ai pas dit que tout l’ouvrage était faux, répliqua Cynthia doucement. Mais qu’une partie pouvait l’être. Certains exemplaires, privés d’un ou deux feuillets, ont parfois été complétés à l’aide de copies tirées ailleurs.
Alex sortit une petite loupe de son sac et examina le papier.
— Sauf qu’ajouter une photocopie ou un fac-similé n’a rien à voir avec compléter un livre selon les règles de l’art.
Elle se retourna vers Cynthia, esquissant un sourire espiègle.
Cynthia lui rendit une moue complice, comme deux conspiratrices partageant un secret.
— Ce pourrait bien être le cas de cet exemplaire.
— Et qui affirme cela ? demanda Alex.
— Sa propriétaire, répondit Cynthia, et croyez-moi, elle n’est pas une… rustre imprudente.
— Vous avez déjà pu comparer avec un autre exemplaire authentique ?
— Pas encore. Mais je pourrai bientôt. C’est pour cela que je voulais d’abord votre avis.
Alex baissa les yeux, presque désolée.
— Je ne suis pas une experte… Vous devriez peut-être consulter un de mes profs de fac, ou même un conservateur.
— Non, trancha Cynthia d’une voix ferme. J’en ai assez de ces soi-disant experts, leurs sourires mielleux et leurs regards obliques. Vous, j’ai aimé votre analyse de Dumas. C’est ça que je cherche : la passion et le recul. Pas le jargon poussiéreux.
Alex la fixa un instant. Une alarme muette résonnait dans son esprit : cette femme ne l’avait pas convoquée pour un simple stage ni pour un entretien banal. Et elle n’était pas assez naïve pour croire que Cynthia Van Dervane cherchait réellement l’avis d’une étudiante sans diplôme, alors qu’elle pouvait s’offrir les meilleurs experts du marché. Alex décida donc de jouer le jeu… histoire de mieux la sonder.
Elle se pencha sur l’ouvrage, loupe en main.
— Le papier et l’encre sont conformes… murmura-t-elle. Reliure vénitienne du XVIIe siècle, en bel état.
Elle effleura les pages avec la délicatesse d’une taxidermiste manipulant un cadavre empaillé.
— Plutôt sobre pour Venise… très sobre, en vérité.
— Pourquoi ? lança brusquement Cynthia, comme pour la tester.
— L’artiste s’est retenu. Sans doute à cause de… la nature du texte, répondit Alex avant de relever les yeux vers elle. Vous avez examiné le cœur des plats ? Les relieurs du XVIe et du XVIIe avaient l’habitude de recycler. Le carton intérieur, fait de feuilles encollées et pressées, cache parfois des fragments d’imprimés plus anciens… ou même des épreuves du même livre. Certaines découvertes valent parfois plus que l’ouvrage qu’elles protègent.
Cynthia plissa les yeux, vivement intéressée.
— Et le papier ?
Alex esquissa un sourire fin.
— Excellente question.
Elle fit courir son pouce sur la tranche pour faire claquer les pages, son oreille tendue comme si elle écoutait respirer le livre.
— Excellent papier. Rien à voir avec la pâte mécanique d’aujourd’hui… Vous savez quelle est l’espérance de vie d’un livre moderne ?
— Soixante-dix ans, répondit Cynthia d’une voix glaciale, comme si Alex venait de commettre un crime. Soixante-dix misérables années.
— Exactement, dit Alex. La cellulose jaunit, devient cassante comme une hostie, puis se réduit en poussière. C’est un papier condamné. Mais ici… c’est du chiffon. Un papier de fil, capable de traverser les siècles.
Elle fronça soudain les sourcils, caressant la matière de ses doigts.
— Non… je me trompe. Pas du chiffon. Du lin. Du vrai papier de lin. Pas vénitien. Épais, spongieux, fibreux… Espagnol ?
Elle marqua une pause, l’œil brillant.
— Non. Valencien. L’un des meilleurs d’Europe à l’époque.
Elle se redressa et conclut d’une voix assurée :
— Cet imprimeur s’est donné du mal. Pas seulement pour publier. Pour défier le temps.
— Donc c’est votre diagnostique ? demanda Cynthia avec gravité. Ce n’est pas un faux ?
— Pour le papier, vous savez qu’il est difficile de tromper sur ce point. Il aurait fallu utiliser une rame vierge, de la même époque, et même ainsi nous aurions constaté des différences : les feuilles deviennent marronnes, les encres s’oxydent, s’altèrent avec le temps... Naturellement, les ajouts peuvent toujours se tacher et se laver avec du thé pour les rendre plus sombres... Une bonne restauration, ou addition de feuilles manquantes qui puissent passer pour originales, doit maintenir l’uniformité du livre. Les détails sont essentiels.
Alex rangea sa loupe mais continua d’observer le livre puis ajouta aussitôt :
— En tenant compte de ce qui était impossible, probable et apparemment certain, j’établi que la reliure du livre peut dater du XVIIe siècle... Ce qui ne signifie pas que les feuilles qu’elle recouvre correspondent à cette reliure et non à une autre ; mais prenons quand même cette hypothèse pour acquise. Quant au papier, il présente des caractéristiques semblables à celles d’autres lots dont l’origine a été établie ; il semble donc être lui aussi d’époque.
— D’accord. La reliure et le papier sont authentiques. Passons au texte et aux illustrations.
— Les choses se compliquent. Du point de vue typographique, deux points de départ sont possibles. Premièrement : le livre est authentique, mais selon vous, il ne l’est pas. Possible, mais peu probable. Passons à la deuxième piste, celle du faux, qui nous permet d’envisager deux possibilités. La première : tout le texte est faux, inventé, imprimé sur papier d’époque, puis relié en récupérant des couvertures anciennes. C’est possible, mais improbable. Ou, pour être plus précis, peu convaincant. Un tel livre serait absolument hors de prix... Mais il existe une deuxième possibilité raisonnable qui justifierait la falsification, à savoir que celle-ci aurait été faite très peu de temps après la première édition du livre. Nous parlons ici d’une réimpression avec des modifications, camouflée comme s’il s’agissait de la première, faite dix ou vingt ans après cette année 1668 qui figure sur le frontispice... Mais, dans quel but ?
— Il s’agissait d’un livre condamné, fit observer Cynthia.
— C’est effectivement possible, dit Alex. Quelqu’un qui avait accès au matériel utilisé par Armando De Anguissola, aux gravures et aux caractères d’imprimerie, a pu en faire une nouvelle édition...
Cynthia fit quelques pas autour d’Alex, ses talons claquant doucement sur le parquet, puis elle s’arrêta derrière elle.
— Dites-moi, mademoiselle Reagan… comment, selon vous, peut-on falsifier un vieux livre ?
Alex croisa les bras en regardant le vide un moment, puis fronça les sourcilles et répondit songeuse :
— Falsifier un livre comme le vôtre, doit sa faire soit par méthode contemporaine de l’impression authentique, soit réalisée de nos jours. Nous écartons donc l’époque intermédiaire, car reproduire avec une telle perfection une pièce ancienne n’est possible que depuis très peu de temps.
— Imaginez que vous vous trouviez en face d’un livre incomplet et que vous vouliez le compléter avec des techniques modernes... Que feriez-vous ? demanda Cynthia.
Alex regarda le livre d’Armando De Anguissola comme si elle vérifia qu’il était toujours là puis se tourna vers Cynthia et répondit d’une voix assurée
— Supposons, que nous ayons ce livre de 168 pages et qu’il lui manque la centième... Ou plutôt les pages 100 et 99, naturellement, puisqu’il s’agit d’une feuille imprimée recto verso. Nous voulons le compléter. La solution consiste à trouver un jumeau.
— Un jumeau ? dit Cynthia surprise
— En argot du milieu, précisa Alex, un autre exemplaire complet. Ou qui possède au moins les deux pages intactes que nous avons besoin de copier. Si possible, il faudrait également comparer le jumeau avec notre exemplaire incomplet, pour voir s’il y a des variations de foulage, c’est-à-dire de pression des caractères, ou si ceux-ci sont plus usés dans un cas que dans l’autre... Vous le savez parfaitement : à une époque où les caractères étaient mobiles et s’usaient facilement au cours de l’impression manuelle, le premier et le dernier exemplaire d’un même tirage pouvaient être fort différents, avec des lettres tordues ou cassées, des teintes d’encre différentes, et ainsi de suite. Cette étude comparative permettra alors d’ajouter ou d’ôter à la feuille intercalée des imperfections qui la rendront semblable aux autres... Ensuite, nous aurions recours à la reproduction photomécanique : un photolitho plastique dont nous tirerions ensuite un polymère ou un zinc.
— Une planche en relief, fit Cynthia. En résine ou en métal.
— C’est ça. Pour parfaite que soit la technique actuelle de reproduction, elle ne nous donnerait jamais le relief, l’empreinte sur le papier qui caractérise l’ancienne impression avec du bois ou du plomb encré. Nous devons donc reporter la page complète dans un matériau moulable, résine ou métal, très semblable sur le plan technique à la page composée avec les caractères mobiles de plomb qu’on utilisait en 1668. Puis nous mettons cette planche sous presse pour procéder à une impression manuelle, comme il y a quatre siècles... Naturellement, sur du papier d’époque, traité avant et après avec des méthodes de vieillissement artificiel... Il faut également modifier l’encre avec des agents chimiques après avoir étudié à fond sa composition, pour qu’elle soit identique à celle des autres pages. Et le délit sera consommé.
Cynthia eut un bref silence, ses yeux fixés sur Alex comme pour jauger si cette démonstration était issue d’un simple savoir académique ou d’une expérience plus intime. Un éclat d’admiration passa dans son regard, vite masqué par un sourire fin, presque soupçonneux.
— Pas une experte hein ? On dirait que mon intuition sur vous était fondée.
— Je ne fais que rapporter ce que j’ai lu et ce qu’on m’a appris…
— Non, non ! dit Cynthia gravement. J’emplois des experts et aucun d’entre eux n’a la capacité que vous avez de répondre en détail a mes questions, et dieu seul sait combien j’aime les détails.
— En espérant vous avoir été utile.
— Ecoutez… dit Cynthia avec un léger sourire malicieux. Je suis une femme d’affaire, et dans les affaires, je mens, je triche, et si d’une main je caresse les bébés, de l’autre je vole leurs bonbons… et surtout j’envisage toutes les ressources potentiels que je vois a portée.
— Ce que veut dire ? demanda Alex méfiante.
— Je voudrais que vous me traduisiez L’Astre des Connaissances Interdites.
Alex recula légèrement, le cœur battant. Les mots de Cynthia venaient de résonner comme une incantation interdite. L’Astre des Connaissances Interdites. Le titre seul avait de quoi glacer le sang. Elle l’avait déjà croisé, une fois ou deux, au détour de notes de bas de page obscures, dans des bibliographies que ses professeurs avaient effleurées du bout des lèvres, avec un mélange de mépris et de crainte superstitieuse.
— Vous plaisantez ? s’écria-t-elle, la gorge serrée, presque suffoquée.
Mais Cynthia ne plaisantait pas. Son sourire s’élargit à peine, figé dans une expression où le charme le disputait au danger.
— Avez-vous déjà vu que je plaisante, mademoiselle Alex ? dit-elle d’une voix calme, presque caressante.
Un frisson remonta l’échine d’Alex. Elle se mordit la lèvre, ses pensées affolées tournoyant dans sa tête. Ce n’était pas un livre comme les autres, pas un traité scientifique ni même une simple curiosité historique. Non… ce manuscrit, si tant est qu’il existait vraiment, était un recueil d’ars obscura, de sciences occultes mêlant alchimie, démonologie, astrologie interdite et rituels que l’Église avait condamnés depuis des siècles. On disait que certains passages avaient été écrits dans un langage codé, que d’autres portaient des annotations de mains anonymes ayant sombré dans la folie.
Et elle veut que moi je le traduise ? pensa Alex, une sueur froide perlant à sa nuque.
— Vous savez ce que contient ce livre… balbutia-t-elle.
— Justement, répondit Cynthia d’un ton velouté, ses yeux d’un bleu violet brillant d’une intensité troublante. Je veux savoir si la légende rejoint la réalité.
Alex détourna le regard vers le manuscrit posé entre elles, comme si l’objet lui-même pouvait soudain prendre vie. Sa raison lui hurlait de refuser, mais quelque chose, dans la fascination magnétique que Cynthia dégageait, la retenait de prononcer ce mot si simple : non.
— Ne me donnez pas votre réponse tout de suite, dit Cynthia d’une voix qui se fit douce, presque maternelle. Il n’y a pas le feu.
Elle s’avança vers Alex et referma délicatement le couvercle de verre protégeant le livre, comme pour clore le sujet sans réellement l’abandonner.
— De plus, sachez que vous allez vraiment faire un stage ici. Elle accompagna ses mots d’un sourire rassurant, mais ses yeux brillaient d’une intensité calculée. Je vous placerai aux archives. Vous y trouverez de quoi nourrir votre curiosité, et cela comptera dans votre cursus universitaire. Ensuite… vous me donnerez votre réponse.
Alex la regarda, un éclat malicieux au fond des yeux, et répondit d’une voix qui ressemblait étrangement à celle que Rebecca aurait employée :
— Allez-vous me voler mes bonbons, madame Van Dervane ?
À sa surprise, Cynthia éclata d’un rire clair, un rire qui fit vibrer les murs de bois et de cuir. Rien de forcé : un amusement sincère, presque rafraîchissant.
— Oh non… rassurez-vous. Quand il s’agit de mes collaborateurs, je ne vole rien. Je sais comment ils fonctionnent, ce qui les fait s’épanouir, ce qui les bride, ce qui les inspire, ce qui les pousse à se dépasser.
Elle fit un pas vers Alex, les bras croisés, la dominant de toute sa prestance.
— J’emploie une équipe exceptionnelle. Et je récompense largement ceux qui donnent le meilleur d’eux-mêmes. Je veux simplement que vous en fassiez partie. Comme disait Harvey Firestone : « La croissance et le développement des gens est la vocation la plus élevée du leadership. »
Alex soutint son regard, les bras croisés à son tour, le menton légèrement relevé.
— Autrement dit, vous êtes une maniaque du contrôle, lâcha-t-elle d’un ton défiant.
Un sourire lent étira les lèvres de Cynthia.
— Exactement.
On frappa à la porte. La secrétaire passa la tête, hésitante.
— Madame Van Dervane, excusez-moi de vous interrompre… mais votre prochain rendez-vous est dans deux minutes.
— Nous n’avons pas terminé, Andréa. Annulez-le.
La jeune femme cligna des yeux, interdite.
— Pardon… annuler ?
Cynthia tourna lentement la tête vers elle, les sourcils à peine arqués, un simple mouvement qui fit chuter la température de la pièce. Andréa déglutit, rougit, et baissa aussitôt les yeux.
— Très bien, madame, murmura-t-elle en disparaissant précipitamment.
Cynthia reporta son attention sur Alex, son sourire revenu, doux mais tranchant comme une lame.
— Je vous en prie, je ne veux pas bousculer votre emploi du temps, dit Alex timidement cette fois.
— Parlez-moi de vous, Alex, répondit Cynthia en l’invitant à s’asseoir dans un divan en face d’elle.
Alex s’installa, se calant contre le dossier, mal à l’aise sous le regard perçant de Cynthia. Le parfum de cette dernière flottait dans l’air, subtil mais enveloppant, mélange de fleurs blanches et d’une note plus sèche, presque cuirée. Alex détourna les yeux, mais son regard fut attiré malgré elle par les jambes croisées de Cynthia, fermes, musclées, dessinées comme celles d’une athlète. Une bouffée de reconnaissance involontaire lui traversa l’esprit : elles lui rappelaient Rebecca, cette même puissance discrète contenue sous l’élégance.
— Alors ? insista Cynthia d’une voix douce, mais qui n’admettait pas de détour. Parlez-moi de vous. Pas de votre CV. De vous. Ce qui vous anime, ce qui vous définit.
Alex inspira profondément. Elle n’aimait pas ce genre de questions, trop personnelles, trop nues. Pourtant, elle sentait qu’esquiver serait impossible face à cette femme.
— Il n’y a pas grand-chose à raconter.
— Quels sont vos projets après la fin de vos études ?
— Je n’ai pas de projets précis, madame. Pour l’instant, il faut simplement que j’obtienne mon doctorat.
— Vous pourriez travailler pour moi.
— Je m’en souviendrai… Mais je ne suis pas certaine d’être à ma place ici.
— Pourquoi donc ?
— Disons que… que je n’aime pas trop avoir…
— Un patron ? acheva Cynthia d’une voix tendre. Je comprends parfaitement, croyez-moi. Mais je tiens quand même à vous avoir à mes côtés. Et je vous promets que je ne suis pas une patronne comme les autres.
— Je vous promets d’y réfléchir.
— Parfait. Voulez-vous que je vous fasse visiter nos bureaux ? proposa-t-elle avec un léger sourire.
— Vous êtes sûrement très occupée, madame… Il faut que je rentre maintenant.
— Voulez-vous que mon chauffeur vous reconduise chez vous ?
— Non, dit Alex en esquissant un sourire timide. Mais merci quand même.
À la surprise d’Alex, Cynthia se leva sans empressement et l’accompagna jusqu’à la porte, comme si elle avait tout son temps. Un détail qui ne manqua pas de frapper Alex : cette femme, qui régnait sur un empire financier, la raccompagnait en personne.
Andréa et Olivia, assises derrière leurs bureaux, levèrent la tête au même moment. Elles échangèrent un regard furtif, à la fois curieux et incrédule. Alex sentit leurs yeux peser sur elle comme si elle était soudain l’objet d’un intérêt inhabituel : pourquoi donc la toute-puissante Van Dervane s’attardait-elle sur une simple étudiante ?
— Vous aviez un manteau ? demanda Cynthia doucement.
— Une veste.
Olivia bondit aussitôt, presque trop vite, et disparut derrière une cloison. Elle revint avec la veste en jean d’Alex. Mais avant qu’elle n’ait pu la tendre, Cynthia l’intercepta, un simple mouvement de main suffisant pour l’arrêter net. Olivia, interdite, s’effaça aussitôt.
