Le Livre des Ombres

Chapitre 14 : Une question de confiance

Catégorie: T

Dernière mise à jour 08/11/2016 18:32

Séquence 13 : Une question de confiance

 

« Quand une fois on a accueilli le Mal chez soi, il ne demande plus qu'on lui fasse confiance. »  

- Franz Kafka

 

« Les gens qui nous donnent leur pleine confiance croient par là avoir un droit sur la nôtre. C'est une erreur de raisonnement ; des dons ne sauraient donner un droit. »  

- Friedrich Nietzsche

 

« La confiance n'exclut pas le contrôle. »  

- Lénine

 

 

Cinq petits jours s’étaient écoulés depuis la mort spectaculaire de l’assassin présumé (surtout parce qu’il l’avait avoué avant de décéder, ce qui convainquait la plupart des gens, ceux ayant assisté à la scène et les autres qui n’avaient pu avoir qu’une retranscription orale, mais laissait sceptique les ‘esprits forts’ comme Maverick), et il avait suffit de ce court laps de temps pour planter les graines d’une nouvelle ambiance a Camp Darwin, qui méritait de moins en moins son nom. On ne pouvait en fait guère prétendre que ce fut la sélection naturelle qui préservât les quelques centaines de personnes vivant dans cette enclave, car il était assez facile de survivre armé jusqu’aux dents, d’armes non naturelles, alors que les autres n’avaient que leurs poings pour combattre et leurs pieds pour fuir.

De plus, le sentiment religieux s’épanouissait de plus en plus à l’intérieur de la communauté. Il n’avait pas fallut grand-chose, en fin de compte, et Ash avait vu juste en pensant que cette communauté d’esprit était la chose qui manquait pour donner une nouvelle impulsion au village. Les gens, rassurés matériellement, nécessitaient désormais de l’émancipation. Bien entendu, cela pourrait sembler antinomique lorsque l’on parle de religion, qui, comme chacun le sait, a durant des siècles exercé une empreinte obscurantiste et presque apposé un anathème sur les choses scientifiques ; du moins, cela a été la ligne de conduite de l’Eglise Catholique. La religion était plus facteur de conservatisme que d’émancipation, liant les esprits dans des enchevêtrements de dogmes et de pléthores de façon de penser préformées, qui empêchaient un essor intellectuel, ou l’encadrait rigoureusement. On brandissait la menace du péché et de la damnation pour quiconque penserait en-dehors des sentiers battus, ou inciterait à le faire. Le dogme était une sorte de camisole intellectuelle, en même temps qu’un cocon protecteur. Il était tellement plus facile de repousser l’inconnu à coup de phrases toutes faites.

En ce sens, Twilight avait pris soin de ne pas concocter une liturgie trop austère, trop restrictive. Il avait pioché dans diverses inspirations d’origine orientale, parmi lesquelles le bouddhisme, pour composer une base de croyance simple, proche des gens, qui dictait des conduites finalement pleines de bon sens et qui prônait par-dessus tout une ferveur raisonnable, une solidarité spirituelle et un mantra engageant à la patience, la bonté et le principe de réciprocité : aider ceux qui nous aide, répondre justement à ceux qui nous offense, puis proposer le pardon. Il n’avait pas voulut rentrer dans la logique un peu naïve à son sens du pardon facile, et du principe de se laisser baffer l’autre joue alors que l’autre était déjà rouge de coups. Non, il avait instillé du pragmatisme dans l’idéalisme religieux, pour répondre aux vrais besoins des gens, leur insuffler une motivation supplémentaire. Ce nouveau monde qui se dressait tout autour d’eux n’était pas fait pour accueillir des croyants mous. Il fallait à la fois porter des valeurs et des vertus pour conjurer l’anomie, fonder une nouvelle morale, mais qui ne plane pas au-dessus des esprits et possède ses racines profondément enfoncées dans la réalité.

 

Relayée par la voix douce d’Osmund, à l’accent légèrement hispanique et chantant, la chose se transmettait assez bien. Rendre grâce au Très-Haut ne demandait pas des offrandes incessantes, non plus qu’une abnégation barbante, il tendait seulement à exalter ce qu’il pouvait y avoir de mieux à l’intérieur de l’âme humaine tout en l’encourageant à faire ce qu’il fallait pour assurer son avenir. Le levain prenait, gonflait, et lorsqu’il serait stabilisé, le noyau d’une nouvelle croyance serait bâti. Des miracles, cette fois-ci orchestrés en partie par le psychologue, continuaient d’entretenir la foi qui allait grandissante. Pourquoi, après tout, ce dérober à ce vent de fraîcheur ? La vie était souvent morne lorsqu’il ne s’agissait que de survie. Un événement de telle taille attisait l’intérêt et créait un engouement enthousiaste. Bien entendu, il y avait toujours le lot de réfractaires, menés par Lionel qui contestait de façon discrète ce nouveau culte complètement mensonger selon lui, bien qu’en son for intérieur il doutât de temps à autre du bien-fondé de ses griefs, car rien n’enlevait ce qu’il avait vu, et il y avait trop de coïncidences pour que cela ne fut pas autre chose qu’une mascarade. Il y avait aussi le groupe des indifférents, déjà athées avant cela, ou bien agnostiques, et qui regardaient s’épanouir ce nouveau phénomène avec une indifférence polie.

Tout cela était parfaitement normal, songeait Ash. La dynamique se mettait juste en place, et il en organisait la maintenance sans jamais s’afficher en pleine lumière, laissant ce soin à Osmund. Les ficelles se tiraient mieux depuis l’ombre. Si jamais l’opération capotait, il comptait lui faire porter le chapeau et s’abjurer d’une quelconque volonté coercitive. Il n’avait pas grande crainte cependant, car contrairement aux chefs de sectes, bien souvent des paranoïaques (au sens clinique du terme), il ne cherchait pas à soutirer quelque chose de ceux qui devenaient fidèles au Très-Haut. Il ne cherchait pas à les déposséder de leur argent, il ne cherchait pas à leur faire, progressivement, commettre des actes contraires à leur morale, qui pouvait aller jusqu’à exiger leur vie…

Il ne voulait qu’observer les effets d’une nouvelle religion dans un monde dévasté. Des bribes de mémoire lui revenaient de temps en temps, et il se souvenait maintenant avoir été engagé par la O-3 Corporation pour dresser un  ensemble d’hypothèses de comportement des gens en cas d’une telle situation. Maintenant qu’il avait de nouveau cela en tête, il se demandait s’il se trouvait déjà dans l’un des cas de figure prévu, et quel rôle exactement l’O-3 avait joué dans l’élaboration du désastre. Il  ne pouvait pas croire qu’elle fut complètement blanche…

Et il se demandait même si sa propre couleur n’avait viré par du gris au noir. Une crainte obsédante le hantait lorsqu’il relâchait son maintien mental, celle d’avoir lui-même concouru à faire de la Terre ce no man’s land qu’elle est désormais. Pourquoi une telle abomination ? Mais il était bien dans un centre de recherche isolé, travaillant encore à observer les effets de la catastrophe, tour d’ivoire au milieu des tourments… D’une certaine façon, ce n’était que justice qu’il se retrouve maintenant en plein dans la chose. Il s’était lui-même mis dans cette situation, de cela, il était certain : il avait tué Rockwell qui avait senti le vent tourner en sa défaveur, et il avait également assassiné plusieurs autres personnes avant de quitter le centre de recherches secret. Quant à ce dernier détail, il ne se rappelait plus trop pourquoi, et étrangement, cela l’indisposait beaucoup moins que le reste. Il avait du avoir de bonnes raisons pour organiser une telle série d’exécutions, car même après le passage d’amnésie partielle, sa personnalité n’avait pas fondamentalement changé : s’il était amené à tuer, ce ne serait pas pour le plaisir. Commettre un tel acte pour la beauté du geste serait se ramener au niveau d’un simple animal dénué de la morale la plus élémentaire, et il était assez attaché aux questions concernant la morale- selon une certaine conception de cette dernière.

 

Pourtant, il aurait bien tué le Colonel s’il en avait eu l’occasion. Non pas qu’il avait eu cette idée en tête depuis longtemps, car il ne pouvait ni ne désirait se mettre à la tête de Camp Darwin- ce serait plutôt un meurtre préventif. Depuis la scène de mort théâtrale, la vision de Pauline (que l’on regardait désormais avec un respect, marque de la religion croissante) et la diffusion de la croyance dans les cœurs et les âmes qui ne demandaient pas mieux qu’une chose qui leur apporte les promesses d’une vie meilleure, il avait été assez désagréable à son égard, pour ne pas dire franchement peu amène. Il se savait sous surveillance quasi-constante, et n’avait pas pris le risque de passer un marché avec l’un de ses suiveurs peu discret. Il n’avait pas pu retourner à la cache de l’église et retourner étudier sa patiente, ce qui lui aurait pourtant apporté une pause bienvenue. Il se sentait légèrement moins énergique qu’avant, et abattait moins de travail, dormait plus (ce qui ne dérangeait pas Pauline, qui sommeillait sans peine sur ce délicat oreille de chair). Et en plus de ses préoccupations habituelles qui consistaient principalement à prévoir les prochains mouvements du colonel et veiller au grain de manière générale, il avait pris peur des miroirs et des surfaces réfléchissantes. Il craignait d’y voir à nouveau ce visage qui était le sien sans lui appartenir, ces yeux d’un rouge intense et méprisant, cette bouche aux lèvres fines et sensuelles, qui semblaient n’avoir été créées que pour s’étirer en une infinie variété de sourires. Il n’avait plus entendu la voix bien timbrée et pourtant harassante, pas plus qu’il n’avait trouvé de nouveaux mots accompagnés du symbole ésotérique, ni plus que de blancs supplémentaires dans sa mémoire. Et pourtant, malgré le miroir qui était resté intact, tout cela ne pouvait pas être qu’une hallucination, ou bien un rêve éveillé.

La… Chose qui était contenue dans le miroir avait laissé une manifestation de sa présence, qui était présente à chaque instant, tant que ses yeux étaient ouverts. Il avait réussi à dissimuler son affliction, mais pour combien de temps encore ?

Il ne se sentait pas tranquille, et Maverick était toujours là pour maintenir la pression. Il avait très clairement compris que le militaire se mordait les doigts d’avoir été trop permissif- le culte, a posteriori, ne lui plaisait pas tant que ça. Et pourtant, mis à part de possibles frictions avec le groupe de Lionel, il ne pourrait apporter que des avantages. Mais Ash comprenait bien la chose, car plusieurs soldats s’étaient mis à croire au Très-Haut, d’autant plus que l’un d’eux avait réchappé de peu d’une mort horrible la veille, alors que le psychologue se baladait près du mur d’enceinte, croyant tenir l’occasion d’une balade romantique avec sa jeune protégée, qui ne disait pas non. Le soleil n’était alors plus très vif à l’horizon, et une série de parpaings  avait failli écraser un soldat en patrouille. La fouille du chemin de ronde à l’étage de la muraille défensive n’avait rien donné. Le soldat avait fait le lien entre la présence du grand blond et de la jeune fille qui entendait les voix du nouveau Dieu, et s’était aussitôt mêlé à la foule des croyants.

Maverick avait également fait un lien, mais qui laissait totalement de côté toute intervention divine, et après être intervenu sur les lieux, avait jeté un regard à faire fondre la banquise sur celui qu’il avait sauvé des cauchemars des landes extérieures. Twilight avait pris son air le plus innocent, d’autant plus facilement qu’il n’y était strictement pour rien dans l’affaire. Il s’abstint de faire remarquer à Sandrunner qui celui qui avait fait ça avait fort bien pu mal juger la distance, et que la cible aurait pu être lui-même. Toutefois, le colonel, dans son éternelle posture mentale de défiance, aurait certainement vu là un attentat factice destiné à renforcer le « pouvoir » de Ash sur la communauté.

C’était qu’il avait aussi ses petits traits paranoïaques, le Maverick. Vigilance constante !

Leur collaboration voyait ses frontières avec la rivalité devenir de plus en plus poreuses. C’était peut-être le calme détaché du psychologue qui énervait le plus Maverick, alors que lui-même voyait des ombres de conspiration partout. Il commençait à s’interroger, est-ce que la contrepartie des bienfaits de l’étranger ne commençait pas à faire trop allonger la facture ?

