Le Livre des Ombres

Chapitre 20 : Pandémonium

Catégorie: M

Dernière mise à jour 08/01/2010 12:55

« Quand les démons veulent produire les forfaits les plus noirs, ils les présentent d'abord sous des dehors célestes. » 

- William Shakespeare

 

« L'homme en s'inventant des dieux, s'est aussi inventé des démons. »  

- Zhang Xianliang

 

« Trop de démons à l'intérieur de ceux qui croient en Dieu. »  

- Salman Rushdie

 

 

Une fois de plus, elle s’était évanouie, ce qui commençait à devenir une habitude franchement désagréable. Exception faite pour cette fois-ci où elle se sentait merveilleusement bien, comme si elle avait crevé un abcès qui suppurait depuis des semaines. Libérée. Josh était mort, plus que mort. Anéanti, désintégré, renvoyé dans le néant. Et elle avait aimé le tuer, même si elle n’avait pas trop compris comment cela s’était passé. C’était grâce à l’autre et elle lui en rendait grâce. Il veillait sur elle à la place de Ash. Ash… Il devait être quelque part, à l’attendre. Elle devait y croire. Il fallait juste qu’elle comprenne le sens caché dans son message, et trouver ce qu’il avait préparé pour elle. Et une fois prête, elle partirait de Camp Darwin.

Pas avant d’avoir accompli un petit service, murmurait gentiment l’autre.

Mais pour le moment elle dormait, bienheureuse. On l’avait de nouveau transportée à l’Eglise et Osmund avait prononcé une prière pour elle, pour qu’elle s’en sorte sans celui qu’elle aimait ; puis il était parti au cimetière pour la cérémonie religieuse. Elle se réveilla un peu plus tard, bien plus fraîche, et dévora la pitance qui avait été posée près d’elle. Elle aurait mangé encore plus, bien plus. L’Autre était un gourmand dans bien des domaines et lui faisait partager sa faim en plus de ses talents étranges. Qu’importait la bizarrerie du phénomène, il était en elle et elle l’acceptait pleinement.

Elle s’étira les bras et bâilla avec volupté. Elle ne se serait pas doutée qu’une exécution puisse être aussi jouissive. Elle sauta à bas de la couche rudimentaire et sortit de l’église sans se faire remarquer, la blessure sur son ventre l’irritant légèrement. On perdait facilement la notion du temps, ici. A tout hasard, elle se rendit jusqu’au cimetière qui s’était assez agrandi, et évita le retour de la procession. Elle était arrivée trop tard pour la cérémonie funèbre dédiée à son protecteur de quelques semaines, après tout, elle s’en moquait un peu. Elle devina aisément que le Colonel et Osmund avaient passé leur temps à faire de beaux discours sur ce qu’avait fait Ash, l’homme bien qu’il avait été, malheureusement pas assez longtemps, la noblesse de ses actes, l’horreur de sa disparition, l’honneur d’avoir vengé son âme, la promesse de conduire Camp Darwin en appliquant ses idées et en sa mémoire… Et tout ce genre de choses plus ou moins hypocrites. Pauline n’avait jamais aimé les enterrements. Elle trouvait qu’on y allait plus par convention que par réel sentiment. Si c’était quelqu’un de vraiment proche, elle préférait de loin se recueillir toute seule avec le défunt qu’en troupeau habillé de noir et pleurnichant. C’est pour ça qu’elle n’était pas mécontente de ne s’être réveillée que maintenant : elle pourrait communier en toute tranquillité.

De plus, elle suspectait aussi bien le Colonel qu’Osmund de n’être pas si mécontents de la mort de Ash. Osmund aurait besoin d’elle comme symbole peut-être, le Colonel avait finalement récolté ce qu’il voulait depuis le début : les bénéfices sans la ponction fiscale. Il avait hérité des idées d’Ash et irait même jusqu’à se déclarer son successeur spirituel pour faire bon ton. On la consolerait pendant quelques temps et si elle ne servait pas au culte, elle serait probablement oubliée. A moins qu’on ne tente à nouveau de la tuer !

Je ne laisserai personne faire cela, jolie môme, lui chuchotait l’Autre au creux de son esprit. Et elle le croyait. Il l’avait déjà protégée de la grenade. Il le ferait à nouveau… Mais il ne remplacerait jamais Ash, même s’il lui ressemblait de façon troublante- tout en étant très différent du grand dadais blond.

Elle s’arrêta au moment d’entrer dans le cimetière. Elle croyait que tout le monde était parti, apparemment pour organiser une fête, oublier les malheurs, célébrer la mort de Josh et repartir du bon pied après une semaine d’hommage à la mémoire de Ash ; une silhouette restait parmi les tombes approximatives. Elles bénéficiaient pourtant de plus de soins que d’autres structures de Camp Darwin, ce qui prouvait bien l’illogisme de l’être humain. On préférait avoir des morts avec de bells tombes au-dessus de leur tête qui pourrissait, faire bien voir le patrimoine de l’église novéliste naissante, plutôt que d’améliorer les logements des vivants !

Ash, lui, ne bénéficiait que d’une sorte de mémorial en pierre à peine commencé. Et on y consacrerait du temps pour qu’il ressemble à quelque chose de glorieux (selon les nouveaux standards), et on irait y faire des génuflexions dans le cas où Osmund irait jusqu’au point de ‘canoniser’ Ash. Il en serait bien capable. Elle, savait que ce n’est pas ce qu’il aurait souhaité. Elle ne pouvait pas faire grand-chose contre non plus, remarquez.

Elle se cacha près d’un des arbres qui avaient résisté à la tempête biologique des derniers mois, et tendit l’oreille. Le Colonel était agenouillé près de la tombe sans trou de Ash, et secoua la tête.

« J’ai du mal à croire que je me retrouve dans une telle situation. Il a à peine un mois je me croyais prêt à affronter une révolte que je ne pensais pouvoir mater que dans le sang… Et vous avez tout réglé, à coup de bon sens. Et maintenant, je me retrouve à la tête d’une population fédérée qui croit en moi, avec ce qui les rassemble sous mon contrôle. Le culte novéliste se renforce de jour en jour et s’adapte aux fidèles autant qu’il fortifie son dogme. Et il y a vraiment un Dieu qui nous surveille depuis quelque part. Vous m’auriez annoncé tout cela il y a un mois, je vous aurai pris pour quelqu’un d’entre plus fou que je ne pensais que vous l’étiez. Votre meurtrier est mort, désormais, Ash, et pourtant, j’ai un sentiment d’inachevé. Votre présence me stimulait. Vous êtes parti, et quelque chose s’est brisé. Bon sang, je ne suis pas un sentimental et heureusement pour mes hommes, mais ça fait foutrement quelque chose !

Et je ne saurai jamais rien de plus sur vous. J’ai toujours pressenti que vous ne me présentiez que le sommet de l’iceberg. Vous aviez encore plein de secrets dans votre besace, et cette O-3 Corporation… Je ne sais plus trop quoi en penser. »

Il se releva lentement, inspira, expira.

« Vous étiez celui que je pensais le moins apte à mourir ici… Et vous n’êtes plus là. Qu’est-ce qui a provoqué votre maladie ? Pourquoi est-ce que vous avez violé Eléonore ? Qu’est-ce qui provoquait ces crises ? Vous ne répondez pas ? Je m’en doute. J’espère que j’ai fait le jeu comme vous le souhaitiez, parce que sur la fin, j’avais un doute sur la culpabilité de Josh. Oh, il méritait de mourir, bien sûr. Après tout, comment aurait-il su plus qu’un autre que vous alliez être sur les remparts ? »

Il haussa les épaules.

« Du moins, c’est fait. J’espère que le spectacle vous a plu. Il faut que j’opère rapidement quelques changements, Elisabeth m’inquiète. Ne vous inquiétez pas, je ferai protéger votre petite blonde. Elle aura une vie aussi bien qu’on peut l’espérer ici. Pour le reste, je vais devoir faire sans vous. Une nouvelle ère commence et, oui… Je crois que cela va me manquer de ne plus vous avoir à Camp Darwin. Alors, où que vous soyez, puissiez-vous faire un petit quelque chose à nous lorsque nous devrons affrontez ce que vous savez. »

Maverick salua, et tourna les talons, agité d’émotions contraires. Il pourrait se permettre d’être moins paranoïaque désormais, et en même temps, l’absence de l’appui de Twilight se ferait sentir. Manipuler la mémoire de ce qu’il avait été ne serait pas forcément suffisant. Et il y aurait, comme disent les français, ces drôles de mangeur de fromage trop fait, un je-ne-sais-quoi qui manquerait, quelque chose qui ne pouvait être qualifié nommément.

Par contre, Pauline qui s’avançait à sa rencontre en feignant de tout juste arriver pouvait être qualifiée d’un tantinet effrontée.

« Bonjour, Colonel.

- Bonjour, jeune fille. Tu es déjà sur pieds ? Osmund m’a dit que tu étais passée près de la mort.

- Je suis plus forte que ça. Désolée d’aller droit au but, est-ce que vous êtes au courant à propos de ça ? »

Elle souleva son vêtement, révélant son bas ventre sur lesquelles les lettres sanglantes se refermaient en cicatrices peu seyantes. Oui, vous me direz que de toute manière, une cicatrice n’est généralement pas un ornement tip-top pour l’esthétique. Sandrunner hocha gravement la tête, et elle laissa retomber le tissu.

« Osmund m’a mis au courant pour cela. Crois-moi, dès que tout sera revenu au calme, je vais tirer au clair cette affaire et trouver qui t’as fait ça.

- Pas besoin, fit-elle avec gaieté. Je sais déjà qui c’est. »

Maverick haussa un sourcil.

« Eléonore t’as mis sous sédatif avant de partir, le Très-Haut sait pourquoi, elle ne peut pas le dire elle-même. Je croyais que c’était Burton qui était intervenu, sans avoir le temps de voir de qui il s’agissait ? »

Pauline se retint de grimacer. Ash le lui avait dit plusieurs fois : Maverick n’aimait pas se contenter d’à priori. Et elle aurait pu difficilement avouer qu’elle avait été sauvée par la Ghûl, et que cette dernière avait été sauvée par Ash. Alors, elle avait monté une petite combine avec Burton en échange d’un service. Il n’y avait pas compris grand-chose et elle n’aurait pas pu espérer plus de lui.

« Si, si ! Mais j’étais presque consciente lorsque le couteau me… me… »

Il posa une main paternelle sur son épaule, alors qu’elle simulait la détresse.

« Dis-moi qui tu penses avoir vu.

- Elisabeth », répondit-elle avec de fausses larmes dans la voix.

 Il sa posa son autre main sur épaule et la regarda droit dans les yeux, l’air mortellement sérieux.

« Tu en es absolument sûre ?

- Oui ! clama-t-elle. Depuis le début j’ai vu qu’elle ne m’aimait pas, elle était jalouse. Je suis certaine qu’elle a menti quand elle a dit qu’ils étaient justes de grands amis. C’est trop louche. Elle cherchait trop souvent à être seule avec lui, et il me disait qu’il se méfiait un peu d’elle, qu’il ne comprenait pas trop ce qu’elle lui voulait. Il m’a dit qu’elle voulait qu’il me vire pour vivre avec elle à la place. Quand il a refusé, ça lui a fait un drôle de choc, ça doit être depuis là qu’elle a décidée de me tuer. Elle ne pouvait pas me supporter. »

Maverick remua des lèvres en regardant plusieurs fois au loin, avant de revenir à elle.

« Ce n’est pas un sujet de plaisanterie, compris ? Si j’apprends que tu ne dis ça que pour te venger d’elle, même si tu as été la petite chouchoutée de Twlight, je ne serai pas très gentil. Est-ce que c’est clair ?

- Il n’y a pas de problème, Colonel, affirma-t-elle avec un calme qui lui rappela trop celui de son protecteur. C’est elle, il n’y a pas de doutes à avoir. Je ne fais que réclamer justice.

- Nous en avons assez eu pour aujourd’hui, répliqua-t-il en enlevant ses mains. Une petite fête est organisée. Pas comme la première, on ne peut pas se permettre de dilapider nos stocks. Ce sera surtout l’occasion pour tout le monde de se détendre un peu et d’oublier les événements récents. Je te conseille d’y faire un tour pour te changer les idées, et tu retourneras ensuite à l’église. J’affecterai Burton à ta protection. Est-ce que ça te va ?

- Tout ce que vous voulez si je ne dois plus craindre Elisabeth.

- Bien. Maintenant, excuse-moi. J’avais déjà des doutes et je ne suis pas encore d’humeur à m’accorder du repos, j’ai à faire. Bonne continuation. »

Bonne continuation !

Comme cette formule banale de politesse lui paraissait déplacée en l’espèce. Cette Pauline l’inquiétait un peu. Elle se remettait trop vite de ses chocs. Aurait-elle hérité de l’infatigable énergie de Ash Twilight ? Lorsqu’il avait dit qu’il devait s’agir d’un don du Très-Haut, il n’y croyait pas pour un kopek. Le psychologue défunt emporterait dans sa tombe une ribambelle d’informations, qui, espérait-il, ne lui feraient pas trop défaut. Une pulsion rouge de danger vibrionnait sous son crâne, et se focalisait sur une personne : Forsythe. Son passé n’était pas clair non plus et quiconque avait été en contact avec Twilight était une menace potentielle. Elle l’avait bien servir jusqu’à présent, mais s’il s’avérait qu’elle avait bien infligé ceci à la jeune péronnelle, il trouverait le prétexte parfait pour l’envoyer sur l’échafaud après une période de deuil appropriée. Oui, il s’imaginait la scène d’ici. En plus du crime, il ferait rajouter le déshonneur d’avoir trahi l’hospitalité si généreuse (ah ah !) de Camp Darwin. Il ne resterait plus qu’à déballer quelques preuves, des vraies et des fausses, pour l’accabler un peu plus et lui faire porter le chapeau pour plusieurs des exactions qu’il avait du commettre (en tout bien tout honneur, pro deo gracias, bien évidemment) et hop ! Dans la poche.

Il ne lui resterait alors plus aucun opposant sérieux, sauf Lionel. Ce dernier avait déjà un pied dans la tombe : il agaçait trop de monde, mais était capable de préparer un mauvais coup. Une fois effacé du tableau, avec Osmund sous contrôle et le soutien d’une population qui ne se rendait pas compte de tous les mensonges qui passaient au-dessus de sa tête, il resterait le chef incontesté de ce nouvel embryon de civilisation. Une dernière peccadille à abattre : les prétentions citoyennes de continuer ce ‘conseil municipal’.

Et après…

 

Ainsi que l’avait indiqué Sandrunner, cette nouvelle fête était moins faste que la première. Les tables plus ou moins branlantes avaient été installées à la hâte, avec des sièges pas souvent glorieux. On avait rassemblé à nouveau un semblant d’orchestre qui poussait des airs de musique improbables. On se vidait la tête, on acceptait d’avoir perdu un bienfaiteur, on se réconfortait entre frères et sœurs de religion. Par-là, il fallait noter l’absence du groupe de Lionel, qui, bien qu’il parut faraud, avait les jambes tremblotantes. Il entendait la voix de son maître résonner dans sa tête, et qui se moquait de lui. Il n’était pas d’humeur à lui donner la réplique, pas plus qu’à bavasser avec des moutons qui se laissaient guider vers leur carcan. Avec ses fidèles qui n’étaient pas de la même opinion, ils se retirèrent dans leurs modestes pénates.

Elisabeth et ses hommes n’étaient pas présents non plus- elle ne digérait pas l’affront de Maverick. Mais pour la plupart des autres, ils s’étaient rassemblés pour conjurer les mauvaises émotions et se donner l’illusion plus ou moins tangible de moments de bonheur au milieu des cauchemars. Après tout, est-ce qu’on ne pouvait pas espérer que la salut était déjà à portée de main ? Certes, Ash Twilight n’était plus, toutefois, les zombies devaient avoir été chassés ou détruits par cette pluie divine, qui n’était plus qu’une bruine légère maintenant. Les soldats qui étaient partis en expédition pour tenter de retrouver le psychologue avaient fait été de nombreuses flaques nauséabondes- les restes misérables de putrides. S’ils avaient bénéficié de moyens commode de transporter l’eau en grande quantité, et s’ils n’avaient pas eu trop peur, et s’ils avaient pensé que ce ne serait pas pour en voir revenir toujours plus, ils auraient peut-être procédé au nettoyage eux-mêmes il y a bien longtemps. Aussi loin qu’on pouvait voir dans cette pénombre, il ne restait pas un seul zombie à l’horizon. Cette nouvelle aidait à augmenter un peu l’allégresse de cette fête sur le pouce : on pouvait espérer regagner les landes, qui finiraient pas guérir. On pouvait avoir l’espoir de joindre d’autres communautés, de répandre le novélisme, de connaître des jours meilleurs et d’être encore vivants pour ça. Pourquoi pas ? Ils avaient bien l’être béni par ce nouveau dieu, et on ne pouvait pas vouloir meilleure chose après l’Apocalypse qu’un dieu compatissant.