Cynthia tint la veste avec une élégance étrange, comme si c’était un manteau de soirée. Alex se sentit stupide de la voir ainsi attendre, alors elle passa ses bras dans les manches maladroitement. Quand Cynthia posa ses mains sur ses épaules pour l’aider à l’ajuster, Alex sentit une chaleur glaciale lui traverser la peau. Son cœur battit plus vite. L’odeur du parfum de Cynthia — mélange subtil de jasmin et de cuir — l’enveloppa et brouilla ses pensées.
Un silence pesant suivit. Alex osa lever les yeux un instant, mais le regard de Cynthia, intense et presque tendre, la fit aussitôt les baisser de nouveau.
D’un geste précis, sans jamais perdre cette aura de contrôle, Cynthia appuya sur le bouton de l’ascenseur. Son index long et fin sembla effleurer le métal plus qu’il ne le pressa. Les portes s’ouvrirent avec un tintement.
Alex, à bout de souffle, se précipita presque à l’intérieur de la cabine. Elle se retourna malgré elle, attirée comme par un aimant. Cynthia se tenait droite, sa silhouette immense découpée dans la lumière du hall.
— Alex, dit-elle enfin, sa voix chaude résonnant comme une promesse.
— Madame… répondit Alex dans un souffle, la gorge serrée.
Les portes se refermèrent, la coupant de ce regard hypnotique. Alex resta figée un moment, son sac serré contre elle, le cœur battant comme si elle venait d’échapper à quelque chose… ou de le perdre.
***
Victor entra dans le restaurant comme s’il en possédait chaque table, chaque lustre, chaque parfum. Non qu’il cherchât à attirer l’attention : il ne savait simplement pas passer inaperçu. À son passage, les conversations s’assourdirent, les verres suspendus à mi-geste, comme si l’air lui-même hésitait.
La serveuse d’accueil, silhouette longiligne dans une robe noire taillée au millimètre, lui offrit un sourire calculé. De ceux qui murmurent : « Je sais que vous m’avez remarqué, et je sais que vous le savez. » Victor répondit d’un signe de tête poli, sans un battement de cils de trop.
Il suivit le maître d’hôtel à travers la salle, ignorant les regards appuyés et le parfum discret qu’il laissait derrière lui. Il n’était pas là pour séduire, mais pour dominer. Pourtant, au détour d’une pensée fugace, le visage de Rebecca traversa son esprit : ce regard mi-brûlant, mi-meurtrier qu’elle lui avait lancé en le voyant partir. Cela lui arracha un sourire intérieur, invisible.
Au fond, près d’une baie vitrée donnant sur la ville constellée de lumières, l’attendait déjà son interlocuteur. Costume trois-pièces, montre hors de prix, sourire trop nerveux. Un collectionneur, plus excité par l’idée de posséder une pièce rare que par sa valeur intrinsèque.
Victor s’assit, ajusta machinalement la manche impeccable de sa veste, et prit la parole d’une voix mesurée, chaque mot posé avec la précision d’une lame. La serveuse revint, s’attarda un peu trop, frôlant presque sa main. Il ne détourna pas le regard de son vis-à-vis.
— Un espresso, merci.
Simple. Glacial. Tranchant.
Le collectionneur sortit un carnet gainé de cuir, le posa comme une relique.
— Monsieur Kruger... vos pièces vues au salon de Seattle sont sublimes. Mais ce qui m’intéresse, ce sont celles qui restent invisibles. Les inédites.
Victor croisa les doigts sur la table, impassible.
— Si elles ne sont pas présentées, ce n’est pas sans raison.
— Justement, insista l’homme. C’est là que réside leur prix véritable. Exclusivité totale. Je peux payer très... très cher.
Il fit glisser une enveloppe. Victor la frôla du bout des doigts, sans l’ouvrir, puis la repoussa calmement.
— Ce n’est pas une question d’argent. Mes œuvres sortent quand je le décide. Jamais par précipitation.
Le collectionneur fronça les sourcils.
— Vous refusez... même pour le double ?
Victor porta sa tasse à ses lèvres, son regard noir fixé dans le sien.
— Je refuse, surtout pour le double.
L’autre se pencha, feignant la maîtrise, la voix basse :
— Je suis un homme qui n’aime ni attendre... ni partager. Comprenez-vous ?
Un léger haussement de sourcil, seul signe de la lame invisible sous la glace :
— Cela dépend de ce qu’il y a à partager.
— Vos œuvres, dit l’homme. Vous fixez le prix, j’achète. Sans intermédiaires.
Victor laissa planer un silence, comme une tension qui s’épaississait. Puis, d’une politesse tranchante :
— Certaines maisons de vente m’offrent déjà des conditions très confortables.
— Mais elles prennent leur commission, rétorqua l’homme en poussant l’enveloppe plus près. Vous, vous garderiez tout.
Victor fit glisser l’enveloppe vers lui, puis la repoussa lentement. Ses yeux sombres le clouèrent au siège.
— Vous m’avez mal compris. Ce n’est pas une question de pourcentage. Les enchères créent une mémoire, une histoire. Ce que vous proposez, c’est du vol à la naissance.
Le collectionneur, à bout de cartes, tenta une dernière mise :
— Même pour trois fois la valeur estimée ?
Victor reposa son verre de vin rouge, sans hâte, et lâcha dans un souffle glacé :
— Même pour dix.
Victor quitta la table avec une lenteur calculée, laissant derrière lui un collectionneur frustré, crispé sur son carnet comme sur une arme inutile. Il régla l’addition d’un geste sec et se leva. Le maître d’hôtel s’inclina trop bas, la serveuse le suivit du regard, presque déçue qu’il s’en aille si vite.
À l’extérieur, l’air de la nuit lui sembla plus lourd qu’il ne l’aurait cru. La ville brillait de mille feux derrière les baies vitrées, mais dans la rue l’atmosphère paraissait soudain étouffée, comme si un voile s’était posé sur le monde. Il ajusta sa veste, inspira profondément.
Puis, il le sentit.
Ce frisson familier. Ce bourdonnement sourd, qui vibrait au fond de sa cage thoracique comme une corde tendue prête à rompre. Le signe qu’un immortel se trouvait tout près. Victor se raidit, ses sens aiguisés au-delà de l’humain. Les bruits du trafic, les éclats de rire lointains, le claquement des talons sur le trottoir... tout cela s’effaça derrière cette résonance intérieure qui lui faisait battre le sang plus fort.
Il avança quelques pas, chaque ombre se découpant plus nette dans son champ de vision. Les réverbères jetaient des halos jaunes sur le pavé humide. Un courant d’air glacial se glissa dans son dos, sans raison apparente.
Quelque chose l’observait. Non... quelqu’un.
Victor s’immobilisa. Sa main droite se crispa, presque par réflexe, cherchant l’assurance de la lame qu’il ne portait pas en ce lieu civilisé. Ses yeux balayèrent les façades, les ruelles latérales. Rien. Et pourtant, la vibration dans ses os devint plus insistante, plus impérieuse, jusqu’à faire bourdonner ses tempes.
Un souffle. Léger. Derrière lui.
Victor pivota, prêt à faire face.
Il ne vit personne. Les passants poursuivaient leur vie, indifférents : un couple qui riait trop fort, un taxi qui freinait brutalement, un serveur qui sortait les poubelles par une porte de service. Tout paraissait normal… et pourtant, ce bourdonnement dans ses os ne faiblissait pas.
Il inspira lentement, le regard rivé sur le parking un peu plus bas dans la rue. Sa voiture l’attendait là, sombre, discrète. Dans le coffre reposait son sabre, l’arme qu’il n’aurait jamais dû quitter.
Chaque pas vers elle lui donnait l’impression de marcher à découvert. Comme si une lame invisible frôlait déjà sa nuque. Il scrutait chaque reflet de vitrine, chaque silhouette en arrière-plan. Rien. Mais son instinct lui hurlait que quelque chose se préparait.
Le bourdonnement enfla encore, plus grave, plus pressant. Ses tempes battaient au rythme de cette vibration intérieure. Il fronça les sourcils, resserra sa mâchoire. C’était puissant… beaucoup plus puissant que tout ce qu’il avait ressenti ces derniers mois. Pas un hasard. Pas une rencontre fortuite.
Il atteignit enfin sa voiture. Sa main trembla à peine lorsqu’il sortit la clé de sa poche, mais son souffle demeurait régulier, presque trop mesuré, comme s’il forçait son corps à obéir. Un dernier coup d’œil : trottoir désert, lampadaires qui étiraient des halos blafards, la nuit figée comme une toile trop parfaite. Trop calme.
Il ouvrit la portière, ses doigts effleurant le cuir usé du fourreau. Le katana noir, Muramasa, vibra dans sa paume dès qu’il l’empoigna, comme s’il l’attendait.
Puis, un souffle. Pas le vent — non. Un déplacement d’air précis, calculé. L’instinct hurla avant même la raison. La lame jaillit dans l’espace où se trouvait sa gorge, sifflant comme un éclair d’acier. Victor s’écarta d’un bond, pivotant, sabre en main.
Elle était là.
Grande, élancée, silhouette souple sous un manteau noir qui paraissait avaler la lumière. Son masque vénitien, un Colombina noir et or, sculptait son visage d’une froide beauté, ne laissant transparaître que ses yeux : deux éclats de glace concentrés sur lui.
— Charmant comité d’accueil… souffla Victor, lame levée, en position d’attente.
Pas de réponse. Elle attaqua aussitôt. Sa lame siffla, une coupe nette, suivie d’un revers fluide. Victor para, recula, céda du terrain. Elle frappait vite, trop vite. Ce n’était pas la rage brute d’un assaillant, mais la science d’une duelliste. Ses feintes étaient millimétrées, ses frappes calculées, chacune avec l’élan exact qu’il fallait, rien de superflu.
Son jeu de jambes était impeccable, comme s’il dansait sur un rythme que seul elle entendait. Et sa lame… une pièce étrange, bâtarde par la garde, mais dont la lame ibérique ondulait comme un serpent vivant. Une arme sur mesure, née pour séduire et pour tuer.
Le choc de leurs lames résonna comme une détonation étouffée dans la rue déserte. Muramasa vibra dans les mains de Victor, répondant à la pression de l’arme ennemie. La femme masquée s’était déjà retirée, souple comme un félin, avant de revenir à la charge avec une vitesse foudroyante.
Victor répondit d’un pas chassé, son corps glissant sur le bitume sans bruit. Il planta ses appuis, coupa l’angle, frappa d’estoc, rapide comme un serpent. Mais elle détourna le coup avec une élégance glaciale, sa lame ondulante décrivant une arabesque dorée avant de se rabattre en taille.
Deux styles s’affrontaient.
Victor, l’ancien, forgé dans mille batailles, portait dans ses gestes la brutalité disciplinée du guerrier. Son katana noir frappait droit, tranchait net, sans fioriture. Chaque coup cherchait la mort immédiate. Ses déplacements étaient sobres, mais d’une efficacité redoutable, taillés par des siècles d’expérience.
Elle, en face, était une tempête contenue. Sa lame bâtarde, avec son étrange profil serpentiforme, semblait danser autour de Muramasa, glissant, effleurant, menaçant sans jamais offrir de prise. Son style rappelait l’école ibérique de l’escrime : souplesse, feintes, coups redoublés, une science de l’imprévisible. Elle dominait l’espace, forçait Victor à reculer, comme si la rue entière n’était qu’un tapis sur lequel elle menait une danse macabre.
Leurs armes se heurtèrent de nouveau. L’acier cria, étincelles jaillirent. Victor profita du contact pour lancer un coup de genou, brutal, qui frôla ses côtes. Elle pivota, son manteau noir s’enroulant comme une ombre, et répondit d’un revers circulaire qui manqua de peu son visage.
Un bref silence. Ils se fixèrent. Le souffle régulier. Les yeux plongés l’un dans l’autre comme deux miroirs de mort.
Puis ils repartirent.
Victor prit l’initiative, bondissant en avant, son sabre frappant en diagonale, un coup destiné à briser une garde. Elle bloqua, mais il enchaîna aussitôt d’un tsuki, une estoc directe. Elle recula d’un pas sec, puis contre-attaqua par une série de tailles fluides, comme une pluie d’acier. Victor plia, ses bras décrivant des cercles, parant chaque coup au dernier instant.
Le combat devint une danse d’ombres.
Le katana noir fendait l’air avec la rigueur de la tradition japonaise : frappes droites, nettes, pensées pour tuer en un seul mouvement. La lame ibérique ondulait, vibrait, détournait, cherchait les failles avec une souplesse presque serpentine.
À plusieurs reprises, Victor sentit le souffle de la mort : une pointe glissant à un cheveu de sa gorge, une taille rasant son flanc. Mais lui aussi plaça ses marques : un contre foudroyant qui effleura son épaule, une estoc arrêtée net contre le masque, à un souffle de sa peau.
Leurs respirations se firent plus lourdes. Des perles de sueur brillaient sur leurs tempes. Aucun n’avait pris le dessus.
Puis elle changea de rythme. Sa lame devint fulgurante, une succession de coups qui semblaient jaillir de partout à la fois. Victor para, bloqua, céda un pas, deux, trois. Son dos heurta presque la carrosserie de sa voiture. Elle sourit derrière son masque, il le sentit.
Alors il laissa éclater ce qu’il contenait : un cri guttural, brutal, un écho de son passé guerrier. Son sabre noir se lança dans une série de frappes d’une violence inouïe. Plus de retenue, plus de contrôle froid : la puissance brute, guidée par l’instinct et les siècles.
Elle plia, recula cette fois, ses bottes crissant sur le trottoir. Leurs lames s’entrechoquaient si violemment que des éclats d’acier jaillissaient.
Finalement, un choc plus fort que les autres les sépara. Ils restèrent face à face, lames prêtes, poitrines haletantes.
Égalité parfaite.
Deux maîtres d’armes, deux prédateurs qui s’étaient reconnus.
Le dernier entrechoquement d’acier vibra dans la nuit comme un coup de tonnerre. Victor avait réussi à désarmer presque d’un revers la main de son adversaire, mais elle s’était rétablie avec une souplesse animale. Leur souffle se mêlait, court, lourd, chargé de tension.
Victor vit, pour la première fois depuis le début, une hésitation traverser ses yeux derrière le masque. Elle avait frappé pour tuer, chaque mouvement respirait l’intention létale. Mais malgré sa vitesse, malgré sa science du duel, elle n’avait pas réussi à le percer. Pire : il avait senti à plusieurs reprises que la balance penchait en sa faveur.
La pluie se mit à tomber, dense, martelant le bitume et les carrosseries. Elle recula d’un pas, lame encore levée, ses bottes éclaboussant une flaque. Puis, d’un mouvement brusque, elle frappa du pied le côté d’une poubelle métallique. Le vacarme assourdissant détourna une fraction de seconde l’attention de Victor.
Quand il reporta son regard, elle avait déjà bondi sur le toit bas d’une voiture, filant vers la ruelle latérale. Son manteau noir se déploya derrière elle comme une bannière sombre avant de disparaître dans le rideau de pluie.
Victor s’élança aussitôt. Ses bottes martelaient le trottoir détrempé, son sabre prêt à frapper, mais déjà la présence s’étiolait. Ce bourdonnement si puissant, ce grondement dans sa poitrine qui n’appartenait qu’aux immortels, s’amenuisait à mesure qu’elle s’éloignait, jusqu’à s’éteindre comme une flamme étouffée.
Il s’arrêta net au coin de la ruelle, le souffle brûlant, trempé, Muramasa serré dans sa main. Plus rien. Pas une silhouette, pas un bruit, rien qu’un silence saturé de pluie.
Elle avait voulu le tuer. Et elle avait échoué.
Mais Victor le savait au plus profond de lui : elle reviendrait.
Victor resta immobile, l’épée toujours levée, les yeux fouillant la nuit comme si elle pouvait lui rendre l’ombre disparue. La pluie coulait sur son visage, glacée, mais il ne la sentait même pas. Tout ce qu’il percevait encore, c’était l’écho de ce bourdonnement intérieur qui vibrait encore dans sa poitrine… comme si son propre corps refusait de croire qu’elle s’était déjà volatilisée.
Il baissa lentement Muramasa, essuya du pouce une perle d’eau qui glissait le long de la garde et murmura pour lui-même :
— Une immortelle…
Il repensa à ses mouvements. Elle ne frappait pas au hasard. Chaque estoc visait un point vital, chaque feinte cherchait à ouvrir une garde qu’elle savait déjà trop serrée. Elle n’avait rien d’une débutante. Son jeu de jambes, fluide, sans perte d’équilibre, trahissait des décennies — non, des siècles — d’entraînement. Elle maniait son épée bâtarde comme si elle avait été forgée pour elle seule, adaptée à sa main, à son style. Une arme unique pour une guerrière unique.
Victor avait vu ce genre de précision, de discipline, une seule fois dans sa longue vie : chez ceux qui ne vivaient que pour le duel. Ceux qui savaient que « il ne peut en rester qu’un » n’était pas une règle abstraite, mais une sentence gravée dans l’acier.
Il inspira profondément, ses yeux toujours rivés sur la ruelle vide.
— Tu n’as pas fui, pensa-t-il. Tu m’as testé.
Et cette idée l’agaça plus que tout. Car s’il avait raison, alors cela signifiait qu’elle connaissait son nom, son style, peut-être même son passé. Elle n’avait pas cherché à gagner ce soir. Elle avait voulu savoir s’il était à la hauteur.
Victor rengaina Muramasa avec lenteur, le claquement sec de la lame résonnant comme une promesse.
— Reviens, souffla-t-il dans la pluie. La prochaine fois, je serai prêt.
***
Rebecca souffla bruyamment, ses bras tremblants menaçant de céder, mais elle continua à descendre et remonter, implacable. Chaque descente lui arrachait les triceps, chaque remontée tirait sur ses épaules en feu. La sueur roulait de sa tempe jusqu’à sa mâchoire, traçant une ligne brûlante sur sa peau déjà rougie par l’effort. Elle avait une envie féroce d’allumer une cigarette, de sentir la fumée apaiser ses nerfs, mais elle serra les dents et plaqua ses paumes encore plus fermement contre le parquet. Ses doigts s’écartaient, ses abdos se contractaient à chaque mouvement, et son souffle devenait court, râpeux, presque animal.
— Une dernière, pensa-t-elle. Juste une dernière…
Elle en fit encore trois.