 

Il ne pouvait rien faire de façon ouverte, et se contentait d’attendre et d’observer tout en tenant bien à l’œil son conseiller officieux, qui ne s’était plus avisé de lui donner une leçon ces derniers temps. Quoi qu’il en soit, Maverick ne pouvait se départir d’un léger sentiment de malaise- rien qu’en trois jours, il se sentait sur un terrain glissant s’il décidait de faire abolir ce culte juste né. Il commençait à mesurer réellement les résistances des citoyens, et combien il aurait eu tort de continuer sa politique précédente. Pour cela, il était redevable à Twilight de lui avoir ouvert les yeux. Il ne voyait pas pour autant d’un bon œil sa population adopter les rites de cette religion qui n’avait pas encore de nom spécifique, ces nouvelles façons de se comporter, et ces rituels. Comme l’enterrement qui avait eu lieu le jour suivant la mort de celui qui avait semé la panique dans l’Eglise- une femme d’âge mur qui était morte de crise cardiaque, selon Kushta. Cela avait quelque chose d’effrayant de les voir si solennellement creuser une tombe, prendre autant d’efforts pour ériger un semblant de pierre tombale, et d’écouter les paroles emphatiques de cet Osmund. Il était resté prudemment en retrait, ce qui n’avait pas empêché Twilight de deviner à quelque signe sa présence, car il avait regardé de biais en prononçant ces phrases :

« Bien sûr, toute religion doit avoir ses rites d’inhumations. Le nôtre donne une place capitale à l’eau, qui plus que jamais purifie le corps, et assure un repos mérité à l’âme qui vient de nous quitter. Enterrer est plus qu’un simple rituel ; sa signification est plus profonde, car il nous renvoie à nos ancêtres, qui peinèrent comme nous dans des conditions effroyables pour survivre. Au début, ils n’étaient que des bêtes, car ils se contentaient de jeter les cadavres avec les déchets ou des les brûler sans aucun respect. Et Camp Darwin a opéré pareillement depuis sa création, car il n’était plus temps pour se soucier de telles choses, car il  ne fallait ne se concentrer que sur cette unique question : allons nous être vivant pour voir le soleil se lever une nouvelle fois demain matin ?

Camp Darwin a dépassé ce stade. Lorsque pour la première fois l’être humain primitif, notre lointain aïeul, a pris la peine de s’occuper de ses morts, d’instaurer un espace pour les enterrer, et de le faire avec des objets personnels ou des offrandes funéraires, un pas irréversible venait d’être franchi. Prendre soin de ses défunts, c’est la marque d’une croyance en une après-vie, c’est dépasser le stade d’animal, le sublimer pour poser une des premières pierres de la culture et de la civilisation. Aujourd’hui, après avoir fait cet honneur à Fanny Delarue, nous procédons à cette même renaissance de l’animal apeuré en un être humain civilisé.

Et parce que nous respectons nos morts, nous seront nous-même respectés lors de notre trépas, et nous ne connaîtrons pas la malédiction des zombies… »

Sous le murmure approbateur de la petite foule, il avait effectué un geste attaché à ce nouveau culte : tracer dans l’air de ses index deux cercles dans un sens, puis dans l’autre, signifiant par là le caractère infini de la Vie et du Temps.

Maverick, grommelant entre ses dents, était reparti sans faire de commentaires. Il ne tenait pas à ce qu’on sache qu’il avait épié l’enterrement dans le « cimetière ». Ce Twilight s’engageait dans une voie qu’il prendrait bien soin de paver de ses propres pierres. Et s’il fallait lui creuser une tombe, il serait premier volontaire- tant pis s’il fallait gesticuler comme un clown et psalmodier des idioties. Twilight pourrait bien apporter tout le bien du monde, il ne cesserait jamais de se montrer méfiant à son égard : cette histoire d’O-3 Corp et de mémoire effacée étaient toujours trop mystérieuses pour être honnête.

 

Sous ses yeux, Camp Darwin mutait d’une façon plus irréversible que son esprit borné sur la question ne voudrait jamais bien l’admettre. Ash, lui, en était conscient, et s’estimait satisfait de la tournure des événements.

Il lui restait toujours cette histoire de l’apparition, dont il ne s’était pas confié à Pauline. Son sourire était si éclatant lorsqu’elle s’occupait de l’éducation des enfants, lorsqu’elle l’aidait à secourir les gens dans leurs besoins, ou juste quand ils étaient ensemble, était une chose si précieuse qu’il ne voudrait jamais le voir s’éteindre à cause d’une histoire qui l’affectait personnellement et uniquement. S’il le fallait, il irait même jusqu’à lui mentir, bien que cela lui répugnait, mais ce serait pour sauvegarder son bonheur. Il éprouvait pour elle une tendre affection, qu’il ne savait encore trancher entre celle d’un frère pour sa sœur cadette, d’un père pour sa fille, ou d’un simple amoureux pour une jeune femme charmante. Sûrement un peu des trois. Ce genre de relations était d’une préciosité infinie en de tels temps. La voir aussi heureuse qu’on pouvait l’être dans leur condition était un baume au cœur et lui donnait l’impression qu’il n’oeuvrait pas trop pour du beurre. Par contre, il était toujours en grand froid avec l’accorte infirmière, qui ne daignait pas le regarder quand ils se croisaient, et délégua la charge de le soigner pour une blessure factice à une fille qu’elle avait pris en « apprentissage » parce qu’elle se retrouvait trop souvent débordée.

Il avait tenté les approches les plus douces possibles, se heurtant toujours à un mur de silence. Après s’être assuré auprès de Pauline qu’elle n’était pour rien dans cette curieuse attitude, il avait fini par laisser tomber l’affaire, au grand plaisir de sa protégée.

Il avait perdu depuis longtemps le compte des jours depuis son arrivée dans cette enclave, il pensait à planifier une nouvelle fête pour célébrer l’entrée de Camp Darwin dans une nouvelle dynamique qui allait le conduire sur le chemin du renouveau, une fête avec libations en l’honneur du Très-Haut, qui avait eu la courtoisie de ne plus prendre Pauline comme intermédiaire pour faire passer ses (Ses ?) paroles. L’idée de ne plairait certainement pas à Maverick, et la population serait encore moins contente d’apprendre qu’on l’empêchait de prendre une part de rêve. Bon, d’accord, on ne pourrait pas se permettre des excès de nourriture…

Il n’eut pas l’occasion d’y réfléchir longuement, car après la floraison du culte, un nouvel évènement vint animer la communauté. Ce même matin, les portes étaient restées fermées plus tard que d’habitude- les soldats n’avaient pas passé la nuit qu’à dormir, et personne n’était enthousiaste à l’idée de manœuvre les mécanismes d’ouvertures rudimentaires de l’entrée. Il fallait bien sortir régulièrement pour espérer trouver des restes valables dans le dehors, étrangement, personne ne sautait de joie quand il s’agissait d’organiser une expédition passant à travers des blocs de zombies aussi puants que décérébrés, et l’inverse aussi d’ailleurs. Leur devoir leur fut rappelé par le son le plus inattendu : on frappait de manière régulière à la porte, d’abord tranquillement, puis à un rythme qui trahissait sans doute possible la panique. Comme à l’accoutumée, le Colonel avait été immédiatement informé de la situation, et avait déboulé près de la grande porte avec un petit contingent de soldats, dont l’un était monté sur la muraille pour s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’un zombie farceur- encore que cette perspective fut quelque peu tirée par les cheveux. Il aurait déjà fallu que le zombie en question puisse nager…

Maverick envoya le soldat le plus mal réveillé en haut de la tour de guet qui bordait l’entrée du camp, et ledit fantassin bâilla en montant l’échelle qui aurait eu besoin de quelques réparations. Manquant chuter  aux trois quarts de l’échelle, il monta finalement dans le petit poste vigie, et on entendit tout de suite le son de sa voix héler la personne qui frappait à cette heure indue- signe que ce n’était pas la tête de pont d’une nouvelle attaque de zombies. La peur de cet assaut inopiné et de cette brèche dans les défenses persistait de manière latente dans les esprits, particulièrement dans celui de Sandrunner ; ce dernier demandant autoritairement qui se permettait de frapper à leur porte. Après quelques échos d’une conversation plutôt animée, le soldat répondit :

«  Une femme, colonel, et je suis bien content d’être tout là-haut, car elle paraît bien prête à me bouffer crue sous prétexte qu’on la fait encore poireauter dehors. Elle en a de bonnes ! C’est pas comme si n’importe qui pouvait entrer ici comme dans un bor-

- Merci pour votre précieux avis, Mc Hook. De quoi a l’air cette femme ?

-Si elle était pas si mal fagotée, les cheveux dans tous les sens comme si y on avait fourré un pétard et cet air un peu fou dans les yeux, je dirai qu’elle serait plutôt mon goût, Colonel.

- Mc Hook…

- Je blaguais, monsieur. On a bien besoin de rigoler un peu de temps en temps.

- Demandez-lui son nom et ce qu’elle vient faire ici.

- Je vois bien ce qu’elle vient faire par ici, bon Dieu, marmonna le soldat d’origine écossaise.

- Vous avez quelque chose à dire, Mc Hook ?

- Non, rien, monsieur. »

Et il cria pour se faire entendre de la visiteuse inattendue. Le son était un peu atténué, mais Maverick comprit très bien qu’il ne s’agissait rien de très amical et pas tout à fait ce qu’on lui avait demandé. Mc Hook tourna sa tête vers le sol, un air d’excuse peint sur le visage.

« Elle ne veut rien dire tant qu’elle ne sera pas entrée, relaya-t-il. Et si on la laisse mijoter encore quelques minutes, j’ai bien l’impression qu’elle va exploser toute seule et défoncer la porte à coups d’ongles, après avoir nagé jusqu’à la berge. Elle serait bien capable de le faire, la bougresse.

- Elle a l’air folle ?

- Elle a surtout l’air de quelqu’un qui a pas bu de la veille, pas mangé beaucoup et qui sait ce qu’elle veut, Colonel. Je peux le sentir d’ici.

- Dites-lui que si elle ne nous révèle pas au moins d’où elle vient, nous la laisserons mourir devant la porte, répliqua Maverick sur un ton qui laissait bien entendre qu’il n’hésiterait pas une seule seconde à le faire. C’est un camp de survivants, ici, pas une maison d’accueil pour mendiants du désert.

- Vous me l’ordonnez vraiment ? fit presque timidement Mc Hook, aussi désireux d’annoncer ça que de se faire dépiauter le bras par un zombie.

- Oui, vraiment, confirma l’autre avec une pointe d’impatience. Depuis quand quelqu’un comme vous a peur d’une femme hors d’atteinte ? Depuis quand un homme armé doit-il craindre la fureur d’une midinette affaiblie par un voyage dans le désert ?

- C’est ce que vous n’avez pas connu ma femme, dit l’écossais dont la mine se rembrunit à se souvenir. Vous ne savez pas ce que c’était, quand je refusais de manger son irish stew… C’est pour la fuir que je me suis engagé dans l’armée, mais elle réussissait quand même à me retrouver où que je sois, une vraie démone. Je ne pouvais pas aller dans un lupanar tranquille, ni même faire un petite fête avec le copains du régiment. Elle doit faire partie des autres maintenant, qui gémissent la nuit en voulant vous croquer un bout de bidoche, jamais contents, ce qui la changerait pas trop de son vivant, en fait… »

Il y eut quelques rires vite étouffés par un regard glacial de Maverick.

«  Je serai ravi d’écouter votre histoire conjugale une autre fois, Mc Hook. Maintenant, faites ce que je vous dis. »

Le soldat grogna et s’exécuta. Le niveau sonore de la réponse atteignit une telle intensité qu’il fut audible pour tout le monde, et le colonel commença à comprendre un peu pourquoi son subordonné était réticent. Mc Hook fit mine de se déboucher les oreilles.

« Elle dit qu’elle a fait une marche épuisante en ayant manqué se faire tuer plusieurs fois, qu’elle n’a pas une minute à perdre et que plus on perds de temps à bavasser, on aura des morts sur la conscience, et elle prie de dire à celui qui m’oblige à la questionner que c’est un beau-

- Merci, Mc Hook, je pense que tout le monde a entendu cette dernière partie. Finnigan, prenez en main votre fusil au lieu de le porter comme une baguette de pain trop cuite, et placez-vous de manière à lui administrer une balle en pleine tête si elle se montre dangereuse. Burton, Douglas, vous ouvrez la porte. Mc Hook ; il y a quelque chose à l’horizon ? »

L’intéressé se retira à l’intérieur de la vigie pendant que les soldats actionnaient les mécanismes d’ouverture de la grande porte, puis reparut quelques instants plus tard.

«  Rien de particulier, toujours le même vieux terrain à demi désertifié, rempli de ces saletés de zombies qui restent là sans bouger. Je me demande comment ils font pour rester bêtement debout toute la journée comme ça.