Eléonore était assise, seule et triste, à une table dans un coin. Des gens essayaient bien de la dérider, mais elle les renvoyait tous d’un geste distrait de la main. Elle ne savait pas trop pourquoi elle était là. Toute cette pression que le Colonel avait fait peser sur elle… Elle avait failli craquer. Non, elle avait craqué. Elle était heureuse qu’il se soit abstenu de faire mention de l’affaire avec Pauline : elle ne se souvenait vraiment pas pourquoi elle avait quitté l’infirmerie en la laissant sans surveillance. Une telle faut aurait pu lui coûter cher. Pas aussi cher que la vacuité dans son cœur, en tout cas. Depuis des jours, elle se tourmentait. Pourquoi l’avait-il prise ainsi ? Ses yeux jetaient une lueur anormale. Depuis, elle n’était jamais arrivée à trancher si elle pouvait lui pardonner, ou pas ; elle ne comprenait pas. Aucune crise ne pouvait correspondre à cela. Et là, il était mort, mort, et c’était trop tard de toute façon. Elle pensait qu’une âme se fichait pas mal du pardon, et si on ne pouvait pas avoir la preuve qu’elle avait entendue, à quoi cela servait-il ?

Elle se demandait s’il n’était pas tout simplement devenu fou sur la fin. Il y a quelques jours, elle avait assisté à une scène étrange. Cela se passait un

 

Soir. Ce soir-là, Pauline n’était pas au taudis commun. Il pouvait donc se permettre de prendre son journal et d’y inscrire de nouvelles notes. Il avait laissé la porte ouverte et ne s’en préoccupait pas. Il n’aurait pas manqué d’écrire si un détail anodin ne l’avait légèrement perturbé : une silhouette fantomatique qui flottait dans la pièce en le regardant tranquillement. Il marqua un temps d’arrêt, et après avoir vérifié que ce n’était pas une version mobile de l’Autre, se sentit plus à l’aise. Si ce n’était qu’un banal revenant !

Une minute. En tant que cartésien dont les bases se fissuraient de plus en plus, n’était-il pas censé ne pas croire aux ectoplasmes ?

« Inutile de demander si vous êtes bien réel, fit Ash au moment où Eléonore apparaissait à l’embrasure de la porte misérable (sans la remarquer).

- Je crois que Lewis Carrol a écrit quelque-chose là-dessus. C’est un dialogue entre un homme et une licorne. L’homme dit à la licorne : ‘Savez-vous que je n’aurai jamais cru qu’une créature telle que vous puisse exister ?’ Et la licorne de répondre : ‘Hé bien, si vous choisissez de croire en moi, je croirais en vous’.

- Petit détail : je me sais être réel, pas besoin qu’on croit à mon existence.

- Vraiment ? Une tribu d’indiens croyait que nous n’étions que les rêves d’un géant endormi au centre de la Terre. Pour un psychologue, cette vision devrait vous interpeller.

- Folklorique, tout au moins. Je ne vous pensais pas si cultivé… Edward.

- Heureux que vous vous souveniez de moi, Ash. J’ai cru comprendre que vous aviez quelques troubles de la mémoire ? C’est ennuyeux dans votre profession.

- Vous avez une télé qui donne sur le monde réel dans l’au-delà ? »

Edward sourit.

« Vous acceptez mon existence.

- En tout cas, ce n’est pas un rêve. Si c’était le cas, il y aurait du tiramisu.

- Sur votre droite », indiqua poliment le spectre.

Ash avisa bêtement sa droite, et y trouva un plat rempli d’un tiramisu qui paraissait du plus bel acabit. Un tel dessert, en plus d’être une des merveilles du monde, était encore plus appétissant quand le quotidien se résumait à de rarissimes morceaux de viande, des brouets lourds, des soupes claires et des légumes maigrelets. Soupçonneux, il en prit un morceau avec ses doigts et avala : si c’était un rêve, il ne voulait pas en sortir de sitôt.

« Pas mal. Qu’est-ce qui me vaut votre visite d’outre-tombe, Edward ? J’ai tout fait pour vous sortir de là, mais si j’avais insisté plus avant, je vous aurai rejoins en tant que volontaire désigné d’office. Et mon amitié pour vous n’allait pas jusque-là.

- Cela n’a pas d’importance, Ash, je ne suis pas venu vous hanter. L’après-mort connaît beaucoup de problèmes. Ecoutez, je n’ai pas beaucoup de temps devant moi. Je ne pourrai pas échapper à leur emprise très longtemps, et je n’aurai pas pris le risque si je n’avais pas pensé que vous pourriez faire changer les choses- et si vous n’aviez pas été bon avec ma Rebecca.

- Parlez, fit affablement le psychologue. Une voix de plus ou de moins, ça ne changera pas grand-chose. J’espère avoir un moment pour tenter de me guérir. »

Le ton du chercheur défunt se fit plus pressant.

« Nous n’avons pas le temps de jouer, Ash. Tout vous expliquer prendrait trop de temps. L’O-3 Corporation vient de franchir une nouvelle phase dans son projet dément, et sans le savoir, vous en faites partie. Depuis le début vous n’êtes qu’un pion pour eux.

- Je me disais aussi que j’aurai du mieux regarder mon contra d’embauche. Qu’est-ce que mes anciens patrons peuvent bien mitonner ? Ils n’ont pas apprécié ma petite lettre ?

- Je ne sais rien de tout ça, dit Edward, agacé. Je suis sérieux, Ash. Vous devez partir le plus tôt possible de Camp Darwin. Vous y êtes en grand danger.

- Vous ne m’apprenez rien de neuf de côté-là, contesta-t-il en reprenant du dessert italien.

- Cette fois-ci, tu ne pourras pas t’échapper par une pirouette, Ash ! Fais-moi confiance. Tu dois t’échapper de ce lieu et te cacher aux agents de l’O-3 Corporation. Il y en a un dans ces murs. A chaque nuit qui passe le risque que tu meures devient plus grand.

- Un de leurs hommes ici, tu dis ? reprit Twilight en fronçant les sourcils. De qui s’agit-il ?

- Je n’en sais rien, répondit le fantôme avec une moue  éthérée d’excuse.  Peu importe : tu dois fuir. Tu ne peux rien faire pour empêcher ce qui va arriver à Camp Darwin. Tu ne dois pas mourir ici.

- Et que veux-tu que je fasse ? Que je prenne mes cliques et mes claques, en emportant du ravitaillement sans me faire repérer, et actionner la grande porte toute seul pour me faire la malle en laissant Pauline derrière moi ?

- Tu es trop bonne pâte parfois. Oublie-là ! Je sais que c’est facile à dire pour quelqu’un qui est vraiment mort. Seulement, si tu ne m’écoutes pas, tout sera perdu. Essaye de l’emmener avec toi si tu crois que tu le peux.

- Je ne sais pas si c’est une nouvelle hallucination, en tout cas, je ne vais pas y céder, Edward. J’ai trop investi dans Camp Darwin pour prendre la fille des airs de cette façon. Il me reste encore quelques choses à faire. Et si quelque chose menace cette communauté, je ferai quelque chose pour la protéger, elle compte des personnes chères à mes yeux. »

Le revenant leva les bras au ciel.

« Je ne peux plus rien faire pour te convaincre. Mais un jour tu sortiras d’ici, mort ou vivant, ou les deux. Et si c’est le deuxième cas, n’oublie : va à Shangrila. Tu y trouveras toutes les réponses qu’il te faut. Il faut aussi que je te dise quelque chose à propos de Rebecca. Je sais que tu as tué presque tout le monde au centre, mais elle… »

Loi Universelle Mystérieuse : un personnage chargé d’une information importante n’arrive jamais au terme de celle-ci.

L’esprit devint flou, articula des phrases muettes, puis disparut.

Ash considéra ces informations quelques instants, puis recommença à manger du tiramisu.

Il avait parlé à quelqu’un d’invisible- et il n’y avait pas le moindre plat de tiramisu à côté de lui. Elle était repartie aussitôt après, ne sachant pas quoi faire de ces informations, toute désorientée. Sur la fin, elle avait pitié de lui. Elle l’aurait peut-être tué alors, mais cela n’aurait été que pour mettre un terme à ses souffrances. Il était affligé d’une maladie qu’elle n’avait pas comprise, même s’il était possible qu’elle ressemblât au début de l’incubation du virus qui transformait les gens en tueurs pathétiques. La question de savoir de quelle manière il aurait pu être infecté demeurait.

Elle soupira, perdue dans ses pensées, aussi gaies que la bruine qui subsistait autour de Camp Darwin. Autour d’elle, les gens chantaient, dansaient, riaient, plaisantaient, discutaient, dans un joyeux brouhaha qui atteignait ses oreilles sans l’atteindre vraiment. C’est fou comme on pouvait se sentir seule au milieu d’une telle masse de corps humains en vie, qui gigotaient, s’agitaient, s’enfermaient pour quelques heures dans une douce illusion de bonheur pour chasser la douleur. Elle revoyait Ash assis en face d’elle lors de la première fête, elle revoyait son sourire tranquille qui agaçait tellement le Colonel. Qu’importait que son meurtrier ai été puni et que sa tête hirsute soit brandie au bout d’une pique primitive ? Le mal était fait, il n’était plus là.

Elle avait toujours du mal à croire qu’il soit réellement mort.

Réveille-toi ma fille ! la morigéna sa voix intérieure. Il est plus mort qu’une jambe de vois vermoulue ! Comment veux-tu survivre au milieu de la Horde ? Il doit être en train de croquer un bout de son bras pour satisfaire sa faim ! Il est temps d’atterrir sur la piste de la réalité, la mort rôde tout le temps maintenant !

Le pragmatisme est une belle chose, sauf qu’il ne guérissait pas vraiment les peines de cœur. La chose qui la peinait le plus était le fait qu’il n’avait rien laissée à son attention, aucun message. Elle se sentait encore plus délaissée. Il lui avait offert une lueur d’espoir, soufflée en même temps que la flamme de sa vie. Elle aurait beaucoup de mal à retourner à sa routine et lever de nouveau un sourire courageux aux gens qu’elle soignait aussi bien que possible avec les moyens du bord.

Son regard alla se perdre contre un mur. Elle allait bientôt regagner son logement minable. L’une des pires choses au monde est de ressentir de la tristesse au sein d’un agglomérat de personnes qui extériorisaient leur joie. La peine en était décuplée. Elle était sur le point de se lever lorsqu’une inscription rouge sang sur le même mur accrocha son regard.

« Leave. Now. »

Le message avait le mérite de la sobriété et de la clarté. Elle cligna des yeux : le message n’était plus là. Personne autour d’elle n’avait remarqué la moindre chose. Elle évacua les lieux le plus discrètement possible, aiguillonnée par une impression de danger. Hallucination ou pas, ce n’était pas un si mauvais conseil.

Pardon ?

Oui, dehors c’est dangereux… Enfin, les zombies, on ne les voit plus !

Et après, pour aller où ma grande ? Tu crois qu’il y a un autre beau blond qui t’attend dans les landes pour t’emmener faire un tour ?

On s’en fout. L’ambiance devenait franchement malsaine à Camp Darwin. Elle supportait de moins en moins le culte novéliste, et Maverick lui avait fichu la terreur de sa vie. Respirer le même air que lui l’insupporterait à terme. Qui sait si elle ne finirait pas elle aussi sur l’échafaud pour un oui ou pour un non ? Peut-être que c’était un avertissement de Ash qu’elle venait de recevoir. Le temps du trajet jusqu’à la tente médicale pour y grappiller des objets utiles, elle s’était convaincue que foutre le camp représentait une perspective en or tant que durait la bruine. Elisabeth, cette garce, avait parlé d’une autre ville plus organisée : elle tenterait sa chance là-bas.

Tu ne sais même pas où c’est, grande perruche rousse !

Et alors ? Elle n’en avait peut-être plus pour longtemps ici. Quelque chose de mauvais se préparait.

Au moment d’entrer dans la tente, une main se plaqua sur sa bouche et un bras la serra fortement contre un thorax mince et musclé. Elle chercha à mordre, à se débattre, sans succès.

« Tiens, tiens ! fit une voix moqueuse. C’est notre petite vamp qui est encore toute tourneboulée par les questions de Maverick. La pauvre, elle a du faillir faire une crise cardiaque. Un combe pour une infirmière que d’avoir la santé fragile. Heureusement, ou malheureusement selon son point de vue, cela ne va plus être un problème. Bon endroit, mauvais moment. Charge-toi d’elle. On ne peut la laisser dire que son inventaire va faire l’objet d’un petit emprunt russe. »

Une main caressa sa joue, la faisant frissonner de dégoût.

« Ne t’inquiète pas, ma belle, tout va être bientôt terminé. »

Une ombre s’abattit. Du dehors venaient toujours les échos primesautiers et enthousiastes de la fête…

Loin des clameurs festives, Lionel tenait conseil avec ses disciples, réunis dans une mansarde aux murs craquelés mais qui était un modèle de luxe par rapport à la situation de Camp Darwin. C’est le Maître lui-même qui leur avait fourni le logis en murmurant des paroles inhumaines au creux de l’esprit de l’ancien occupant. Le pauvre vieux n’avait pas eu de chance avec l’exorcisation d’Osmund qui n’avait donné absolument aucun résultat, sinon double sa peur et son impuissance devant le phénomène. Gilbert qu’il s’appelait, hé bien Gilbert, il tenait depuis compagnie aux vers en pleine terre, avec pour compagnie amère, le marionnettiste aux histoires de fantômes délétères, et sa tombe qui maintenant n’es plus solitaire. Si le Laiktheur s’interroger sur cette soudaine poussé de rimes, je n’ai pas de réponses à lui apporter. Un autre mystère de l’Univers.

Osmund avait étouffé l’affaire en faisant valoir ledit Gilbert comme un pécheur, qui gagnerait toutefois le pardon du Très-Haut dans l’autre monde (grande consolation quand votre corps ne sert plus que comme compost). Présenter Gilbert ainsi n’avait pas été difficile, de son vivant, il avait été un coureur de jupons et sa tignasse de cheveux noirs qui paraissaient ne jamais pouvoir être propres suffisait à faire fuir les femmes. On ne le regrettait pas, Lionel et compagnie non plus.

Lionel, en l’occurrence, se tenait au milieu d’un pentagramme approximatif, tracé dans le sang pour faire plus vrai. Un minuscule cône d’encens chipé dans les réserves du culte novéliste brûlait quelque part, répandant une légère odeur entêtante. La lumière du petit feu faisait danser les ombres des hérétiques.

« Mes fidèles compagnons, entama Lionel avec cette suavité dans la voix qui lui avait été conférée par son maître, le moment que nous attendions est arrivé. Un peu plus tôt que prévu peut-être… Comme moi, vous avez tous assisté à la farce posthume de Twilight. »

Ils hochèrent la tête en silence. Qui aurait voulu rater une belle pendaison ? Enfin, il n’avait pas fini pendu, mais le spectacle avait valu le détour.

« Nul doute que je suis inscris en bonne place sur la liste des gens à éliminer de Sandrunner, rajouta le gourou avec sarcasme. Oh oui, je pense qu’il aurait bien aimé faire d’une pierre deux coups, sauf que c’en était assez pour cette fois. Il doit trépigner en imaginant un moyen de me faire disparaître. Il a le soutien de la populace pour le moment : un atout qui lui permet de faire ce qu’il veut, et une protection. Il pense qu’il est intouchable, et qu’il le sera bientôt définitivement. C’est maintenant que nous devons le frapper !

- Mais Lionel, comment ? demanda un disciple. Les gens ne nous font pas confiance. S’ils voient quelque chose de suspect de notre part, ils vont rameuter la garde.

- Idiot ! cracha son chef, ce qui fit sursauter tour le monde, car il y avait de la flamme dans ses yeux et dans son ton. Que crois-tu que font la plupart des soldats ? Ils sont en train de batifoler avec les autres citoyens, à s’enivrer d’eau, raconter des choses sans intérêt, d’autres à forniquer dans la fraîcheur !

- Maverick n’est pas imbécile, tenta courageusement le voisin du demandeur. Ils semblent relâchés, on peut être sûr qu’il doit quand même avoir des yeux partout. »

Un murmure d’assentiment suivit ces paroles. Lionel les fusilla du regard, ce qui rompit l’accord.

« Jamais pareille chance ne se représentera ! Si nous la laissons filer, nous allons y passer. Je dis bien nous. Ne croyez pas qu’il se montrera tendre avec vous. Ou bien est-ce que vous oseriez songer à pratiquer une reconversion express chez les novélistes dès fois que ma tête tomberait ? Suis-je donc le seul élément qui assure une réelle cohésion à notre groupe ? »

Silence gêné. La colère, alimentée par son maître, sourdait en lui et étendait ses tentacules en aura autour de lui.