De l’autre côté de la pièce, Alex s’était recroquevillée sur son ordinateur, le visage éclairé par la lueur bleutée de l’écran. Ses yeux glissaient d’un article à l’autre avec une concentration quasi maniaque. Elle avait mis la main sur des références que peu d’étudiants pouvaient se vanter d’avoir rencontrées autrement qu’en bibliographie : Spectris et apparitionibus de Juan Rivio, la Summa diabolica de Benedicto Casiano, La Haine de Satan de Pierre Crespet, la Steganografia de l’abbé Trithème, ou encore De Consummatione saeculi de Pontano. Chaque titre résonnait comme un écho interdit, un appel qu’elle ne pouvait ignorer. Ses doigts tapaient frénétiquement, notant, recoupant, accumulant.
La porte s’ouvrit dans un souffle discret. Victor entra, impeccable comme toujours, son pas aussi sûr qu’une lame posée sur son fil. Mais Rebecca, encore accroupie, sentit immédiatement la différence. Il s’était glissé à l’intérieur comme si de rien n’était, mais il y avait dans son port, dans la tension infime de ses épaules, dans la manière trop mesurée dont il ôta sa veste, quelque chose qui sonnait faux.
Elle se redressa lentement, ses bras encore douloureux, et le fixa. Lui ne dit rien, mais elle n’avait pas besoin de mots. Elle devina d’un seul coup d’œil que son homme n’était pas dans son assiette, même si, pour les autres, il aurait pu passer pour l’incarnation du calme.
Rebecca attrapa sa serviette pour essuyer la sueur qui perlait le long de son cou et s’approcha, ses yeux fixés sur lui. Victor s’était installé près du comptoir, parfaitement posé, mais elle remarqua la lenteur millimétrée avec laquelle il s’était versé un verre d’eau. Trop lent pour être naturel.
— T’as l’air… normal, dit-elle en s’adossant contre la table, les bras croisés.
— Parce que je le suis, répondit-il sans lever les yeux.
Elle haussa un sourcil.
— Hmm. Le problème, c’est que normal et toi, ça colle rarement.
Victor eut un léger sourire, une esquive habile. Il but une gorgée et posa son verre avec cette maîtrise glaciale qui le caractérisait. Mais Rebecca n’était pas dupe. Elle s’approcha encore, réduisant la distance, comme une lionne flairant une proie.
— Bon, qu’est-ce que tu caches ? demanda-t-elle d’une voix douce, presque chantante.
Il leva enfin les yeux vers elle, noir d’encre, insondable.
— Rien.
Rebecca éclata d’un petit rire ironique.
— T’es vraiment mauvais menteur, Victor. Tu crois que je vis avec toi sans savoir lire ton putain de visage ?
Il ne répondit pas. Ses mains restaient jointes devant lui, trop immobiles, trop parfaites. Rebecca s’assit en face, calant son menton dans sa paume, et le scruta comme si elle décortiquait une équation compliquée.
— Alors… tu rentres plus tard que prévu. Tu dis rien, t’as ce petit air raide dans les épaules… et surtout, tu te tiens comme si t’avais encore de l’adrénaline à brûler.
Victor ferma brièvement les yeux, puis soupira, comme s’il avait espéré qu’elle ne pousserait pas jusque-là.
— Tu as failli te faire tuer aujourd’hui, souffla-t-elle enfin, avec une certitude glacée.
Le silence qui suivit fut plus parlant que n’importe quel aveu. Rebecca le fixa, les mâchoires serrées, partagée entre l’envie de l’engueuler et celle de le prendre dans ses bras.
— Putain, Vic…
Victor soutint son regard sans broncher. Le silence dura quelques secondes, puis Alex leva les yeux de son ordinateur. Elle sentit la tension dans la pièce avant même de comprendre de quoi il s’agissait.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda-t-elle en s’approchant, ses sourcils froncés.
Rebecca ne détourna pas les yeux de Victor, mais sa voix se fit plus dure, comme si elle le coinçait dans un étau invisible.
— Vas-y. Dis-le. Parce que si tu crois que tu peux rentrer ici après avoir frôlé la mort et faire comme si de rien n’était… t’as pas compris comment ça marche, entre nous.
Alex s’arrêta juste à côté de lui, cherchant ses yeux.
— Oncle Vic … qu’est-ce qui s’est passé ?
Il inspira lentement, passa une main sur son visage et finit par lâcher, presque à contre-cœur :
— J’ai été attaqué.
Alex blêmit.
— Par qui ?
Son regard glissa de l’une à l’autre, puis il lâcha :
— Une immortelle. Une femme.
Rebecca se raidit, mais resta parfaitement droite, les bras croisés, son calme coupant comme une lame de rasoir.
— Et ?
— Et elle était… très forte, admit-il enfin. Trop forte pour être une simple imprudente. Ses attaques étaient calculées, rapides, d’une précision chirurgicale. Elle maniait une épée bâtarde, mais la lame… était ibérique, ondulée, comme un serpent. Un truc forgé sur mesure, parfaitement équilibré. Elle a alterné l’estoc avec des frappes puissantes, enchaîné des feintes comme si elle connaissait déjà mes réactions.
Alex écarquilla les yeux.
— Et tu… tu as gagné ?
Victor secoua la tête, son expression fermée.
— Non. Aucun de nous deux n’a gagné. On s’est testés. On s’est… jaugés. Mais on était de force égale.
Rebecca inspira profondément, maîtrisant la décharge glaciale qui lui traversait les entrailles. Ses bras restèrent croisés, son ton ne monta pas d’un cran.
— Donc, si je comprends bien… il y a dehors une immortelle qui a failli te faire la peau, et tu rentres ici en croyant pouvoir cacher ça derrière ton foutu air impassible ?
Victor ne répondit pas.
Alex se mordit la lèvre, puis posa doucement une main sur son avant-bras.
— Oncle Vic… c’est grave, hein ?
Il la regarda, ses yeux sombres marqués par une vérité qu’il n’avait pas encore révélée. Mais il lui sourit et lui ébouriffa ses cheveux dorés.
— T’en fais pas, dit-il rassurant. Rien de quoi s’inquiéter, je te le promets.
— Oncle Vic… murmura-t-elle. J’ai déjà vu ce regard. Celui de papa, avant… avant qu’il parte et qu’il ne revienne jamais.
Victor posa enfin son regard sur elle. Pas un mot, juste cette présence écrasante, immuable. Mais pour Alex, c’était suffisant pour raviver une peur sourde.
— Je ne veux pas… Je ne veux pas te perdre toi aussi, lâcha-t-elle, la voix tremblante.
— Non ma chérie, dit Victor en l’attirant dans ses bras. Je ne pars pas pour disparaître. Pas tant que vous êtes là.
Alex hocha la tête, mais ses yeux restèrent humides. Rebecca, derrière, fixait Victor avec un mélange de gravité et de reconnaissance silencieuse : il ne promettait pas de revenir — il affirmait qu’il survivrait. Et c’était tout lui.
***
La voiture noire franchit les grilles massives du domaine. Les phares effleurèrent l’allée bordée de cyprès, jusqu’à ce que l’immense façade du manoir surgisse, baignée de lumière tamisée. Le bâtiment, aux lignes anciennes, respirait la richesse et l’histoire — colonnes de marbre, verrières d’époque, pierres blanchies par le temps mais restaurées avec un goût impeccable.
La silhouette féminine descendit du véhicule. Le manteau noir qui avait masqué sa grâce dans les rues se balançait encore de ses mouvements félins. Elle franchit les marches, sans un mot pour les serviteurs qui s’inclinèrent en silence.
À l’intérieur, la chaleur des chandeliers embrassait les murs, jouant sur les tapisseries. Elle traversa le hall sans ralentir, jusqu’à atteindre une vaste pièce aux boiseries sombres. Là, elle s’arrêta enfin.
Ses doigts fins défirent les attaches de son manteau, qui glissa à ses pieds. Elle ôta le masque vénitien avec une lenteur calculée, révélant un visage aux traits sculptés, presque irréels. Ses yeux clairs, brûlants de réflexion, se posèrent un instant sur l’objet qu’elle déposa sur une console. Puis, dans un geste simple mais chargé de sensualité, elle libéra sa chevelure argentée qui cascada sur ses épaules, telle une rivière d’éclats lunaires.
Enfin, elle déposa son épée sur le présentoir d’onyx. La lame à l’ondulation ibérique refléta un éclat fugace avant de s’éteindre dans l’ombre.
Cynthia Van Dervane inspira profondément, comme si ce simple geste marquait la fin d’une épreuve. Mais son esprit, lui, restait agité.
Cet homme. Victor Kruger.
Elle ferma les yeux, et son souffle s’alourdit. Personne ne l’avait jamais tenue en échec. Pas Marcus Octavius, son ex-mari qu’elle avait vu se briser sous les coups de Kyala, pas les immortels qui avaient traversé son chemin au fil des siècles. Aucun n’avait eu cette puissance brute mêlée à une maîtrise glaciale.
Et pourtant, ce soir… elle avait croisé un mur. Non, pas un mur — une tempête.
Ses doigts caressèrent machinalement la garde de son épée avant qu’elle ne se détourne. Un frisson la parcourut, mélange d’agacement et d’excitation.
Victor Kruger. Cet affrontement n’était que le premier.
Elle versa un verre de Cognac et le dégusta en regardant le vide.
Cynthia Van Dervane n’était qu’un nom de façade, forgé pour traverser les époques. Son vrai nom, celui que presque plus personne ne prononçait, était Callestina.
Elle était née en 387 après J.-C., sœur adoptive d’Alaric Ier, roi des Wisigoths. Dans les fastes de sa jeunesse, elle avait grandi parmi les cris de guerre et les chants rituels de son peuple. Mais son destin bascula l’hiver où un puissant chef de guerre du nom de Darius vint hiverner avec son armée sous les bannières d’Alaric.
Elle n’avait que vingt-deux ans. Lui, l’immortel, portait déjà sur ses épaules des siècles de conquêtes. Leur liaison, semi-secrète, s’épanouit dans l’ombre des tentes de campagne. Chaque nuit, Callestina se glissait dans ses draps, ivre d’admiration pour cet homme qui semblait invincible. Mais Darius, lassé, ne voyait en elle qu’une amante de passage, une distraction collante dont il se détachait déjà.
Aveuglée par son désir de grandeur, Callestina décida de suivre les armées quand elles marchèrent sur Rome en 410. Ni les ordres d’Alaric, ni les mises en garde des guerriers ne purent la retenir. Elle voulait prouver sa valeur, montrer qu’elle n’était pas seulement une sœur de roi ou la maîtresse d’un conquérant.
Grayson, qui s’appelait Claudien a l’époque était le bras droit de Darius, tomba amoureux d’elle. Il lui avait juré sa protection. Mais Callestina, insatiable, le poussa à la laisser l’accompagner dans les combats. C’est au cœur du chaos romain qu’elle trouva la mort pour la première fois : une flèche, anonyme et cruelle, la transperça en pleine poitrine. Grayson la vit s’effondrer. Il porta son corps jusqu’en Terre Sainte, là où elle se releva pour la première fois en immortelle.
Le monde avait changé pour elle. Et pourtant, rien n’avait changé dans le regard de Darius. À ses yeux, elle n’avait jamais compté. Pire encore : il n’aimait que Grayson. Cette vérité, Grayson lui-même la lui souffla, le cœur lourd.
C’est alors qu’un autre immortel entra dans sa vie : Marcus Octavius, un général romain redouté. Séduit par la fougue et la beauté de Callestina, il devint son mentor, puis son amant, et finit par l’épouser. Elle porta son nom, vécut dans ses palais à Byzance, mais Callestina n’était pas une femme faite pour rester enchaînée. La sécurité et le confort lui pesaient.
Elle le quitta sans un regard en arrière. Dès lors, elle se jura de devenir la plus grande guerrière que l’histoire ait connue. Elle apprit tout : l’art de la guerre, le maniement de chaque arme, la discipline des armées comme l’instinct des duels. Au fil des siècles, elle défia et abattit des dizaines d’immortels, forgeant sa réputation dans le sang et le silence.
Bientôt, même Darius et Grayson durent s’incliner devant son talent. Impressionnés par son génie martial et sa soif de victoire, ils firent d’elle un commandant en second, à la tête de leurs troupes. Callestina, la fille des Wisigoths, la sœur d’Alaric, l’amante délaissée de Darius, était devenue une légende à part entière.
Le manoir s’était assombri avec la nuit tombée, seules les flammes dansantes de l’immense cheminée découpaient des éclats orangés sur les boiseries et les toiles anciennes. Cynthia avait troqué son manteau et son masque pour une robe de soie fluide, couleur bordeaux, dont les reflets se mêlaient à ceux du vin rare qu’elle faisait tourner dans son verre de cristal. Le silence régnait, seulement troublé par le craquement du bois et le bruissement lointain du vent dans les arbres.
Elle s’assit dans un large fauteuil, les jambes croisées avec une élégance détendue. Ses cheveux argentés, libérés de leur contrainte, cascadaient sur ses épaules, brillant comme de la lumière figée. Elle porta son verre à ses lèvres, savoura une gorgée lente, profonde, avant de fixer le vide devant elle.
Et là, malgré toute la dureté qu’elle avait endossée au fil des siècles, un sourire inattendu vint effleurer ses lèvres. Un sourire presque fragile, presque humain.
Dans ce silence, un nom traversa ses pensées, comme une prière murmurée à voix basse :
— Tu as élevé une fille magnifique… Arslan…
Ses doigts serrèrent doucement le cristal, mais son sourire persista, tendre, vibrant d’une émotion enfouie depuis des siècles.
Cynthia, ou plutôt Callestina, resta immobile dans le silence du manoir. Le verre de cognac tournait lentement dans sa main, l’ambre accrochant les lueurs des chandeliers. Elle le porta à ses lèvres sans vraiment goûter le breuvage. Ses yeux restaient perdus dans le vide.
Comment ne pas penser à elle ?
À Alex.
Cette petite beauté angélique, aux cheveux dorés et au regard qui brillait d’une franchise désarmante. Elle l’avait vue grandir, comme elle avait vu grandir Denise avant elle, et la mère de Denise encore avant.
Son souffle se fit plus lent. Les souvenirs, toujours là, comme des échos qu’on ne peut faire taire.
Flavia.
C’était elle, la première. Une fillette en Gaule, arrachée aux cendres d’un village pillé. Callestina l’avait recueillie presque par caprice, amusée par la vivacité de ses yeux. Elle l’avait laissée à des gens de confiance, se contentant de réapparaître de loin en loin. Elle n’avait jamais eu l’instinct maternel. Mais… Flavia était restée. Et au fil des décennies, Callestina avait pris goût à ce rôle étrange : une ombre tutélaire, invisible, qui veille sans s’attacher, qui protège sans s’avouer pourquoi.
Les enfants de Flavia avaient grandi, puis vieilli, puis étaient morts. Mais la lignée avait survécu, fragile flamme dans la tempête des siècles. Callestina avait veillé, parfois de près, parfois de très loin, délégant la surveillance à d’autres quand les guerres l’appelaient ailleurs. Un amusement, s’était-elle dit au début. Rien de plus.
Pourtant, au fil des générations, ce jeu s’était transformé en rituel.
Elle les voyait apparaître un à un : si différents, si mortels, si vite consumés. Certains avaient hérité de la force de Flavia, d’autres de sa douceur. Mais chaque fois, la même fin. Leurs corps se fanaient, leurs visages se creusaient, et Callestina restait là, inchangée, toujours debout quand eux retournaient à la poussière.
Jusqu’à Denise.
Une enfant douce, discrète, dont la vie avait filé trop vite. Elle avait aimé un étudiant, puis avait donné naissance à une fille. Alex. La dernière. La seule encore debout de cette lignée.
Callestina ferma les yeux. Elle se souvenait de la première fois qu’elle avait posé les siens sur cette petite. Déjà, il y avait dans son sourire quelque chose d’éblouissant. Une lumière fragile, mais éclatante. Alex était différente. Pas seulement parce qu’elle était la dernière. Elle avait… une force de vie qui troublait Callestina, une pureté que les siècles de sang n’avaient pas encore entamée.
Et voilà qu’aujourd’hui, Alex vivait auprès de Victor Kruger.
Un hasard ? Une ironie ? Ou un signe que l’Histoire tissait toujours ses fils, quoi qu’on en dise ?
Alors, dans le silence du manoir, ses lèvres s’entrouvrirent dans un murmure presque brisé :
— Nuri… j’ai refusé ton amour, mais c’est Denise qui en a profité, et Alex qui l’a hérité… Je suis désolée… mon poète bien aimé…
Flashback
La plaine était une mer de flammes et de sang. Les bannières déchirées claquaient sous le vent d’hiver, mêlées à la fumée des villages incendiés. Le fracas des sabots et des lames se mêlait aux cris des mourants.
Callestina fendait la mêlée, sa lame rougeoyante de chair et de sueur. Elle portait encore l’armure lourde des Balkans, forgée pour résister aux charges turques, mais ses gestes étaient précis, disciplinés, d’une brutalité presque inhumaine. Chaque coup tranchait net, chaque mouvement balayait la confusion.
Puis il y eut ce silence étrange, cette suspension au milieu du carnage.
Elle le sentit puis le vit.
Un cavalier ottoman s’avançait, ses cheveux sombres collés par le vent, ses yeux brûlant d’une intensité sauvage. Il portait le sabre courbe des ghazis, taché du sang des croisés hongrois. Mais ce n’était pas un simple guerrier. Callestina le sut aussitôt. Cet homme se mouvait comme un faucon. Chaque geste vibrait d’une maîtrise née de siècles de combats.
Leurs regards se croisèrent, et tout le vacarme alentour s’effaça.
Nuri.
C’est ainsi qu’on l’appelait. Le Lumineux.
Ils s’élancèrent l’un contre l’autre sans un mot. L’acier jaillit, leurs lames s’entrechoquèrent, résonnant comme des cloches de cathédrale. Elle attaqua la première, furieuse, ivre de conquête. Mais il para le coup avec une élégance déconcertante, et riposta d’un revers qui faillit lui trancher la gorge.
Jamais elle n’avait affronté pareille force. Pas depuis Darius.
Le duel s’étira, féroce, presque danse. À chaque échange, Callestina sentait l’excitation grimper, l’électrisant jusque dans la moelle. Lui, en revanche, demeurait calme. Ses lèvres esquissèrent même un sourire, comme si ce combat n’était qu’une conversation secrète entre eux.
Puis, un cri fendit l’air. Une volée de flèches s’abattit sur la colline. Les deux adversaires furent séparés par le chaos. Arslan fit cabrer son cheval, avant de fondre dans la mêlée.