- Parfait, fit le Colonel en ignorant la dernière remarque. Vous pouvez redescendre. »

 

Maverick vérifia qu’il avait bien son Mauser dans sa poche, et s’approcha de l’entrée. S’il n’y avait rien de visible à l’extérieur, c’était un soulagement. Enfin, bien sûr, si un groupe armé et hostile voulait s’emparer du Camp, il n’allait pas paraître à portée d’yeux. Il fit signe à Miles, qui venait de rejoindre la petite troupe, de mettre tout le monde en état d’alerte, sans prévenir pour le moment les citoyens dont la plupart devaient encore ronfler comme des sonneurs.

La porte s’ouvrit avec de grands grincements plaintifs, et on mit en place le pont sous les yeux de la femme qui regardait la manœuvre, fulminante mais les bras croisés.

Mc Hook n’avait pas totalement tort, convenablement présentée, elle devait être jolie. Plutôt belle, même. Elle avait un visage fin et racé qui, avec un menton volontaire apparent et des yeux qui jetaient des éclairs de temps à autre. Les hommes grognèrent en installant le pont mobile- une tâche pénible et fatigante, mais qui rendait efficace la protection des douves, du moins, jusqu’à un certain point comme ils en avaient péniblement fait l’expérience. Encore que, il n’y avait eu qu’un mort au final, c’était presque miraculeux- si on ne mettait pas dans le même sac Josh qui n’avait toujours pas donné signe de vie. Maverick, qui aimait bien avoir la situation sous contrôle, encore plus dans cette nouvelle situation mondiale, avait demandé à quelques-uns de ses hommes de lui rapporter toute rapine dans les stocks de nourriture, sans relever rien d’inhabituel. Il y avait toujours eu de petits vols, et s’il se montrait trop tatillon, il se coltinerait l’ire populaire.

Dès que le solide pont fut mis en place, l’inconnue le traversa, plus triomphante que César passant le Rubicond, comme si les lieux lui appartenait, quelque chose qui agaça d’emblée Maverick. Ses vêtements étaient déchirés en plusieurs endroits, elle était un peu sale (pas du tout sur le visage, nota-t-il), le thorax maigre, et la chevelure brune qui voletait sous la brise tiède du matin. Finnigan restait en arrière, se demandant s’il était bien la peine de pointer ostensiblement son fusil sur elle. On l’aurait dite de glace et de feu, et il ne tenait pas plus que Mc Hook à déclencher sa colère. Elle dégageait une aura saisissante. Ah, tout l’effet que peut faire une combinaison d’attitudes corporelles soigneusement étudiée !

Elle se planta directement devant Maverick, qu’elle examina de haut en bas, son regard s’arrêtant sur les galons ternis accrochés à son uniforme.

«  On dirait bien que c’est vous qui avez le plus haut grade ici, remarqua-t-elle de sa voix chaude. C’est vous qui avez chouiné avant de me faire entrer, alors que je lançais des pierres comme une âme en peine depuis plusieurs minutes déjà ?

- Nous n’avons pas l’habitude de recevoir des visites, répondit aussi calmement que possible Maverick (une chose utile des leçons passées avec Twilight : il arrivait à faire preuve d’un peu plus de patience). Encore moins lorsqu’il ne fait pas nuit.

- Je veux bien croire que n’ayez pas envie de faire portes ouvertes pour nos amis mugissants pour prendre le thé et chanter kumbaya avec eux autour d’un feu de camp. Moi qui pensais que la rigueur militaire vous faisait lever plus tôt que ça…

- C’est une manière un peu étrange d’entrer en matière, puisque je suppose que vous êtes là pour nous réclamer quelque chose ? »

Elle le regarda comme si elle venait de mettre sa radio sur une fréquence qui diffusait un programme à l’intérêt limité.

« Vous avez les neurones qui cogitent vite, vous. Non, j’ai affronté la mort, le froid de la nuit la chaleur du jour, les bêtes mutantes et les zombies, le sable et le risque de se casser un ongle juste pour le plaisir de passer le bonjour en espérant que quelqu’un me répondrait, avant de reprendre mon excursion de boy-scout. Vous en avez d’autres, des bonnes questions comme ça ?

- Autant que je le voudrai, répondit-il avec un rictus qui dissimulait à demi son énervement. Je suis en charge de la sécurité de cette communauté de survivants, et je ne prendrai aucun risque, quand bien même il s’agit juste de faire entrer une femme à l’aspect de harpie débraillée et qui ne trouve rien de mieux en préambule que de balancer des insultes.

- ‘En charge de la sécurité de cette communauté de survivants’, railla-t-elle en contrefaisant la voix de Sandrunner. Vous m’en direz tant ! Elle a bien de la chance de tenir encore debout si c’est vraiment le cas… »

Maverick allait faire une réponse cinglante, lorsqu’il perçut une série discrète de toux et de raclements de gorge. Il darda un regard furieux à la cantonade, mais tout le monde le regardait avec le plus grand sérieux, écoutant attentivement la conversation. Attendez, est-ce qu’il n’y avait pas un bout de sourire moqueur sur la bouche de Miles ? Il irait vérifier ça…

« Heureusement, je pense pouvoir compter sur moi-même pour me faire une opinion sur la question. Maintenant, dites-moi qui vous êtes et ce que vous voulez précisément, sinon je vous fais attacher à un poteau dans la lande, en attendant que les zombies viennent pour la curée. J’ai un sens de la plaisanterie assez limité en la matière, et j’ai autre chose à faire au petit matin qu’une joute verbale avec une furie venue de nulle part.

- Vous seriez plutôt agressive et à cran, si vous veniez de subir ce que j’ai subi, dit-elle du tac au tac. Puisqu’on n’avancera pas autrement, autant vous dire mon nom tout de suite, pour ce que ça peut vous faire, je m’appelle Elisabeth. Je viens d’un campement à une journée de marche d’ici et je…

- Il n’y a aucun campement à une journée de marche d’ici, la coupa-t-il immédiatement. J’ai ratissé la région avant de fonder le Camp. Et une personne seule ne pas traverser dans l’extérieure sans se faire tuer par les zombies. Je ne suis pas aussi calé que le professeur en la matière, mais tout le monde a compris qu’ils étaient attiré par la vie humaine, qu’ils la trouvaient et qu’ils la mettait en morceaux si jamais elle n’était pas protégée. »

Les yeux d’Elisabeth avaient étincelés lorsqu’il avait mentionné ‘le professeur’, chose qu’il n’avait pas remarqué.

« Si vous me laissiez finir au lieu de m’interrompre comme un ruffian, vous comprendriez la chose. Sachez juste qu’il est plutôt plus sûr de voyager seul qu’en petit groupe. La méthode est assez dégoûtante- il faut s’asperger de jus de zombie. Comme vous ne froncez pas les narines toutes les deux secondes, l’odeur a du commencer à se dissiper. Ensuite, avoir des restes de quelqu’un qui n’a pas eu de chance… Quoi, vous haussez les sourcils ? Je ne vous aurai pas pensé aussi sensible. Au moins, on ne fait pas de cannibalisme. Enfin, il faut avoir un peu de matériel et s’aménager un trou dans le sable avec de quoi respirer. Les zombies n’ont pas l’air de savoir creuser ou de pouvoir deviner notre présence sous le sable. En plus, on craint moins le froid comme ça…

- Et où est le sac qui devait contenir votre matériel ? demanda sèchement le Colonel.

- Je l’ai laissé en chemin- il s’était déchiré.

- C’est bien commode, commenta-t-il avec un petit sourire. Allons, n’allez pas piquer une crise. Je suis très intéressé par votre méthode. Et ce qui vous amène ? Si vous voulez demeurer ici, il faudra travailler dur… Chacun doit mériter sa pitance et son logis, ainsi que les autres services depuis que Camp Darwin surmonte ses faiblesses. »

Elle balaya la proposition d’un revers de main hautain.

« Je crois que je n’aurai pas le choix, pas tout de suite heureusement. Il y a bien un campement près d’ici, vous n’êtes pas les seuls à pouvoir survivre aux zombies, même si j’avoue que vos défenses sont pas mal. Nous ne sommes là-bas que depuis moins de dix jours. Nous sommes un petit rassemblement de civils et de militaires qui bougeons de place en place dès que le refuge n’est plus suffisant ou n’a plus assez de réserves… Mais c’est une course contre la montre que nous ne pouvons pas gagner éternellement, et nous sommes en bout de course. Nous n’avons rien vu de plus proche comme endroit sûrque… Votre… Communauté.

- Et comment avez-vous eu vent de notre existence ? Je vois mal un groupe dont les membres tombent comme des mouches envoyer des éclaireurs partout, et si ça avait le cas, il aurait certainement déjà frappé à notre porte avant que nous ne puissions profiter de votre charmante compagnie.

- Il est toujours comme ça,  parano ? demanda-t-elle à un soldat qui se trouvait près d’elle, soldat qui, sous le regard vigilant de son supérieur, s’abstint bien de répondre quoi que ce soit.

J’ai compris, j’ai compris ! C’est quelqu’un de chez vous qui nous a donné l’information. On l’a recueilli il y a trois jours. »

Cette fois-ci, Sandrunner laissa transparaître un étonnement réel.

«  Quelqu’un de chez nous ?

- Si vous avez la manie de savoir le nom de tout le monde, je ne peux pas vous donner le sien, il n’est pas très causant. Par contre, j’ai remarqué qu’il se déplaçait bizarrement, et que la chose qui vous rend si fiers et censée se trouver entre les jambes semblait absente, il y avait une vieille tache de sang à cet endroit. »

Le nom de Josh courut sur toutes les lèvres. Maverick toisa Elisabeth avec acuité, et elle soutint son regard sans ciller.

Cela expliquait une chose autant que ça en occultait d’autres, si Josh avait bel et bien survécu à l’attaque surprise des zombies, pourquoi avait-il préféré s’enfuir de Camp Darwin ? Bon, d’accord, la réponse était facile : Twilight et Pauline. Il ne devait plus supporter la simple possibilité de se trouver en leur présence, puisqu’il devait suspecter le premier de l’avoir privé de son instrument priapique. Et comme c’était un lâche de nature (chose pour laquelle il n’avait pas procédé à des recherches intensives pour tenter de le retrouver), la fuite lui allait bien. Restait le fait de pouvoir survivre seul au-dehors, et l’autre d’avoir pu rejoindre cette autre bande de survivants à « une journée de marche », soit, vu l’état physique moyen d’une personne dans ces conditions, le besoin de dormir et faire des pauses, entre douze et seize heures par jour. Avec une moyenne de quatre kilomètres par heure, de 48 à 64 kilomètres…

Cela paraissait une distance énorme à couvrir pour l’émasculé, et aussi d’ailleurs, pour

«  Une femme ! s’exclama soudain le colonel. Si tout cela est vrai, de tous ceux qu’il pouvait envoyer, surtout s’il y a des militaires, c’est une femme qu’ils ont choisi pour cette mission- nous demander du secours ? »

Elisabeth se préparait à lui envoyer un pique qu’il n’oublierait pas de sitôt, quand une vois familière répondit à sa place :

« Je vois que nous avons encore besoin de causer ensemble, Colonel, ne serait-ce que pour effacer cette déplaisante tendance à la misogynie. Pour autant, vous n’avez qu’à observer la population de Camp Darwin pour voir que ce sont les femmes qui sont les plus nombreuses, et je ne serai pas étonné que ce soit le cas au niveau global. Elles aussi qui font la majorité du travail, quantitativement et qualitativement- mais ça, c’est vrai depuis des siècles déjà. »

Maverick soupira. Twilight arrivait toujours, d’une façon ou d’une autre, lorsqu’il y avait quelque chose d’important en cours. Toujours. Cela en était arrivé à un tel point que lorsqu’il sentait le vent venir, il inspectait lui-même les abords pour vérifier qu’il ne se cachait pas dans le coin près à surgir au meilleur moment pour faire la plus belle entrée possible. Un peu honteux de lui-même, il avait arrêté de procéder ainsi quand Twilight s’était penché au-dessus de lui en lui demandant le plus poliment du monde pourquoi il prenait autant de peine à inspecter une ancienne benne à déchets.

« Faut-il donc que je rajoute le féminisme au rang de vos qualités, Twilight ? J’espère sincèrement que vous n’allez pas me sortir le slogan ‘Peace and love’. Je ne suis pas du genre à affronter les zombies la fleur au fusil.