Tous des incapables ! Pourquoi ne pouvait-il avoir mieux sous la main ? Il les considéra longuement, les enfonçant dans leur malaise car il savait qu’il avait touché juste. Une idée réjouissante lui traversa l’esprit- se débarrasser de la plupart d’entre eux après usage. Il dirait que les survivants sont les vrais élus de l’autre dieu, que les faibles ont été éliminés, etc, etc.

« Bien sûr que non, roucoula-t-il. Votre loyauté est à toute épreuve. Tous, vous avez entendu la voix du maître au moins une fois. Il vous a montré qu’il savait tout de vous, et qu’il pouvait tout voir. Sa requête est simple : nous éliminons le novélisme à Camp Darwin, nous gagnons la population à sa cause, et nous régnerons. Personne n’a rien à redire à ça ? Non ? Très bien. Alors, cessez de vous comportez comme de vieilles femmes peureuses. Nous avons la possibilité d’exaucer le vœu de notre maître : prenons-là.

- Nous aimerions savoir comment vous comptez réussir ce coup-là, intervint un fidèle du Maître, tout de suite accompagné de l’aval bruyant de ses compagnons.

- Très bien. Pas envie de partir au combat à l’aveuglette, n’est-ce pas ? Toutefois, il y a une petite chose à faire avant. Voyez-vous, le Maître veille à ce nous formions un groupe uni. Il m’aide à lire dans les cœurs et dans les âmes. Cela va nous être utile pour notre plus grande mission de ce soir. Et cela va nous servir immédiatement. »

Des glaçons électriques se servirent de la moelle épinière de plusieurs hérétiques pour faire du toboggan. Lionel se mit à marcher en cercles autour d’eux, tel le prédateur guettant sa proie.

« Dans tout groupe humain lié par une cause commune, il y a toujours au moins une personne qui a une foi en cette cause, une foi bien moins forte que celle de ses camarades. Ceux-là sont les plus susceptibles de flancher aux mauvais moments, ou bien de changer d’allégeance dès qu’ils ne sentent plus qu’ils sont dans le bon camp, ou que leur camp connaît une passe à l’avenir incertain. Hommes de peu de foi, traîtres à la petite semaine, girouettes, autant de périphrases pour les désigner. Vous êtes d’accord pour dire que nous n’avons pas besoin de ce genre de personne parmi nous, alors que nous sommes sur le point d’entamer ce pour quoi le Maître nous a formé ? »

Ils s’empressèrent de confirmer. Lionel sentait la peur qui suintait des pores de presque chacun d’entre eux, et il la goûtait en plissant le nez. C’était proche de la sensation animale.

La peur tue l’esprit.

Il ralentit le rythme de ses cercles, puis finit par se poster derrière l’un de ses suivants, plaçant ses deux mains sur ses épaules.

«  Maxime. Je t’ai étudié et mon nouveau don m’a permis de voir à travers toi. Toute ta vie, tu as été un indécis. Tu ne savais pas quoi faire comme jeu, pas vers qui aller, tu ne savais que choisir au restaurant, ni ce qui pourrait plaire aux femmes. Tu n’étais pas certain de tes réponses en classe, pas certain de faire le bon métier, d’habiter dans la bonne ville, de faire les bonnes choses… Une seule fois tu n’as pas hésité, et c’était pour sauver ta vie. Cette femme que tu as abandonnée pour qu’elle ralentisse les infectés… Est-ce que sa voix hante toujours tes rêves ? »

Ledit Maxime restait transi de terreur et n’arrivait pas à ouvrir la bouche. Lionel manipulait les mots comme des couteaux, il pouvait choisir à n’importe quel moment d’en décocher un en plein cœur.

« Tu as toujours préféré qu’on décide pour toi : c’était un tel soulagement ! Tu n’étais plus responsable. Ceux qui te donnaient des ordres avaient la responsabilité. Pas toi. Lorsqu’il fut nécessaire de suivre les restes d’armée qui tentaient de protéger les civils, tu as accédé à la béatitude suprême du mouton. Mais voilà que le rêve incertain se brise, te voilà propulsé à Camp Darwin ! Et de nouveau l’incertitude, les doutes qui t’assaillent. A qui faire confiance ? Tu n’arrivais pas à te faire à l’idée de devoir appartenir au culte novéliste, ce qui était presque étonnant. Ils auraient été ravis de te mettre une laisse spirituelle. Alors tu es venu ensuite vers moi, moi le prophète rouge, car pour la seconde fois de ta vie tu n’hésitais plus, tu sentais que je disais la vérité. »

Les autres écoutaient le monologue avec un soulagement silencieux- ce n’est pas eux qui seraient sur la sellette. Lionel en avait conscience et ne pouvait les faire écouter le cœur de ses paroles. Qu’y aurait-il à sauver dans ce tas d’opportunistes ? Céder à la tentation ne sert à rien si l’on ne peut plus se contrôler par la suite.

Le gourou feignit d’humer l’air autour de Maxime.

« Oui, je sens les affreux doutes qui planent à nouveau au-dessus de toi. Tu as peur de participer à une opération qui pourrait échouer. Et ta tête tomberait avec celle des autres, tu le sais, car je ne laisserai personne faire croire que vous ne faisiez qui suivre les ordres. Nous sommes unis ou nous ne sommes point. Et parfois il faut casser un maillon de la chaîne pour qu’elle reste solide. Tu comprends cela, n’est-ce pas ?

-Lionel, je n’ai jamais… commença Maxime en bégayant.

- Bien sûr que non, coupa sèchement Lionel. Sinon, tu serais déjà mort. Qui irait pleurer ta perte, Maxime, qui ? Nous t’avons accueilli comme un frère. Le Maître a apaisé les tiraillements de ton cœur. Et c’est au dernier moment de calme avant la tempête que tu te trouves indécis ?

- Non, non ! cria presque le disciple. C’est juste que j’ai… J’ai peur… »

Lionel retira ses mains. Mais oui, il avait peur. Comme les autres. La peur du chef était un élément de cohésion médiocre à long terme. Bien plus facile toutefois à mettre en place, et il avait choisi cette voie parce qu’il manquait d’une denrée avant peu précieuse : le temps. Tout s’enchaînait rapidement dans une valse funèbre, et les plus faibles devraient sortir de la piste de danse sans pouvoir y revenir. Jamais.

Il exécuta rapidement une série de gestes à l’adresse de son second, Théodore. Un nom marqué par le destin dans cette ère où de nouvelles religions naissaient. Un environnement hostile y était aussi un bon terreau. Théodore, un mince blond au visage en lame de couteau et à la langue serpentine, acquiesça. Ils avaient convenu d’un code en fonction d’un certain événement : celui-ci était arrivé. Il murmura furtivement quelques paroles à ses voisins, tandis que Maxime baignait toujours dans une attente mortelle. En toute chose dans la vie, ce n’est pas le moment douloureux qui contient le plus de souffrance- mais l’attente qui y mène, car alors, pour beaucoup, vous n’êtes plus obnubilé que par cela. Une fois l’attente terminée, le moment attendu est vécu comme une libération.

« Connais-tu une recette simple pour ne plus avoir peur, Maxime ? Non ? Rien de bien compliqué, c’est même primitif. Il suffit de faire peur à quelqu’un d’autre : infliger et ne plus subir. Et je crois que nous allons en avoir l’occasion. Il serait tristement dommage que des oreilles qui n’ont rien à faire en notre cercle puissent entendre quoi que ce soit à propos de notre petit plan pour cette nuit. »

Sans comprendre s’il était condamné, en sursis ou sauvé, Maxime vit un des leurs se diriger à pas feutrés vers la porte d’entrée.

« Maxime, que ton âme ne soit plus jamais souillée par le doute. Je ne veux plus que de la certitude. Je vais te donner une chance et un exemple des pouvoirs du Maître. Tue la fouine que William va attraper. »

Finnigan eut un hoquet de surprise. Il ne s’écarta qu’à une seconde près dudit William dont la ferme intention était de lui démontrer qu’il n’était pas bon de laisser traîner ses oreilles là où il ne fallait pas. Le soldat aurait bien eu envie d’expliquer qu’il n’avait pas trop eu le choix, que le Colonel l’avait envoyé en mission de surveillance ici pour le punir d’avoir été aussi facilement maîtrisé sur les remparts, mais il sentit que l’hérétique n’accorderait pas beaucoup d’intérêt à ses paroles. Il choisit donc plutôt de lui expédier un coup de pied en pleine mâchoire, ce qui donna un résultat satisfaisant : William se roula par terre en jurant.

Finnigan se releva au moment où le reste des fous (selon lui) sortait en trombe de la mansarde pour lui donner la chasse. Ils avaient choisi un lieu isolé pour leur réunion, et avec autant de monde qui se changeait les idées à la fête à plusieurs centaines de mètres d’ici, il lui faudrait piquer le sprint de sa vie pour avoir une chance d’être sauvé. Il ne donnait pas cher de sa peau s’il était rattrapé par ses poursuivants. Ceux-là n’avaient plus rien à perdre. Finnigan courut comme il ne l’avait jamais fait. Pas simplement pour lui : il fallait mettre le Colonel au courant et faire exécuter tous ces pendards. Personne n’aurait beaucoup de mal à le croire, Lionel n’aurait plus d’échappatoire.

Les cris excités derrière lui, le sang qui faisait le tour de son système sanguin à mach trois, la sueur, la respiration courte…

Il se jura de ne plus jamais baisser sa vigilance, si jamais il survivait. Il n’aimait pas les missions dangereuses et en plus le Colonel ne lui pardonnerait jamais s’il se faisait tuer en emporter une aussi lourde révélation. Il le voyait parfaitement le haranguer chaque jour sur sa tombe pour qu’il ne trouve jamais le repos.

La bruine qui floutait sa vision, le risque de glisse à chaque enjambée, les bruits de la fête au loin…

Mais comment il avait su qu’il était en train de les épier ? Il avait pris toutes les précautions. C’est que ça fichait les jetons jusqu’à croire que celui qu’ils appelaient le Maître existait bien. En tout cas, si le Très-Haut avait un tant soit peu de considération pour l’un de ses fidèles, c’était le moment où jamais.

Ils gagnaient du terrain sur lui, petit à petit, animés par l’énergie du désespoir, ne pouvant laisser échapper leur proie à cette heure fatidique, brûlant de le réduire en pièces…

Il sentait le point de côté qui arrivait déjà. Il slalomait entre les obstacles, essayait de prendre d’anciennes venelles, hurlait à l’aide de temps à autre, perdant de plus en plus de son précieux souffle, ses jambes commençant à s’engourdir.

Qu’es-ce qu’ils comptaient faire aux habitants de Camp Darwin ? Rien de très novéliste. Les salauds ! Ils profitaient des événements pour porter un coup de poignard. Il sentit que la survie de la communauté dépendait peut-être de lui, et cette responsabilité lui redonna un peu de tonus, à la limite de ses capacités physiques.

Tu les entends, n’est-ce pas ? Ils veulent te tuer, Finnigan. Tu n’était pas là om il fallait. Enfin si, mais pas pour ta survie. Aller, plus quelques dizaines de mètres…

Oui, oui. Il suffisait que quelqu’un- n’importe qui ! Le voit se faire poursuivre par les contestataires et l’hallali ne mettrait pas longtemps à se déclencher. Ils n’auraient nulle part où fuir et seraient tués. Et lui serait récompensé au-delà de toutes ses espérances pour avoir découvert le complot. Le Colonel irait peut-être jusqu’à lui faire une promotion, et les femmes iraient lui faire les yeux doux.

Ce serait le pied, hein ? Regarde devant toi et cours, cours. Ils sont à peine à un jet de pierre de toi. Un peu de plus et ils seront à un bond de toi, et ne crois pas qu’ils hésiteront. Qu’un seul attrape un bout de ta jambe, tu tombes, fin de partie.

Non, non ! Pas ça pas ça. Cela ne pouvait être, il détalait comme un dératé. Quoi qu’en fait, il n’y avait que les Anciens pour croire qu’on avait de meilleures performances à la course en ayant subi l’ablation de la rate, ce qui finalement se retrouve sans fondement. Rate ou pas rate, il fuyait. Et lorsqu’il crut la salvation à portée de mains sales, il se trouva nez à nez avec quelqu’un. Cela lui aurait fait plaisir, cela aurait fait son affaire. Si seulement cela avait été une femme vivante, et pas Fanny Delarue, parce qu’elle était censée être dans sa tombe, même si les morts ne respectaient plus depuis plusieurs années cet accord tacite de rester en terre consacrée ou non et de ne pas remuer un petit doigt pour en sortir.

Malgré lui, il stoppa un moment, mais un moment, c’était déjà de trop. Le spectre de Fanny lui décerna une grimace qui le sortit de sa stupeur, puis disparut avec un ricanement éthéré. Une seconde plus tard, il était plaqué au sol sur le dos, chacun de ses membres rapidement maîtrisés par un disciple de Lionel, qui s’avançait vers lui, triomphant. Il reprit son souffle, puis dit :

« J’aime ces instants-là. Ces instants où tout peut basculer… C’est comme les victoires in extremis, il n’y en a pas de meilleures, ni de plus savoureuses. Même si se dire qu’à quelques mètres près tout aurait pu basculer dans le mauvais sens ! Notre Maître sera avec nous cette nuit et les jours qui viendront, petit mouton. Tu vas être la première bouchée du festin que représenteront les faibles et imbéciles de Camp Darwin. J’espère que tu apprécies l’honneur d’être la première victime ? »

Pour toute réponse, Finnigan cracha à la figure de Lionel, qui ne cilla même pas. On pouvait lire la crainte de la mort au fond de ses iris.

« Ainsi, voilà ta dernière contribution au monde. Aussi utile que le reste de ton existence. »

Les rires ne vinrent pas. Plusieurs de ses disciples avaient tiqué à la mention de « festin » réservé au Maître. Leur projet apparaissait de plus en plus comme quelque chose de sordide et pas seulement une tentative pour ramener la vérité à Camp Darwin et chassez le tyran trompeur. Néanmoins, il n’était plus possible de retourner en arrière. Avec l’espionnage de Finnigan, ils avaient atteint le point de non-retour. Ils ne pouvaient pas le laisser en vie, et s’ils le tuaient sans procéder au plan de Lionel, Maverick finirait tôt ou tard par les débusquer et les éliminer, tous.

Lionel, imperturbable, sortit de son vêtement une longue lame tordue, dont le seul aspect apprenait qu’elle n’était pas destinée à un usage noble. Si tant est qu’il fut jamais noble de tuer quelqu’un avec un poignard normal, ou de tuer quelqu’un tout simplement.

« Ceci est un Kriss, mon petit soldat. Un Kriss malais pour être exact, un cadeau du Maître. C’est plus qu’une lame pour voler la vie, c’est une lame de dévotion, une lame qui a soif de sang. »

Et il la posa dans la paume de Maxime, qui avait profité du bref laps de temps de la poursuite pour ne plus penser à sa mise à l’épreuve. Son chef le considérait avec des yeux attentifs.

« Voici, Maxime, un honneur aussi grand. Cette lame, je ta la confie pour ce meurtre sacré, ce meurtre qui sauvera Camp Darwin de la perdition. Ne pleure pas pour cet homme et pense à tout le bien qui en découlera. Nous serions pris pour des assassins alors que nous sommes des libérateurs ! »

Maxime sentit le poids du regard de ses compagnons de secte ; ils n’égalaient pas celui solitaire de Lionel. Ce dernier avait eu raison, bien sûr. Il n’était pas né pour obéir, mais il avait grandi dans un contexte qui l’avait poussé à voir en cela la façon la plus facile de vivre sa vie. On ne se posait pas questions qui pouvait rendre fou. On était aux commandes d’une autorité supérieure, quel que soit le domaine. Et tout se retrouvait bien huilé.

Il ne lui restait que quelques fractions de secondes qu’il ne dépensa pas en vain. Tout ce qu’impliquait les paroles de Lionel, les visions accordée par le Maître rouge, les sacrifices sanglants à venir… Il mit cela et le reste dans la balance, pesa, et fit son choix.

Lorsqu’il frappa, jamais sa main ne fut aussi assurée dans son mouvement.

 

 

La capacité d’adaptation est si formidable qu’elle en devient banale. Qui d’autre qu’eux pouvaient danser et faire la fête au milieu des restes de leur civilisation avec le niais espoir d’avoir échappé à la mort ? Les enfants, eux, jusqu’à un certain âge, sont protégés par le voile de l’innocence- enfin, même pas tous. Mais c’était le cas pour la petite bande qui comptait parmi les fidèles les plus enthousiastes du culte novéliste. C’était un des points qui avait le plus déplu à Lionel, embrigader la jeunesse comme les états totalitaires avaient su si bien le faire, mais pour Osmund, les enfants faisaient accroître la popularité de sa religion toute neuve. Ou peut-être pas si neuve. Elle fermentait en lui depuis toujours, n’attendant que ce signe du destin pour émerger enfin.