Callestina resta figée, haletante, sa lame tremblante encore du contact.
Ce n’était pas un ennemi comme les autres. Ce n’était pas une cible à abattre pour la gloire.
C’était… autre chose.
Après cela, la bataille s’était achevée dans la poussière et les hurlements. Les Hongrois n’étaient plus qu’un amas de cadavres fumants, les survivants capturés et liés comme du bétail. Les soldats ottomans erraient parmi les dépouilles, ramassant les armes, pillant les cadavres, ou saisissant les femmes pour les livrer comme butin.
Callestina gisait au sol, les poignets entravés derrière son dos, un filet de sang séchant sur sa tempe. On l’avait désarmée, traînée devant un Agha turc dont la cuirasse luisait encore du sang de ses ennemis.
Il la détailla longuement, ses yeux sombres glissant sur sa silhouette couverte de poussière et de sang.
— Une lionne, souffla-t-il en turc, amusé. Tu as abattu mes meilleurs cavaliers… mais maintenant tu es à genoux.
Il fit signe à ses hommes.
— Emmenez-la. Qu’on lave son corps, qu’on l’apprête. Elle sera ma Jaria dès ce soir.
Des rires gras éclatèrent autour de lui. Callestina ne broncha pas. Ses yeux brûlaient de haine froide, ses lèvres tordues en un rictus de mépris.
C’est alors qu’elle sentit à nouveau une présence. Un cavalier fendit le cercle de soldats. Son cheval écumait encore, ses vêtements portaient les stigmates du combat, mais son port droit, sa démarche assurée, imposèrent aussitôt le silence.
Nuri.
Le gradé tourna la tête, contrarié.
— Qu’est-ce que cela signifie ?
Nuri descendit de cheval, ses yeux fixés sur Callestina, puis sur l’aga.
— Cette femme n’est pas une simple captive, dit-il d’un ton ferme. Elle est emanet.
Le mot claqua dans l’air. Dans la tradition ottomane, un emanet était un bien confié par Allah ou par l’autorité supérieure, un dépôt sacré qu’on ne pouvait détourner. Les soldats échangèrent des regards troublés.
— Mensonge ! rugit l’agha. Elle est mon butin, par droit de conquête !
Nuri s’approcha d’un pas, calme, mais ses yeux jetaient des éclairs.
— Tu n’as pas vu ce que j’ai vu. Cette femme s’est relevée après avoir reçu une flèche en pleine poitrine. Elle a continué à se battre comme si la mort elle-même la craignait.
Un murmure parcourut les rangs. Les soldats, superstitieux, se signèrent, certains reculèrent même d’un pas. On parlait souvent de ces créatures que ni la lame ni le feu ne pouvaient détruire.
Nuri enfonça le clou, sa voix grave résonnant comme une prière.
— Allah éprouve parfois ses serviteurs en leur envoyant des signes. Cette femme est l’un de ces signes. Elle doit être remise à celui qui saura comprendre son mystère. Si tu la prends pour ton harem, tu provoques la colère divine.
Le silence retomba. L’aga, blême, hésitait, son orgueil en lutte avec la crainte de l’invisible. Les yeux de ses hommes ne l’aidaient pas : tous attendaient sa décision, et aucun n’oserait toucher une femme déclarée emanet.
Finalement, il cracha au sol.
— Très bien. Prends-la. Mais si c’est un démon et qu’elle te tue dans ton sommeil, tu l’auras cherché.
Nuri inclina légèrement la tête, un sourire infime jouant sur ses lèvres.
— Alors je dormirai l’épée à la main.
Il fit signe à deux hommes d’apporter Callestina. Ses liens furent détachés et elle fut poussée vers lui. Ses yeux d’acier le transpercèrent, mélange de haine et d’interrogation.
Nuri lui murmura en grec, la langue des Balkans :
— Tu ne me dois rien. Ce n’est pas une dette… c’est une rencontre.
Callestina, haletante, retint un sourire amer. Elle comprit aussitôt que cet homme, plus que tout autre, n’était pas dupe de ce qu’elle était ni de ce qu’elle cachait derrière son masque de captive. Ses yeux avaient percé son secret, ou du moins en avaient deviné la lisière, et cette lucidité lui inspira une inquiétude nouvelle qu’elle dissimula sous l’impassibilité. On l’emmena ensuite à travers le camp ottoman, où les tentes dressées au milieu des torches et des chevaux écumants vibraient encore du tumulte de la bataille. Enfin, on l’introduisit dans un vaste pavillon de toile, richement aménagé, où une jeune servante au regard timide l’aida à se débarrasser de son armure.
Les sangles de cuir tombèrent une à une, libérant ses épaules meurtries, et bientôt son corps couvert de poussière et de sang fut plongé dans une cuve d’eau tiède parfumée de pétales. Callestina connaissait la suite ; elle avait déjà traversé tant de fois ce rituel, dans d’autres guerres, sous d’autres bannières. Toujours la même mascarade : le bain purificateur, les étoffes légères, l’attente dans la pénombre. Elle savait qu’il viendrait, qu’il poserait sur elle ses mains sûres de posséder, qu’il goûterait à son corps comme on goûte un fruit conquis, puis qu’il déciderait de la garder comme concubine, esclave de soie et de chaînes. Mais Callestina avait son plan : elle le laisserait croire à sa soumission, elle feindrait la docilité le temps qu’il baisse sa garde, et au premier instant favorable, elle s’enfuirait, retrouverait une lame et engagerait à nouveau le duel, cette fois jusqu’à lui prendre la tête.
En attendant, elle se laissa faire, immobile sous les doigts délicats de la servante qui savonnait sa peau avec application, et quand le peigne glissa dans sa chevelure argentée, elle ferma les yeux, non pas dans un abandon sincère, mais dans une froide anticipation de la chasse à venir.
L’habit qu’on lui fit revêtir se composait d’un gömlek, une chemise légère de coton fin, et d’un şalvar, pantalon bouffant dont les plis souples épousaient sa démarche avec une grâce involontaire, le tout recouvert d’un entari, longue robe ajustée par une rangée de boutons sur le corsage et serrée à la taille d’une ceinture de soie brodée qui soulignait ses hanches. Les étoffes, bien qu’étrangères à son monde, glissaient sur sa peau avec une douceur presque insolente, comme si l’on cherchait à transformer la guerrière en captive apprêtée pour un harem.
Lorsque la toile de la tente s’écarta, Callestina s’attendait à voir surgir l’homme qui viendrait réclamer ce que tant d’autres avaient cru leur dû. Mais ce fut Nuri qui entra, calme, les gestes mesurés, ses yeux brûlants de la même intensité qu’au combat. Elle se raidit, prête à l’affronter autrement, mais il ne prononça pas la phrase qu’elle redoutait. Au lieu de cela, il fit un signe discret, et l’on apporta un plateau chargé de pains chauds, de fruits secs, de viande encore fumante. Puis, s’asseyant sans cérémonie, il désigna la place en face de lui : « Viens. Mange avec moi. »
La stupeur serra la gorge de Callestina ; elle avait imaginé mille façons de lui résister, mais pas celle-ci. Son corps, apprêté pour le rôle d’une captive, se trouvait convoqué à un autre rituel, plus intime encore : celui du partage.
Nuri, sans attendre son assentiment, prit place sur le tapis et commença à manger avec une sobriété déconcertante. Ses gestes étaient mesurés, ni ostentatoires ni pressés, comme ceux d’un homme qui n’a rien à prouver. Callestina demeura un instant immobile, encore crispée par l’orgueil, mais l’odeur des plats lui emplit les narines et lui rappela violemment à quel point son corps criait famine. Elle n’avait pas goûté à une vraie nourriture depuis des semaines : que de maigres morceaux de pain sec et de l’eau croupie.
Sans même réfléchir, elle s’assit face à lui, attrapa un morceau de pain chaud et déchira la croûte avec ses dents. Elle avala avec avidité, sans prendre le temps de savourer. Ses doigts se saisirent ensuite d’une datte qu’elle engloutit presque entière, puis d’un morceau de viande rôtie dont le jus chaud lui coula sur le menton. Elle buvait à grandes gorgées le sherbet citronné, sucré et parfumé, qui glissait dans sa gorge comme une promesse d’oubli. Ce n’était plus une guerrière, ni une immortelle calculatrice : c’était une femme épuisée, un corps en manque, qui retrouvait un instant la saveur du vivant.
Ce ne fut qu’après plusieurs bouchées qu’elle osa lever les yeux. Nuri continuait de manger, paisiblement, mais sans un seul instant la regarder. Ni curiosité, ni convoitise, ni mépris. Comme si sa présence à elle n’était qu’une évidence, comme si elle avait toujours eu droit à cette place. Ce détachement la troubla plus encore que s’il l’avait dévorée des yeux.
Un instant, Callestina sentit un picotement étrange lui traverser la nuque. Une gêne, ou peut-être une irritation sourde : il la laissait se montrer ainsi, vulnérable, affamée, comme une mendiante qui dévore son premier repas digne depuis des mois, et lui… il ne disait rien. Pas un sourire ironique, pas une remarque, pas même un regard. Comme s’il respectait sa faiblesse, ou pire encore, comme s’il n’y voyait aucune faiblesse du tout.
Elle essuya d’un revers de main la trace de jus qui perlait à son menton, retrouvant son air dur, mais au fond d’elle-même, une question la rongeait déjà : cet homme était-il réellement celui qu’il prétendait être ?
— Et après, ce sera quoi ? demanda-t-elle brusquement, comme pour briser ce silence qui devenait trop lourd, trop intime.
— Après, rien, répondit-il sans hésitation, sa voix grave résonnant avec une certitude implacable. Je ne t’ai pas tirée des griffes de l’Agha Ismail pour te traiter de la même manière. Tu ne partageras pas sa couche, ni la mienne, si tel est ton choix.
Callestina eut un petit rire ironique, acéré comme une lame.
— À moins que ton véritable choix ne soit de me couper la tête, souffla-t-elle, son regard perçant se fixant sur lui. J’ai vu trop de vainqueurs promettre avant de prendre.
Il ne se détourna pas, ne vacilla pas. Ses traits demeurèrent impassibles, mais ses yeux, eux, semblaient briller d’une lueur qui n’avait rien de guerrière, ni de possessive.
— Non, dit Nuri avec une gravité désarmante. Si je t’ai réclamée, c’est parce que je ne pouvais pas supporter l’idée de te voir traitée comme un butin. Tu dormiras dans ma tente, dans mon lit s’il le faut, mais je ne te toucherai pas. Demain ou après-demain, je trouverai un moyen de te faire quitter ce camp. Alors tu seras libre d’aller où bon te semblera.
Ses mots résonnèrent en elle comme un coup porté non pas à son corps, mais à son armure intérieure. Elle chercha à le sonder, prête à déceler une faille, une duplicité, mais ne trouva qu’une conviction brute, une sincérité qu’elle n’avait jamais rencontrée chez aucun conquérant. Quand il plongea son regard dans le sien, Callestina sentit ce frisson étrange, ce vertige qu’elle avait déjà éprouvé sur le champ de bataille, lorsque leurs lames s’étaient croisées et qu’elle avait compris qu’il n’était pas un adversaire comme les autres.
Alors, pour la première fois depuis longtemps, elle détourna les yeux, non pas par soumission, mais pour masquer l’agitation brûlante qui montait en elle. Elle s’était préparée à la contrainte, à l’affrontement des corps, à l’avilissement qu’elle aurait repoussé ou retourné contre lui. Mais face à Nuri, c’était un autre combat qui commençait : silencieux, invisible, plus subtil et plus dangereux encore. Un duel où ses armes habituelles – le mépris, la provocation, la séduction cruelle – se heurtaient à un roc immuable. Et ce combat-là, Callestina n’était pas certaine de vouloir le gagner.
***
Cynthia ouvrit les yeux et contempla son verre a moitié vide, elle se leva et le remplit à nouveau de Cognac. En buvant une gorgée une pensée elle se remémora son combat contre Kruger, voila plusieurs mois qu’elle l’observait, guettait ses déplacements, et surveillait ses moindres faits et gestes grâce a une bonne équipe de détectives privées payés par ses soins. Ce n’est qu’après avoir vue les photos d’Alex qu’elle croyait avec Nuri que Cynthia appris qu’il était mort.
Elle se dirigea vers une table d’échec et déplaça un cavalier, et un autre sourire parcourut son visage. Elle se rappelait encore la première fois qu’elle avait vu ce jeu. C’était Nuri qui lui fit découvrir cette passion, car contre tout attente, Callestina ne partit pas. Lorsque l’occasion se présenta, lorsqu’il fit détourner la garde et qu’elle aurait pu s’enfuir dans la nuit, elle resta. Non pas par faiblesse, ni par crainte, mais parce qu’une curiosité brûlante l’attachait à cet homme. Elle avait croisé tant de guerriers, tant d’immortels et de mortels, qu’aucun ne l’impressionnait plus. Mais Nuri… lui portait une lumière qu’elle n’avait jamais vue. Un homme de guerre, certes, mais dont la force n’avait rien de prédateur. Sa force résidait dans l’honneur.
Ainsi, elle l’accompagna lorsqu’il retourna à Istanbul. Elle, la vagabonde insoumise, accepta de marcher à ses côtés sous les regards des soldats et des dignitaires. Ironie du sort : tous la prirent pour sa concubine. Elle, Callestina la farouche, elle qui avait toujours refusé de plier l’échine, se laissa voir dans ce rôle avec un sourire glacé, car elle seule savait la vérité. Nuri ne la traita jamais comme une jaria. Dans son regard, elle n’était ni un butin, ni une compagne de passage, mais une égale.
À ses côtés, elle découvrit Istanbul, ses palais, ses jardins, ses marchés bruissant de voix et de senteurs. Elle apprit à le connaître, à deviner ses silences, ses colères retenues, sa tendresse dissimulée. Et, peu à peu, elle laissa tomber ses défenses. Leurs nuits ne furent pas celles de la domination ou du devoir, mais de l’intimité brute, ardente, presque tendre. Nuri ne cherchait pas à la posséder : il la recevait, et cela changeait tout.
Un soir, il lui présenta un échiquier.
— Ceci est un jeu, dit-il en posant le plateau. Un jeu de société.
— Ces carrés noirs et blancs ? s’étonna Callestina, plissant les yeux.
Il déposa les pièces une à une, avec une lenteur étudiée, comme si chaque mouvement avait un poids.
— Voici le roi. Il ne se déplace que d’une case à la fois.
Callestina arqua un sourcil.
— Si lentement ? Alors c’est un fardeau plus qu’un pouvoir.
Nuri sourit à cette remarque.
— Justement. Le roi n’est pas le plus fort, mais c’est lui qui décide du destin.
Elle observa la pièce avec une intensité troublante. Dans ce roi prisonnier de sa case, elle vit un reflet de Nuri : un homme puissant, mais dont l’honneur et les devoirs semblaient parfois une cage.
Puis il sortit la reine.
— Elle peut se déplacer comme elle veut, dans toutes les directions.
— Comme elle veut ? souffla Callestina, fascinée.
Ses doigts effleurèrent la pièce. Elle, c’était elle-même. Libre, indomptable, capable de fondre partout à la fois. Elle releva les yeux vers Nuri et murmura, presque pour elle :
— Alors, la vraie force n’est pas le roi. C’est elle.
Nuri hocha la tête avec un léger sourire, sans répondre.
Il plaça ensuite les pions, en ligne, anonymes.
— Ce sont les soldats, dit-il. Les premiers à tomber, mais parfois les plus décisifs.
Callestina esquissa un rire sans joie.
— Des vies sacrifiées pour protéger deux figures figées. Voilà bien la guerre.
Puis il présenta les cavaliers.
— Ceux-là sont imprévisibles. Ils ne vont jamais tout droit.
Elle suivit le tracé étrange de leurs mouvements et eut un sourire narquois.
— Ceux-là, je les aime. Ils frappent là où personne ne les attend. Comme moi.
Il montra enfin les tours et les fous. Callestina fronça les sourcils.
— Je ne comprends pas pourquoi une tour se déplace. C’est absurde.
— Parce que c’est la règle, répondit-il simplement.
Elle croisa les bras, boudeuse, mais ses yeux luisaient d’amusement.
— Tu respectes trop les règles. Moi, j’aurais brisé le plateau depuis longtemps.
Ils jouèrent. Callestina, le regard brillant de défi, avança ses pièces avec une hargne presque guerrière. Mais son audace la trahit : deux coups plus tard, Nuri referma son piège.
— Échec et mat, annonça-t-il d’un ton posé.
Callestina resta figée, les lèvres entrouvertes, son regard rivé sur l’échiquier comme si la planche venait de lui trahir un secret. Elle avait avancé avec fougue, sûre de ses coups, persuadée de tenir la victoire. Pourtant, tout s’était écroulé en un instant. Elle fronça les sourcils, mécontente :
— Impossible… Je devrais gagner.
Nuri croisa les bras, impassible, et son sourire ne contenait ni ironie ni triomphe.
— La victoire n’est pas toujours une question de force, dit-il doucement. C’est parfois une question de patience.
Ces mots résonnèrent en elle comme une provocation. Callestina releva la tête d’un mouvement brusque, plantant ses yeux d’acier dans les siens. Une étincelle passa. Elle aurait dû se lever, renverser le plateau, lui tourner le dos pour ne pas céder à l’irritation. Mais elle ne bougea pas. Sa respiration s’était accélérée sans qu’elle le veuille.
Lentement, presque avec défi, elle tendit la main et reposa son doigt sur le roi noir, le fit glisser d’une case, puis le ramena à sa place, un geste inutile, mais chargé d’une intensité étrange. En relevant les yeux, elle remarqua que Nuri la regardait enfin, plus intensément qu’il ne l’avait fait durant tout le repas.
— Patience, murmura-t-elle en laissant courir son doigt le long de la pièce. Voilà une vertu qui ne m’a jamais appartenu.
— C’est peut-être ce qui te perd, répondit-il.
Son ton n’était pas une critique, mais une caresse. Callestina eut un sourire amer, presque moqueur, avant de se pencher un peu plus vers lui, son épaule frôlant la sienne au-dessus du plateau. Elle sentit la chaleur de son corps, la fermeté tranquille de sa présence.
— Ou peut-être… que c’est ce qui me sauve, souffla-t-elle, ses lèvres dangereusement proches.