- Je n’en attendais pas moins de vous, Colonel. Serait-ce impoli de ma part que d’apprendre le nom de cette jeune inconnue ? Et aussi lui permettre de rentrer vraiment à l’enceinte au lieu de l’obliger à reste debout dans l’entre-deux. Ainsi que de lui apporter à boire et à manger, car de toute évidence, elle n’a pas fait un voyage des plus plaisants.

- Ah, enfin quelqu’un qui n’a pas oublié les vraies manières à cause d’une petite apocalypse de rien du tout », claironna-t-elle en passant franchement devant le colonel comme si ce dernier n’était pas plus important qu’un portemanteau dans un vestibule pas très reluisant, tout en lançant un clin d’œil au grand blond qui le lui rendit volontiers.

Maverick serra les poings pendant qu’ils se présentaient mutuellement. Les autres militaires présents parurent trouver un intérêt immense à la couleur du ciel, qui était pratiquement toujours la même : un bleu intense et pur, les averses étaient assez rares.

Ses sentiments ambivalents envers le psychologue se retrouvaient canalisés vers le versant négatif- sa colère pour ce qu’il était et la façon dont il se comportait, alors que d’autre part il avait un certain respect pour ce qu’il avait fait et l’aide qu’il lui avait apporté.

«  Professeur, fit-il sur un ton plutôt refroidi, je crois que c’est encore à moi de prendre ce genre de décisions. Cette jeune femme si charmante n’aura rien tant qu’elle ne m’aura pas convaincu de la véracité de son histoire.

- Ah, toujours ce souci de l’exactitude, Colonel, une bien grande vertu. Sauf que je ne vois pas le mal qu’il y a à nourrir et abreuver cette femme- plutôt, elle risque d’être de pire humeur. Et puis, je ne vois pas pourquoi nous ne respecterions pas la règle de l’hospitalité. A moins que vous ne craigniez qu’elle ne cache une bombe sous son chemisier déchiré et qu’elle se fasse sauter juste pour vos beaux yeux ? »

Le trait d’esprit était plus grossier que d’habitude, mais Maverick vit clairement Mc Hook, Finnigan et Burton se couvrir la main de plusieurs manières différentes pour éviter de rire. De toute évidence, ils partageaient son opinion.

Se résignant, il présenta un visage conciliant.

« Bien, très bien… Pourquoi pas, si cela peut la mettre dans de meilleures dispositions. Nous ferons peut-être changer sa garde-robe, et l’autoriser à prendre un bain dans la rivière, puisque nous sommes dans les démonstrations de bonne hospitalité ?

- Qu’en dites-vous, mademoiselle Elisabeth ? fit Ash en se tournant vers elle, l’air de prendre le plus sérieusement du monde la proposition du maître de Camp Darwin.

- Je crois que c’est parfait comme ça. En prenant bien garde de ne pas abuser de votre temps, car ils comptent sur moi, là-bas. Ce sera leur rendre meilleur service que d’être en état d’obtenir votre aide.

- Chose qui reste très hypothétique pour le moment, jugea froidement Maverick. Puisque vous êtes là et que vous savez vous y prendre avec les femmes, Twilight, rendez-vous utile. Fournissez tout ce qui peut lui plaire, et ensuite nous ferons le point sur son histoire, pendant laquelle vous montrerez vos talent d’analyse de l’être humain, professeur. Finnigan, au lieu de pointer bêtement ce fusil, vous irez vous assurer que Twilight s’occupe bien de… Mademoiselle Elisabeth. Mc Hook, puisque cela semble vous mettre en joie, vous l’accompagnerez, deux paires d’yeux valent mieux qu’une, et cela évitera que ce beau-parleur de Twilight vienne à bout du zèle de Finnigan. Burton, trop tard, je vous ai vu sourire. Je viens de me rappeler que Jeanneton nous a dit qu’il avait fait une belle récolte de pommes de terres dernièrement, je suis certain que vous serez très heureux de les éplucher. Miles, dans mon bureau, il y a certaines choses à mettre au point. »

Tout le monde se mit en branle, certains avec bien moins d’enthousiasme que les autres, et Elisabeth adressa une langue tirée vers Maverick avant de partir au bras de Ash en devisant gaiement avec lui. Il renifla méprisamment, sentant que tout cela annonçait un nouvel événement qui ne serait pas forcément bon- ce genre de choses se succédait depuis l’arrivée de l’employé de la O-3 Corp ici.

Finnigan et Mc Hook surveillèrent donc le grand homme et Elisabeth en mauvais apparat, les suivant partout, depuis le « réfectoire » ou elle obtint immédiatement de quoi se remplir l’estomac et rafraîchir le gosier, jusqu’à la tente près de celle du dispensaire d’Eléanore (duquel Ash évita soigneusement de s’approcher plus que nécessaire pour ne pas irriter encore plus l’infirmière) dans laquelle elle obtint de quoi l’habiller plus décemment- on lui repriserait son chemisier, lui assura-t-on. Avant cela, elle fit une séquence rapide dans la rivière, ruban de vie ondulante à l’intérieur du camp, durant laquelle les trois hommes détournèrent les yeux avec obligeance. Mc Hook aura bien été tenté de regarder de plus près (et Finnigan aussi sûrement, je ne suis pas allé fouiller dans ses pensées), oh, juste un petit regard de rien du tout, mais il s’imagina avec un œil en moins à cause d’un méchant coup d’ongle et il renonça finalement à ce projet peu moral.

Eléanore manifestait une joie presque inquiétante en parlant avec Ash Twilight, qui discutait avec un peu plus de réserve. Lorsqu’il la regardait, un certain trouble le saisissait. Ce trouble se concrétisa lorsqu’il eut une nouvelle crise, heureusement bien moins grave que celles habituelles. Et presque d’un genre nouveau. Il était presque totalement conscient- sa bouche continuait à débiter des réponses idoines tandis qu’elle parlait avec passion des activités féministes américaines avant la troisième guerre mondiale (et sûrement la dernière avant longtemps- ou la dernière tout court), ses jambes se mouvaient normalement, quoi que de façon un peu mécanique.

Et en superposition à son image consciente, il avait une hallucination- ou une vision, ou un flash-back, ou encore un rêve éveillé, il ne pouvait le déterminer.

 

Il se trouvait dans un bureau aménagé de façon spartiate. La poussière elle-même, impressionnée par la tenue de lieux, se faisait toute discrète, sinon quoi elle serait impitoyablement exécutée. La pièce était vide, alors qu’il espérait y trouver son occupant. Qui ça déjà ? Ah, mais, oui. Rockwell, ce babouin. Il aurait préféré subir la torture de la chaussure trouée, faisant descendre le pied sur un brasero, le remontant, l’abaissant à nouveau, plutôt que cette entrevue- cette confrontation. Il en sortait rarement quelque chose de bon, mais il ne pouvait pas y couper. Si le général comptait continuer à faire tuer discrètement ceux qui en avaient trop vu alors même qu’ils faisaient déjà partie d’un ensemble sensible du Programme, il devrait en être informé.

Pour l’instant, le maître des lieux était absent, et il entra seul dans son sanctuaire privé. Même sans lui, on sentait comme une émanation de sa présence. Son regard accrocha immédiatement une pile de feuilles disposées sur le bureau. Il s’en approcha pour vérifier qu’il ne s’agissait bien que de paperasses insipides telles qu’il en passait encore entre les mains du général alors que le monde autour d’eux était en déclin de plus en plus rapide. La présentation du document démentit tout de suite cette hypothèse. Au contraire, cela avait tout l’air d’un document confidentiel. Il tendit l’oreille : personne n’arrivait. Il tourna de son côté la première page de la petite pile et commença sa lecture, passant sur l’en-tête.

 

« Comme demandé, Monsieur, voilà le rapport que vous m’avez demandé. Je crois qu’il s’agira du dernier. Loin de moins l’idée de me montrer ingrat sur votre rétribution, mais plus le temps va, et moins elle a de la valeur. Si les choses continuent ainsi, il ne restera pas grand-chose de ce monde. De plus, je ne peux plus continuer à fouiner si je veux rester en vie. Espionner le Triumvirat est une tâche dangereuse à tout instant. Enfin, je ne suis pas sûr que les renseignements recueillis en vaillent la peine… Du moins pour la plupart.

 

Je vais commencer par ce qui apparaît le plus en surface- ou plutôt ce qui apparaissait, car il faut bien avouer que les personnes pouvant se soucier des affaires menées par la O-3 Corp, sur le plan économique, doivent être fort peu nombreuses ou elles-mêmes membres de la Corporation. Ce qui va suivre est le fruit de longues recherches- j’ai pu accéder à plusieurs fichiers sensibles.

A l’aune de ce que j’ai découvert, il devient de plus en plus clair qu’il n’y a rien de bien étonnant à ce que soit cette organisation qui parmi toutes celles pouvant résister, reste survivante du conflit qui va de pire en pire. Ses ramifications sont tellement multiples qu’il serait plus sensé de se demander dans quel domaine elle n’avait pas ses accroches- bien qu’étonnamment, les marchés illégaux ou semi-légaux ne semblent pas avoir été l’objet de son intérêt. L’O-3 a toujours prôné une politique de transparence, et ses façades légales sont irréprochables. La clé du succès réside dans le fait que tout comme le Triumvirat sont trois personnes à la fois séparées et unies, l’organisation comptait trois branches distinctes- la distinction n’ayant plus gère lieu d’être dorénavant. Ces trois branches travaillaient en parfaite harmonie et de la façon la plus discrète qui soit, et quand bien même il y avait des contrôles, on ne voyait rien là d’autres que des marchandages et des arrangements entre firmes qui étaient monnaies courantes et ne méritaient pas une investigation approfondie, ce qui est une grossière erreur, de toute évidence. J’ai mis à jour des informations qui ne sont guère répandues au sein même des membres de la Corporation- leur souci de la prudence, lui, ne s’est jamais démenti.

Bien entendu, la Corporation disposait des moyens financiers nécessaires pour s’attirer toutes les « sympathies » dont elle pouvait avoir besoin, sans jamais tomber dans la corruption généralisée- plutôt des échanges de bons procédés. On ne peut pas nier qu’elle a fait beaucoup de bien aux diverses économies nationales, car sa respectabilité n’est pas feinte et elle a toujours tenu à ce que sa réputation d’honorabilité ne soit pas sans fondements. En étant le plus minutieux possible, on ne trouvera jamais des traces d’exploitation d’ouvriers alors que la pratique de la délocalisation pour obtenir une main-d’œuvre moins chère, ne se plaignant pas de travailler dix heures ou plus par jour pour un salaire de misère, commençait à se répandre. Les ouvriers, les travailleurs, les employés en général de l’O-3 on toujours été bien traités, recevaient blâmes et récompenses selon leur juste mérite.

Cette politique généreuse a suscité un grand énervement de la part d’autres entreprises forcément concurrentes puisqu’elle mettait ses œufs dans presque tous les paniers. Et là, on ne peut que constater que ces manifestations d’hostilité n’ont jamais duré bien longtemps, parfois même le gouvernement qui accueillait les bras ouverts les usines de l’O-3 allait jusqu’à fermer l’accès à d’autres entreprises pour bien manifester là où était leur priorité.

La Corporation, bien qu’il soit sûr au vu de ce que j’ai pu lire qu’elle contrôlait une partie non négligeable de l’économie planétaire, n’a jamais manifesté, même de façon discrète, une volonté de prendre une part active dans la politique des différents gouvernements. Seulement avec l’Amérique et la France (je n’ai pas bien compris l’intérêt pour ce pays) elle a semblé tisser des liens plus intimes, qui avaient surtout vocation à ce qu’elle puisse mener une part importante de son activité sans subir de restrictions : la recherche, dans tous domaines, avec une tête d’avance dans le high-tech. Il est certain que le virus qui est à l’origine de tous les malheurs présents (nonobstant la guerre froide qui a joué un rôle dans la formation de la troisième guerre mondiale) a été, dans sa version originale ou bien dérivé d’un tout autre spécimen, le fruit des travaux des chercheurs de la Corporation. Il me paraît par contre du plus improbable d’imputer cette hécatombe à l’O-3. Si elle a survécu à la crise, c’est qu’elle se préparait à n’importe quelle crise depuis des décennies. J’ai parcouru des rapports qui font états de réserves de tous types qui sont bien plus importantes ce que ce que l’on a pu vous laisser entendre. De quoi rebâtir une civilisation, et cela semble dans l’ordre de leurs projets. Mais comme je l’ai écrit, il est ridicule de penser qu’ils puissent avoir déclenché l’Infestation dans un projet faramineux de conquête du monde pour le reformer à leur image. Les hypothèses les plus alarmistes circulent : d’ici quelques mois, la Terre ne serait plus que pour moitié des terres émergées un désert sans vie peuplé des personnes touchées par le fléau. Aucune personne sensée ne pourrait vouloir une telle catastrophe, car les effets seraient si cataclysmiques qu’il faudrait des siècles pour que le monde s’en remette. Bien que je ne fasse pas confiance à cette organisation, il faut bien avouer qu’ils représentent une force non-négligeable pour arrêter le conflit et qu’ils ont déjà subis de lourdes pertes en opérations de sauvetage.