Les enfants donc, se réjouissaient comme les autres et voulaient faire partager leur joie de vivre. Pour eux, les zombies n’étaient plus qu’un mauvais cauchemar. Et ils voulaient trouver la gentille Pauline. Ils avaient beaucoup prié pour elle, et elle s’était finalement réveillée et restait vivante malgré l’absence du grand Ash. Ils s’ébattirent dans Camp Darwin, questionnant les gens pour savoir où elle était. Personne n’en savait rien, et ils n’oseraient pas aller demander au Colonel. Alors ils se mirent tous en ronde et réfléchirent. Ils voulaient consoler Pauline : elle le méritait bien. Elle avait été comme une grande sœur pour chacun d’eux. Ce n’était pas bien pour elle d’être malheureuse et seule. Anna finalement proposa d’aller à l’école : c’est là que la jeune blonde avait coutume d’aller quand elle ne voulait pas être dérangée. Ils s’y élancèrent tous, le plus gaiement du monde ; les adultes ne voyaient aucun mal à les laisser gambader tous ensemble. Leur route fut ralentie par plusieurs jeux, et ils arrivèrent finalement  à la porté usée du lieu de savoir. Un jour, il accueillerait un nouvel instituteur ou une nouvelle institutrice.

Anna, pleine d’initiative, poussa la porte qui geignit devant la manœuvre qui faisait souffrir son bois rendu humide par cette drôle de pluie. Ils y entrèrent tous en bon ordre, et après une rapide inspection des lieux et des cachettes, ils virent qu’elle n’était pas là. Ils voulurent donner un gage à Anna pour s’être trompée, quand ils s’aperçurent que la porte avait été refermée et barricadée avec un vieux pupitre. Et devant ce dernier, une silhouette drapée dans des vêtements rapiécés et miteux les observait, le capuchon occultant son visage. Mais elle dégageait une odeur qu’ils avaient déjà senti- une odeur inoubliable. Ce n’était pas la pourriture d’un zombie, ni la fragrance des tissus simplement nécrosés. C’était douceâtre, et un peu acide en même temps. Les enfants se regroupèrent instinctivement, alarmé par la présence de cet inconnu. Certains firent enfin le lien et glapirent qu’il s’agissait du demi-mort qui n’avait pas survécu au rituel de la purification. L’idée paraissait absurde. Et effrayante. Mais est-ce que la chose n’avait pas voulu se faire pardonner ? Est-ce que le Très-Haut l’avait ramenée à la vie ? Dans ce cas, il aurait pu le faire bien mieux avec Ash. Ils avaient du mal à accepter sa disparition.

« Bonjour, mes enfants, fit la voix horriblement rauque de la Ghûl. Vous êtes tous ici, c’est très bien. Il va falloire m’écouter très attentivement. Nous allons participer à un jeu qui ne va pas être très drôle pour vous… »

Ils attendirent qu’elle/il explique, sans pouvoir rien faire, et ne purent y croire. La Ghûl sourit, et s’avança vers eux, bras levés.

Personne n’entendis leurs cris d’épouvante.

Et toujours la majorité des citoyens de Camp Darwin s’oubliaient dans une festivité irréelle, dans des amusements qui auraient fait pitié même au plus arriérés des villages de campagne. Et pourtant, il y avait des morceaux de vrai bonheur là-dedans, au milieu de la bruine vivifiante. Le seul exemple de Burton (qui n’était pas allé servir de garde du corps à Pauline) qui concluait avec Natacha le prouvait, entre autres heureux événements de ce genre. Ne fallait-il pas être simplement heureux d’être en vie ? Le passé s’étendait derrière eux. Ils ne failliraient pas et avanceraient pour l’avenir. Osmund lui-même s’était joint à la fête pour leur rappeler ça, et il jetait des bénédictions à tout va. Ils avaient passé un dur moment, ils récupéraient, ils allaient se relever. Car là était une autre capacité à la fois merveilleuse et commune de l’être humain, sa flexibilité. On essayait de le casser, et il se remettait debout quand même, tant que le point de rupture n’était pas atteint. Oh, cette fois-ci, on n’en était pas passé loin… Mais on l’avait évité, et c’est tout ce qui comptait. Demain serait un jour nouveau et plein de promesses, et chaque année, selon un calendrier en cours d’élaboration pour rester maître du Temps, ce jour-ci serait l’occasion d’une grande fête, la mort de Josh le Traître. La survie de Camp Darwin, oh oh oh ! Il fallait y compter.

Il n’y avait guère que le Colonel, Pauline, Lionel et quelqu’un d’autre pour ne pas avoir la tête ne serait-ce qu’un tout petit atteint par l’ambiance de libération. Maverick guettait les dangers à venir. Jamais il ne pourrait dormir d’une seule oreille. La trahison de Miles resterait à jamais gravée dans son cœur, et toujours il ferait attention.

Mais les autres… Ah, les autres ! Ils étaient ivres de ces moments positifs. L’attente chargée d’angoisse était enfin terminée. Alors, ils s’amusèrent encore plusieurs heures, jusqu’à ce que la fatigue prenne d’assaut leur corps, mais pas trop quand même. Rien d’autre ne comptait que cette bulle hors du temps, et lorsqu’elle se brisa enfin, ils ne pensèrent plus qu’à aller se reposer dans leurs habitations pantelantes. L’esprit grisé, personne ne remarqua que les enfants ne revenaient pas. Personne non plus n’avait noté la disparition des vieux du pays.

Et Maverick ne constaterait la disparition de Finnigan que le lendemain matin au mieux…

 

 

Pauline se réveilla entre deux et trois heures avant l’aube. Elle ne savait pas à quoi attribuer cet éveil soudain. Etait-ce du au changement d’humidité dans l’air ? Elle aurait parié que la pluie légère ne tombait plus. Et elle aurait eu raison. Osmund trouverait certainement une raison à cela, du genre que le Très-Haut avait assez pleuré la perte de son protégé et que justice avait été fait, que le soleil devait se lever sur une aube nouvelle, bla bla bla…

Elle n’avait pas regretté de ne pas avoir assisté à l’oraison funèbre dépourvue de corps à enterrer. Après avoir aiguillonné Maverick sur la piste d’Elisabeth, elle s’était retirée loin des bruits de la fête, des travaux fébriles des prêtres, des agitations des enfants, et du reste. Il y avait  beaucoup moins de monde sur les remparts, depuis que les zombies avaient pris leurs cliques et leurs claques, ou bien qu’ils avaient tous été dissous par la pluie providentielle. Elle en avait profité pour se rendre à l’endroit précis où Ash avait été poussé. On voyait encore que le garde-fou à cet endroit était de guingois. Elle y avait posé ses mains, et fermé les yeux.

Quelles avaient pu être ses dernières pensées ? Y en avait-il eu une pour elle voire plusieurs si affinités ? Elle regrettait tellement de ne pas être arrivée à temps pour être là et empêcher le drame. L’Autre qui croissait en elle aurait pou lui fournir des réponses, lui dire qu’il connaissait le vrai coupable, qu’il avait assisté aux derniers instants supposés de Ash Twilight et qu’ils n’avaient pas été très nobles dans le fond. Des vagissements, des regrets, un semblant d’action héroïque… Il resterait coi là-dessus. La pauvre petite n’admettrait pas de savoir qu’il avait choisi de se suicider. Elle n’aurait pas la tête assez froide pour comprendre que s’il n’y avait pas été aidé, il l’aurait fait pour le bien de tous. Ou peut-être pourrait-elle le découvrir bientôt ? Ah ah… Il ne pouvait risquer qu’elle se mette en colère contre lui et le rejette. C’était si agaçant de devoir vivre aux crochets des autres ! Même s’il s’était donné du bon temps de cette manière quelques fois.

Pauline, elle, n’avait connu sur les remparts mortels que de longs moments de mélancolie. Elle symbolisait dans son esprit sa mort, les zombies qui l’emportaient, pour en faire quoi ? Par sa bouche le Dieu Nouveau avait signifié qu’il bénéficiait de sa protection. Il avait encore tant à faire… Pourquoi le laisser mourir ? Avoir tué Josh d’une manière encore occulte dans ses souvenirs n’était pas suffisant. Elle ne pourrait faire un deuil complet avant d’avoir vu son corps, ou ce qu’il en resterait. Alors elle était redescendue après avoir pensé assez. Le temps s’était écoulé comme de l’eau entre les doigts, et les fêtards repartaient lorsqu’elle s’était apprêtée à regagner son lit personnel dans l’église. Elle regrettait quand même le coussin chaud qu’était Ash… Même s’il aurait été réducteur de minorer son rôle à ce point.

En chemin vers le lieu de culte, elle avait presque hésité à faire un tour à la tente médicale pour voir si Eléonore était là et parler avec elle de ce viol qu’elle avait évoqué. Si ce n’était que quelque chose pour ternir sa mémoire, elle lui ferait savoir le fond de sa pensée.

Là encore, l’Autre aurait pu mettre fin à cette interrogation. C’était lui qui avait pris brièvement les rênes, et qui en avait profité pour bénéficier des faveurs les plus intimes de la charmante infirmière. Ce grand dadais ne lui laissait presque aucune miette de sa vie, rien que des images en noir et blanc, des bruits. Presque pas de vraies sensations qui font tout le sel de la vie et dont il se nourrissait. Il avait eu besoin de cette sortie pour recharger les batteries, et il en avait retiré le maximum. Au fond de lui, Ash n’aurait pas dit non. Lui ne connaissait pas ces manières pudibondes, ces réserves timorées, ces restrictions éthiques pantouflardes. Il n’était pas une bête sans capacité de réflexion mais savait tout à fait bien obtenir ce qu’il désirait. Alors ensuite parler de viol, c’était un peu fort. L’Autre pensait que c’était la honte qui lui avait fait dire cela, et qu’elle ne le regrettait pas en son for intérieur. Lui, par contre, avait éminemment regretté de perdre le contrôle aussi vite. Heureusement, son alliance avec Pauline porterait ses fruits.

La jeune femme était allée tout de go au lit, après avoir grignoté dans les provisions de l’église. Elle pouvait reprendre une vie aussi normale qu’elle pouvait l’être à Camp Darwin, à condition de restaurer ses forces sapées par sa crise de catatonie. Généralement, elle détestait se réveiller en pleine nuit de cette façon. Mais son cerveau, alors que la plus grande partie avait pointé à la sortie pour faire une pause en accordance avec le cycle jour/nuit, avait laissé plusieurs circonvolutions sous tension  pour réfléchir au message caché dans la lettre de Ash, chose à laquelle elle avait songé peu avant de tomber dans les limbes du sommeil.

« Baisse le chagrin, le cœur haut bras au ciel de bleu pur, la chance sourira, statue neutre bienveillante du temps et pèlerin des âmes perdues. »

C’est ainsi qu’il avait conclu sa lettre- et on voyait tout de suite la discordance avec tout le reste. La phrase flottait entre un drôle de lyrisme et une poésie alternative. De toute évidence, c’était là que se cachait le message. Elle n’y voyait rien que elle seule pouvait déchiffrer, et longtemps, le problème resta lettre morte. L’Autre, qui ne dormait qu’un seul œil, lui avait donné un petit coup de pouce en faisant remonter le souvenir du temps où elle vivait, heureuse, avec sa famille, dans une gentille petite maison. Gentille petite maison qui ne devait plus être qu’une ruine desséchée par les vents et rongée par les spécimens 1 et 2. Avec les cadavres ambulants de sa mère, de son père, de son frère, ils étaient très casaniers. Mais avant cela, lorsqu’elle n’était pas pressurée par ses parents pour faire ceci ou faire cela, lorsqu’elle trouvait le temps d’échapper aux contraintes, elle aimait lire un peu. Une fois elle était tombée sur un recueil de nouvelles mettant en scène Sherlock Holmes. Ce n’était pas tant la pure logique qui l’intéressait, mais cette atmosphère spéciale, intemporelle, le bon docteur Watson qui venait à la rescousse, le grand détective qui triomphait presque toujours. Et elle avait apprécié le fait que son seul véritable échec fut causé par une femme, bien fait pour ce grand misogyne.

Parmi ces nouvelles, plusieurs relataient l’utilisation d’un code : le Signe des Quatre, les hommes dansants, l’affaire du Gloria Scott, etc. Et dans cette affaire, un avertissement avait été envoyé dans une lettre, caché par une suite de phrases apparemment anodines. Après réflexion, le violoniste londonien avait trouvé qu’un message très clair apparaissait si on ne lisait qu’un mot sur trois : « Hudson a vendu la mèche, tu dois fuir l’Angleterre », ou quelque chose comme ça.

Et Ash avait utilisé le même système avec un camouflage un peu moins réussi. Il fallait juste lire ceci :

« Baisse le bras de la statue du pèlerin. »

Bien sûr ! Depuis que de l’eau, une eau à la saveur troublante, avait coulé des yeux de la statue, personne n’y touchait, y voyant là un objet béni par le Très-Haut. Comme ça, pas de risque quelqu’un déclenche le bras. Et le déclencher pourquoi ? Généralement, les statues étaient censée faire ce pour quoi elles étaient le plus douées : rester immobile des décennies, des siècles, voire des millénaires, regardant le monde avec des yeux plus ou moins indifférents, à moins de destruction prématurée. Tandis qu’elle quittait son lit, la solution se fit naturellement jour : il devait y avoir quelque mécanisme relié à ce tas de pierre. Bizarre quand même, surtout pour une petite église de campagne qui ne devrait pas mériter d’avoir un passage secret, ou une cache. Elle marcha hors de sa chambre le plus discrètement possible, mais les ronflements sonores d’Osmund prouvaient qu’il avait eu son compte avec les tribulations récentes. La lumière de la lune projetait de faibles ombres fantasques dans la salle principale. Elle se dirigea vers la statue, qui n’était réellement pas une œuvre d’art (pardon Très-Haut), et, scrutant alentour par réflexe, elle abaissa le bras. Qui ne bougea pas d’un pouce.

Additionnant deux et deux, elle pesa sur l’autre bras, qui descendit avec un léger grincement. Le mur d’a côté coulissa alors avec un bruit de frottement de pierre feutré, révélant un escalier qui descendait dans les profondeurs obscures, sans contenir toutefois d’énigme gravée sur un mur dont la solution était la chaussette. Dès qu’elle lâcha l’appendice lithique, le mur commença à se fermer à nouveau. Elle l’abaissa à fond une nouvelle fois, et en deux grandes enjambées, elle était engagée dans le passage. Pendant qu’il se refermait derrière elle, elle constata rapidement qu’elle avait un peu trop agi sur un coup de tête- elle se retrouva très vite dans un noir complet, sur des marches esquintées par le temps.

Ce n’était vraiment pas temps de s’en retourner et de frapper pour appeler à l’aide- à compter qu’on puisse l’entendre à travers l’épaisseur de pierre. Elle continua donc le plus prudemment du monde le long de l’escalier, réfrénant son angoisse. Peu à peu, une lueur apparut au loin. Elle s’y dirigea à pas comptés, tâtant son environnement à l’aide de ses bras sans rien rencontrer. Au bout de quelques pas, son pied rencontra un objet nimbé par faible lueur- une lanterne et son nécessaire pour la remplir d’huile et l’allumer. Quelques rayons de lune filtraient à cet endroit par une mince ouverture au plafond, et laissait entrer un peu d’air de l’extérieur. Avec précaution, elle se saisit de la lanterne qui semblait avoir été laissé là à son usage, et fit jaillir la lumière.

Et la lâcha presque. Elle venait de trouver l’origine de l’odeur qui avait agacé ses narines en entrant dans ce lieu celé : des bouts de corps éparpillés un peu partout dans ce réduit peu ragoûtant à la base. Du sang qui avait fini de sécher depuis plusieurs jours déjà sur les murs. La tête, à quelques mètres d’elle, la narguait des ses orbites creuses. Sans aucun doute ce qui restait de la dépouille animée d’un zombie, impossible de déterminer le sexe- et à quoi bon ?