Leurs regards restaient rivés l’un à l’autre, deux flammes contraires qui s’affrontaient sans reculer. Callestina sentit son souffle devenir plus lourd, plus profond. Elle se pencha un peu plus, franchissant cette mince frontière où l’air vibrait entre eux. Ses cheveux argentés effleurèrent son épaule, et cette fois, ce fut Nuri qui céda le premier : sa main se leva lentement, presque avec hésitation, et vint se poser contre sa joue. Sa paume était chaude, rassurante, mais son geste était empreint d’une douceur qu’elle n’avait pas connue depuis des siècles.
Elle laissa échapper un souffle qu’elle ne savait pas retenir, son front s’inclinant légèrement contre sa main. Ce fut elle qui franchit la dernière distance : ses lèvres se posèrent sur les siennes, sans violence, sans défi. Un baiser vrai, nu, presque fragile.
Quand elle se recula, son regard brillait d’une ironie mordante, mais son ton était bas, rauque, chargé d’émotion.
— Voilà donc, dit-elle, la concubine non officielle… qui le devient vraiment.
Un sourire discret passa sur le visage de Nuri, mais il ne répondit pas. Il se contenta de l’attirer doucement contre lui, comme s’il savait que, dans cette étreinte, Callestina n’avait rien perdu — ni sa liberté, ni son honneur.
Sans hésiter, il la serra plus fort contre lui et posa ses mains sur ses hanches. Puis il releva sa robe pour sentir la chaleur de sa peau nue contre ses paumes. Ensuite, ils s’allongèrent, toujours enlacés. Callestina lui entourait le cou de ses bras. Il sentit l’avidité de ses baisers, similaire à la sienne. Elle glissa sous lui et ses jambes s’ouvrirent, puis s’enroulèrent autour des hanches de Nuri. Avec un grognement de plaisir, il la pénétra. Ils firent férocement l’amour, sans parler. De toute sa vie, Callestina n’avait jamais connu une telle intensité, une telle passion, une telle complétude. Plus rien n’existait dans le monde, sauf l’homme allongé sur elle. Elle n’avait plus conscience du lieu, du temps, ni même de sa propre identité. Il n’y avait plus de guerre, de bataille, de vie d’après. Et plus de culpabilité, seulement une joie qu’elle avait connue juste une fois avant ce jour, mais qui n’était qu’illusion. Darius, Grayson, et même Marcus n’étaient que des ombres. Nuri la regarda plongeant son regard dans ses yeux bleus presque violets. Il allait parler quand elle lui passa un bras autour du cou et l’attira dans une douce étreinte.
— Plus de mots cette nuit, murmura-t-elle.
Callestina referma les yeux, laissant l’image de Nuri se dissoudre dans les brumes de sa mémoire. Son souffle s’alourdit, ses mains tremblèrent une seconde, comme si elle regrettait encore de l’avoir quitté. Mais l’amour était une faiblesse qu’elle ne pouvait plus se permettre. Elle l’avait abandonné parce que son destin n’était pas celui d’une femme heureuse, mais celui d’une combattante hantée.
Lorsqu’elle rouvrit les paupières, la réalité s’imposa : Victor… ou plutôt le Kurgan. Un autre monstre comme Darius, mais en plus terrible encore. Comme Darius, il avait trouvé la paix, ou du moins en donnait l’illusion. Mais Callestina n’en croyait rien. Elle avait senti l’animal féroce sous cette façade, ce prédateur qu’aucune rédemption ne saurait jamais dompter. La prochaine fois, elle en était sûre, elle le tuerait.
Comment savait-elle qui il était ? Parce qu’elle l’avait déjà vu. Des siècles plus tôt, elle avait observé un combat resté gravé dans sa mémoire. Le Kurgan affrontait un immortel nommé Nekron. Il portait son armure d’os et son heaume de démon. Jamais Callestina n’avait contemplé une telle sauvagerie. Même Darius, dans ses heures les plus sombres, n’avait pas été aussi bestial. Elle se trouvait dans une terre sainte, et n’avait pas osé franchir le cercle sacré des druides qui la protégeait. Elle s’était contentée d’assister, impuissante, à la bataille et au Quickening qui avait suivi. Le Kurgan ne l’avait même pas remarquée. Il s’était simplement redressé, encore ruisselant d’énergie, puis avait quitté les lieux sans un regard pour elle.
Mais aujourd’hui, les choses avaient changé. Elle ne fuirait plus.
Une chose ne souffrait aucun doute : Alex. La descendante de Flavia. L’enfant qu’elle refusait de laisser corrompue par Victor, mais aussi la fille adoptive d’un homme qu’elle avait aimé, et qu’elle avait quitté malgré la douleur.
Le verre de cognac trembla légèrement dans sa main avant qu’elle ne le repose d’un geste sec. Ses lèvres se pincèrent en un sourire dur. Elle avait trop attendu, trop regardé de loin. Le temps des souvenirs était révolu.
— Il est temps, murmura-t-elle. Victor tombera. Alex viendra à moi.
***
Victor, torse nu, se tenait seul au milieu du vaste espace, son souffle lent, mesuré. Dans ses mains, il serrait Jugement, cette épée qu’il n’avait pas brandie depuis son combat contre Chris Tellier. La lame vibrait presque, impatiente, comme si elle reconnaissait le retour de son maître. Sa garde massive, ornée de deux lames pointues rétractables, luisait faiblement sous la lumière. Le cuir noir du manche, usé par des siècles de batailles, épousait la paume de Victor comme une seconde peau.
Ce n’était pas une arme, mais un morceau de lui. Jugement avait toujours été l’extension de son âme, l’écho de sa brutalité première, l’épée du Kurgan. Celle qui avait abattu des rois et des guerriers immortels, celle qui avait tranché des siècles dans le sang et le tonnerre des Quickenings.
Il leva la lame, d’abord lentement, comme pour la saluer, puis entama une série d’enchaînements. Les gestes étaient fluides, millimétrés, malgré le poids colossal de l’acier. Chaque coup fendait l’air avec un sifflement rauque, chaque pivot de ses hanches révélait une maîtrise inhumaine. Ses bras et son torse se contractaient dans un ballet de puissance brute et de grâce sombre.
Il accéléra le rythme, mélangeant les séquences anciennes et les techniques modernes, frappant invisible adversaire après invisible adversaire. Les coups se firent plus lourds, plus rapides, jusqu’à ce qu’il abatte la lame en un coup frontal titanesque, le sol vibrant presque sous l’impact imaginaire.
Un silence se fit. Le Kurgan avait retrouvé son arme, et avec elle, une part de lui-même qu’il avait longtemps laissée dormir.
Que signifiait reprendre cette arme après tant d’années ? Était-ce un retour en arrière, ou une réconciliation avec une part de lui-même qu’il n’avait jamais cessé d’être ?
Son regard glissa sur l’acier terni. Dans son reflet, il ne vit pas seulement le guerrier, mais l’homme qu’il tentait de devenir. Et l’écho silencieux qui vibrait au creux de la lame semblait lui rappeler que l’un n’existait pas sans l’autre.
« Tu as failli te faire avoir ! »
Victor tourna lentement la tête vers le grand miroir de sa salle d’entraînement. Mais ce n’était pas son reflet qu’il contemplait. L’image qui lui faisait face n’avait rien à voir avec le torse nu, les muscles tendus et la sueur qui perlait sur sa peau. Dans la glace se dressait un guerrier colossal, drapé dans une armure d’os noirci, couronné de son heaume de démon. On ne voyait pas ses yeux, seulement une gueule cruelle, figée dans un sourire carnassier.
« Si tu crois qu’il suffit de brandir Jugement pour redevenir fort, tu fais fausse route », gronda l’apparition, sa voix résonnant dans sa poitrine comme un écho venu des abysses.
Victor serra la garde de l’épée, ses doigts blanchissant.
— Tu n’es qu’une part de moi… une ombre qui n’existe plus.
Le Kurgan inclina la tête, amusé, son sourire s’élargissant.
« Erreur, mon petit Jivodan… Renier ce que tu étais, c’est renier ce que tu es. »
Le souffle de Victor se fit plus lourd, mais son regard resta fixé sur celui de la créature.
— Je ne suis pas un monstre.
Le rire qui suivit fit vibrer les murs.
« Un monstre ? Alors dis-moi… cette immortelle, l’as-tu affrontée comme un homme ? Ou comme un guerrier qui avait baissé sa garde ? Elle n’a pas vu un monstre… elle a vu ta faiblesse. »
Le spectre inclina son heaume, ses lames d’os cliquetant dans un geste presque paternel.
« Tu crois que tu peux m’enfermer, Victor ? Me chasser de toi comme une mauvaise ombre ? Non… tu n’as jamais cessé d’être moi. Ce que tu refuses de voir, c’est que tu n’as pas peur de moi… tu as peur de toi-même. »
Victor ne répondit pas. Ses poings se crispèrent sur la garde de Jugement.
« Souviens-toi de Juárez. Quand tu as fait taire tout un cartel à toi seul. Quand le sol s’est couvert de sang et de flammes. Qui a combattu ce jour-là, Victor ? Toi ? Ou moi ? »
Un silence brûlant emplit la salle, seulement rythmé par le martèlement sourd du cœur de Victor.
« La bête était là. Elle rugissait, prête à engloutir ton âme. Et tu n’as pas su la museler. Elle t’aurait brisé, si une seule phrase n’avait pas été prononcée. »
Le sourire cruel s’élargit.
« Je t’aime. Voilà tout ce qu’il a fallu pour te ramener. »
La mâchoire de Victor se contracta.
« Tu crois que c’était une victoire ? C’était une défaite. Parce que tu n’as pas trouvé la force en toi. Tu l’as trouvée en elle. Tu es incapable de m’affronter seul. Voilà pourquoi tu es faible. »
La voix vibra comme un coup de glas.
« Tant que tu renieras le démon, tant que tu refuseras de l’accepter, tu ne seras qu’un guerrier estropié. Tu ne seras jamais complet. »
— Rebecca est ma force ! répliqua Victor d’une voix dure, comme pour s’en convaincre.
Le spectre éclata d’un rire grave, métallique, résonnant dans le miroir comme un écho des enfers.
« Ta force ? Non. Ta béquille. »
Victor serra la garde de Jugement, ses yeux s’embrasant de colère.
« Il a suffi que tu la voies embrasser un autre homme… et tu es parti. Non… tu t’es enfui. Plus brisé que jamais. »
Les mots frappaient comme des lames.
« Alors c’est elle ton ancrage ? Pauvre enfant… tu n’as rien appris. L’amour est une illusion fragile, et toi, tu t’y es enchaîné comme un esclave. »
Victor serra les dents, ses muscles tendus à se rompre.
« Non, petit. Tu ne dois trouver d’ancrage qu’en toi-même, et en personne d’autre. »
La voix du spectre se fit sifflante, presque caressante.
« Tant que tu t’accroches à cette femme, tu n’es pas un guerrier. Tu n’es qu’un infirme avec une canne. Et le jour où cette canne se brisera… tu tomberas. »
Victor ferma les yeux, comme pour étouffer cette voix implacable. Mais lorsqu’il les rouvrit, le reflet du démon avait disparu. À sa place, dans le miroir, se tenait une silhouette fine, vêtue d’un kimono pâle, les cheveux noirs flottant doucement comme sous l’eau.
Aiko.
Son Aiko.
Celle qui, jadis, l’appelait Kuzuryū — le dragon à neuf têtes.
Son regard, pourtant, n’avait rien de tendre.
« Kuzuryū… murmura-t-elle. Te souviens-tu ? Tu aurais pu rester. Forgeron. Époux. Père, peut-être. Tu avais ce choix. Mais quand le clan appela, quand la guerre rugit, tu es parti. Comme toujours. »
Victor sentit sa gorge se serrer, mais resta muet.
« Tu es mort ce jour-là, reprit-elle, et moi… je suis devenue veuve. Pas parce que l’ennemi t’avait pris, mais parce que ton âme m’avait déjà quittée. Elle appartenait à la guerre. Elle n’a jamais été mienne. »
Elle inclina la tête, un sourire triste aux lèvres.
« Et maintenant, dis-moi… combien de temps Rebecca croira-t-elle à tes promesses ? Combien de temps avant que tu trouves une "raison" pour partir, une querelle, un duel, un ennemi ? Crois-tu qu’elle sera différente de moi ? »
Ses yeux s’assombrirent.
« Tu peux l’aimer, la chérir, l’honorer… mais tôt ou tard, tu la laisseras derrière toi. Comme tu m’as laissée. Parce que tu n’es pas un homme de paix. Tu es un guerrier. Rien d’autre. »
Victor tomba à genoux, les mâchoires serrées, les yeux clos comme pour étouffer la tempête qui grondait en lui. Quand il crut le silence revenu, il rouvrit les paupières. Et dans le miroir, ce n’était plus le démon ni Aiko qui l’attendaient… mais un autre visage.
Celui du Bédouin.
Son maître. Celui qui l’avait façonné. Sa peau burinée par le désert, ses yeux sombres plantés dans les siens, le keffieh flottant sous un vent que seul Victor percevait.
« Kurgan… souffla-t-il. Tu crois voir un spectre. Mais je ne suis que ta mémoire. Et ta mémoire ne ment pas. »
Victor serra les poings.
« J’étais plus âgé. Plus rapide. Je connaissais mille passes, mille feintes. J’avais la science du combat… et pourtant je suis tombé. Tu sais pourquoi ? »
Le Bédouin s’inclina légèrement vers lui, ses yeux flamboyant d’une intensité implacable.
« Parce que j’avais cessé d’être un guerrier. Et toi… tu fais la même erreur. Tu poses l’épée pour devenir potier. Mari. Père. Mais un guerrier qui renie ce qu’il est… finit toujours par mourir. Pas de la main d’un plus fort… mais de la main d’un plus affamé. »
Un frisson d’acier parcourut l’échine de Victor.
« Le Kurgan est toujours resté le Kurgan, rappela son maître. Dans la fosse aux chiens, quand il hurla pour survivre… quand l’immortalité l’a saisi… jamais il n’a cessé de combattre. Même quand ses os craquaient, même quand ses ennemis le dépassaient en ruse. Son feu, lui, ne s’est jamais éteint. »
La voix du vieil homme se durcit, coupante comme une lame nue :
« C’est pour ça qu’il m’a vaincu. Pas parce qu’il était plus habile. Pas parce qu’il était plus sage. Mais parce que j’étais déjà mort à l’intérieur. Parce que je m’étais trahi moi-même. Et toi, mon élève… prends garde à ne pas marcher sur mes pas. Si tu continues à fuir ce que tu es, tôt ou tard, un autre viendra. Moins raffiné. Moins instruit. Mais plus affamé. Et ce jour-là… toi aussi, tu tomberas. »
Victor resta à genoux, les poings crispés sur le sol, tandis que les paroles de son maître résonnaient encore, acérées, impossibles à fuir. Chaque phrase avait rouvert une cicatrice qu’il croyait refermée depuis longtemps. Il avait cru se réinventer en se cachant derrière des rôles — mari, amant, père adoptif, protecteur. Mais au fond, n’était-ce pas qu’un déguisement ? Une illusion fragile pour masquer ce qu’il avait toujours été : le Kurgan.
Le guerrier né dans la douleur, façonné par la fosse aux chiens, trempé dans le sang et l’acier.
Il se souvenait. A Juarez, quand il avait laissé les ténèbres prendre le dessus. Quand il avait broyé un cartel entier à lui seul, chaque os brisé sous ses mains, chaque vie arrachée dans une transe de fureur. Ce jour-là, la bête avait hurlé de joie. Ce jour-là, il avait failli s’y perdre à jamais.
Et si Rebecca ne l’avait pas retenu, si elle ne l’avait pas regardé avec ses yeux fous d’amour en lui criant qu’elle l’aimait… il serait resté le monstre.
Un sourire amer étira ses lèvres. Le spectre avait raison. Rebecca n’était pas sa force, elle était son ancre, son baume, sa cage fragile. Il suffisait d’un choc, d’une trahison, pour qu’il se brise à nouveau. Et il s’était brisé. À l’instant même où il l’avait vue dans les bras d’un autre, il n’avait pas réagi en homme, mais en fuyard. Parce qu’au fond, il avait peur de lui-même. Peur de son propre feu.
La voix du Bédouin revenait en échos.
Un guerrier qui cesse de combattre est déjà mort.
Alors quoi ? Devait-il rejeter tout ce qu’il avait bâti ? Rebecca. Alex. Ce semblant de paix. Devait-il redevenir la bête, vivre éternellement le glaive à la main, jusqu’à ce qu’un plus affamé, un plus féroce, l’arrache enfin à ce monde ? Était-ce ça, sa destinée ? Mourir en guerrier, comme il était né ?
Il inspira profondément, mais ses poumons restaient lourds, emplis de cendres. Les visages se bousculaient dans son esprit : Aiko qui lui reprochait de l’avoir abandonnée pour répondre à l’appel de la guerre, le spectre du Kurgan qui riait de ses illusions, et maintenant son maître qui scellait le jugement. Tous disaient la même chose : on ne fuit pas sa nature.
Peut-être avaient-ils raison. Peut-être qu’il avait toujours eu tort de croire qu’il pouvait être autre chose qu’un monstre.
Un bruit léger interrompit sa tourmente. Des pas nus, presque silencieux, mais pas assez pour échapper à son oreille. Il releva la tête.
Alex était là, dans l’encadrement de la porte. Ses cheveux dorés tombaient en cascade sur ses épaules, son regard encore voilé de sommeil. Mais dans ses yeux brillait une lueur étrange, comme si elle avait senti à distance le gouffre dans lequel il sombrait.
— Oncle Vic… murmura-t-elle doucement, hésitante. Ça va ?
Victor sentit sa gorge se serrer. Il voulut répondre, mais aucun mot ne vint. Tout ce qu’il réussit à faire, ce fut d’ouvrir les bras. La petite n’hésita pas, elle courut jusqu’à lui et se blottit contre son torse, serrant fort comme si elle craignait qu’il disparaisse.
Il enfouit son visage dans ses cheveux, respirant leur parfum enfantin, et pour la première fois depuis longtemps, il sentit autre chose que la rage ou la culpabilité. Un calme fragile. Une raison de ne pas s’effondrer.