Je ne peux toutefois pas encore vous dire précisément leur objectif. Une réunion se tiendra dans quelques semaines pour dresser un bilan de la situation : si possible, je vous en ferai un compte-rendu, bien que vous devez savoir qu’ils ne comptent réellement pas que quiconque en-dehors de leur cercle choisi ne sache la moindre petite chose sur ce qu’ils comptent faire, ce qui, évidemment, est des plus suspects, bien que je n’ai encore aucune preuve d’un mauvais coup. Qui songerait à profiter de la situation dans des moments pareils si les fruits de la victoire sont desséchés ?

 

Quant aux origines de la Corporation (j’aurai du commencer par là, mais je rédige ces lignes dans la plus grande urgence- la surveillance est plus étroite qu’il ne peut y paraître), elles remonteraient très loin- la légende la situe aux alentours du XIVe siècle, par l’association fantaisiste d’un guerrier chrétien, descendant des vikings, d’un moine défroqué aux pratiques douteuses et d’un savant aux idées condamnées par l’Eglise. Ces trois-là auraient jeté les bases d’une entente entre leurs trois familles qui ne devrait jamais cesser ‘tant que les étoiles brilleraient dans le ciel et guiderait leur volonté’, c’est dire l’obscurité de la chose. De fait, l’O-3 est le rassemblement de trois familles dont je n’ai pas pu obtenir le nom, juste leurs pseudonymes : Moonlight pour celui dont le guerrier viking doit être l’ancêtre, Preacher pour celui qui ne quitte jamais ses lunettes noires, et Ifness pour le vieillard aux manières délicates. On retrouve cette symbolique de la trinité un peu partout : les trois anneaux bleu, rouge, et violet qui sont leur enseigne, et le titre O-3 lui-même qui désigne les trois qualités attachées à Dieu : Omniscience, Omnipotence, Omniprésence. Et le Triumvirat va bien sûr dans ce sens également.

De fait, cette prétention qui pourrait porter à rire se trouve vérifiée à une échelle terrestre comme je l’ai déjà mentionné. L’O-3 a toujours été en avance sur son temps et a très vite trouvé son expansion dans les organisations des différentes époques : qui guildes, manufactures, usines, entreprises, holdings… Une expansion discrète, presque invisible, car préparée de si longue date qu’on n’aurait guère pu le supposer. Malgré leur volonté de ne s’immiscer que de la façon la plus nécessaire qui soit dans les affaires du monde, je m’interroge sur leur implication dans les grands événements de l’Histoire : la Révolution Française, la fondation des Amériques, la première et la seconde guerre mondiale…Quelques exemples frappants parmi tant d’autres. On a formulé beaucoup de théories du complot et postulé l’existence de plusieurs sociétés secrètes, toutefois en voilà bien une qui ne l’est qu’à moitié, pour ce qui est réellement important, et qui a eu et aura de toute évidence une influence patente.

Pour ce qui est de votre question du sort qu’ils comptent destiner aux différents dirigeants du pan militaire de leur activité, les informations trouvées me permettent de dire que-

 

Mais Ash ne su jamais ce que cela pouvait bien lui permettre de dire, car il entendait déjà les échos du pas martial et bien réglé de Rockwell qui revenait vers son terrier. Il se hâte de remettre la feuille dans sa position d’origine, et il était de fort bien feindre de s’intéresser à une photo représentant le général lorsqu’il recevait ses nouveaux galons, au moment où le protagoniste de la photographie entrait et refermait derrière lui avec un claquement sec, toisant soupçonneusement ce psychotruc qu’on lui avait imposé.

 

« … et je trouve qu’au moins c’est un des points positifs de ce nouveau monde, vous ne trouvez pas ? disait Elisabeth en insistant un peu pour s’assurer que son interlocuteur l’écoutait bien.

- C’est tout à fait certains par rapport aux arguments que vous avancez, confirma-t-il, l’œil de nouveau pétillant. Mais je crois que nous bavardons tellement que le Colonel ne vas pas apprécier qu’on prenne encore plus de temps- et d’après votre histoire, chaque minute compte.

- Oh, ça, c’était surtout pour le baratin, lâcha-t-elle sur un ton léger. L’effet n’aurait pas été le même si je n’avais pas présenté la chose comme une situation d’urgence.

- Oh, très certainement. Avec l’humeur dans laquelle il était, le Colonel vous aurait définitivement flanqué dehors en vous souhaitant bien du plaisir avec le Hordes. Qu’est-ce que vous en pensez, Finnigan ?

- J’ai la bouche close sur le sujet, fit le soldat, dont le sourire exprima bien plus qu’en mots ce qu’il pensait réellement.

- Ce sourire narquois me renseigne assez, fit Ash, lui-même souriant. N’importe comment, il n’est pas bon d’énerver plus qu’il ne faut ce bon Colonel. Il est peut-être d’un tempérament assez fougueux. Je me rappelle encore lorsqu’il avait pointé sur moi le vilain museau de son Mauser, tout cela parce que je ne voulais pas répondre à quelques-unes de ses questions. Et dire qu’il m’avait fauché mon tiramisu dans ma valiser protégée ! Il ne me l’a toujours pas rendue, le bougre…

- Oui, je crois bien qu’il est un peu caractériel. Je trouve toujours étonnant que vous restiez aussi calme et détendu près de lui… Ou bien même en général.

- Je peux vous retourner le compliment.

- Avant que nous ne jetions mutuellement dans une sarabande verbale de lancers de fleurs, j’espère que Mister Mc Hook, puisque monsieur Finnigan a la bouche close par la rigueur militaire, voudra bien nous conduire là où ce cher Colonel nous attend. J’aurais tout le loisir de visiter ce merveilleux camp lorsque nous aurons récupéré nos amis- je suis sûre que le Colonel ne nous refusera pas ce service, ou que vous saurez le convaincre. »

Ash n’en était pas aussi certain qu’elle, et il lui fut reconnaissant de ne plus parler jusqu’à ce qu’ils atteignent le lieu de rendez-vous. Non pas que la conversation d’Elisabeth fut déplaisante, mais il avait encore, en plus de la perturbation liée à cette vision, une impression étrange en étant avec elle. Pas de celles, fort banales, qui peuvent se produire lorsqu’on se sent positivement bien avec un membre du sexe opposé. Sa libido (ses réserves de charges affectives, et pas seulement les pulsions sexuelles comme on pourrait le penser), côté personnes, était majoritairement tournée vers Pauline, et il en avait repris un peu sur lui depuis la scène inexplicable que lui avait faite Eléonore.

Il abandonna ses recherches- sans lui donner d’affreuses migraines à l’instar de ses tentatives de percer les blancs de sa mémoire, il n’y avait pas plus de productivité.

Le colonel les accueillit de nouveau d’un bref hochement de tête et leur fit signe de s’asseoir autour d’une table qui était manifestement le produit de l’artisanat local- mal rabotée et un peu branlante mais fonctionnelle, et c’était la principale chose dont on se souciait en ces jours-là. Il consulta sa montre, autre relique du passé.

« Moi qui ne vous attendait qu’une petite heure plus tard,  étant donné l’extrême urgence de la situation, dit-il, avec une teinte d’ironie qu’il était impossible de ne pas percevoir. J’espère que l’hospitalité de notre modeste camp, présenté par notre si bien aimé professeur, vous aura plu ?

- Il aurait des leçons à vous donner en matière d’accueil, c’est sûr. Mais je suis sûre que la prochaine fois vous ferez mieux, Maverick- je peux vous appeler Maverick ? C’est tellement plus chou que ‘mon colonel’.

- Tant que vous n’êtes pas citoyenne de Camp Darwin, appelez-moi comme vous le désirez tant que ce n’est pas insultant, se résigna-t-il. Ne perdons pas de temps en circonlocutions. Elle vous a débité son histoire, Twilight ?

- En son entier. Et puisque vous allez me le demander afin d’apaiser vos doutes presque légitimes sur cette personne, j’ai toutes les raisons de croire qu’elle est de bonne foi. Si vous me faites toujours confiance pour savoir repérer ce genre de choses, cela va de soi.

- J’ai cru remarquer que vous aviez cette compétence quand cela vous arrangeait le plus, Twilight. Peu importe. Toutefois, je ne peux pas me baser sur cette seule affirmation pour envoyer une équipe de secours comme ça. Vous devez comprendre que je ne veux rien faire qui puisse mettre en péril le Camp, nous avons déjà assez à faire avec les zombies et certains des habitants.

- Ash m’avait pourtant dit qu’avec vos douves, vous étiez pratiquement inexpugnable.

- Le professeur n’a pas jugé bon de parler d’un petit accrochage que nous avons eu, dit Maverick en notant bien qu’elle l’appelait déjà par son prénom lui aussi, et il a eu raison. Le fait est que je ne veux courir aucun risque inutile.

- Quel risque peut-il y avoir ? s’emporta légèrement Elisabeth en concentrant son regard Maverick qui ne cilla pas. Nous sommes encore en milieu de matinée et le soleil sera bientôt haut dans le ciel. J’ai cru comprendre que vous aviez encore un transport en état de marche dans votre renfoncement militaire à l’intérieur de Camp Darwin, et ce sera bien suffisant pour nous rapatrier tous. Comme je l’ai déjà indiqué à Ash, si encore il fallait vous motiver par le gain, nous avons gardé de nombreuses ressources qui pourraient vous être utiles- de l’essence, des médicaments, des produits chimiques, des outils, des-

- Combien êtes-vous dans votre groupe de survivants ? la coupa-t-il assez sèchement. Peu m’importe que vous ayez tous les trésors perdus du monde si vous êtes trop par rapport à notre capacité d’accueil. Les rations ne sont pas déjà énormes, et je ne peux pas demander de se serrer encore plus la ceinture- ce serait causer plus de morts que je n’en sauverais.

- Je vois que vous savez vous prêter à de savants calculs, persifla Elisabeth en croisant les bras, ce qui ne devait rien annoncer de bon. Nous sommes une quarantaine- peut-être moins lorsque nous serons arrivé là-bas. Ce Josh, puisque c’est son nom, a dit qu’il n’y aurait pas de problèmes.

- J’ai bien peur que la parole d’un déserteur ne soit pas d’un grand poids pour décider de votre sort, trancha Maverick, incisif. Je m’interroge maintenant sur les motifs qui ont pu le conduire à parler de nous. S’est-il dit qu’il tenait là la chance de revenir ici avec les honneurs- vos précieuses ressources ? Et qu’il pourrait  ne plus avoir peur du professeur en se faisant une petite bande de copains pendant l’intervalle… Oh, je vois que ‘Ash’ ne vous a pas raconté ses démêlés avec Wilroe.

- J’évite de parler de telles choses si tôt le matin, c’est presque indécent, répartit joyeusement le psychologue. Mais c’est bien pensé, votre raisonnement, colonel. Et je vois à votre figure que Josh peut déjà sortir le parapluie, parce qu’il commence à y avoir quelques nuages noirs sur le chemin de son destin.

- Le chemin de son destin, hein ? Vous avez de ces expressions, parfois… Mais oui, je ne vais pas le féliciter. Surtout s’il se présente le moindre coup fourré.

- Nous ne le saurons jamais si nous n’allons pas voir, remarqua avec justesse Ash, appuyé d’un regard par Elisabeth. Si nous n’y allons pas, nous évitons peut-être l’éventualité d’un piège somme toute assez improbable. Si nous n’y allons pas et que la situation soit celle décrite par cette accorte émissaire, nous aurons sur la conscience la mort d’une quarantaine d’innocents et la perte de ressources intéressantes.

- La mort de quelques-uns vaut bien la sauvegarde de tous », tenta de philosopher le gradé. 

Elisabeth tapa si violemment sur la table que les deux hommes sursautèrent instantanément- les autres militaires passant et partant selon les besoins de leurs ordres.