Inquiète par cette découverte macabre, elle inspecta chaque recoin. Il y avait un petit autel, maculé d’une drôle de teinture qui pouvait bien être du sang très, très ancien. Dans les recoins achevaient de se désagréger des appareils en bois qui ne devaient pas être spécifiquement conçus pour faire du bien à ceux qui en avaient subi les effets. Et là, des fouets dépenaillés ? Un carcan, un vieux brasero, en retrait, un mur équipé de chaînes rouillées et brisées…

Elle trembla légèrement. Qu’est-ce que ce lieu qui empestait la douleur et l’horreur pouvait bien à voir avec son gentil Ash ? Sur certaines portions des murs, il y avait des essais de dessins grotesques qui représentaient des scènes de sacrifice à une entité amorphe. D’autres comportaient des inscription dans ce qui devait être une sorte de langue, un idiome constitué de signes qui par eux-mêmes dégageaient une sensation de terreur. Elle retourna sur ses pas pour fouiller l’entrée, qui n’était meublée que d’un tabouret et d’une sorte de bureau archaïque, sur lequel était posés plusieurs feuillets jaunis, des stylos, un poignard, et la mallette qu’Ash avait repris au Colonel. Elle était fermée. Cela ne posait pas de problèmes : il lui en avait révélé le code. C’était sans aucun doute ce qu’il avait laissé pour elle. La prudence lui dictait de l’ouvrir rapidement, de prendre son contenu, de trouver ce qui ouvrait le mur de ce côté et de s’en aller en moins de deux. Comment est-ce qu’il avait pu passer autant de temps dans cet endroit ? Elle était certaine que c’était là qu’il avait passé son temps lorsqu’il disparaissait mystérieusement. Et que venait faire  le zombie ici ?

Elle voulait comprendre. Elle s’assit sur le tabouret, et commença avec le feuillet le plus proche d’elle, posant la lanterne à côté. L’encre était décolorée en plusieurs endroits, et le papier était usé, alors que l’écriture trahissait une faiblesse ou bien une grande peur.

 

11 juillet 1962

 

Que Dieu ait  pitié de mon âme ! J’aurai depuis longtemps consigner ce que j’ai appris quelque part. La mort viendra pour moi avant que la nuit ne tombe à nouveau. Il ne me reste que peu de temps, car je dois sacrifier autant qu’il le faut à la relation des faits pour pouvoir prier en ce lieu maudit. Je ne crains plus pour mon corps, car la chair, immanquablement, doit faillir, mais j’ai peur que mon âme ne soit capturée par le mal ancien qui règne ici.

Qu’importe mon nom. Il faut juste savoir que j’ai été envoyé ici il y a plusieurs mois pour prendre la place de mon homologue, mort dans des circonstances affreuses. Alors qu’il déclamait l’oraison funèbre à un enterrement, un glissement de terrain l’a emporté dans la tombe. Les pluies récentes avaient enlevé de sa fermeté au sol, et avant qu’on ne puisse l’extraire de ce dernier, il était déjà mort, la bouche pleine de boue. Les vieux du pays n’ont pas manqué de dire qu’il s’agissait de là d’un mauvais signe. J’aurai du m’y fier aussi et ne pas accepter de poste en cette église.

Qu’aurai-je pu dire contre ? Comment aurais-je pu me douter de ce qui se passait ici ?

Oh, pauvres de nous… Dans cette petite ville même avait été arrêté un dangereux tueur, qui avait enlevé et tué plusieurs jeunes femmes vierges- que Dieu les accueillent en Son sein. Il avait finalement été arrêté par les villageois. La police n’eut pas son mot à dire sur la sentence- il fut mis à mort et emporté à un bûcher pour qu’il souffre le martyr. Et pourtant cet instant de vengeance s’était transformé en une scène d’horreur. Le tueur maudit se moquait des flammes qui enveloppaient son corps. Il en riait à gorge déployée, se moquant ouvertement de tous. Jusqu’à la dernière minute, médusant l’assemblée, il les couvrit de malédictions, d’injures, et des récits morbides de ce qu’il avait fait subir à ces pauvres jeunes femmes. Lorsqu’il fut enfin mort, l’angoisse restait dans les âmes.

On n’avait jamais découvert les corps des vierges. L’affaire émut beaucoup, car elle était à la fois terrifiante et grotesque. On eut dit que cet homme était un envoyé du Diable en personne.

Pendant plusieurs années, rien de mauvais ne se passa dans le village, et sans oublier, on s’apaisa…

Jusqu’à la mort de mon homologue, et ma venue ici. Alors, les morts recommencèrent, mais il ne semblait pas y avoir de main humaine derrière tout cela. Le vieil Archie s’étrangla en suçant un os de poulet, une de ses marottes, au moment où la lune était devenue rousse quelques minutes. Sarah trépassa en pleine rue dans un bain de sang, devant un mur souillé par une croix renversée. Myriam mourut dans son lit après avoir déliré des heures en prétendant voir le Cornu partout. Et ainsi de suite… On aurait pu parler de drôle de coïncidences.

Mais depuis la première nuitée passé entre les froids murs de cette église, je faisais de mauvais rêves, et parfois ma tête résonnait de voix ricanantes. Honteux de moi-même, j’eus recours à des techniques d’exorcismes qui chassèrent les visions pendant quelques temps. Il suffisait pourtant que veuille me reposer pour qu’elles reviennent, m’appelant vers un lieu inconnu.

Ce lieu, c’est celui où je vais mourir moi aussi. J’aurai voulu trouver la force de remonter le passage, ce manuscrit à la main, pour que tout soit clair. Je ne peux plus qu’espérer que quelqu’un trouvera à nouveau le déclencheur du mécanisme.  Il m’aura fallu plusieurs semaines et de nouvelles hallucinations, incurables cette fois-ci, pour mettre à jour ce repère infâme. C’était là l’antre où le tueur sacrifiait ses victimes sur l’autel, comme un disciple des ténèbres des temps obscurs… Cette cache est d’ailleurs bien plus ancienne que l’église. Et pourtant elle fonctionne avec elle, c’est évident. Je n’ai pu relier ces inscriptions à rien de connu. J’aurai du parler de ma découverte à d’autres, mais à chaque fois que j’en ressentais le besoin, une force étrange me retenait dans ce lieu oublié du Seigneur. Et je ne pouvais qu’aller plus avant, explorer les sombres secrets de cette pièce souterraine.

Et plus je le fit, plus mon esprit se perdit dans des étendues démoniaques. Les visions s’amplifièrent, des visions de massacre, de chaos, de sang et d’entrailles, d’âmes qui hurlaient sans discontinuer. Je ne saurai jamais s’il s’agit de résurgences du passé ou bien de morceaux du futur, toutefois je prie pour que cela soit le premier cas. C’est ce que simple indiquer un palimpseste en latin que j’ai découvert et dont j’ai fait une traduction hâtive. Il y est évoqué l’existence d’un temple païen à des dizaines de kilomètres d’ici, maintenant enfouis sous terre, reliques d’une peuplade qui n’est répertoriée dans aucun livre d’Histoire. C’est très étrange et l’auteur semblait éprouver une fascination morbide pour cette race mystérieuse. J’ai peur qu’elle ai quelque chose à voir avec ces inscription sur les murs, même si cela ne concorde pas avec le reste. Je n’y comprends plus rien et c’est heureux que je profite de ces minutes de lucidité.

N’eut été ma foi profonde en notre Seigneur, je crois que j’aurai évité la mort mais resté fou toute ma vie. J’ai été piégé par les esprits de cet endroit, il y en a. J’ai regardé l’autel impie, et les visages des jeunes femmes étaient gravés dans sa pierre, ce qui n’expliquait pas la disparition de leurs corps. Il y a ici une vraie sorcellerie, mauvaise, ancienne, qui m’a donné l’impression de retourner au Moyen-Age. J’ai bien peur que son secret soit emporté à jamais. Après tout, est-ce que cela ne vaudrait pas mieux ?

A celui qui trouvera mon cadavre et ces quelques lignes, qu’il détruise pierre par pierre cette cache immonde et tout ce qu’elle renferme, et qu’on accorde à ma dépouille le repos en terre consacrée, loin d’ici. Je ne peux l’expliquer, il faut détruire aussi l’église qui a été corrompue je ne sais comment. Il ne reste aucune trace de Dieu en ce bâtiment. J’espère toutefois qu’il pourra guider mon âme en-dehors de ces entrailles infernales. Il faut tout purifier, tout purifier.

Ma vie s’achève dans ce désert d’incompréhension, seul, dans le froid cœur de la mort. Puisse ce village connaître désormais la paix.

Avant de procéder aux derniers rituels et prières, il me faut encore écrire quelque chose tant que j’ai assez d’énergie pour tenir ce stylo. Cela rendra peut-être ma mort moins vaine. En fouillant, je suis tombé par hasard sur

 

Pauline ne saura jamais sur quoi il était tombé par hasard : le court document s’achevait, non pas sur une tâche de sang ou un vide, mais sur un creux dû à une brûlure du papier. L’angoisse la reprit, même si la mort du pauvre homme datait maintenant de bientôt huit ans. Quelles peines il avait du endurer avant de mourir enfin ! Cette menace invisible qui l’avait rendu fou et l’avait tué lui faisait peur. Etait-ce donc le corps du prêtre qui était en morceaux ? Cela paraissait impossible. Le virus ne pouvait animer des corps mort-mort depuis si longtemps ! Et puis, il ne devait plus y avoir de malédiction ici. Le Dieu Nouveau siégeait sur la terre, non loin du lieu de culte. Ou alors cette pièce oubliée était-elle encore pleine de ce quelque chose ? Elle ne tenait définitivement pas à le savoir. Si Ash avait eu le courage de venir ici souvent, ce n’était peut-être pas si dangereux. A moins que son mal ne vint de la fréquentation trop assidue de cette pièce mortelle. L’un dans l’autre, il y avait de quoi déstabiliser n’importe qui. Elle brassa rapidement les feuillets suivants, tombant sur le parchemin en question et plusieurs notes de Ash, sans rien trouver de convaincant au premier coup d’œil. Un sentiment d’urgence l’envahit, lorsqu’elle se rappela qu’il y avait quelqu’un qui pouvait être au courant de tout : l’Autre. Elle le sonna psychiquement sans ménagement.

On ne peut même plus faire un petit somme tranquille ? Oh, je vois. Tu es arrivée ici.

Qu’est-ce que tu sais de cet endroit ?

Moi ? Rien. Il y venait de temps à autre pour être tranquille et compiler ses résultats de recherche.

Et le zombie ? insista Pauline.

Ecoute, j’ai sommeil, tu devrais aussi, et je ne peux pas te rendre invincible. En plus, il caille franchement, ici. Prends ce qu’il te faut et mettons les voiles avant que quelqu’un ne remarque ton absence.

Avec Osmund qui ronfle et les autres qui sont claqués, il n’y a pas tellement de risques…

Tu n’as pas envie de t’éterniser ici pour autant, hmm ? Je lis en toi, jolie môme. De plus, mon sixième sens tinte. On n’en serait pas là si l’autre grande asperge m’avait écouté ! Alors ne traîne pas.

Bien qu’elle n’apprécia pas le terme de « grande asperge », elle obéit quand même. Elle n’était pas d’humeur à batailler avec lui pour obtenir les bonnes réponses. Elle composa le code de la mallette, et regarda son contenu. Avant qu’elle ne puisse en réaliser l’importance, un grincement de pierre se fit entendre depuis là-haut, bientôt suivi de bruit de pas bottés.

Elle referma le porte-document sécurisé avec un claquement sec, courut dans un coin, et laissa les ténèbres l’envelopper en éteignant la lanterne.

Dans une autre partie du Camp, Maverick lui aussi s’était réveillé quelques heures avant l’aube, pas beaucoup. Sauf que dans son cas, le réveil matinal même pour un militaire, avait été programmé dans la soirée, sans que toute la garnison ne fut mise au courant, et en cela résidait tout l’intérêt de la chose. L’accusation de Pauline avait trotté dans la tête du bon Colonel, et il n’avait retourné dans plusieurs sens jusqu’à trouver la face qui soit en mesure de lui plaire le mieux. Il avait un peu effrayée la donzelle pour qu’elle ne faribole pas, cependant, il devinait aussi dans son cœur que la furie brune avait maille à partir dans ces scarifications. Ce n’était pas une plaisante affaire, car elle lui rappelait la Bête qui avait tué un soldat, un seul pour lui barbouiller le ventre à coups de griffes de son message sanglant. Ash mort, il serait impossible de jamais savoir pourquoi elle avait mis ce « souvenir du passé ». Elle puisque c’était bien femelle, possessive et pleine de rage.

Que Elisabeth en personne se chargea elle-même de ce stratagème qui aurait semé à nouveau la panique à Camp Darwin, il n’était pas loin d’en être certain. L’avertissement encore tout frais qu’il lui avait donné allait se révéler inutile. Il n’y avait plus de temps à perdre : alors que la plupart des citoyens roupillaient gentiment, heureux d’être débarrassés d’un criminel et assurés de s’engager sur un sentier lumineux, il allait mener son opération coup de poing à l’heure où même le coq, s’il n’avait été dévoré par un survivant ou un zombie toujours affamé, n’aurait encore point poussé son chant idiot. Inutile de mettre en place un nouveau procès qui amènerait des complications longues, inutiles, et donnerait le temps à Elisabeth et sa bande de se préparer. Il allait la prendre totalement par surprise, car il avait fait courir le bruit que tous ses soldats resteraient en permission le lendemain, et que lui-même passerait la soirée à se remémorer de plaisants souvenirs en la douce compagnie d’une des rares bouteilles d’alcool qui restait dans la communauté. Il y avait encore un risque, une chose à laquelle Maverick faisait particulièrement attention depuis la trahison peu opportune de Miles ; la présence d’un élément à la fiabilité changeante au vent parmi la garnison qui était sous ses ordres. La plupart des anciens partisans de Miles, qui étaient restés à Camp Darwin et bien désappointés d’avoir vu revenir presque sauf le Colonel, s’étaient pliés avec obligeance au régime renouvelé et à la rédemption de Sandrunner. Sauf que leur conviction ne serait pas allée jusqu’à mourir en l’honneur de Miles, pour ceux qui avaient perçu le mensonge dans l’histoire de l’attaque des zombies en pleine journée. Il pouvait rester encore quelques revanchards aux dents aigues qui n’attendaient que le premier signe d’affaiblissement, la première marque de désordre pour changer leur veste. Sans son psychologue attitré, il avait fait du mieux qu’il pouvait pour discerner les traîtres résiduels au sein de son bataillon loqueteux, n’en avait discerné aucun de façon certaine.

Prudence s’imposait, mais il était trop tard pour procéder à des mises à l’écart préventives. Il ne ferait que réellement perdre la confiance de ses hommes. Aussi s’était-il contenté de passer ses instructions aux personnes loyales, celles qui étaient restées sous son égide lorsque Miles avait pointé son Browning au vilain museau. Bon, ce n’était pas le haut du panier, Mc Hook faisait toutefois un second presque potable, et qui possédait une qualité banale pour un soldat, inappréciable en l’espèce : il obéissait sans discuter. L’intelligence et les initiatives heureuses seraient un luxe dont il devrait se passer. Peut-être enrôlerait-il quelques civils pour les dégrossir et augmenter le nombre de ses soldats ?

Ceux qu’il avait pour l’instant sous son commandement s’étaient levés les uns après les autres, baillant, protestant, se ravisant en entendant le son rogue de la voix de leur chef. Tout cela à pas feutrés, à voix couverte, en prenant moult précautions pour n’éveiller l’attention de personne. En désignant « personne », il ne pouvait s’agir que de la bande de survivants d’Elisabeth, qui s’était arrangée (arrogée ?) pour obtenir un quartier de la partie militaire pour elle et ses suivants. Bien qu’affectant de vouloir s’intégrer, ils affectaient des manières un peu hautaines, comme s’ils avaient fait parti d’un corps d’armée des plus prestigieux au monde. Lorsqu’on leur posait la question, ils restaient des plus évasifs.

N’avaient-ils pas l’air un peu trop bien nourris après une traversés du désert ? On devait les accepter, sans les aimer vraiment. Dans une autre situation, Maverick aurait pesté contre ces discordances, il avait besoin d’une troupe unie, Elisabeth n’avait rien d’un officier (une femme dans l’armée, la bonne plaisanterie !), même si son caractère en imposait suffisamment. Il était temps de lui river le clapet, définitivement si possible.

A ce sujet, l’imagination du Colonel avait paressé sur des étendues oniriques. Comme n’importe quel homme, les hormones le travaillait, et s’il faisait bonne figure, la chaleur venait tout autant aux parties basses. Jusque-là, il n’avait jamais sélectionné de favorite pour ne pas se prendre dans les filets d’un femme qui aurait voulu accéder à une meilleure position en pensant recueillir son « affection » exclusive. Il n’avait pas pu renoncé au commerce des charmes, répugnant à devenir un sodomite comme ces marins des temps jadis, embarqués de longs mois en mer. Non, puisque les femmes ne manquaient, pourquoi ne pas se priver ?