Le miroir derrière lui n’était plus qu’un simple miroir. Les spectres s’étaient tus. Mais leurs voix restaient gravées dans son crâne. Alex leva la tête, ses yeux clairs plantés dans les siens.
— Oncle Vic… tu pleures ? demanda-t-elle d’une voix douce.
Il essuya rapidement ses joues d’un revers de main, cherchant une excuse, mais aucune ne lui vint. Alors il soupira, et parla, comme on se confesse à un enfant parce qu’il n’y a plus de mensonges possibles.
— Alex… dis-moi… ton père. Nuri. Comment il faisait ?
— Comment il faisait quoi ?
Victor détourna les yeux vers l’ombre du miroir, encore hanté par ses visions.
— Il n’aimait pas la guerre. Il me l’avait dit un jour… Mais pourtant, il se battait. Et il se battait bien. Mieux que beaucoup d’hommes que j’ai connus. Comment il faisait pour ne pas douter de lui-même ? Pour ne pas s’effondrer ?... Est-ce que c’était ta mère qui le portait ?
Il vit Alex froncer les sourcils, réfléchir avec une intensité surprenante pour son âge. Puis elle secoua la tête.
— Non, Oncle Vic. Pas maman.
Victor se figea.
— Alors quoi ? C’était quoi, son secret ?
Alex posa une petite main sur sa poitrine, juste au-dessus du cœur.
— C’était lui. Lui, tout seul.
Le silence tomba. Victor la fixait, déstabilisé. Alex continua, sa voix vibrante d’une vérité enfantine mais implacable :
— Papa n’a jamais dit non à un duel. Jamais. Même quand il avait peur. Même quand il souffrait. Il se battait. Il tuait. Et après, il rentrait à la maison. Il n’avait pas besoin que maman ou quelqu’un d’autre le porte. C’est parce qu’il croyait en lui-même, Oncle Vic. C’était ça, sa force.
Les mots frappèrent Victor plus fort que toutes les sentences de ses spectres.
Il eut un tremblement, imperceptible, comme si une fissure venait de s’ouvrir dans son armure millénaire.
— Croire… en soi-même… répéta-t-il dans un souffle, presque pour lui.
Alex se blottit encore plus contre lui, comme si son petit corps fragile pouvait contenir son fardeau immense.
— Tu sais… moi, je crois en toi, Oncle Vic, ajouta-t-elle dans un murmure. Mais si toi tu crois pas en toi… ben… ça sert à rien.
Victor ferma les yeux. Et pour la première fois, il comprit qu’aucune Rebecca, aucun amour, aucun mentor, aucun maître… ne pourrait jamais lui donner ce qu’il refusait de trouver au fond de lui-même. Et pour la première fois depuis des siècles, il avoua d’une voix rauque :
— Alex… je ne t’ai pas dit toute la vérité. Je ne suis pas seulement ton “Oncle Vic”. Je suis… le Kurgan. Je suis né il y a trois mille ans dans les hautes steppes de Russie, et j’ai… tué un nombre incalculable d’immortels… et j’ai fait des choses… si terribles… que des océans entiers ne pourraient laver le sang de mes mains.
Ses doigts crispés sur la garde de Jugement tremblaient légèrement, et il détourna les yeux comme s’il craignait de voir l’horreur se peindre dans ceux d’Alex. Le silence tomba, lourd comme une sentence. Mais il ne vit ni recul, ni effroi. Alex resta immobile, son visage paisible, ses grands yeux clairs fixés sur lui avec une patience désarmante.
— Et alors ? dit-elle simplement.
Le souffle de Victor se coupa net. Ses poings se desserrèrent, et la pointe de l’épée heurta le sol dans un bruit sourd.
— Et alors ? Tu comprends ce que ça veut dire ? Tu sais ce que j’ai fait ?
— Oui, répondit-elle sans détour. Mais ça change rien. Pour moi, t’es Oncle Vic.
Il sentit sa gorge se nouer. Ses lèvres s’ouvrirent pour protester, mais Alex poursuivit, avec cette logique enfantine qui frappait plus fort que n’importe quelle vérité d’adulte :
— Tu crois que t’es devenu faible parce que t’as essayé d’oublier ? Moi je crois que c’est l’inverse. T’as survécu. Malgré tout. Malgré toi. Et ça, c’est pas de la faiblesse… c’est de la force.
Victor baissa la tête, amer, une larme refusant de rouler au coin de son œil.
— Tu comprends pas. Tout ce que j’ai essayé de laisser derrière moi… c’était pour devenir quelqu’un de meilleur. Mais au fond, peut-être que je me mens. Peut-être que je suis encore ce monstre.
Alex s’avança et posa une main ferme sur son bras. Le contact simple, chaud, lui traversa le cœur comme une décharge.
— Non. T’es pas plus faible en rejetant ton passé. T’es plus fort. Parce que t’as survécu. Même quand ça te détruisait. Même quand tout en toi hurlait de replonger dans la violence. Tu t’es relevé et tu as avancé, encore et encore. C’est ça ta vraie force, mon grand Oncle Vic. Pourquoi tu crois que Rebecca et moi on t’aime ? Pas parce que tu es fort… mais parce que tu es un homme bon… qui donne tout ce qu’il a… sans rien demander en retour.
Victor inspira profondément, incapable de cacher le sourire tremblant qui fendit ses lèvres. Ses épaules, tendues comme un arc, se relâchèrent enfin.
Alex enfonça le dernier clou, d’une voix douce mais ferme :
— Ce qui nous rend forts, ce n’est pas nos ténèbres… mais nos liens. Le Kurgan était seul. Toi, t’es pas seul. Tu m’as moi. Tu as Rebecca. Et tu choisis de te battre pour nous. C’est ça qui fait la différence.
Un silence dense tomba, presque palpable. Victor inspira profondément, comme si ses poumons s’ouvraient pour la première fois depuis des siècles. Il sentit quelque chose céder en lui, une ancre invisible qu’il traînait depuis trop longtemps. Son regard se posa sur Alex, et un sourire timide, si tendre qu’il lui en parut presque étranger, étira ses lèvres.
— Tu ressembles beaucoup à ta mère, tu le sais ça ? murmura-t-il.
Alex eut un petit rire tremblant, étouffé par ses larmes.
— Oh… je ne sais toujours pas cuisiner les tagliatelles… dit-elle en reniflant.
Victor secoua doucement la tête, et sa voix s’adoucit encore.
— Viens-là…
La jeune fille se jeta dans ses bras, sans retenue, et il la serra contre lui. Il sentit ses épaules minces, son cœur battre vite, ses cheveux qui lui chatouillaient la joue. Ses propres yeux se brouillèrent, chose qu’il n’avait pas laissé arriver depuis des siècles.
— Merci… princesse, souffla-t-il d’une voix éraillée.
Alex se crispa d’abord, comme si elle craignait qu’il disparaisse, puis resserra son étreinte. Elle enfouit son visage contre sa poitrine, et Victor ferma les yeux, goûtant cette chaleur nouvelle, ce lien indestructible qu’aucun combat ni aucun passé ne pourrait lui arracher.
Et, pour la première fois depuis des siècles, le Kurgan ne se sentit plus seul.
***
Le matin filtrait doucement à travers les baies vitrées. Rebecca s’extirpa du lit, pieds nus sur le parquet froid, encore froissée de sommeil. Le côté de Victor était vide, comme toujours. Elle sourit faiblement en entendant le ronronnement régulier qui vibrait dans l’air. Pas besoin de chercher : elle savait où il était.
Dans l’atelier, Victor façonnait une jarre au tour. Ses bras puissants s’ornaient d’argile, ses épaules se mouvant avec une lenteur maîtrisée, presque méditative. Rebecca le contempla un instant, attendrie, puis lança d’une voix encore rauque :
— Tu sais qu’à ce rythme, tu vas finir par transformer notre appart en entrepôt de poterie ?
Il esquissa un sourire, concentré.
— Ou en musée.
Elle éclata de rire, secouant la tête.
— Sérieux ? On accrocherait une pancarte : “L’assiette bancale de Kruger — pièce unique”.
— Ce ne sont pas des défauts, dit-il posément. Ce sont des signatures.
Elle pouffa et alla préparer du café, continuant à parler de tout et de rien : une enquête difficile avec Devon Clark, Luna qui ouvrirait son salon de tatouage ici, Alex qui insistait pour qu’elles regardent une émission débile, la météo annonçant la pluie toute la semaine. Sa voix remplissait l’espace, familière, rassurante.
— Tu m’écoutes au moins ? lança-t-elle.
— Toujours.
— Menteur.
— Je t’écoute… mais je t’entends pas toujours.
Elle rit de plus belle, leva les yeux au ciel.
— Monsieur est en forme ce matin. Tu veux du café ?
— Camomille.
— Pff, toi, tu sais pas vivre, se moqua-t-elle.
Elle se retourna pour ajouter une vanne. Et se figea.
Victor était là, tout près. Elle n’avait pas entendu ses pas. Son regard sombre brûlait d’une intensité étrange, comme s’il cherchait à imprimer son image dans sa mémoire.
— Vic… ? souffla-t-elle, intriguée.
Il ne répondit pas. Ses mains, tachées d’argile, se posèrent sur sa taille. Il la tira brusquement contre lui et sa bouche s’abattit sur la sienne. Un baiser violent, affamé, qui fit trembler la tasse de café entre ses doigts. Le liquide se répandit sur le plan de travail mais Rebecca ne s’en soucia pas.
Monsieur voulait la jouer embuscade roulage de pelle ! Ok ! elle adore survivre dans ce genre d’étreinte où il y avait un échange de salive au goût de café, et dieu seul savait combien elle en avait besoin avant d’aller au boulot. Mais Victor continua de l’embrasser avec passion et Rebecca sentit quelque chose d’autre.
Ce n’était pas juste du désir. Ce n’était pas une pulsion du matin. C’était comme une brûlure. Un adieu.
Quand il rompit enfin le contact, Rebecca resta accrochée à lui, les lèvres tremblantes. Elle ouvrit les yeux et croisa son regard. Elle sentit son cœur se serrer violemment : dans ses yeux, il n’y avait pas que de l’amour. Il y avait une décision déjà prise.
— Bébé… qu’est-ce qui t’arrive ? murmura-t-elle.
Victor la contempla longuement, un sourire presque imperceptible aux lèvres, mais son regard restait grave.
— Je voulais juste… te sentir en moi.
Rebecca pâlit, incapable de répondre. Ses doigts serrés sur son t-shirt, elle secoua la tête, incrédule. Ce n’était pas une phrase anodine. C’était un adieu déguisé.
— Tu veux que je reste aujourd’hui ? proposa-t-elle d’une voix cassée.
— Non. Va travailler. Moi aussi, j’ai des choses à faire.
Elle fronça les sourcils, inquiète.
— Quelles choses ?
— Rien d’important, répondit-il trop vite.
Elle le fixa encore, puis céda, la gorge serrée.
— D’accord… mais je rentre tôt.
Il esquissa un sourire triste, se pencha pour déposer un baiser presque chaste sur sa joue, puis disparut vers la salle de bain.
Rebecca resta figée, la main sur ses lèvres. Une certitude glaciale s’imposa en elle : Victor lui cachait quelque chose. Et ce baiser n’avait pas été une étreinte du matin. C’était une promesse. Ou un avertissement.
Lui de son côté prit une douche rapide, l’eau glissant sur ses épaules comme pour laver quelque chose qu’il ne pouvait effacer. Il s’habilla sans hésitation : t-shirt blanc ajusté, veste en cuir noir, jean serré. Dans le miroir, son reflet avait tout d’un biker prêt à avaler la route, mais ses yeux portaient un poids que ni le cuir ni l’acier ne pouvaient masquer.
Il quitta la chambre et traversa l’appartement silencieux. Rebecca était déjà partie. Victor opina du chef, comme si cette absence venait régler un problème dans son esprit, libérant le chemin devant lui.
Dans l’ascenseur, son visage resta impassible, mais ses mains se crispaient légèrement sur les clefs qu’il faisait tourner entre ses doigts. Arrivé au garage, il balaya l’espace d’un regard. Sa Harley Davidson l’attendait, étincelante, chaque chromé poli avec soin. Juste à côté, la Ducati rouge de Rebecca.
Il s’arrêta un instant, ses traits se radoucirent, et un sourire tendre traversa son visage. Elle. Sa lumière, son ancrage.
Puis, sans un mot, il enfourcha sa Harley. Le rugissement du moteur emplit le silence du parking, résonnant comme un cœur d’acier qui refusait de s’arrêter. Victor baissa les yeux vers la route devant lui. Pas d’hésitation. Pas de retour en arrière.
Et il démarra vers sa destination.
La Harley dévora l’asphalte. Le vent s’engouffrait dans la veste de cuir de Victor, battant contre son torse comme une respiration sauvage. Chaque feu rouge, chaque carrefour traversé, tout semblait disparaître derrière le grondement du moteur. Mais son esprit, lui, restait fixé sur une seule chose : ce qu’il allait devoir affronter.
Ses mains fermes sur le guidon trahissaient sa tension. La visite qu’il s’apprêtait à faire n’était pas une simple formalité. C’était un retour. Une reconnaissance. Une façon d’admettre qu’il avait besoin de réponses.
Au bout d’une vingtaine de minutes, il quitta les grandes avenues pour rejoindre un quartier plus ancien, à l’écart du centre. De petites ruelles pavées, un café aux vitres poussiéreuses, et un magasin de livres qui n’attirait presque plus personne. Une clochette tinta quand il poussa la porte.
L’odeur de papier ancien et de cuir tanné l’enveloppa aussitôt. Derrière le comptoir, un vieil homme leva la tête. Cheveux gris tirés en arrière, lunettes cerclées d’acier, son regard s’alluma d’une flamme vive.
— … Victor Kruger, dit-il dans un souffle. Ou devrais-je dire… Victor Gregoritska.
— Monsieur Green, répondit Victor avec un mince sourire. Toujours vivant, à ce que je vois.
— Venant de vous, c’est presque un compliment.
Le vieil homme se redressa, laissant derrière lui le registre jauni qu’il annotait. Sa démarche était lente, mais son regard, lui, restait acéré, presque plus vif que celui de Victor.
— Alors, reprit Alaric Green en ajustant ses lunettes, qu’est-ce qui peut bien pousser le plus vieux des loups à venir revoir son guetteur ?
Victor resta immobile un instant, ses yeux sombres se posant sur les étagères pleines de volumes poussiéreux. Puis il souffla, bas, presque pour lui-même :
— J’ai failli me faire avoir.
Green se leva et vint sortit une bouteille de bourbon et deux verres.
— Je suis au courant… et cela te trouble ?
— Pas vraiment, dit Victor en le regardant verser les deux verres. J’ai l’habitude qu’on vienne me défier, mais mon assaillante semblait… trop préparée… comme si elle avait étudié ma façon de combattre…
— Je vois, dit Green en lui donnant un verre. Et c’est qui ?
— Je ne sais pas encore… elle portait un masque et son épée était… sur mesure.
Green but une gorgée, imité par Victor, puis il le regarda et demanda avec douceur.
— Qu’est ce que je peux faire pour toi ?
Victor marqua une pause puis le regarda dans les yeux.
— Est-ce que tu connais un immortel du nom de Nakano ?
Alaric fronça les sourcilles et le regarda à la fois étonné et surpris.
— Tu me demande si je connais une légende ?
— Il ne l’est pas, dit Victor gravement. C’était mon deuxième mentor a l’époque ou j’ai… j’ai cessé de… d’être un boucher.
— Nakano… dit Alaric songeur. Il est né au Japon en 926 av. J.-C., et a ensuite étudié le bouddhisme sous Nichiren au XIe siècle après J.-C. Il a connu sa première mort en 865 av. J.-C., et est finalement devenu un enseignant très recherché, instruisant les mortels et les immortels.
— Nakano est parti vivre dans une grotte sous la montagne de Niri au Japon. Révéla Victor gravement. Il avait la réputation d’être un maître du sabre, et beaucoup de ses élèves sont devenus eux-mêmes de grands enseignants à part entière. Parmi eux figuraient les Immortels Juan Sanchez, Villa-Lobos Ramirez et Alysia la Thébène.
Alaric fit tourner son bourbon dans le verre, pensif.
— Tu veux savoir si Nakano est encore en vie.
Victor acquiesça.
— Oui. Parce que s’il l’est, il est le seul à pouvoir me répondre. Lui seul pourrait… me dire si je me suis perdu.
Green eut un sourire triste, presque ironique.
— Trois mille ans, Victor. Trois mille ans de massacres, de maîtres, de guerres… et tu cherches encore quelqu’un pour t’absoudre ?
Victor ne répondit pas. Il garda son verre serré dans sa main, ses mâchoires crispées.
Le vieil homme soupira et reprit :
— Je ne peux pas te dire s’il vit encore. Aucun Guetteur n’a signalé sa trace depuis deux siècles. Mais je peux te dire une chose. Nakano n’était pas une légende pour ses victoires. Il l’était pour une autre raison : il avait compris qu’un immortel n’est jamais vaincu par la lame… mais par lui-même.
Victor releva lentement la tête.
— Tu crois que je suis en train de perdre contre moi-même ?
Green plongea son regard acéré dans celui de l’immortel, sans ciller.
— Non, Victor. Je crois que tu as déjà commencé à perdre. La seule question est de savoir si tu vas continuer.
Alaric garda le silence un moment, ses yeux fixés dans ceux de Victor. Puis il reprit d’une voix basse, grave :
— Tu sais, l’histoire a déjà prouvé que l’âge et l’expérience ne protègent pas.
Il se redressa lentement, son verre de bourbon à la main.
— Graham Ashe, par exemple. Premier maître d’armes de Ramirez. Un homme respecté, redouté. Et pourtant… Haresh Clay, beaucoup plus jeune, l’a abattu en moins de deux minutes. Personne n’a compris comment c’était possible.
Victor serra la mâchoire, ses doigts tapotant le verre. Alaric poursuivit, implacable :
— Et puis il y a Hamza el Kahir. Né à La Mecque, invaincu pendant des siècles. On croyait qu’il avait disparu en Afrique du Nord… La vérité, c’est qu’il a été traqué et éliminé par Xavier Saint-Cloud. Un gamin comparé à lui. Saint-Cloud avait disséqué son style de combat, anticipé chacun de ses gestes. Hamza n’a pas eu la moindre chance.
Un silence pesant tomba. Alaric s’approcha d’un pas, comme pour s’assurer que ses mots atteignaient leur cible.