« Maverick, je ne pensais pas que vous puissiez avoir une telle mentalité. Josh nous a dit que c’est vous qui avez joué les bons samaritains en secourant tous ceux que vous pouviez avant de fonder ce refuge pour tous. Et vous iriez dire non à des gens qui se trouvent si près de vous et qui ont besoin de votre aide ? La plupart sont trop fatigués pour une aussi longue marche et en étant aussi nombreux on ne peut pas se déplacer avec la méthode que j’ai utilisée, on ne pourrait rien emporter ou presque comme équipement.

- Mademoiselle Elisabeth, répondit-il en haussant le ton pour bien montrer qu’il ne s’en laisserait pas conter par une femme de sitôt, si vous vouliez bien vous mettre à ma place- c’est bien ce que vous conseillez de faire à chaque fois que l’on échange des arguments ou que l’on veut convaincre quelqu’un, Twilight ? Hé bien, vous pourriez peut-être vous inscrire dans la cervelle que je ne suis pas prêt à mettre en péril une communauté bien établie sur le bases d’une personne presque hystérique et qui pourrait bien être, pourquoi pas, quelqu’un envoyé pour nous rouler, pour le compte de brigands. »

Elle éclata d’un rire ouvertement moqueur.

« Cessez de vous la jouer grand héros près de la sécurité de ses habitants, Maverick, je ne vous crois pas. Je crois plutôt que vous avez peur de prendre une telle décision, ou bien de perdre une parcelle de pouvoir, bien que je ne sache pas comment vous pouvez penser cela mais ça doit bien être une des raisons qui vous anime. Vous êtes notre seul espoir- et si je me montre franche dans mes propos c’est que je ne suis pas d’humeur à jouer les pauvres petites femmes éplorées de film d’horreur. Maintenant que je suis en état de faire le voyage retour, dites-moi votre réponse, ou laissez-moi crever en paix avec mes camarades, je préfère rester dehors avec eux que de demeurer ici avec quelqu’un d’aussi borné. »

Contrairement à ce qu’il avait prévu, Twilight ne donna aucun signe de vouloir tenter une médiation- il paraissait se réjouir de la tournure de la discussion. Oh, le petit salopard… Cela te plaît que je sois tourné en bourrique par l’intermédiaire de quelqu’un d’autre, surtout une femme, hein ? Bon dieu, je parierai presque qu’il y a une sorte de lien entre eux. C’est trop propre, comme situation. Des survivants qui ont besoin d’aide, ‘vous êtes notre seul espoir’… Et Josh, l’ingrédient équeuté qui arrive dans la recette. Ce fut la voix douce d’Osmund qui vint rompre le silence glacé qui essayait de s’installer autour de la table.

« Ces échos joyeux m’ont attiré jusqu’ici et je n’ai pas pu m’empêcher d’écouter votre conversation, expliqua-t-il en entrant cérémonieusement dans la salle. Si je puis me permettre une solution, pourquoi ne pas demander son avis à la majorité ? Puisque c’est une décision qui concerne sa sécurité dans son ensemble, il serait plus juste… Et sa décision ne pourra qu’être légitime.

- Il ne manquait plus que vous. Je crois définitivement que nous ne démolirons pas la palissade de la partie militaire du camp, Twilight on y rentre déjà comme dans un moulin. ‘Prêtre’ Osmund, j’espère que les jacasseries et les singeries de votre soi-disant culte du Très-Haut ne vous monte pas assez à la tête pour vous faire oublier que je suis encore le seul maître d’une telle décision. J’ai plus de compétences que la majorité pour trancher si oui ou non nous devons aider ces gens- si tant est qu’ils ont besoin d’aide. »

Osmund, habillé de sa soutane qui avait oncques été plus resplendissante, s’inclina avec respect devant Sandrunner sans se froisser de cette remontrance.

«  Mais tout à fait. Je ne fais que proposer une solution possible à ce conflit d’opinions.

- Vous donnerez des solutions possibles lorsqu’on vous sonnera, ministre du culte, déclara péremptoirement un Maverick un tantinet excédé. Nous n’aurions de toute manière pas le temps de procéder à une consultation de l’opinion de la masse- n’est-ce pas, mademoiselle Elisabeth ?

- Si cela peut vous amener enfin à venir nous aider, je crois qu’il ne serait pas pire de prendre encore du temps pour un référendum, fit-elle, acerbe mais toujours pleine de morgue.

- Inutile de vous demander votre avis, professeur, je sens par une prémonition extraordinaire que vous allez la rejoindre sur ce terrain, anticipa Maverick en levant une main lasse.

- Ma foi non, contesta-t-il avec un demi-sourire. Je songeais à une solution intermédiaire- colonel, vous n’êtes pas sans savoir que les citoyens ont constitué un semblant de conseil municipal qui s’occupe de prendre certaines décisions en plus de vos propres directives sages et avisées. Puisqu’ils sont censés représenter les autres tout comme vous êtes l’incarnation de l’autorité à Camp Darwin,poursuivit Ash avec juste la limite tolérée de moquerie discrète dans le ton, nous gagnerons du temps tout en recueillant l’opinion des intéressés. La nouvelle de la présence d’Elisabeth a déjà du transpirer malgré l’heure matinale, sinon notre bon Osmund ne serait pas venu jusqu’ici. Je crois qu’il suivait déjà un peu notre conversation alors que messieurs Finnigan et Mc Hook semblaient un peu en-dehors de cette dernière. »

Sandrunner examina tour à tour les visages des trois personnes, sans se soucier de ceux de ses hommes qui accentuaient le temps passé ici pour mieux savoir le dénouement. Twilight, comme à son habitude, affichait une expression sereine toujours aussi exaspérante, Elisabeth lui renvoya une moue amusée et Osmund ne quittait pas cette mine de paisible dévotion (un peu sotte selon lui). Il pesa ses chances de faire emporter sa voix- chose qu’il n’aurait jamais pensé faire il y a seulement trois semaines. Comment en était-il arrivé à une telle situation où lui, celui qui avait légitimement tous les droits pour commander cette communauté qui n’aurait jamais existé sans son action ?

Inutile même de jeter un regard en biais au psychologue pour savoir ce qu’il aurait répondu, qu’il n’était pas tellement une âme pure mais qu’il avait besoin de main d’œuvre pour les entretenir, lui et ce qui restait de ses troupes. Et il devait bien s’avouer qu’il y avait un part de vérité là-dedans, chose qu’il n’irait pas crier sur tous les toits rafistolés pour autant. Et s’il devait confirmer sa nouvelle image de chef de village qui se souciait des habitants, et qui ne les gardait pas en vie seulement pour les exploiter comme s’il élevait un troupeau de bétail, il tenait la chance de montrer ses vertus.

Peut-être aurait-il pu faire montre de fermeté et s’en sortir sans pour autant s’attirer la vindicte populaire- par exemple, en faisant en sorte que ces trois personnes subissent un accident malheureux. Adieu l’aide de Twilight (mais les graines n’étaient-elles déjà pas semées ?), merci de votre visite mademoiselle Elisabeth (tant pis pour ceux qui mourraient en attente de secours, si ce n’était pas un mortel canular), que votre âme monte directement à côté du Très-Haut Osmund (et là, c’était tout bénéfice : s’il pouvait réellement tirer avantage de ce culte stupide, il sélectionnerait lui-même le prochain prêtre qui prêcherait pour la paroisse militaire et pas pour celle civile). Il se caressa pensivement le menton ; se doutaient-ils seulement qu’il pensait en ce moment même à l’éventualité de tous les expédier six pieds sous terre ?

Son visage restait impassible, il apprenait à mieux cacher ses émotions, sauf lorsqu’on le poussait vraiment à bout- et cette Elisabeth le faisait très bien.

Quelque chose l’empêcha de résoudre tous les problèmes ainsi- peut-être la pensée que cela en créerait d’autres et de pires à l’avenir, peut-être l’envie de résoudre tous les mystères qui entouraient Twilight, peut-être qu’il s’était laissé influencé par les paroles de Ash prônant plus de morale et moins de violence gratuite si l’on voulait retrouver le chemin de la civilisation.

«  C’est d’accord, lâcha-t-il enfin, en accentuant bien la demi amertume qui l’habitait. Même si je ne peux pas me retirer de la tête l’idée que n’importe comment, vous comptiez bien arriver à cela. Puisque vous avez proposé l’idée, allez donc chercher ce si sage conseil pour que nous délibérions rapidement. Et ne croyez pas en faire une habitude, ou une norme comme vous diriez, professeur. Vous êtes plein de bonne volonté, je le sais bien, mais vous n’allez pas faire passer un regroupement de survivants en une démocratie en moins d’un mois. Nous discuterons de tout ça après cette affaire, pour que les choses soient bien mises au point.

- Comme il vous plaira, accepta Ash avec un geste conciliant. Allons donc rapatrier ici les anciens tant qu’il ne fait pas trop chaud. »

 

Et ainsi fut fait, remplissant encore plus la salle qui manquait de chaises pour accueillir tout le monde. Confirmant les craintes de Maverick, cette idée de véritable dialogue entre les deux parties du camp que Twilight voulait voir unies au fil du temps eut du succès. Les gens n’avaient pas véritablement changé : dès qu’on leur faisait croire que leur décision avait un réel impact sur la politique qui affectait tout le monde, ils se sentaient importants, impliqués, contents. Malheureusement, et même si le professeur pourrait éventuellement lui apprendre quelques ficelles en la matière, il n’avait aucune expérience de la manipulation politique et il ne saurait pas mener un combat où les armes principales étaient les mots. Il ne sentait pas si idiot en la matière, alors que les clichés allaient bon train à ce sujet concernant les militaires, pourtant… S’il laissait s’installer une pseudo-démocratie, s’ils en venaient progressivement à ce que toutes les décisions, de moins en moins importantes, devaient être prises conjointement, il finirait pas ne plus avoir qu’une autorité de plus en plus minorée, il le sentait. Et réagir par la violence à ce moment-là ne ferait que créer un désastre.

Il faudrait qu’il réfléchisse à un moyen de conserver l’avantage (la croyance qu’ils prennent vraiment les décisions) tout en annulant ou en mettant sous contrôle l’inconvénient (le fait qu’ils pourraient réellement avoir une part dans les décisions).

Finalement et sans surprise, le « conseil municipal » se porta en faveur du projet de secours, s’attirant les bonnes grâces d’Elisabeth qui avait commencé à désespérer de pouvoir trouver de l’aide. La question principale avait été celle de la capacité de Camp Darwin à accueillir autant de nouvelle bouches à nourrir, et Jeanneton, celui qui s’occupait de ces questions, assura sans ambages qu’on prévoyait de faire une extension du potager et qu’on arrivait même à élever des poissons dans de petits bassins protégés. Il y avait bien assez de place pour vivre, et on dirait pas non à quelques paires de bras en plus pour remettre en état les derniers bâtiments en ruine qui pourraient s’avérer utiles.

« Très bien, je suppose qu’il n’est plus la peine de contester, maintenant, grogna Maverick. Cependant, j’impose plusieurs conditions sans lesquelles personne ne sortira d’ici pour aller porter secours à vos amis, mademoiselle Elisabeth. Premièrement, je me ferai accompagner d’un détachement de soldats suffisant pour parer, même si c’est une possibilité ridicule, à une quelconque attaque d’un groupe hostile. Deuxièmement, les portes resteront fermées tant que nous ne serons pas de retour, et Camp Darwin sera en état d’alerte jusqu’à nouvel ordre, des fois que- c’est également une hypothèse fantaisiste, je m’en rends bien compte (ajouta-t-il sarcastiquement), on profiterait de notre absence pour lancer un assaut sur notre base. Troisièmement, mademoiselle Elisabeth me fera la joie de bien vouloir goûter plus longtemps notre hospitalité jusqu’à que ce que ses amis soient entre nos mains.

- Toujours dans ces choses très théoriques selon lesquelles je serai une traîtresse venue aider un mystérieux groupe à s’emparer de votre merveilleux Camp Darwin ? fit-elle en découvrant à demi ses dents.

- Exact », dit Maverick, faisant l’impasse sur le sarcasme.

Elle le fixa narquoisement, et Maverick débutait un petit agacement par rapport à tous ces gens qui se moquaient de l’ordre établi.

« Malheureusement, Maverick, je ne crois pas que vous pourrez vous passer de moi. Nous avons assez longuement discuté dans le groupe avant de m’envoyer en reconnaissance, et nous avons mis au point une méthode, si jamais des gens devaient arriver au camp alors que je ne suis pas visible à leur tête, ils tireront sans sommation. Nous avons encore plusieurs fusils, et quelque chose me dit que vous n’aimeriez pas prendre une balle en plein dans votre jolie tête alors que vous pensiez être attendu comme le Messie- d’ailleurs, celui-là, il pourrait bien pointer le bout de son nez, car il ne peut pas y avoir meilleure période pour les miracles. »

Avant qu’Osmund puisse dire la moindre petite chose à ce sujet, le colonel intervint.