Depuis l’émergence du culte novéliste, aucune restriction n’avait été apportée quant à ces mœurs. On prohibait l’amour contraint d’autant plus en restant assez licencieux pour le reste. Pourquoi ne pas faire d’Elisabeth son jouet, ou celui de ses hommes, pendant quelques temps ? Oh, Twilight n’aurait jamais donné son accord à une telle idée. Tellement barbare, tellement grotesque, semblant ressurgir des passés des soudards qui s’en donnaient à cœur joie durant les guerres. Il ne se considérait pas comme un monstre, mais la bougresse avait étendu des fils manipulateurs un peu partout, les révéler et les couper inciterait peut-être assez pour laisser faire un châtiment aussi bas.

Il avait ensuite abandonné cette idée ; il était censé montrer peau neuve et non pas régresser. De toute manière, il aurait eu trop peur de subir un sort similaire à celui de Josh si jamais il ne faisait pas attention.

Le message était porté à chaque soldat :

« Tout le monde hors de ce qui sert à dormir, habillé et armé dans les minutes qui viennent. Le Colonel a eu a preuve que Elisabeth avait essayé de tuer la gentille Pauline, et il y a de forts soupçons pour que elle et ses hommes aient tenté de comploter autre chose. Trop de mystère autour d’eux, du mensonge certainement. Ils font bande à part et restent entre eux à tramer quelque chose de malhonnête. Camp Darwin a déjà connu trop de souffrances, on ne peut plus permettre que des vies soient mises en danger, encore plus inutilement. Elisabeth et son petit contingent vont être arrêtés avant l’aube, pour éviter toute interférence et ne leur laisser le temps de se douter de rien, car sinon on pourrait déclencher leur plan plus tôt que prévu. Quand tout le monde sera prêt, on se rendra à côté de leur nid douillet, et ils seront encerclés en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. S’ils se rendent sans faire d’histoire, cette affaire sera réglée en interne, sinon, elle sera réglée quand même en interne mais avec le fusil qui crache les balles. »

L’annonce n’avait pas surpris tellement de monde. On se méfiait des nouveaux, encore que cela, c’était commun à beaucoup de groupes recevant de nouveaux arrivants, une proportion non négligeable des anciennement arrivés considérant la bleusaille d’un œil moqueur/méprisant/goguenard/etc. Une chose que vous avez peut-être été amené à expérimenter, ami Laiktheur, que ce soit sur le plan réel ou dans cette étrange sphère virtuelle.

Mc Hook, Burton et Wolf qui faisaient circuler ces paroles essayaient de voir les expressions des gens, sans en déduire rien de consistance en matière de possible trahison. Il faut noter à leur décharge que la lune baissait à l’horizon et qu’il était déjà assez difficile de vouloir réveiller tout le monde dans cette pénombre aveuglante.

Quand toute la petite garnison fut ameutée à l’extérieur en bon ordre, apprêtée pour un possible combat, Maverick grommelait. Ils prenaient trop de temps, et sans se l’avouer consciemment, il ressentait une intense impression de danger, comme si chaque minute passée l’augmentait. Le trio précédemment mentionné resterait à côté de lui pour le protéger, il craignait une mauvaise balle en « friendly fire ».

« Comme aucun d’entre vous n’a envie d’un long discours et comme il n’y en a pas besoin, je vais faire court, dit Sandrunner à voix basse. Contentez-vous de garder l’œil ouvert et les muscles prêts. Il ne devrait pas y avoir de problèmes, mais si jamais ils montraient de la résistance, personne, personne ne devra hésiter à ouvrir le feu. Ne pensez pas à eux comme des compagnons d’armes, ils ne le sont pas, et si Elisabeth se montre sous un autre jour, soyez sûrs que tous ses hommes sont aussi mouillés qu’elle. C’est dommage, tant pis. Au nom de la sécurité des citoyens de Camp Darwin et l’intégrité de notre régiment, nous ne pouvons pas laisser en liberté une nouvelle poche de traîtres. Chassez le sommeil de vos corps et pensez qu’avec cette arrestation, nous aurons vaincu une des dernières épreuves du Très-Haut pour tester nos mérites. Pensez à ceux qui vous sont chers, je compte sur tout le monde s’il faut engager le combat.

Des questions ? »

Il n’y en avait pas, c’était limpide quoiqu’un peu soudain. Personne n’avait l’esprit assez clair pour se questionner trop avant sur la chose, et l’obéissance, bien que situationnelle, était si bien implantée en eux qu’ils allaient faire ce qu’on attendait d’eux sans rechigner. Ceux qui auraient voulu tirer au flanc auraient reçu quelques rappels sonnants et percutants, au cas où.

Juste avant qu’il ne donne le signal de départ, Mc Hook se glissa à côté de lui pour lui chuchoter ces paroles :

« Finnigan n’est pas là, Colonel, je viens de vérifier. Je ne sais pas où il a bien pu se fourrer. »

Sandrunner, lui, le savait fort bien, il n’avait fait part à personne d’autre de la mission du soldat.  Quel manque de clairvoyance ! Il aurait du envoyer quelqu’un d’autre, par sécurité. Finnigan, le plus vraisemblablement, était en train de dormir comme un bienheureux entre les bras d’une femme accorte, mais il n’était pas exclure qu’il lui soit arrivé des ennuis au cours de sa mission. Maverick avait eu l’esprit trop concentré sur d’autres choses pour remarquer son absence. Le problème le taraudait tout de même.

« Nous mettrons cela au clair une fois le soleil levé, répondit le gradé. Inutile d’alerter les autres. Nous continuons comme prévu. »

Il vit la tête de Mc Hook donner son assentiment dans les mirages des ombres.

Ils se mirent donc en marche dans la nuit douce, ombres minces parmi d'autres ombres, paresseuses. Osmund leur aurait certainement dit que leur lumière intérieure suffirait pour les guider dans les masses ténébreuses afin d'accomplir une mission d'intérêt public (du moins, en partie), Maverick, qui réfléchissait toujours un peu plus aux commodités pratiques, choses parfois oubliées par l'Archidiacre et avant lui par Twilight, avait pris soin d'emporter quelques-une de ces bonnes torches militaires, faites pour durer dans les pires conditions possibles et avec des batteries assurant une autonomie d'une longueur qui n'avait jamais été aussi appréciée maintenant qu'il ne fallait plus trop compter sur le service de ravitaillement pour faire le plein.

Inutile de les allumer tout de suite cependant, il ne voulait donner aucune raison d'alerter la bande d'Elisabeth avant la dernière seconde. Il prévoyait qu'une fois acculés et forcés de se rendre, ils n'allaient pas gentiment sortir au-dehors de leur tanière, les mains derrière la tête et les armes jetées à terre, attendant avec un sourire compréhensif d'être jetés aux fers. Quant à Elisabeth elle-même, si elle sentait la plus petite menace pour sa vie, elle n'abandonnerait pas la partie avant d'avoir fait payé le prix fort aux soldats de Camp Darwin, et probablement trouver un moyen de semer la confusion pour se faire la belle.

Dire à ses propres hommes que tout cela ne serait qu'une partie de plaisir était donc en partie un mensonge; il ne voulait pas mettre de pression sur leurs épaules. Ils resteraient dans l'optique selon laquelle ils ne devraient pas rencontrer de résistance. Si jamais c'était le cas, ils se montreraient alors beaucoup plus efficaces et ne feraient pas de quartier. Au cours des siècles, les hommes (et les hommes en tant que mâles, les femmes n'étant pas incluses en l'espèce) ont appris à juguler de mieux en mieux leurs pulsions, en partie dérivées de cette pratique et aussi désastreuse hormone qu'est la testostérone. Une vraie merveille biologique, celle-là. Le fondement de la virilité masculine, responsable des caractères sexuels primaires et secondaires, comme vous ne l'ignorez pas si vous avez quelque souvenir de vos cours en biologie. Une si petite chose qui orienta à l'aube de l'humanité les mâles vers les activités guerrières, saignantes, les poussant à user de violence pour parvenir à leur fin, la loi de la jongle (et pas de la jungle) en somme. Bon, bien sûr, il n'y a pas que ça, et il serait outrageusement simpliste d'expliquer ce genre de comportements uniquement à cause de la testostérone, mais quand même.

Ne vous embrouillez pas et retenez donc que ces bons hommes avaient besoin d'être occupés, et il faut bien reconnaître que la guerre était une de leurs occupations favorites. Vous avez entendu parlé des croisades ? Mais si, vous savez, ces grandes expéditions bénies par les Papes d'alors pour aller défourailler du Sarrasin, du Maure et reconquérir la terre sainte ad majorem Dei gloriam.  Les choses se passèrent bien loin de cette vue pieuse, sachant que nombre des croisés décidèrent de rester là-bas après avoir battu quelques seigneurs locaux, et bien autre que ce but exhorté par l'Eglise, il s'agissait aussi d'apporter un exutoire sanglant à tous ces nobles qui, lorsqu'ils ne menaçaient pas d'entrer en ébullition, passaient leur temps à guerroyer contre les voisins histoire d'avoir un peu plus de fiefs sous leur contrôle, et dégourdir tous les membres de leurs soldats qui se transformaient en soudards imbuvables lors de ces razzia ou invasions en règles.

C'était une bien noire époque pour le Royaume de France, où le pouvoir central n'avait pas une bien forte assise et où les seigneurs passaient donc leur temps à s'étriper joyeusement. Bougre d'hommes qui ne pouvaient rester en place.

Les hommes de Camp Darwin, en partie, éprouvaient parfois ce mordant besoin d'action. Dans une monde voué à la dérive, avec un effondrement complet de l'Autorité supérieur, on était tout aussi tenté de vouloir se donner du bon temps de tripailles. Les zombies s'étaient fait la malle depuis quelques temps, ne laissant que des flaques nauséabondes et des morceaux de chair à moitié dissoutes pour tout souvenir, et construire ne suffisait pas à drainer toutes les pulsions rouges qui se défiaient de l'état physique général. L'exécution de Josh Wilroe, en plus d'avoir un peu apaisé la soif de sang de la populace, avait définitivement renforcé la croyance des habitants. Cependant, à l'avenir, il faudrait plus. Twilight ne lui avait jamais suggéré quelque chose qui aurait pu lui venir à l'idée : organiser des spectacles de sang, tels les batailles d'arène de l'Antiquité, pour maintenir la tranquillité sociale. Ses hommes, surtout, s'étaient lassé au fil des jours de surveiller, vérifier, faire des patrouilles, se méfier d'une attaque de zombies qui ne viendrait jamais... Jusqu'à ce que cette dernière vienne avec fracas et peu de pertes. Oui, Ash, n'aurait sûrement pas approuvé, mais il mettrait en place ce genre de divertissements. On ne pouvait pas avoir éternellement à exécuter des personnes- d'abord il fallait souhaiter ne plus avoir de traîtres, et surtout la démographie finirait par s'en ressentir. Le climat de confiance avait été altéré par soubresauts, et semblait s'installer enfin. Il serait temps, au contraire de ses premières règles, de toute faire pour mettre enceinte le plus de femmes possibles. Il n'aurait qu'à sonner Osmund pour qu'il lui sorte de son missel de nouveaux rites et fêtes de la fertilité. A chaque fois que c'était possible, il se servirait du culte Novéliste pour renforcer ce qui devait être accompli pour la communauté. Pour ce qui était de faire des enfants, il ne se faisait pas trop de soucis pour que tout le monde s'y mette avec joie, voire répète l'opération, juste pour être sûr. Une politique nataliste était une option obligatoire pour relancer la machine. S'occuper des enfants serait un autre problème...

Et pour le moment, le seul qui occupait son esprit était la partie de la relativement petite zone militaire qui se profilait difficilement devant eux. Malgré lui (alors que les viscéromoteurs se fichaient généralement de ce qu'il pouvait en décider) son rythme cardiaque augmentait de quelques battements par minute. Peut-être n'était-ce l'effet qu'une poussée d'adrénaline ? Oui... Une excitation par avance. En vérité, il ne désirait même pas garder Elisabeth pour lui ou bien la livrer à la vindicte populaire. Depuis la première fois qu'il l'avait vu, venue frapper à leur porte pour une combine dont il ne saurait vraisemblablement jamais toute la portée, il l'avait prise en grippe. Il avait du faire appel à tout son self-control dûment renforcé par Twilight pour ne pas céder certaines fois, et serait intervenu encore plus rapidement sans cela.

En vérité, il voulait que cette intervention normalement de pure prévention, se transforme en exécution sommaire. Il aurait tous ses hommes pour confirmer la chose, et si la furie devrait trépasser avec tous ses rigolos, personne ne ferait d'histoire. Ils recevraient même la bénédiction du Très-Haut a posteriori.

Autour de lui, les hommes échangeaient des paroles empressées. Ils n'avaient qu'une hâte par très glorieuse pour des soldats : se recoucher après cette fête qui en avait vidé plus d'un. Le cas échéant, Maverick savait qu'ils retrouveraient assez d'énergie pour mitrailler sans modération. Il s'agissait de traîtres en puissance en face.

Ils se retrouvèrent finalement au lieu dit, après une courte marche. Burton fit signe de s'arrêter, et Maverick se posta en avant.

"Elisabeth ! tonna-t-il de manière se faire bien entendre d'eux, tout en ne poussant pas assez fort pour alerter les civils, qui, de toute façon, devaient être de roupiller bien gentiment. Ici Maverick. Désolé de vous réveiller à cette heure indue, mais il est temps d'arrêter la partie. Je suis désormais certain que c'est vous qui avez essayé de tuer la jeune Pauline. Et trop de bruits, de petits indices, d'erreurs, me font penser que ce n'était pas la seule fantaisie que vous vouliez vous permettre. Vous avez été acceptée généreusement ici, Elisabeth, et même si vous m'avez sauvé la vie, cela ne vous donner aucun droit pour mener vos petites manigances dans votre coin et sous mon nez. Je vous ai prévenue il y a quelques heures. L'idée de la fête n'était pas seulement de détendre l'atmosphère après la mise en scène, mais aussi de voir votre réaction. Bous en avez évidemment profité pour vous calfeutrer avec votre petite troupe, sûrement pour mettre au point je ne sais quel plan de votre part.

Il y a quelques semaines, si j'avais repéré quelque chose de ce genre, vous et vos hommes seriez déjà tous morts avec assez de plomb dans le corps pour vous lester au fond d'un lac. J'ai changé, et vous allez avoir l'occasion de me prouver que mes craintes ne sont pas aussi graves que cela. Je vous donne une minute pour tous sortir en ordre et dans le calme. Vous serez tous traités équitablement."

Ha, ha ! Tu parles. Il avait fait exprès de dire les choses de telle façon qu'ils se méfient encore plus. Aucune agitation audible ne se fit entendre depuis le bâtiment. Les secondes s'écoulèrent lentement, les doigts se crispèrent sur les armes. S'ils n'avaient rien à se reprocher, ils devraient déjà être en train de sortir sans faire d'histoire. Le Colonel n'avait-il pas dit que ça devrait se passer en douceur ?

Le Colonel en question grimaça. Qu'ils ne se rendent pas immédiatement- c'était tout à fait logique. Mais n'entendre absolument aucun bruit, c'était déjà plus dérangeant. Au pire ils devraient être sur le qui-vive, à chercher comment démarrer une réplique assaisonnée au plomb, au mieux, essayer de fuir (quoi que, pour aller où ? Lorsque l'ennemi est désespéré, il faut toutefois s'attendre à tout). Toute chose qui requiert inévitablement la production d'ondes sonores. Circonspect, il reprit la parole.

" Je ne plaisante pas, Elisabeth. Si vous persistez dans votre silence, les choses vont mal se passer. Et personne n'a envie que ça se déroule ainsi. Je vous donnez une autre minute pour sortir de vos cachettes. Passé ce délai, nous allons venir vous chercher nous-même."

Toujours pas de réponse, ni de bruit. Cette nouvelle minute passa dans les oubliettes du Temps avec une anxiété renouvelée. Il sentait l'agitation autour de lui. Les choses n'allaient pas se passer en conformité avec ce qui était prévu. Et cela ne pouvait vouloir dire qu'une seule chose : une intervention musclée.

En tout cas, c'est ce qu'annonça avec fermeté Sandrunner en indiquant aux soldats dont il pensait la loyauté sans faille de le suivre pour enfoncer la porte, torche allumée et armes prêtes à cracher quelques pastilles efficaces contre toutes les douleurs. Une fois à l'intérieur, il ne fallut pas longtemps à tous ceux qui étaient présent pour constater...

... qu'il n'y avait absolument personne. L'endroit avait été vidé de son contenu, et même nettoyé assez proprement. Peut-être pour mettre encore plus en évidence la feuille de papier jaunie qui trônait au centre d'une table. Burton était désemparé, encore plus que son supérieur. Non seulement par cette absence inattendue, et surtout par le fait que s'ils avaient pu échapper à leur sanction, ils devaient avoir été au courant de cette dernière, même si cela semblait impossible autrement que par lui ou quelques autres. Cela, c'était au pire : Maverick pouvait très bien perdre son sang-froid et croire qu'il était en train de faire son petit Miles en herbe. Au mieux, il émettrait des doutes sur sa compétence. Des doutes qui pourraient mettre fin à beaucoup de choses.