— Et plus récemment, Michael Christian. 1952, Iowa. Rien d’exceptionnel à ses débuts. Mais il a rencontré Lawrence Gasper… son professeur, son mentor. Christian a tout appris de lui. Et quand il a été prêt, le 4 juillet 1979, il lui a pris la tête. Le Quickening a illuminé le ciel comme un feu d’artifice. Les mortels en ont applaudi le spectacle… sans savoir qu’ils venaient d’assister à un meurtre.
Victor détourna les yeux, le regard sombre. Son poing se crispa sur le verre, comme s’il pouvait le briser.
Alaric posa une main ferme sur la table et conclut d’une voix basse :
— Tu comprends, Victor ? La force, l’expérience, même deux mille ans de survie… tout cela ne vaut rien si ton ennemi connaît ta danse avant que tu ne lèves l’épée.
— Je dois donc… apprendre à anticiper ceux qui m’anticipent.
— Je n’y connais rien à l’épée… je serais incapable de te conseiller là-dessus.
— Non… mais tu m’as donné matière à réfléchir.
Victor vida son verre, puis leva les yeux vers Alaric.
— Tu viens de me rappeler une vérité simple… parfois, ce n’est pas l’arme qui fait la différence. C’est la façon dont on danse avec la mort.
Alaric eut un mince sourire.
— Alors danse mieux qu’eux, Victor. C’est tout ce qu’on peut te souhaiter.
Victor cette fois esquissa un sourire. Mais ce n’était pas un sourire tendre. Green sentit un frisson courir le long de sa nuque, comme si une bête énorme venait de s’éveiller dans cette pièce étroite, quelque chose qu’il n’avait fait qu’entrevoir jusque-là. Comme si Victor se rappelait une vérité qu’il avait enterrée depuis des siècles, et que lui, Alaric Green, venait sans le vouloir de déterrer.
— Tu veux savoir comment j’ai survécu ? demanda Victor d’une voix étrange, presque basse, presque amusée.
— Oui… je crois… répondit Green, malgré lui.
Victor planta son regard dans le sien, sombre, insondable.
— Quand je me battais contre quelqu’un de plus fort… je m’amusais comme un fou. Plus le combat était compliqué… plus j’avais envie d’en redemander.
Victor se redressa lentement, termina son verre d’un trait et reposa le cristal sur le comptoir.
— Merci, Alaric, dit-il d’une voix grave. Tu m’as plus aidé que tu ne l’imagines.
Le vieux guetteur soutint son regard sans répondre. Ses yeux, eux, disaient autre chose : qu’il aurait préféré ne pas réveiller ce qu’il venait de voir.
Victor tourna les talons. La clochette tinta à nouveau quand il poussa la porte du magasin.
L’air du dehors lui parut plus lourd que jamais. Il inspira profondément, marcha deux pas… et s’arrêta net.
Adossée contre le mur, les bras croisés, lunettes de soleil sur le nez, Rebecca l’attendait. Son pied battait nerveusement le pavé, signe qu’elle poireautait depuis un moment déjà.
Victor resta figé, surpris.
— … Rebecca ? souffla-t-il.
Elle enleva ses lunettes et planta ses yeux dans les siens, à la fois tendres et furieux.
— T’es pas sérieux, Kruger… murmura-t-elle. Tu pensais vraiment que j’allais te laisser filer comme ça, après le baiser de ce matin ?
Victor ouvrit la bouche, mais rien ne sortit. Rebecca s’approcha, le toisa de près, assez pour qu’il sente son parfum et la chaleur de sa colère contenue.
— Alors ? Tu comptes m’expliquer ce que tu fous… ou je dois encore jouer à l’ombre chinoise derrière toi ?
— Tu m’as suivie… souffla-t-il.
— Tu crois que je vais te laisser disparaître sans un mot ?! siffla-t-elle en s’approchant, le doigt pointé contre son torse. T’as cru quoi, Victor ? Que je suis aveugle ? Ce matin tu m’embrasses comme si c’était la dernière fois, et ensuite tu files comme un voleur ? Non mais tu te fous de moi ?!
Victor serra la mâchoire. Il savait qu’il ne pouvait pas esquiver — pas avec elle. Rebecca Alvarez avait toujours eu ce don : lui arracher ses vérités à coups de cœur.
— Bébé… commença-t-il, d’une voix basse, apaisante.
— Non ! Ne me sers pas tes “bébé” pour détourner la conversation ! cracha-t-elle. Je veux savoir, Victor. C’était qui ce vieux ? Qu’est-ce que tu fais ici ? Qu’est-ce que tu me caches encore ?
Elle le fixait, tremblante, entre rage et larmes. Il posa ses mains sur ses épaules.
— Rebecca… regarde-moi.
Elle refusa d’abord, secoua la tête, mais il insista. Et quand enfin ses yeux accrochèrent les siens, il parla.
— Tu as raison. Je cache des choses. J’en cacherai toujours, parce que trois mille ans… ça ne se raconte pas en une nuit. Mais ce que je peux te dire maintenant… c’est que je ne suis pas venu ici pour préparer ma fuite. Ni pour t’abandonner.
Rebecca fronça les sourcils, méfiante.
— Alors c’était quoi, hein ? T’avais ce regard… ce putain de regard. J’ai cru que tu allais m’embrasser et disparaître à jamais.
Un silence. Puis Victor esquissa un sourire grave, presque triste.
— Parce que j’avais oublié qui j’étais, Rebecca. Et aujourd’hui, je m’en souviens.
Elle le fixait, interdite.
— Tu veux dire… le Kurgan.
Il hocha la tête. Mais sa voix, quand il reprit, n’était plus celle du monstre qu’elle imaginait, mais celle d’un homme revenu d’un gouffre.
— Oui. Le Kurgan. Mais plus seulement. J’ai passé ma vie à tuer, à brûler, à réduire tout ce qui m’entourait en cendres. Et crois-moi, personne n’a su faire ça mieux que moi. Mais… je ne suis plus cet animal qui court après le sang. Tu comprends ? Je me souviens de la bête, oui… mais je suis en paix avec elle maintenant. Et ça, c’est pire. Parce qu’un homme en paix avec ses ténèbres… il est plus dangereux que tout.
Rebecca le fixa, la bouche entrouverte, incapable de parler pendant un instant. Puis elle le frappa de ses deux poings contre la poitrine, violemment.
— Espèce de con ! Tu veux m’effrayer, c’est ça ?! Tu crois que je vais reculer parce que tu m’avoues que t’es le pire monstre que la Terre ait porté ?!
Il la laissa faire. Ses coups n’avaient pas de force, juste de la douleur. Il l’attrapa soudain par les poignets, la tira contre lui, la serra jusqu’à l’étouffer presque.
— Non, Rebecca… je veux que tu saches que je suis là. Que je choisis de rester. Avec toi. Avec Alex. Que je me bats pas pour moi, mais pour vous.
Elle le dévisagea, les yeux humides.
— Tu jures ? Tu jures que tu ne vas pas encore disparaître, me laisser derrière comme une conne pendant que toi tu fonces à la mort ?
Victor sourit, cette fois d’un sourire qui vibrait de tendresse et de menace contenue.
— Je te jure, Rebecca Alvarez… que si un jour je pars… ce sera avec toi. Jamais sans toi.
Elle resta suspendue à ses mots. Puis, incapable de se retenir, elle se jeta sur lui, l’embrassa à pleine bouche, rageusement, presque sauvagement. Son corps tremblait, mais sa jambe se referma autour de sa taille comme le matin même. Elle l’aimait à en hurler, à en perdre la tête.
Victor répondit à son baiser, cette fois sans tristesse. Mais au fond de ses yeux, une lueur nouvelle brillait. Pas celle d’un homme fatigué… pas celle d’un fugitif. Mais d’un guerrier qui avait retrouvé son feu.
Rebecca s’écarta une seconde, haletante, ses lèvres gonflées, son regard fou.
— Putain… souffla-t-elle. T’es encore pire qu’avant.
Victor posa son front contre le sien et murmura :
— Non, bébé. Je suis meilleur. Et crois-moi… ça change tout.
***
Le bureau de Cynthia baignait dans une lumière tamisée, filtrée par de lourds rideaux de velours. L’odeur de cire et de vieux papier emplissait la pièce. D’un geste lent, presque cérémoniel, elle déverrouilla le tiroir secret de son bureau et sortit un vieux manuscrit qu’elle avait toujours gardé près d’elle, comme un poison qu’elle refusait d’oublier.
La reliure de cuir, fendue par les siècles, craqua quand elle l’ouvrit. Les pages jaunies exhalaient ce parfum âcre de poussière et de mémoire. Ses yeux se posèrent sur le titre tracé à la plume :
“Chronica Darii – Sacrum et Secretum.”
Cynthia serra la mâchoire. Elle connaissait chaque mot, chaque ligne. Mais elle s’infligeait toujours la lecture de ce passage, comme pour entretenir la braise de sa haine.
“Anno Domini 800, au sacre de Carolus Magnus. Le Kurgan, boucher des steppes, vint ensanglanté jusqu’aux murs de l’abbaye. Devant le saint abbé Darius, il plia le genou. Non par soumission, mais parce que ses yeux rencontrèrent la paix. Ce jour-là, le monstre prit un nom nouveau : Frater Victor. Car en lui naquit le doute, et du doute germa la rédemption.”
Ses doigts se crispèrent sur le bord du livre. Elle referma brutalement l’ouvrage, le claqua contre le bureau, comme si elle voulait briser à nouveau l’illusion contenue dans ces lignes.
— Mensonges… siffla-t-elle entre ses dents.
Elle se leva, fit quelques pas dans son bureau, verre de vin à la main, les yeux flamboyants.
— Darius, murmura-t-elle avec une ironie venimeuse. Même mort, tu continues à pourrir nos existences. Tu as tendu la main au pire des monstres… et il a osé accepter. Tu lui as donné un chemin. Tu l’as marqué à jamais de ta foutue lumière.
Elle revint vers le bureau, posa une main glacée sur le cuir craquelé, presque comme une caresse dédaigneuse.
— Alors soit. S’il existe encore une trace de ton œuvre… même en ce Kurgan qui se croit apaisé… je l’effacerai. Je tuerai ce qu’il reste de toi en le tuant lui.
Elle leva son verre et avala d’un trait le vin rouge sombre. Une goutte s’attarda au coin de ses lèvres, qu’elle essuya du revers de sa main. Son regard devint de pierre.
— Frater Victor… souffla-t-elle avec un rictus amer. Tu ne seras plus jamais qu’un souvenir. Et ce souvenir, je vais l’arracher du monde.
Flashback – Paris, 10 mars 801.
La ville n’était pas encore la capitale qu’elle deviendrait des siècles plus tard, mais déjà, elle vibrait du prestige nouveau de l’Empire. Depuis que Charles, fils de Pépin, avait été couronné empereur à Rome par le pape Léon, un souffle nouveau traversait la chrétienté. On parlait d’un « renouveau de l’Empire romain », et partout dans les domaines francs, l’autorité se consolidait par la croix et l’épée.
Paris, encore resserrée autour de l’île de la Cité, exhalait une odeur de fumée et de terre mouillée. Les quais grouillaient de marchands et de bateliers, tandis que dans les ruelles, soldats et moines se côtoyaient dans une tension palpable. L’hiver n’avait pas encore cédé la place au printemps ; les toits de chaume ruisselaient sous la pluie fine, et le vent charriant la Seine apportait un froid mordant.
Ce jour-là, l’église Saint-Étienne, modeste mais imposante par sa pierre grise et ses lourds piliers, se préparait à accueillir une messe solennelle. Non pas en présence de l’empereur lui-même – il résidait alors à Aix-la-Chapelle – mais en son nom. L’autorité carolingienne se devait d’être rappelée, consolidée dans les esprits.
Les moines recopiaient les chroniques, consignaient les faits, persuadés de bâtir un nouvel âge d’or. Le peuple, lui, parlait de guerres contre les Saxons au nord, des Sarrasins qui menaçaient toujours au sud, et de la promesse d’un empire béni de Dieu.
Et au milieu de cette ferveur religieuse et politique, d’autres luttes, invisibles au commun des mortels, se jouaient dans l’ombre des nefs.
La fumée du bâtiment en flammes empuantissait toujours l’air, mais les foules enragées de la veille s’étaient dispersées, alors que les deux prêtres descendaient lentement la rue, en direction du centre-ville. D’épais nuages se rassemblaient sur à l’est, annonçant de la pluie pour l’après-midi, et le vent était froid.
Habituellement, le frère Mathieu appréciait la marche entre l’église Saint-Étienne et la petite ville, surtout quand le soleil illuminait les bâtiments blancs et brillait sur la rivière aux eaux vives.
Le jeune prêtre joufflu aimait voir les plantes colorées des pâturages, si petites et éphémères. Mais aujourd’hui, c’était différent. La beauté́ était toujours là, mais un sentiment de menace et de péril flottait dans l’air.
— Est-ce un péché d’avoir peur, frère Victor ? demanda-t-il à son compagnon, un grand jeune homme aux yeux bleus froids et étincelants, sur qui les robes semblaient déplacées.
— Avez-vous déjà tué un homme, Mathieu ? répondit Victor d’une voix froide et lointaine.
— Non, bien entendu !
— Ou volé, violé ou pillé ?
Choqué, Mathieu regarda son compagnon, ses peurs momentanément oubliées.
— Non.
— Alors, pourquoi passez-vous autant de temps à vous soucier du péché ?
Mathieu ne répondit pas. Il n’aimait pas travailler avec le frère Victor. L’homme parlait peu, mais quelque chose à son sujet était très troublant. Ses yeux bleu saphir profondément enfoncés étaient sauvages, son visage maigre était dur et son expression sévère. Et il marchait droit ne pouvait masquer une musculature de guerrier que même la robe de moine ne pouvait cacher.
Mathieu l’avait observé bien des fois, notamment lorsqu’ils travaillaient dans les jardins du monastère. La première fois, à Noël dernier, il lui avait demandé ce qu’il faisait avant de venir voir le père Darius. Victor l’avait ignoré, comme il ignorait toutes les questions au sujet des profondes cicatrices qui zébraient son dos, sa poitrine et ses bras.
À chaque fois qu’on le pressait, Victor se contentait de fixer son interlocuteur d’un regard bleu glacé, sans un mot. Ce silence obstiné glaçait le sang de Mathieu plus sûrement que n’importe quelle réponse.
Pourtant, hormis ce mutisme, il n’y avait rien à lui reprocher. C’était un frère exemplaire, qui travaillait avec acharnement, qui ne fuyait jamais ses devoirs et ne se plaignait pas. Il se levait toujours pour les prières, assistait à toutes les réunions d’étude, et l’on ne l’entendait jamais protester.
Quand on lui demandait de réciter les Écritures, il en citait des passages entiers, mot pour mot, avec une précision presque inhumaine. Et lorsqu’il s’agissait d’histoire, il connaissait les royaumes et les peuples d’au-delà des frontières franques comme s’il avait parcouru le monde lui-même.
Mathieu ne savait que penser. Était-il en présence d’un saint… ou d’un ancien guerrier venu chercher l’absolution ? Ce doute ne le quittait jamais, et plus il observait Victor, plus il sentait que sous cette robe monastique sommeillait quelque chose de dangereux.
Les deux prêtres atteignirent le petit pont de pierre qui enjambait la rivière. Mathieu, distrait par ses pensées, marcha sur l’ourlet de sa robe grise et trébucha. Il aurait lourdement chuté si le frère Victor ne l’avait pas rattrapé d’une main ferme, presque brutale.
— Merci… souffla Mathieu, en frottant son bras endolori par la poigne d’acier de son compagnon.
Autour d’eux, les passants circulaient en silence, pressés, évitant soigneusement de croiser les regards. Mathieu détourna le sien, tentant d’ignorer l’image sordide des deux corps pendus aux branches nues d’un grand orme, ballottant au vent. Des étrangers, songea-t-il. Leur tunique n’était pas franque.
Un frisson le parcourut.
— J’ai vraiment peur, mon frère, murmura-t-il. Pourquoi les hommes font-ils des choses si affreuses ?
Victor leva les yeux vers les cadavres et haussa à peine les épaules.
— Parce qu’ils le peuvent.
La réponse glaça Mathieu. Il déglutit, cherchant une lueur de réconfort.
— Et vous… avez-vous peur ?
— De quoi ? demanda Victor, sans ironie, mais avec une sincérité si brute que la question sembla presque absurde.
Mathieu resta un instant interdit. Comment ne pas craindre, alors que frère Louis avait été battu presque à mort par des brigands la semaine passée ? Comment ne pas trembler quand la garde elle-même paraissait impuissante — ou indifférente — face à la cruauté des hommes ?
Et pourtant, Victor avançait à ses côtés, solide, impassible, comme si rien ni personne ne pouvait l’atteindre.
Après avoir traversé́ le pont, Mathieu et Victor s’engagèrent dans la rue principale. Mathieu était couvert de sueur. Il y avait davantage de gens ici, et il vit plusieurs soldats vêtus de noir devant la porte d’une taverne.
Certains des habitants de la ville s’arrêtèrent pour regarder les prêtres se diriger vers la boutique de l’apothicaire. Un homme leur lança une insulte.
La sueur coulait dans les yeux de Mathieu et il battit des paupières pour s’en débarrasser. Le frère Victor était arrivé devant chez l’apothicaire. La boutique était fermée. Le prêtre frappa à la porte, mais il n’y eut pas de réponse. La foule commença à se rassembler derrière eux. Mathieu essaya de ne pas regarder le visage des gens.
— Nous devrions partir, frère Victor, dit-il.
Quelqu’un parla à Mathieu, d’une voix coléreuse. Celui-ci se tourna pour répondre, mais un poing le cueillit au visage et il tomba sur le sol. Un pied botté s’enfonça dans sa poitrine, et il cria, roulant vers le mur de la boutique pour s’abriter.
Le frère Victor se plaça devant lui, bloquant le chemin de son assaillant.
— Faites attention, dit-il doucement.
— Faire attention à quoi ? demanda l’homme, un barbu lourdement bâti qui portait la un tablier de coutilier.
— Faites attention à la colère, mon frère, dit Victor. Elle apporte généralement du chagrin dans sa foulée.
L’homme éclata de rire.
— Je vais te montrer le chagrin, dit-il.