«  Nous avons notre compte de miracles ici pour les jours avenir, dit-il, faisant s’arrondir les yeux d’Elisabeth de surprise. Notre… Prêtre vous en dira certainement plus quand nous aurons ramené vos survivants. Vous bluffez peut-être sur ce coup-là, je préfère ne pas prendre le risque, même si je dois pour cela profiter de votre compagnie. Toutefois, vous resterez dans le transport avec mes hommes, je prendrai la Jeep avec Miles et Rat. Le professeur vous servira de chaperon, au cas où vous vous sentiriez oppressée par autant de mâles impressionnants dans un endroit aussi exiguë. Bien que je me demande si même toute une meute de zombie fonçant sur vous parviendrait à vous mettre mal à l’aise. »

Elisabeth sourit, prenant cela comme un compliment, tandis que Ash effaça le prochain sourire qui voulait se dessiner sur ses lèvres. Il n’avait pas exactement prévu de faire partie de cette expédition héroïque.

«  Colonel, je ne suis pas certain que…

- Allons, allons, l’interrompit Sandrunner qui retrouvait de toute évidence de la bonne humeur à l’idée qu’il arrivait à gêner Twilight, c’est bien vous qui m’avez dit une fois que vous pensiez en homme d’action et que vous agissiez en homme de pensée ?

- Oui, acquiesça-t-il avec un rictus plus irrité que gêné, seulement, vous avouerez que pour ce qui est d’aller au front, je…

- Allons, allons, réitéra le Colonel, il n’y aura sûrement pas de combat et j’ai vu que vous aviez un certain talent avec un arme de poing- et pas la peine de me mentir, je sais que vous cachez un colt .45 et que votre petite protégée garde quelque part un Uzi. Je pourrai même songer à vous rendre votre Magnum. Nous pouvons être en désaccord sur la façon de voir les choses, mais je dois reconnaître que vous avez du goût dans votre armement. Et nous aurons peut-être besoin d’un négociateur, qui sait ? »

Sur ces paroles, les soldats présents le pressèrent également de venir, et il jeta l’éponge sous le rire joyeux d’Elisabeth. Le visage vidé d’agressivité mais le regard toujours d’une lueur dansante de mise au défi, Maverick se leva de table.

« Je déclare donc ce conseil terminé. Maintenant, si vous avez l’amabilité de penser que je suis seul assez compétent pour organiser cette expédition, je dois donner plusieurs ordres et rassembler ceux qui vont partir. »

Personne ne trouva rien à redire. Ash pensa juste avant de partir tapoter amicalement l’épaule de Sandrunner en lui disant « Bravo, vous faites des progrès », à seconde vue, il trouva que l’idée n’était pas si excellente que ça.

Par chance, Sandrunner avait pu sauvegarder un attirail militaire assez conséquent étant donné la situation actuelle. Ash savait déjà qu’on avait démantelé plusieurs véhicules afin d’obtenir le métal et les composants nécessaires pour effectuer des réparations, fabriquer des outils et constituer un stock de pièces de rechange, mais ils restaient plusieurs véhicules jalousement conservés dans la partie militaire de Camp Darwin qu’on sortait rarement de leur linceul de silence, tout bonnement à cause du manque inévitable d’essence. Qu’ils puissent en récupérer en allant sauver ces malheureux était une bonne nouvelle- chaque goutte dépensée devait être rentabilisée. La station-service la plus proche avait depuis longtemps fait le demi-deuil de son propriétaire, et n’était pas facilement accessible- sans savoir non plus si le déplacement pouvait être rentabilisé.

Parmi la gamme restreinte, Maverick sélectionna en plus de la Jeep qu’il se réservait, le BTR-152, signe que les armées s’étaient mélangées durant la troisième guerre mondiale (le BTR était d’origine soviétique, un comble de l’utiliser pour Sandrunner s’il n’avait pas fait fi de telles choses pour plutôt sauver sa peau) et la version blindée du M-113, lui par contre bien américain. Sans compter l’équipage, les deux transports pouvaient convoyer 28 personnes- il faudrait que le survivants s’entassent et que certains se tiennent sur le toit pendant la traversée, mais ils le feraient en toute sécurité (la mitrailleuse lourde du M-113 suffirait à faucher toute velléité zombiesque ou humaine inattendue.)

Avant de partir, Ash tint à prévenir Pauline, qui n’était pas à leur taudis assigné. Elle qui aimait marmotter devait être allée voir les enfants ; il ne comptait pas rester plus absent qu’il n’était nécessaire. En poussant honnêtement les moteurs des deux transports, ils pourraient couvrir la distance en à peine plus d’un heure, une autre pour assembler tout le monde et tout leur paquetage, et une dernière pour revenir à Camp Darwin- dans le meilleure des vas, bien évidemment. On mangea en avance, car le colonel ne tenait à ce qu’on manquât de force pour une telle opération, et on fit passer à vide les deux véhicules sous le regard attentif d’une petite foule de citoyens qui les encourageaient après avoir été informés par le « conseil municipal » de l’opération de sauvetage qui se préparait.

Douze hommes armés partaient en tout, en incluant le Colonel et Ash. Elisabeth, elle, n’avait apparemment besoin d’aucune arme pour être dangereuse. Ils s’installèrent à l’arrière du BTR pour profiter de l’air extérieur, et elle croyait sa chance de l’avoir en tête à tête puisque les trois soldats en-dehors de l’équipage devaient embarquer à bord du M-113, mais alors que l’engin démarrait et qu’elle s’apprêtait à raconter quelque chose au psychologue sur un ton de conspirateur, Mc Hook se hissa avec grand bruit à l’intérieur du véhicule.

« Ordre du Colonel », précisa-t-il avec une mimique d’excuse.

Twilight, qui s’y attendait presque, haussa les épaules. Elisabeth laissa passer un éclair de désappointement dans ses yeux verts de jade, puis décroisa les jambes et haussa également les épaules. Elle ne cessait pourtant de lui lancer des regards appuyés de temps à autre, ou bien de causer avec lui de sujets totalement anodins, ce qui déçut Mc Hook qui s’attendait à des paroles plus intéressantes, alors qu’il simulait le sommeil. Elle devait parfois confirmer à Maverick qu’ils suivaient le bon chemin, et les transports pausaient brièvement. Ash croyait parfois déceler une sorte de message caché en filigranes dans ses mots, ou des allusions- il ne comprenait rien à rien, se contentant de montrer son habituelle courtoisie face à la gent féminine. A bien la regarder Elisabeth était franchement attirante- mais il ne parvenait pas chasser cette impression bizarre. Alors que le voyage était presque achevé, la voix de la chose du miroir s’éleva dans le creux de son esprit :

« Elle te fait un drôle d’effet, n’est-ce pas ? Moi, je sais pourquoi, partenaire. C’est quelque chose qui se cache derrière la porte, ma porte. Oh, je ne vais pas t’embêter tout de suite là avec des histoires de marché entre nous deux, tu ne voudrai pas piquer une crise en public, hein ? Sache juste que moi je peux te donner la clé du mystère… Dis juste un petit oui maintenant, et tu ne le regretteras pas. »

Ash ne répondit rien, ni oralement ni mentalement, et fut heureux que Mc Hook fut plus concentré sur l’état de ses ongles que sur eux. Il n’eut rien à craindre de la part d’Elisabeth qui venait de sauter à bas du transport, visiblement pour chercher un objet qu’elle venait de faire tomber- de toute façon, la petite colonne tripartite s’arrêta.

Pendant qu’il mettait aussi pied à terre, Ash aurait juré voir deux clignotements lumineux- un au proche et un autre au lointain. Il mis cela sur le compte de la chaleur, car il avait aussi cru apercevoir un corbeau qui volait dans le ciel pur en croassant moqueusement, hors, en regardant une deuxième fois, le ciel était vide de tout volatile indésirable.

« Nous avons suivi vos indications à la lettre, et je crois voir votre bande de survivants. Si vous vouliez bien vous présenter en tête de file pour-

- Attendez, Maverick », le coupa-t-elle en se saisissant de la paire de jumelles qui traînait sur le tableau de bord et fixant le point qu’il indiqua.

Elle poussa juste après un juron si véhément que, Ash, en était certain, Osmund n’aura pas apprécié la chose.

« Nous arrivons trop tard, dit-elle avec hargne. Dites à vos hommes de partir au pas de course avant que ces pilleurs ne décident de tuer mes amis, je viens déjà d’en voir un assommé par une de ces brutes sans cervelle. »

Le colonel lui reprit l’instrument d’observation d’un geste sec et examina lui-même la situation. Le bas de son visage révéla très vite que les choses tournaient aigre.

«  Quelle coïncidence, fit-il en coulant un coup d’œil perçant à Elisabeth. Nous allons opérer comme je l’entendrai, et pas autrement, mademoiselle Elisabeth. Voici la preuve concrète que c’est peut-être bien un traquenard. Miles, je vous fais confiance pour ne pas vous laisser faire par cette douce femme. Accompagnez-là en tête de file et tuez-la sans la moindre hésitation si vous sentez un coup fourré. Partez devant. Quant à nous, voilà comment nous allons procéder… »

Il attendit que les deux désignés partent devant, Elisabeth jetant un dernier regard soutenu à Ash, puis il leur exposa son plan.

 

« Vous le feriez vraiment, Miles ? demanda légèrement Elisabeth alors qu’ils avançaient vers le misérable campement pris d’assaut par un groupe inconnu mais qui ne donnait pas l’impression d’avoir eu l’habitude de fréquenter les soirées chez l’ambassadeur. Vous me tueriez ?

- Si je ne le faisais pas, ce serait le Colonel qui s’en chargerait, répondit moins primesautièrement le second de Maverick. Soyez sûre qu’il a déjà un plan B au cas où je ne ferai pas ce qu’il a dit.

- Oh, allez, je ne parle pas de ça, minauda-t-elle en se rapprochant de lui. Cela ne vous causera aucun cas de conscience ? Si jamais vous m’abattiez pour une lubie paranoïaque de votre supérieur ?

- Je ne me sens pas l’âme assez généreuse pour sacrifier ma vie à la place de la vôtre si ça devait arriver. Sincèrement désolé.

- Comme je suis déçue ! fit-elle en pinçant les lèvres. Enfin, cela ne risque pas d’arriver puisque je n’ai aucune intention malveillante, mais j’aurai espéré mieux de vous, Miles. »

Ce dernier n’ajouta rien et ils furent bientôt en vue des supposés brigands qui s’amusaient à terroriser le groupe des survivants, sales et dépenaillés pour la plupart. L’un des pilleurs, encore plus poilu et hirsute que les autres, les aperçut et pointa la geule de son fusil mitrailleur sur eux.

« C’est bien la donzelle dont vous nous avez parlé, hein ? grogna-t-il en avisant un jeune homme terrorisé. Pas la peine de leur faire les gros yeux, ma jolie, ajouta-t-il à son attention. C’est fou ce qu’on peut lâcher comme infos quand on menace de casser la jambe trois fois avant de la couper à coup de couteau émoussé. Faut pas lui en vouloir, au gamin. Remarque, ils ont bien attendu avant de lâcher le morceau… On serait parti plus vite, mais tu sembles être le gros lot. Et où sont donc les potes que tu étais sensée amener ? Si tu tiens à ce qu’ils finissent en un seul morceau, tu ferais mieux de leur dire de pas tenter de nous flouer. T’es avec eux, pas vrai, mec ? continua-t-il en regardant Miles.

- Oui… dit le soldat en manquant de tousser devant l’odeur repoussante du pillard.

- C’est parfait ! Alors, tu vas appeler bien fort tes petits copains qui doivent penser nous prendre en embuscade. Et toi, la brunette, si tu essayes de l’ouvrir pour dire quoi que ce soit, je te la ferme d’un coup de crosse à la tête, okay ? Je sens que t’es une chieuse, et je supporte pas les chieuses. Sauf attachées à un lit.

- Qu’est-ce que je leur dit ? demanda laconiquement Miles, évitant de regarder Elisabeth qui croisait les bras, furieuse.

- Oh ? Ah, ouais. Dis-leur juste d’approcher armes baissées et de se magner le train. Personne voudrait avoir de bobos, j’crois bien. Et précise bien de pas jouer au con, j’ai la gâchette facile.

- Ils ne viendront pas s’ils ne savent pas pourquoi, dit Miles en essayant de paraître le moins insolent possible.