Mais Sandrunner ne lui portait aucune attention. Il se dirigea, tel un automate qui aurait de la mélasse dans les rouages, vers la table, et se saisit du document solitaire d'un geste étrangement lent et fluide.

" Ouuuuh mon petit Maverick, je sens que c'est toi qui va lire ceci. Forcément. Tu n'auras pas pu résister à la tentation de venir avec tes hommes en espérant me coincer pour n'importe quelle raison sortie de ta fichue parano. Ne sois pas trop déçu, tu n'avais aucune chance que cela se passe ainsi- je ne t'expliquerai pas pourquoi, tu n'y croirai pas. Malgré ton beau jeu d'être un repenti, tu restes les pieds sur terre.

Comment dire ? Tu t'es fait avoir depuis le début. Tu ne serais plus qu'une de ces pauvres loques pourries attendant le prochain repas, si je n'avais pas deviné que Ash voulait que tu survives. Et finalement, c'est mieux comme ça, non ? Une petite pincée d'espoir en plus pour gonfler ton cœur alors que tu étais toujours un cadavre en sursis. Ash en valait dix comme toi, petit Colonel. Maintenant qu'il est mort, peut-être à cause de toi, je n'ai plus de raisons de rester ici. De toute manière, tu ne croyais pas que mon équipe et moi allions rester dans votre gourbi de bouseux très longtemps ? Ce n'était qu'une étape, et la fête est finie.

Pour toi, et pour tout le monde.

Puisqu’il n’est plus, il ne sert à rien de continuer à feindre de m’intéresser à ce rassemblement loqueteux. C’est uniquement parce qu’il avait l’air investi dans votre petite communauté atrophiée que j’ai voulu prêter la main. Le reste des raisons de ma présence ici n’atteindront jamais tes vieilles cellules grises, Maverickounet. Si mon timing est bon, tu mourras peu après avoir lu ces dernières lignes, et si ce n’est pas le cas, il sera de toute façon trop tard pour redresser la situation.

Très indifféremment vôtre,

 

- Elisabeth Forsythe. »

 

Dire qu’à la prise de connaissance de ce court texte manuscrit, Maverick était quelque peu décontenancé, aurait été un doux euphémisme emballé dans du velours. D’un côté, cela concrétisait tous ses doutes et lui faisait bien voir que ses premières intuitions avaient été les bonnes- léger sentiment de satisfaction. De l’autre, il restait confus sur cette histoire de mort prochaine et de fin de l’aventure en général. S’il y avait un quelconque piège explosif artisanal dans la pièce, chose peu vraisemblable, c’était le bon moment pour tous les effacer de la trame de la réalité dans une déferlante soudaine de flammes  brillantes. Il se força donc à conserver son calme en dépit de la rage qui, partant de son esprit, commençait à se transcrire en équivalents neurochimiques. Ses mains, particulièrement, trahissaient légèrement ses émotions intérieures.

Ses mains ?...

Pris d’une certaine intuition, il porta la feuille près de son nez et huma le plus doucement du monde. Il y avait une très faible trace d’une odeur qui n’avait rien à voir avec le papier, quelque chose de… Végétal. Le reste s’enchaîna en une suite logique dans ses circuits cognitifs : annonce de mort prochaine+lette où les vraies intentions sont révélées+odeur végétale = papier empoisonné. Dans sa jeunesse, lorsque lui et sa compagnie allaient de part le monde dans des endroits exotiques, il avait conçu un certain intérêt pour le poison. Le profane n’imaginait à combien de produits le pauvre corps humain était sensible à un niveau létal, combien de substances en si petites doses pouvaient arrêter une fonction vitale.

Son intérêt prit rapidement une tournure pratique : se protéger de tentatives de meurtres, et se débarrasser de toute personne qui montrait trop de passion à rester dans son sillage. Par la suite, lorsqu’il avait grimpé les échelons militaires selon son souhait, il avait arrêté l’utilisation de cette aimable marotte, autant par raison de prudence que par perte du plaisir d’éliminer un ennemi. Lorsqu’on allait pour la première fois au combat, arme à la main, on se sentait pousser des ailes- une aura d’invincibilité qui coupait la peur. Sainte adrénaline ! Il avait rapidement perdu goût, à mesure qu’il s’éloignait du combat, à cette joie sauvage des affrontements. Il fallait garder la tête froide pour commander.

Toujours était-il qu’il avait conservé des souvenirs de son ancien intérêt pour les poisons, et bien qu’il ne s’en rappelât pas les noms, il savait très bien que plusieurs d’entre eux, tirés de plantes, pouvaient s’insinuer dans le corps de la victime par simple contact capillaire. Sous les regards incompréhensifs de ses hommes qui avaient fini de s’assurer que ceux qu’ils cherchaient avaient décampé, il reposa à nouveau ses yeux sur la feuille de papier piégée, la main encore plus tremblante, non plus de colère, mais de peur.

Tout ce qui l’avait séparé d’une mort rapide et convulsive, c’était la bonne épaisseur en cuir de son gant noir. Twilight lui avait déconseillé de les porter si souvent, arguant que cela lui donnait un aspect plus fermé, moins apte à plaire, de la façon dont son corps était encore moins exposé. Il n’avait pas pu se départir de cette habitude, un tout petit truc, qui arrivait à lui donner plus de confiance. Et aussi une reviviscence du temps où il manipulait des poisons. On ne pouvait pas se permettre de prendre le moindre risque avec ce genre de substances, à moins d’aimer laisser sa vie régulée au hasard ou bien d’avoir son testament signé pas loin de soi.

S’il avait été d’inspiration un peu plus religieuse, il aurait presque vu là un nouveau signe du Très-Haut. Et une incitation implicite à ne plus jamais amoindrir sa foi.

« Tout va bien, Patron ? » demanda presque timidement Burton, confus lui aussi par cette situation, bien que pour d’autres raisons.

La question coupa la demi-stupeur de Sandrunner, qui chiffonna la lettre et la jeta dans un coin, en jetant un bref coup d’œil dubitatif à son gant salvateur.

« Pas besoin de parler aussi bas, Burton. Il est clair que nos oiseaux ont quitté le nid, et qu’ils sont donc coupables. S’ils sont assez fous pour tenter quelque chose à l’intérieur du camp, ils déchanteront très rapidement. Et s’ils tentent de fuir en pillant le maximum de nos ressources, il doit encore être temps de les rattraper. Rassemblez tout le monde et faites sonner l’alerte, que quelqu’un aille à la tour pour activer le mirador. Qu’un autre aille avertir Osmund au plus vite, pour qu’il secoue les citoyens. Mc Hook, prenez quelques hommes avec vous et allez rendez-vous immédiatement à la grande porte. Nous devons… »

La fin de sa phrase se perdit dans les sons multiples d’une série de déflagrations qui colorèrent le ciel encore enveloppé dans une chape de fin de nuit.

On aurait dit que le Diable lui-même vomissait des langues de flammes pour embraser ce petit point sur la carte qui faisait de la résistance…

 

Lionel sourit en voyant les flammes s’élever vers les étoiles, son cœur était joyeux en entendant les cris qui résonnèrent peu après. Oh, il n’aurait pas fait cela lui-même, bien entendu ! C’était bien mieux que cette Elisabeth, qui était aussi inféodée au Maître rouge, s’en charge avec son équipe de plaisants musclés. Ils n’avaient pas eu à communiquer directement, et ainsi, n’éveillèrent jamais les soupçons de ce fantoche de Maverick. C’est le Maître qui avait servi d’intermédiaire enthousiaste. Il devait être au comble du délice, maintenant. Le kriss qu’il lui avait donné avait goûté le sang de plus d’une demi-douzaines de personnes déjà- des faibles d’esprits, de biens pauvres éléments, qui reflétaient la médiocrité du jugement de Maverick pour la composition d’un cheptel de survivance. Des esprits d’argile mous sur lesquels le novélisme avait laissé une empreinte facile. Qui ne pouvaient voir la vérité lorsqu’elle dansait dans son plus simple appareil devant eux, avec des néons sur la tête ! Imbécile.

Il ne regrettait pas les victimes de cette fin de nuit délicieuse. Il espérait juste qu’il resterait assez de monde pour former un potentiel reproductif suffisant. Le Maître lui avait assuré que les femmes seraient aussi fertiles qu’on pourrait le souhaiter, car il encourageait les plaisirs de la chair. Lionel n’avait pas eu le temps de se voir glisser sur un pan au-delà de la raison, et le Diable en riait encore, tout heureux de ce plaisir ineffable de prendre pour lui une âme qui s’accrochait encore, il n’y a pas si longtemps, à des croyances moribondes. Cela n’avait pas été si facile, et heureusement. Il avait du bataillé pour changer sa façon de penser, et le plaisir n’en avait été que plus grand.

Il avait suffi de lui dire toute la vérité sur lui pour le convaincre de son essence supérieure, puis le cajoler dans le bon sens du poil, en lui faisant accepter de petits changements dans sa foi- changements progressivement de plus en plus grand. Malgré tout ce qu’il pouvait dire et raconter grâce à sa verve améliorée, Lionel souffrait d’un péché très commun parmi les mortels : la vanité. Bien sûr que tu veux voir surgir la vérité, mon cochon ! Encore plus hypocrite que Maverick. Il était tout à lui, à présent. Loin dans les Lymbes, Nekroïous lui ayant interdit d’intervenir plus avant après la facilitation des explosions, il regardait Lionel mener sa bande de chaotistes entre les maisons, réveillant les groupes de citoyens, un par un. Le sommeil ne résistait pas longtemps à la vue de l’agitateur qui brandissait sous votre nez un long coutelas noir et ocre, d’autant plus qu’il n’avait plus qu’un œil. Son orbite gauche n’abritait plus qu’un globe oculaire crevé, qui irait bientôt purulent, occulté par un bandage rougi.

Damné Maxime ! Il n’avait pas été assez vif. Le traître l’avait attaqué, et un peu de plus, aurait réussi à enfoncer la lame à travers son crâne. La perte de son œil n’avait que décupler son fanatisme. Horrifié autant par son geste que par l’échec de ce dernier, Maxime était resté pantelant, hésitant une nouvelle fois à cause du choc.

Lionel, lui, n'avait pas tergiversé bien longtemps. Ignorant les conséquences de sa blessure défigurante, il reprit l'arme à la lame tordue d'un geste vif, pour la planter droit au cœur de cet être fallot. Avait-il presque lu une étincelle de soulagement dans le regard agonisant de Maxime ? Pourquoi pas ? Il avait peut-être peur de ce qui allait lui arriver après la mort après avoir brandi le kriss à l'odeur pas très novéliste, en tout cas, il n'aurait plus aucun choix à faire pour son existence mortelle. Sûrement un grand soulagement.

Finnigan avait bien tenté de profiter de ce retournement de situation pour échapper à ses tortionnaires, momentanément médusés. Un simple relâchement de pression, et le voilà qui repartait de plus belle, si proche d'un endroit sûr. Pas bien loin cependant. Lionel, le sang coulant horriblement de son orbite énucléée, totalement maître de lui-même, lança le kriss qui alla se ficher avec une sorte de rugissement gourmand dans la cuisse de Finnigan, qui s'écroula à demi par terre, pantelant.

S'avançant sans se presser, le gourou ferra sa proie alors qu'elle tentait d'extraire le fer froid de sa chair blessée. Lionel l'y aida, et ses disciples purent assister avec une fascination morbide croissante à la mise à mort du soldat. La lame projetait la frustration et la colère du détenteur sur le corps de ce serviteur de Maverick, lui enlevant quelques lambeaux de chair par-ci par-là, tel un peintre pris d'une frénésie artistique. Une nouvelle touche ici, une nouvelle rigole de sang qui s'ouvrait là, répandant toujours plus du liquide rouge de vie. La ballade du kriss, qui paraissait ronronner de contentement à chaque nouvelle incision, continua bien au-delà des limites de la douleur.

Lorsque la gorge fut tranchée, l'esprit de Finnigan était déjà bien ailleurs. Plus que la honte d'avoir échoué dans la dernière partie de sa mission, il regrettait de ne pouvoir continuer une presque gentille vie avec une presque jolie femme ici, dans ce bastion qui défiait les Hordes et qui entendait bien partir d'un bon pied sur le chemin du renouveau. Un vague élan de peine pour ceux qui ne seraient pas alertés du danger, puis, rien de plus que le Vide.

Une fois sa dernière exhalaison rendue, le kriss donna de nouveau l'impression d'exprimer un contentement qui n'aurait pas du être possible pour une arme blanche, même pour un objet envoyé par le Maître. La lame remuait légèrement, on pouvait presque l'entendre réclamer de nouvelles gorgées de sang soyeux. Et Lionel allait la nourrir.

Il n'y avait désormais peu ou prou de limites à ses agissements. Ses suivants s'en rendirent bine compte, et après une réflexion aussi intense que brève, jugèrent qu'il n'était plus temps de faire amende dans un autre sens, surtout si cela devait aboutir à finir comme Maxime.

Ils avaient disposé du cadavre, puis leur plan avait débuté. Ils passaient de maison en maison, réveillant les occupants et leur offrant les vérités du Maître. Tout était mis à jour, aucun secret ne subsistait. Nul péché, nulle chose qui provoquait des affects négatifs chez les personnes n'était hors de portée de Lionel. Tous les ingrédients pour le chaos étaient déjà implantés depuis longtemps en eux, il suffisait d'une petite étincelle pour transformer ces émotions couvant en défilés panachés de violence. Les premières incursions des Hordes avaient déjà prouvé que le vernis social est quelque chose de bien fragile. Il l'était encore plus dans une micro-société qui avait affronté plusieurs crises importantes et qui ne devait sa pérennité qu'à un équilibre qui pouvait toujours être remis en question.

Ah, pourtant, en son for intérieur, l'être humain aspire à la franchise, la vérité ! A trop refouler ses désirs, à trop nier ses véritables pensées, à trop refuser d'accepter les choses telles qu'elles surgissent hors de notre esprit, c'est le creuset où se forment la plupart des pathologies mentales. Ce que nous faisons de nos pensées est extrêmement important. Bien sûr, à vouloir toujours être franc et dire le fond de notre pensée en toute occasion, il ne pourrait pas y avoir de relations sociales stables. Pour autant, était-ce une raison pour tant verser dans l'hypocrisie et le mensonge ?

Lionel et ses messagers débarquaient et délivraient une thérapie de choc. Levées de tous les dénis ! Déshinibitions totales ! Il leur faisait toucher du doigt, guidé par la main de son Maître, les faits qu'ils se cachaient à eux-mêmes, et les méfaits qu'ils cachaient aux autres.

Les réactions furent diverses. Après avoir entendu ses propres vérités, il était difficile de ne pas ajouter foi aux dires de ce prédicateur borgne. Il avait déjà dit beaucoup de choses, ces jours derniers, qui portaient l'accent de la véracité. Sortant à peine d'un trop court sommeil, il était difficile de se décider rapidement- c'est là qu'intervenait le kriss, à la vue duquel la pensée devenait soudainement beaucoup plus rapide. Parfois, lorsque cela touchait à des affaires graves à l'intérieur du groupe occupant un logement plus ou moins en bon état, il n'y avait rien besoin de faire : ils se querellaient assez bien entre eux. Si l'effet catharsique était assez important, alors on pouvait assister à des épanchements de sang fort réjouissant. Si les révélations concernaient d'autres personnes extérieures au groupe, alors certains quittaient la vision de ces émissaires incongrus pour aller vérifier de visu. Alors ils rencontraient un des hommes d'Elisabeth. Ils se comprenaient d'un regard, et une arme changeait de mains. Pas à chaque fois, néanmoins. Il fallait seulement créer assez d'agitation pour tenir occupée les troupes de Maverick qui finiraient par arriver bientôt : il n'était pas nécessaire de visiter tout le monde.

Cela n'empêcha pas Lionel de graver une version blasphématoire du symbole du culte novéliste sur une nouvelle porte, porte qui devait être celle d'une ancienne boulangerie, et d'entrer avec fracas. Comment réagiraient ceux-là ? Il espérait recruter ici d'autres fidèles de la dernière heure, pour leur croisade brève et intense. Peut-être  ne trouverait-il que d'autres moutons stupidement loyaux envers les préceptes d'une religion naissante, des moutons qui ne seraient plus bons qu'à être égorgés. Ou de cette espèce tout aussi méprisable qui refuse de voir la réalité en face, même si on la lui sert sur un plateau d'argent. Bon, d'argent avec un peu sang autour, d'accord.