Son poing partit en direction du visage de Victor. Le frère esquiva le coup. Son adversaire, déséquilibré́, trébucha sur la jambe tendue de Victor et tomba à genoux. Avec un hurlement de rage, il se releva et bondit sur le frère – qu’il rata encore. Il tomba de nouveau et son visage frappa le sol. Il y avait du sang sur sa joue. Il se leva, plus prudemment, et sortit un couteau de son ceinturon.
— Faites attention, répéta Victor. Vous allez vous blesser encore plus.
— Me blesser ? Etes-vous un imbécile ?
— Je commence à penser que oui, dit Victor. Sauriez-vous, par hasard, quand l’apothicaire arrivera ? Un de nos frères est malade, et il nous faut des herbes pour faire tomber sa fièvre.
— C’est vous qui allez avoir besoin de l’apothicaire !
— Certes, c’est ce que je viens de dire. Dois-je parler plus lentement ?
L’homme jura et fonça sur Victor, son couteau pointé vers le ventre du prêtre. Celui-ci esquiva encore et son bras sembla effleurer l’épaule du forcené́. Le coutelier dépassa Victor et frappa le mur de la boutique, tête la première, puis hurla quand, dans sa chute, son propre couteau s’enfonça dans sa cuisse.
Victor le rejoignit et s’agenouilla près de lui pour examiner la blessure.
— Heureusement – enfin, pour vous, en tout cas – vous avez raté l’artère principale, mais il faudra recoudre cette coupure. (Victor se leva et se tourna vers la foule.) Cet homme a-t-il des amis ici ? Il faut que quelqu’un s’occupe de lui.
Plusieurs hommes avancèrent, comme à regret.
— Savez-vous traiter ce genre de blessure ? demanda Victor au premier.
— Non.
— Alors, transportez-le à la taverne, je vais m’en occuper. Et envoyez quelqu’un chercher l’apothicaire. J’ai de nombreuses tâches à accomplir, et je ne peux pas m’attarder longtemps ici.
Ignoré par la foule, Mathieu se releva et regarda le blessé, gémissant de douleur, qu’on amenait à la taverne.
Victor se tourna vers lui.
— Attendez l’apothicaire, dit-il. Je serai bientôt de retour.
Puis il s’éloigna vers la taverne, la foule s’écartant sur son passage.
Mathieu avait le vertige et une vague nausée. Il inspira plusieurs fois à fond.
— Qui est cet homme ? demanda un des soldats en armure noire, un homme maigre aux yeux noirs profondément enfoncés dans leurs orbites.
— Le frère Victor, dit Mathieu. Notre bibliothécaire.
Le soldat éclata de rire. La foule commença de s’éloigner.
— Je ne pense pas qu’on vous ennuiera encore, aujourd’hui, dit le soldat.
— Pourquoi les gens nous veulent-ils du mal ? Nous avons toujours cherché à aimer notre prochain, et j’ai reconnu nombre de visages dans la foule. Nous les avons aidés quand ils étaient malades. Lors de la famine de l’an dernier, nous avons partagé nos réserves avec eux.
Le soldat haussa les épaules.
— Ma foi, je ne saurais dire.
— Et vous, pourquoi ne nous avez-vous pas protégés ?
— Les soldats ont des règles, prêtre. Le code martial ne nous permet pas de choisir à quels ordres obéir. A votre place, je quitterais le monastère et je partirais vers le nord. Il ne tardera pas à être attaqué.
— Pourquoi ?
— Demandez à votre ami. Il semble être un homme sachant de quel côté le vent va tourner.
***
La grande nef de l’église baignait dans une semi-obscurité. Les cierges, disposés en grappes aux pieds des statues, laissaient s’élever des colonnes de fumée blanche qui s’accrochaient aux voûtes de pierre. Le parfum de la cire et de l’encens se mêlait à l’air froid de mars, et chaque bruit — craquement de bois, froissement de tissu — résonnait comme s’il avait traversé un abîme.
Devant l’autel latéral, agenouillé sur les dalles usées, Victor priait. Ses larges épaules se détachaient dans la lumière tremblante des bougies. Ses lèvres remuaient sans un son, et ses doigts caressaient machinalement le chapelet qu’il tenait, comme s’il le connaissait par cœur depuis des siècles. Ses yeux restaient fixés sur la statue de la Sainte Vierge, le visage sévère mais empreint d’une ferveur que peu avaient jamais remarquée en lui.
Le père Darius s’approcha à pas lents, sa robe frottant contre la pierre. Il s’arrêta derrière lui, hésitant un instant à rompre le silence. Puis, dans un souffle grave :
— Tu pries souvent seul, frère Victor. Plus que les autres frères.
Victor ne bougea pas. Il laissa passer un temps avant de répondre, toujours à genoux :
— Elle écoute davantage dans le silence. Les hommes parlent trop fort… ils veulent se convaincre eux-mêmes de croire.
Darius inclina la tête, observant cet homme qu’il n’avait jamais vraiment compris. La lumière des cierges faisait briller les cicatrices visibles sur sa nuque et ses mains.
— Et toi, que cherches-tu dans cette prière ? La paix ? Le pardon ?
Victor leva enfin les yeux vers la statue. Ses traits restaient impassibles, mais sa voix était basse, chargée d’un poids ancien :
— Ni paix, ni pardon. Je demande seulement la force de continuer.
— Tu pries avec ardeur, tu travailles sans te plaindre, tu connais les Écritures mieux que beaucoup. Mais… — Darius fit une pause, cherchant ses mots — je vois bien que tu n’es pas fait pour être prêtre.
Victor se tourna vers lui, ses yeux gris fixant ceux du vieux prêtre. Aucun reproche ne brillait dans ce regard, seulement une attente calme, presque glacée.
— Cela ne signifie pas que tu es sur la mauvaise voie, reprit Darius. Au contraire. Tout homme qui cherche à devenir meilleur marche déjà dans la lumière. La discipline, la prière, le service… tout cela n’est pas perdu pour toi.
Il s’approcha un peu plus et posa une main ferme sur son épaule.
— Tu portes ce nom de Victor, et je crois qu’il est juste que tu le gardes. Car ce n’est pas seulement un nom d’homme, mais celui que tu es devenu ici, parmi nous. Peu importe ce que tu étais avant… c’est ce que tu fais à présent qui compte.
Victor baissa les yeux vers le sol. Sa mâchoire se crispa un instant, comme s’il retenait des mots trop lourds pour être prononcés. Puis il souffla :
— j’ai vu des hommes mourir. Trop. J’ai vu des enfants pleurer pour des pères qui ne reviendraient pas. J’ai vu des villages brûler… et parfois c’était ma main qui tenait le feu.
Ses yeux se fermèrent, un bref instant, et son visage se contracta.
— Quand je suis arrivé ici, j’ai cru pouvoir fuir tout cela. Mais la nuit, je les entends encore. Les cris, les épées, le sang qui colle aux mains. Alors, je prie. Pas pour devenir prêtre, pas pour être digne de l’autel. Mais parce que si je m’arrête… tout cela revient.
Il tourna enfin la tête vers Darius. Ses yeux étaient clairs, brûlants et fatigués.
— Vous avez raison, je ne suis pas fait pour la robe. Mais si je reste ici, si je continue à porter ce nom… peut-être que je peux apprendre à être autre chose qu’une arme. Peut-être que je peux être… un homme meilleur, comme vous dites.
Un silence épais s’installa. La flamme d’un cierge crépita, et Darius hocha lentement la tête.
— Oui, Victor. Voilà pourquoi Dieu t’a conduit ici. Pas pour que tu renies ce que tu as été, mais pour que tu choisisses ce que tu seras.
Victor inspira profondément, comme si le poids sur ses épaules se desserrait enfin. Puis il murmura, presque pour lui-même :
— Alors je garderai ce nom. Quoi qu’il arrive, je resterai Victor.
La plume s’interrompt après cette phrase, brutalement, comme si le guetteur de Darius avait détourné son regard, ou comme si une main invisible lui avait interdit d’aller plus loin. Pas de conclusion, pas de bénédiction, seulement une page blanche, muette, où l’encre séchée laisse deviner l’absence d’un récit.
Cynthia referma lentement le manuscrit, ses doigts effleurant le cuir craquelé de la reliure. Ses yeux sombres fixaient le vide, mais son esprit, lui, bouillonnait. Même là, même dans un document vieux de mille ans, Darius avait laissé une empreinte : la trace de son influence, de son mensonge, de cette rédemption qu’il avait osé offrir à l’un des pires monstres de leur espèce.
Elle serra les dents.
— Non. Ça, je ne le tolérerai pas.
Sa haine vibrait d’une clarté presque sacrée. Elle n’en voulait pas seulement au Kurgan. Elle n’en voulait pas seulement à Victor, l’immortel qui portait encore ce nom comme une insulte vivante. Non… sa colère visait Darius lui-même. Ce prêtre qui, en pardonnant, avait affaibli la justice. Ce moine qui, en croyant racheter les monstres, avait semé l’idée qu’ils pouvaient changer.
— Non, murmura-t-elle. Tu n’as pas sauvé le monde, Darius. Tu l’as trahi. Et moi, je tuerai chaque trace de toi.
Ses yeux brillèrent d’une flamme froide. Elle ne pouvait pas tuer Darius — il était déjà parti depuis des siècles. Mais elle pouvait éradiquer tout ce qui restait de lui. Chaque souvenir. Chaque disciple. Chaque héritage. Et surtout, cet homme… cet ancien monstre qu’il avait eu l’audace d’appeler « frère Victor ».
Elle posa la main sur la chronique fermée.
— Toi, le Kurgan, tu n’aurais jamais dû survivre à ta propre damnation.
Un sourire mince, cruel, effleura ses lèvres.
— Mais je corrigerai cette erreur.
Cynthia rangea lentement la chronique dans son écrin de bois, comme on referme un cercueil. Elle laissa sa main reposer un instant sur le couvercle, puis se détourna, retrouvant la sérénité glaciale qui la caractérisait. Sa décision était prise.
C’est alors que son téléphone sonna, et la secrétaire de Cynthia annonça la venue d’Alex Reagan. Elle ordonna qu’on la fasse entrer immédiatement. La porte s’ouvrit, et la silhouette d’Alex apparut dans l’embrasure. La jeune femme s’avança, hésitante mais décidée, et ses yeux déterminés se fixèrent sur Cynthia.
Un silence tendu s’installa entre elles, comme si les siècles eux-mêmes retenaient leur souffle. Cynthia pencha la tête, un mince sourire ironique aux lèvres.
— Je suppose que vous venez me donner votre réponse.
Alex sortit une feuille et la présenta à Cynthia qui la regarda un peu intriguée.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Il s’agit du récit d’un témoin oculaire, un certain Gennaro Fanzano, qui rapportait les derniers moments du malheureux Armando De Anguissola : ... Il monta sur l’échafaud sans vouloir se réconcilier avec Dieu et garda un silence obstiné. Quand on alluma le feu, la fumée commença à l’étouffer. Les yeux sortis de leurs orbites, il poussa un cri terrible et se recommanda au Père. Beaucoup dans l’assistance se signèrent, car il demandait à Dieu sa clémence à l’article de la mort. D’autres disent qu’il cria au sol, c’est-à-dire aux entrailles de la terre...
Alex garda le silence puis ajouta d’une voix très grave :
— Le page que vous m’avez dit de traduire contenait ceci : Nos p.tens L.f.r, juv.te Stn. Blz.b, Lvtn, Elm, atq Ast.rot. ali.q, h.die ha.ems ace.t pct fo.de.is c.m t. qui no.st; et h.ic pol.icem am.rem mul. flo.em virg.num de.us mon. hon v.lup et op. for.icab tr.d.o, eb.iet i.li c.ra er. No.is of.ret se.el in ano sag. sig. s.b. ped. cocul.ab sa Ecl.e et no.s r.gat i.sius er.t; p.ct v.v.t an v.q fe.ix in t.a hom. et ven. os.ta int. nos ma. et D : Fa.t in inf int co.s daem. Satanas. Belzebub, Lcfr, Elimi, Leviathan, Astaroth.
Cynthia reposa le feuillet avec une lenteur étudiée. Ses doigts, si fins, si maîtrisés, demeurèrent un instant sur le papier comme pour y enfermer son poison. Puis elle leva les yeux vers Alex.
— Vous l’avez traduit sans détour, je suppose. Vous avez compris ce qu’il sous-entendait.
Alex soutint son regard, la voix ferme malgré une pointe de gravité.
— Oui. Et je comprends aussi pourquoi vous vouliez que je le fasse. C’était un test.
Un sourire, mince, effleura les lèvres de Cynthia.
— Vous n’imaginez pas combien il est rare de trouver quelqu’un qui ose regarder la vérité en face. La plupart se seraient détournés, effrayés par ces mots. Vous, vous êtes restée.
— Je ne suis pas restée, répondit Alex d’un ton calme. Je suis allée jusqu’au bout, pour savoir. Il y a une différence.
Cynthia se leva, contournant lentement son bureau comme une lionne en cage, ses talons claquant doucement sur le marbre.
— Vous êtes jeune, Alex. Vous croyez encore que la connaissance sauve. Mais elle ne sauve rien. Elle corrompt, elle consume. Regardez ces noms que vous avez lus : Satan, Belzébuth, Astaroth… Croyez-vous vraiment que les hommes de foi les écrivaient sans trembler ?
— Peut-être, dit Alex. Mais ce que je retiens, c’est que même au seuil de la mort, même dans la peur, certains ont encore prié Dieu pour qu’Il les sauve. Même s’ils avaient tout renié avant.
Cynthia s’arrêta, surprise, puis éclata d’un rire clair mais glacial.
— Quelle charmante naïveté. Vous croyez aux rédemptions de dernière minute ? À ces confessions faites dans un souffle pour effacer une vie entière de cruautés ?
Alex ne broncha pas.
— Oui. Parce que j’ai vu des hommes changer, même quand tout semblait perdu. Parce que je crois que personne n’est réduit à une seule chose, pas même vous.
Les yeux de Cynthia se plissèrent, l’espace d’un instant traversés par une ombre. Mais elle reprit aussitôt sa superbe, reprenant son siège avec l’élégance d’une reine.
— Vous parlez comme une idéaliste. Mais vous êtes plus que cela, n’est-ce pas ? Vous avez de la fierté. Vous avez refusé mon offre… et pourtant vous êtes venue ici. Pourquoi ?
Alex inspira profondément.
— Parce que je voulais que vous entendiez ma réponse en face. Pas par un message, pas par une absence. Vous méritiez une réponse claire : je refuse. Pas parce que j’ai peur de vous, ni de ce que vous représentez, mais parce que je sais déjà qui je suis.
Un silence dense emplit la pièce. Cynthia croisa les doigts, son sourire s’effaçant.
— Vous êtes sûre de vous, dit-elle doucement. Trop sûre pour votre âge. Quand j’avais votre âge, je cherchais encore à plaire, à convaincre, à conquérir. Vous… vous êtes déjà une forteresse.
— Peut-être, répondit Alex. Mais une forteresse peut aussi abriter, protéger. Pas seulement dominer.
Cynthia la fixa longuement, ses yeux brillant d’une intensité glaciale. Puis, contre toute attente, elle laissa échapper un soupir presque humain, presque las.
— Vous êtes plus mûre que je ne l’étais à votre âge, murmura-t-elle. Et c’est précisément pour cela que vous me décevez autant.
Alex baissa légèrement les yeux, non par soumission, mais par compassion.
— Ou peut-être que je vous rappelle ce que vous auriez pu être.
Le visage de Cynthia se figea. Pendant une fraction de seconde, le masque se fissura. Puis elle se détourna brusquement, reprenant son calme de marbre.
— Sortez.
Alex ne bougea pas, plantant encore une fois son regard droit dans celui de l’immortelle.
— Vous pouvez me haïr pour mon choix, mais ne doutez pas de ma conviction.
Un battement de cœur. Puis Cynthia fit un signe sec de la main, et Alex quitta le bureau, laissant derrière elle une femme figée, glaciale, mais plus troublée qu’elle ne voulait l’admettre.
***
Le silence tomba lourdement dans le bureau. Cynthia resta immobile, le regard fixé sur la porte close, comme si les mots d’Alex continuaient de vibrer dans l’air.
Son sourire de marbre s’était éteint. Lentement, presque mécaniquement, elle porta la main à sa gorge, là où un collier ancien reposait, souvenir d’un autre temps. Ses doigts serrèrent un instant le bijou, comme pour étouffer une douleur qu’elle refusait de nommer.
Puis elle se leva d’un bond et traversa la pièce. Ses pas claquèrent contre le parquet, brusques, désordonnés, contrastant avec l’élégance calculée dont elle s’enveloppait habituellement. Elle attrapa une carafe de cristal, versa un verre de vin rouge sombre, et le vida d’une traite. Le liquide tâcha à peine ses lèvres, mais sa main tremblait encore quand elle reposa le verre.
— Plus mûre que je ne l’étais… à son âge, souffla-t-elle, amère.
Elle s’avança vers la grande baie vitrée qui dominait la ville. Les lumières s’étendaient à perte de vue, indifférentes, brillantes, fugaces. Comme des vies qu’elle avait vues naître et disparaître, encore et encore.
Un rire bref lui échappa, sans joie.
— Une forteresse qui protège… pas qui domine. Quelle stupidité. Quelle… insolence.
Mais sa voix se brisa sur le dernier mot. Elle serra les poings, ses ongles entaillant sa paume. Et soudain, elle laissa tomber le masque. Ses épaules se voûtèrent, ses yeux se fermèrent, et elle inspira profondément, comme pour repousser un sanglot qui menaçait.
L’espace d’un instant, Cynthia n’était plus la prédatrice glaciale, l’immortelle au pouvoir sans partage. Elle n’était qu’une femme lasse, hantée par des siècles de pertes, de trahisons, de désillusions.
Puis, lentement, elle redressa la tête. Ses yeux s’ouvrirent de nouveau, froids comme l’acier. Elle se retourna, reprit place derrière son bureau, et appuya sur le bouton de son interphone.
— Préparez-moi une voiture, dit-elle froidement. Ce soir, je me rends à un bal masqué.
Sa voix vibrait d’une ironie glacée. Mais dans le reflet sombre de la vitre, ce n’était pas le masque d’apparat qu’on devinait : c’était celui qu’elle s’apprêtait à briser. Cette fois, le bal ne serait plus un jeu.
(A suivre)