- Ah ouais ? grommela l’autre. Ecoute, mec, plus on parle, et plus y a une chance qu’ils nous préparent un petit coup de pute. Alors fais juste ce que je te dis si tu ne veux pas te ramasser un pruneau là où ça fait mal. Si faut vraiment une raison, dis-leur que c’est pour négocier. Ouais, c’est ça… Négocier. »

Il ponctua ces derniers mots d’un sourire qui dévoila deux rangées de chicots jaunis, qui n’avaient pas connu un quelconque nettoyage depuis quelques éons.

Feignant la fatalité, Miles se retourna et mit ses mains en porte-voix. Mais au moment de transmettre le message, il exécuta un rapide geste, qui avait été convenu entre lui et le colonel avant de partir de Camp Darwin. Tout de suite après, juste avant que l’hirsute ne puisse protester, une étoile rouge fleurit puis crut sur sa poitrine. Il porta la main à son thorax, la souillant d’un peu de sang bien frais. Il regarda de droite et de gauche, comme si quelqu’un allait lui expliquer pourquoi il avait si froid et si mal tout d’un coup. Ses yeux se fixèrent, presque implorants, vers Elisabeth, qui ne quitta pas son attitude dédaigneuse de bon aloi. Un instant plus tard, une seconde détonation caractéristique d’un fusil de sniper retentit, et tous ses problèmes physiques du moment s’envolèrent, ainsi qu’une partie de sa boîte crânienne et de son contenu. Elisabeth retira d’un air dégoûté un morceau de cervelle qui était allé se coller contre son ‘haut’, pendant que Miles abattait sans état d’âme un des hommes du chef qui tentait de dégainer son arme.

Alors que la stupeur commençait tout doucement à s’estomper, les victimes des tortionnaires se ruèrent sur les quelques armes à portée. Maverick et les autres arrivèrent peu après, armes pointées sur le groupe ennemi.

« C’était simple et efficace, commenta Elisabeth en voyant arriver le colonel. Je n’aurai pas pensé que vous aviez des fusils de sniper en réserve…

- Simple précaution élémentaire. C’était le chef ? questionna-t-il en montrant la dépouille torturée.

- C’était le chef ? » répéta-t-elle à la cantonade.

Quelques hochements de tête encore médusés lui répondirent. Maverick ordonna qu’on les désarme, tous en restant d’une extrême vigilance.

« Si mes dons naturels d’observation n’ont pas perdu de leur exceptionnelle acuité, je crois qu’on n’aura pas besoin de mes talents de négociateur ici, annonça Ash en apercevant le cadavre.

- Je préfère ce genre de négociations quand c’est possible, dit Sandrunner avec un demi-sourire. Courtes et expéditives. Nous devrons, je le crains, nous passer de vos beaux discours. Maintenant, mademoiselle Elisabeth, abrégez les retrouvailles autant que possible, faisons l’inventaire et…

- Je ne crois pas, l’interrompit Miles.

- Pardon ? » fit Maverick, surpris.

Le canon d’un Browning Hi-Power se profila dangereusement près de son visage. Miles n’aurait pas plus sembler heureux que s’il était revenu au temps de son enfance et qu’on lui avait annoncé que Noël avait été avancé de deux mois.

« Au contraire, connaissant votre nature, Colonel, je crois que nous aurons besoin des services du professeur. J’ai bien peur que ce qui va se passer maintenant va vous causer un certain choc… Maverick. »

Il avait prononcé le nom d’une telle façon qu’on aurait dit qu’il aurait préféré le cracher plutôt que de faire l’effort de le convertir en phonèmes.

Sandrunner constata rapidement que Miles n’était pas seulement pris d’un coup de folie- plusieurs de ses hommes avaient tout autant retournés leurs vestes. Les brigands ne se comportèrent plus comme des sauvages, les survivants se redressèrent, sans plus aucune trace de peur dans leur expression. Il se tourna d’un mouvement lent vers Twilight, les yeux écarquillés.

« Quelque part, j’aurai du me douter qu’une chose dans ce genre allait se produire… Et que vous en seriez l’instigateur… »

Le visage de Ash resta impassible, mais ses yeux étaient ouvertement moqueurs. Et…

N’étaient-ils pas devenus rouges, l’espace d’un instant ?

 

 

Pendant ce temps, aux Lymbes…

 

Nekroïous jeta le carnet de mort qu’il avait entre les mains et décida qu’il en avait supporté assez. Il se précipita avec une digne lenteur vers la salle spéciale qu’il avait récemment fait aménager, et frappa trois coups secs contre la porte, de laquelle parvenait depuis des heures des cris de douleurs qui parcouraient tout le registre vocal possible. Les vagissements décrurent en puissance, puis on ouvrit la porte.

« Qu’y a-t-il, Régisseur ? demanda poliment Fanny, comme si l’on avait interrompue dans une activité aussi sereine que de monter une tour Eiffel en allumettes.

- Loin de moi l’idée de vous détourner de vos loisirs, fit Nekroïous, vous serait-il possible cependant de les exercer de façon à ce qu’ils soient moins volubiles ? Les cris ne me dérangent pas, mais cela fait plusieurs jours et je commence à saturer quelque peu, d’autant plus que j’ai un important travail de rangement à effectuer- plusieurs dizaines de carnets de mort sont apparus ces jours derniers.

- Mon assassin n’a pas encore payé toute sa dette. Si vous consentiez à le fourrer dans ce que vous appeler le Lloxyth…

- Certainement pas, répliqua durement le régisseur, ses lèvres d’or se muant en une ligne inflexible. Ne vous sentez pas trop importante par ce que je vous alloue quelques privilèges, miss Delarue. Vous feriez bien mieux de vous exercer à être une vraie Banshee. Vos victimes ne seront pas des âmes déjà toutes prêtes à être torturées en se plaignant à plein poumons ectoplasmiques.

- Oui, sauf que lui, c’est un cas spécial et que je…

- Ta ta ta ! claironna le gardien du droit des morts. Pas de faux fuyants. J’ai besoin de calme, et voici un ordre de mission pour vous. Laissez donc cette pauvre âme se reposer.

- Je trouve vos incitations à la clémence un peu soutenues, fit-elle remarquer en parcourant de son regard mort la feuille éthérée. Oh, mais c’est tout à fait charmant. Je ne pensais pas que dans mon état on pouvait éprouver une telle joie sauvage à faire ce genre de choses !

- Faire son travail heureusement, voilà l’une des plus grandes bénédictions que peut recevoir un être, commenta l’entité. Je suis certaine que vous n’avez pas plus de temps à perdre, Fanny. »

Fanny ne se trompa pas sur la courtoisie de ces paroles- il lui donnait son congé de façon polie. Elle grommela encore un peu pour la forme, puis fonça pour rejoindre le monde de la surface via le tunnel Vide. Nekroïous soupira de soulagement et s’apprêtait à reprendra sa tâche de rangement, ainsi qu’une autre qui ne regardait en rien sa nouvelle recrue, quand il se heurta à un personnage des plus improbables.

«  Dites, vous pourriez faire attentionAAAAAAAAAAAAH ! »

D’ordinaire, jamais Nekroïous ne se serait laissé aller à telle manifestation triviale. Mais la situation était le pour moins inhabituelle, il venait de buter contre l’être le plus horrible, la vision la plus effroyable jamais imaginée par les circonvolutions tordue d’une personne fêlée du carafon et adorant torturer son entourage par des produits cauchemardesques.

Devant lui se tenait une sorte d’être humanoïde, habillé tel un inspecteur du fisc avec un costume trois-pièces souillé de tâches roses qui dégageaient une odeur homonyme. Dans sa main gauche, il tenait un vieux sac craquelé qui se contractait sous l’effet de dizaines de petits coups et laissait échapper des sifflements inquiétants ainsi que des suppliques qu’il savait être celles de millions d’âmes en retard qui arrivaient toutes le même jour pour l’accabler.

Dans l’autre main, il serrait un document officiel dont le titre en lettres rouge sang annonçait « avis de destitution ». Il avait un petit bouc maléfique, très (trop) semblable à celui que son oncle haï portait, lorsque Nekroïous était encore humain (il y a plus d’un millénaire de ça. Il avait pris sa revanche sur son oncle lorsqu’il l’avait accueilli après sa mort, mais le souvenir de ce parent odieux restait vif autant de temps après). Et les yeux ! Mieux valait encore ne pas les décrire.

Le pire restait le T-shirt qu’il portait en plus du reste, d’un indigo uni seulement perturbé par un cercle rouge barré dans lequel était inscrit : « No cookies ».

«  Qui… Qui êtes-vous ? interrogea Nekroïous, la voix tremblante et les traits de son visage-masque en complet désordre.

- Hé bien, je ne pensais pas que j’arriverai aussi à vous flanquer une telle frousse, fit l’apparition d’une voix de petite fille gonflée à l’hélium qui épouvanta encore plus le régisseur. Hé, ho, il faudrait vous remettre quand même. Vos deux boutons de portes abêtis m’ont dit que…

- Un pas de plus, et c’est le Lloxyth ! menaça l’autre en brandissant le premier objet qui lui tomba sous la main- un coupe-ongles en platine dont l’usage pour lui restait assez obscur.

- Ne soyez pas ridicule, feula la chose composite. J’ai cru comprendre que ce Lloxyth est une sorte d’Enfers, or, les Enfers, c’est bien ce que je cherche. Je suis le Diable, et comme chacun me voit différemment, je ne sais jamais à quoi je ressemble, mais ça ne doit pas être si mal vu votre tête. »

Instantanément, Nekroïous retrouva sa prestance et son calme, et il jeta discrètement le coupe-ongles inutile derrière lui d’un geste rapide. Le Diable se transforma en une image plus commune : un jeune homme métis aux cheveux noirs de jais et l’air séducteur.

« Oh, si ce n’est que ça, dit Nekroïous, toute panique effacée. Navré d’avoir montré autant d’émotion. Toutefois, je ne pense pas que votre place soit ici, Monsieur Diable. Cette zone est sous ma juridiction, et il n’y a personne à mettre dans le Lloxyth présentement.

- Oui, oui, je sais déjà tout ça, fit le Diable avec un geste négligent. Les deux heurtoirs m’ont raconté en gros. Pour être franc, je ne sais pas trop où aller. Je n’ai jamais vraiment été incarné de cette façon auparavant. J’étais présent dans le cœur de chaque humain et je me manifestais parfois à des époques propices. Vu l’état de ce qui reste, je ne sais pas si je peux encore avoir de quoi me satisfaire, ils sont tous dans le même bain… Et j’ai appris que le vieux Barbu est mort ! Non pas que ça me chagrine vraiment, je ne l’ai jamais connu personnellement- Lucifel transformé en Lucifer ange déchu, ce sont des racontars, vous savez. Mais avec des humains tous rendus mauvais par le chaos et Dieu parti, qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire !

- Allons, il y a toujours du travail pour les entités telles que vous. Justement, je recrute en ce moment. Je peux vous assurer que tous ne sont pas mauvais et qu’une lumière nouvelle est même en train d’émerger. De grandes choses préparent, et vous pourriez y avoir votre rôle. »

Le Diable lissa son bouc, seul aspect corporel qu’il avait gardé de son apparence précédente.

« Je ne suis pas sûr que je doive être commandé… Semble pas non plus que je puisse avoir grand choix. Vous dites qu’il y un marché porteur ?

- Sans aucun doute, confirma Nekroïous, son visage se coulant en une expression bienveillante. Vous pourrez au moins m’aider à faire passer les âmes, celles qui ne vont pas dans le Lloxyth… Non ? Bon, d’accord… En fait-

- Qu’est-ce que c’est, ces drôles de cahier noir que vous avez là tout entassé ?

- Cela ? Des carnets de morts. Ils permettent de prévoir plus ou moins les chances de décès d’un mortel à différentes dates, pour mieux réguler le flux. »

Le Diable se montra très intéressé par cette révélation, et sa queue fourchu frétilla derrière lui, déclenchant un haussement de sourcil chez le régisseur.

« Est-ce que vous pourriez m’indiquer si vous possédez celui d’une certaine personne ? Elle a une âme pourrie et véreuse, je suis tout à fait convaincu de pouvoir la prendre en pension. Nous verrons pour le partage des tâches après. »

Nekroïous se dit que les flots de croyance dispersés donnaient des résultats de plus en plus imprévus, puis répondit :

« De quelle personne s’agit-il ?

- Elisabeth Forsythe. », dit le Diable, savourant chaque mot comme de délicieuses friandises.

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