Il n'y avait que des femmes ici, bien sagement endormies chacune sur ce qui pouvait vaguement ressembler à un lit. Ses suivants n'avaient plus besoin d'instructions orales, et les éveillèrent sans ménagement. Elles marmonnèrent, se plaignirent, puis poussèrent des cris d'effroi en voyant le couteau teinté d'ocre se balader près d'elles. Par geste, on leur intima le silence sous réserve de mesures aussi implicites que terminales. Craintivement, elles se rassemblèrent pour essayer de trouver un brin de réconfort, ensemble, face à cette apparition qui leur paraissait presque diabolique- et elles étaient plus proches de la vérité qu'elles n'auraient pu le deviner.

" Bonsoir, bonsoir, mesdames et demoiselles ! commença-t-il en levant les bras en une sorte de geste de bienvenue peu cohérent. Effacez les rides du sommeil, oubliez vos beaux rêves et écoutez-moi bien. C'est un des plus grands moments de votre vie qui s'annonce ! Je vais vous faire cadeau d'une chance unique. Vous allez être purgées de tous vos mensonges, de toute la crasse de votre esprit. Vous allez en ressortir neuves, prêtes à être les fondements d'un Camp Darwin ancré dans une nouvelle ère. Vous allez bientôt comprendre, comprendre à quel point vous n'avez été que des jouets entre les mains du Colonel."

Il tint sa promesse, et offrit à chacune sa vérité personnelle, sa vérité, et celle du Maître. Il parlait d'une voix où l'on sentait des harmoniques qui n'auraient pas du être produites par des cordes vocales humaines, il pénétrait les recoins les plus intimes de leur esprit, produisait des effets au-delà de la raison atteignant la partie la plus pulsionnelle de leurs êtres et de leurs âmes. Une seule trouva la force de ne pas sombrer dans une stupeur brusque ou de se laisser aller aux dires de Lionel, et alla jusqu'à s'opposer à lui en empruntant des paroles à Osmund. Les disciples du Diable retinrent leur souffle.

Le kriss déclama son chant funèbre et alla s'abreuver droit au cœur de l'impudente. L'ancien catholique se sentait réellement vivre, comme s'il n'avait vécu tous ces moments et survécu à toutes les horreurs de l'Infestation que pour ces moments de folie.

Je tue, donc je suis !

" Voyez ! clama-t-il, le regard de son oeil unique étrangement captivant, alors que de sa main droite qui tenait la lame maudite, coulaient des filets de sang. Votre Très-Haut n'est qu'un pauvre épouvantail, un os qu'on vous a donné à ronger pour mieux vous manipuler ! Il n'a aucune consistance, aucune réalité. Osmund est le maître des belles paroles, et là encore, ce n'est que pour mieux vous embobiner. Enlevez les écailles sur vos yeux ! Je vous propose maintenant de vous libérer de vos chaînes. Les prétendus miracles du Très-Haut ne sont que de la poudre aux yeux, alors que je viens de vous dévoiler des choses que nul autre que vous-même ne pouviez savoir. Je ne base pas mes paroles sur du vent. Camp Darwin changera à jamais avant que le soleil ne soit levé, et nous avons besoin de chacun et chacune pour combattre le Colonel félon. Ne prêtez plus aucune foi à ce Très-Haut ! A-t-il sauvé Ash Twilight ? Non ! Nous a-t-il protégé des attaques des Hordes ? Non ! Est-il intervenu pour sauver cette femme qui se dit dévote novéliste ? Non !

Suivez-moi et coupons le mal à sa racine, ou bien restez, et lamentez-vous sur votre faux dieux."

Les deux survivantes échangèrent un regard incertain. Tout se passait bien trop vite et dans un cadre irréel pour laisser leur raison parler. A nouveau un de ces choix les plus simples qui soient, et qui sont aussi les plus tentants : une récompense possible ou bien l'abandon et peut-être la mort. Après une brève concertation silencieuse, elle se rallièrent au meilleur parti. Il n'y avait en tout cas rien à rechercher à agir comme leur défunte amie.

Lionel sourit- un spectacle pas très plaisant, à moins d'être amateurs de grimaces qui faisaient penser à l'extase d'une tête de mort.

Au-dehors, le chaos commençait à s'installer de plus en plus vite. Le frère tuait le frère, l'ami tuait l'ami, avec de sérieux coups de pouces. Le pouvoir de la destruction détruit avec mépris ce que création met des mois, des années, des décennies à bâtir. Des habitants sortaient, réveillés par le vacarme, pour se heurter à des rixes un peu partout. La folie se répandait de plus en plus. Les troupes de Maverick tentaient d'approcher, ne sachant à quoi s'attendre... Mais Lionel savait qu'elles devraient d'abord s'occuper des incendies qui avaient éclos en divers endroits, et certains proches de réserves très sensibles aux flammes. Il avait encore bien le temps de continuer son prosélytisme éclair. Bientôt il irait jusqu'à l'infirmerie où Elisabeth devait avoir laissé des armes à son intention. Il irait les récupérer, sachant qu'il ne resterait guère plus que ça comme objets dans la tente médicale. Tous les médicaments et les drogues avaient déjà du être soit répandus dans les réserves d'eau avec des conséquences rigolotes, soit administrés de force à une partie de la population. Quant à l'infirmière, qui savait ce qu'il était advenu d'elle ? Peu lui importait. Une fois armés, il savait très bien où se diriger.

 

" Je sais très bien que tu es là, petite."

La phrase tomba comme un couperet qui rafraîchit la température de son corps. Son système cognitif catégorisa rapidement l'origine de la voix : il s'agissait de celle de l'enseigne Rat. Une personne un peu plus plaisante que ne laissait  préjuger son nom de famille, ce qui n'expliquait pas pourquoi il était allé la suivre. C'est Burton qui aurait du assurer sa protection... Non ?

Un rai de lumière passa à quelques mètres d'elle, puis repartit explorer la première partie de la pièce souterraine.

" Allons, ne joue pas au plus futé avec moi. J'étais là à attendre dans l'ombre, tu sais ? Je me doutais qu'il y avait quelque chose qui clochait avec cette statue. Aussi quelque chose avec l'autel aussi, d'ailleurs. Jamais trouvé quoi... Tu viens de résoudre un problème pour moi. Pourquoi ne pas sortir pour discuter tranquillement ? Je ne te veux aucun mal. Ce qui n'est pas forcément le cas d'autres personnes..."

Pauline ne se laissa pas abuser par la tentative maladroite et réduisit le bruit de sa respiration à un échange d'air si ténu qu'il ne serait même pas audible à deux pas. Rat avança un peu, elle entendit un bruit de papiers brassés : il avait trouvé le 'bureau'. Un léger déplacement lumineux lui indiqua que sa lampe s'orientait maintenant vers les chaînes brisées.

L'enseigne émit un sifflement.

" Hé bien, il ne plaisantait, pas ton homme... Qu'est-ce qu'il pouvait bien fabriquer ici ? Il y a des traces de sang séché et de chair pourrie sur ce mur. Petite, je vais te faire une proposition. Approche toi sans faire de bêtises, et je t'emmènerai loin d'ici en toute sécurité. Crois-moi, il va rapidement ne pas faire bon vivre par ici. Et ne crois pas que Osmund ou Maverick se préoccupent réellement de toi. Maintenant que le bon prof' est mort, tu ne vaux plus rien à leurs yeux. Tu seras sacrifiée à la première occasion, s'il le faut. Et aussi, je n'ai pas envie de me recevoir un méchant coup sur la tête pendant que je serai en train de récupérer les affaires de Twilight."

Récupérer ses affaires ? Pauline n'appréciait pas la chose, ni cette histoire de l'emmener ailleurs. Comment pourrait-il faire cela ? Et pourquoi est-ce qu'il parlait un peu comme la Ghûl ?

Les pas s'avancèrent un peu plus près de la seconde partie de la salle, accompagnés de la lumière inquisitrice.

" Pas bien gai non plus, l'exposition de peinture du coin... Je ne sais pas toi, mais je ne resterai pas ici très longtemps. Ne rend pas les choses difficiles. Tout deviendra clair si tu veux bien arrêter de jouer à cache-cache. De toute façon, si tu continues à ne pas répondre, je vais bien finir par te trouver, et si c'est moi qui doit venir à toi, je ne serai pas très content."

Tandis qu'il parlait, Pauline s'était déplacée avec des mouvements lents et fluides de l'autre côté du réduit qui contenait l'autel macabre. Bien lui en prit : quelques secondes plus tard, le rayon de la torche se projetait à l'endroit où elle s'était tenue il y a peu. Rat poussa un grognement de mécontentement.

" Tu ne me fais pas confiance, hé ? Je vais te donner un scoop : moi non-plus. Ce Twilight aurait tué son prochain s'il l'avait fallu. Je pense que tu es capable de faire la même chose, juste parce que tu poses plein de questions sur moi en ce moment. Au moins tu ne l'as pas deviné, je ne suis pas que le gentil soldat un peu bêbête qui ne se fait pas remarquer. Tu n'as pas envie d'en savoir plus ?"

La jeune femme ne se laissait pas endormir par ses paroles, elle savait qu'il ne cherchait qu'à endormir sa méfiance. Qu'elle fasse mine d'écouter ce qu'il avait à dire, et elle se ferait prendre comme un lapin au collet. Et elle ne lui prêtait pas des intentions très novélistes si cela devait arriver.

" Je vois, grommela Rat en brandissant le faisceau lumineux dans tous les sens. Pas très coopérative. Qu'est-ce que je pourrais bien te raconter de plus ? Oh, je sais. Tu ne pourras y rester indifférente. Si je te disais que ce n'était pas Josh le responsable de la mort de ton bien-aimé, et que je connaissais l'identité du véritable coupable ?"

Cette fois-ci, Pauline marqua un arrêt dans sa vigilance. Elle se moquait assez du reste, qui regardait plus le Colonel qu'elle-même, mais si cela avait trait à Ash... Pas Josh ? Est-ce qu'elle aurait tué un innocent ? Enfin, on ne pouvait pas dire que Josh était vraiment innocent. Sa mort n'attristait pas grand-monde, et elle ne l'avait épargné la première fois uniquement parce que Ash l'avait convaincue de faire ainsi. Lors du jugement, elle avait rendu la sentence sans honte, avec l'aide surnaturelle de l'Autre. L'insinuation de Rat n'ôtait rien au plaisir qu'elle avait éprouvé à mettre fin à la vie misérable de Josh Wilroe, cependant, si ce n'était pas lui qui avait tué Ash, elle avait encore un meurtre à accomplir.

Un meurtre ? Non, même pas. Ce n'était qu'une justice bien rendue. L'équité la plus parfaite : la vie contre la vie.

Mais comment ce soldat, qui effectivement, n'était pas ce qu'il paraissait être, pouvait-il donc savoir quelque chose comme ça ? Il fallait que-

" Je te tiens, ma jolie ! triompha le troufion en la sortant sa cachette par le cou. Et comme je te l'avais dit, je ne suis pas très content."

Il lui donna une claque retentissante de sa main libre pour tenter de juguler ses soubresauts écœurés.

" Tu me facilites vraiment pas la tâche, gamine. Je vais faire clair pour qu'on en finisse rapidement. Tu me donnes les code de cette mallette, et je te laisse sortir de cette église pour tenter ta chance avant qu'il ne soit trop tard. Qu'est-ce que tu en dis ?"

Pour toute réponse, Pauline décocha un kick-fu magistral dans une partie de l'organisme masculin qui est bien connue pour ne pas apprécier ce genre de traitements expéditifs. Rat, comme vous vous y attendiez, la lâcha presque instantanément et recula en se tenant le ventre. Pauline, encore essoufflée, trouva la force de lui asséner un coup de lanterne qui l'atteignit en pleine tempe. Il s'écroula à demi par terre, grognant encore plus.

Son arme ! cria l'Autre à l'intérieur de sa tête. Prends-là pendant qu'il est sonné.

Le regard toujours un peu vague, Pauline se saisit du pistolet et l'extirpa hors du holster, alors que Rat essayait péniblement de reprendre ses esprits. Il y parvint, seulement pour s'apercevoir qu'il se retrouvait du mauvais côté du canon.

" Nous allons conclure un nouveau marché, lâcha Pauline avec un soupçon de goguenardise. Tu vas me déballer tous tes petits secrets. Sinon, tu verras que tu avais raison tout à l'heure."

Il déglutit avec difficulté. Si ses employeurs le voyaient ainsi ! Se faire défaire par une mioche restée en catalepsie après la mort du protecteur dont elle avait besoin ! Un seul coup d'œil à ceux de la fille lui indiquait qu'elle ne bluffait pas comme pouvait le faire une ado.  Après tout, quoi d'étonnant ? Le monde était devenu encore plus moche qu'il ne l'était déjà. Tuer posait globalement moins de contraintes. Et dans cette situation précise, il savait qu'elle savait pouvoir appuyer sur la détente sans crainte des conséquences. Qui irait le chercher ici ? Personne.

" Mouais, ouais... Ne nous énervons pas, okay ? C'est toi qui la main gagnante, d'accord. Il faut juste que tu comprennes que je fais seulement mon boulot...

-                     - Mais encore ? fit-elle, doucereuse et inflexible.

-                     - Hmr, bon, soldat à Camp Darwin, ce n'est pas mon job officiel. Tu dois t'en douter maintenant, il y a plusieurs choses qui ne tournent pas rond ici. L'arrivée d'Elisabeth, les attaques de zombies en plein jour, le professeur qui meurt...

-                     - Qu'est-ce que tu sais là-dessus ? martela-t-elle en rapprochant le fût du canon du front de Rat.

-                     - T'emballe pas, t'emballe pas ! Je ne voudrais pas que le choc te fasse tirer une balle en plein dans la tête, alors détends-toi, c'est toi qui a le contrôle."

Ne le quitte pas des yeux une seule seconde et tire au moindre geste suspect, lui susurra l'Autre, et elle partageait bien cet avis.

" Dis-moi ce que tu étais si pressé de révéler tout à l'heure, et peut-être que je me sentirais assez calmée pour ne pas faire de trou dans ton petit front.

-                     - Mouais, bon, on va marcher comme ça, renacla l'autre, plus désireux d'augmenter son espérance de vie que de rester fidèle à son organisation. Je suppose que tu te fiches un peu de tout ce qui ne tourne pas autour de ton précieux grand bonhomme- d'accord, d'accord, je n'en rajoute pas plus. Enfin, il faut quand même que je te donne quelques tuyaux sur le reste. C'était pas du genre à mettre les deux pieds dans la même botte trouée, ton Twilight. D'ailleurs, c'est ce qu'on pouvait espérer de lui. Il s'est même peut-être un peu trop emballé au niveau des idées, jusqu'à ce qu'il finisse par s'oublier un petit peu.

-                     - Arrête le blabla, gronda Pauline. Qu'est-ce que tu venais faire ici ?

-                     - J'y viens, fit Rat, voulant, au moins pour son propre orgueil, reprendre un semblant de dignité malgré l'arme pointée sur lui. Entre autres, il fallait que je garde un œil sur le professeur. Je ne devais pas être le seul à le surveiller de plus ou moins près, d'ailleurs, impossible de le savoir sinon, ce n'est pas la politique de la maison qu'on connaisse les autres agents sur le terrain.

-                     - Les autres agents ? répéta la jeune femme en fronçant les sourcils.

-                     - Hey, tu crois pas que ce n'était pas un peu trop beau pour être vrai, cette histoire de Camp Darwin situé dans un petit coin de paradis au milieu des zombies ? Le Colonel ne s'est jamais douté de rien, bien sûr. Après sa rédemption ou je ne sais pas trop quoi, il se pensait toujours être un héros pour tous ces gens. La bonne blague ! Je m'aperçois que tu ne vois toujours pas trop où je veux en venir. Alors, laisse moi te donner une toute petite leçon d'histoire, ça remontera pas à beaucoup d'années, et puis de toute façon, tant que tu me tiens en joue, on a tout le temps du monde, pas vrai ?"

Pauline signifia son accord d'un petit signe de tête. Autant le pressurer jusqu'à ce qu'il crache tout ce qu'il avait dans le ventre. Ensuite, elle songeait sérieusement à lui coller une balle en pleine jambe pour lui retirer toute intention de se venger d'elle, et filer avec la mallette vers un endroit plus tranquille.

" On a tous été enfumés dans cette histoire, jolie môme. Même peut-être ceux qui ont voulu rouler tout le reste de la planète ! Rappelles-toi un petit peu le début de l'Infestation... Oh, ça devait te paraître lointain et pas tellement important à l'époque. Une drôle d'épidémie qui se déclare en Chine dans le cadre de cette gentille guerre froide entre les gentils ricains libéraux et les méchants ruskofs communistes. Rien de direct, sinon c'était la guerre thermonucléaire presque assurée et la Terre n'aurait pas eu une belle bobine après tout ça. Tu me diras, pour ce qui s'est passé ensuite, c'est presque du pareil au même... Enfin. La Corée, le Vietnâm, ils se servaient d'autre pays pour s'affronter de façon interposée. Des dons d'armes, de technologies et de fonds en douce et hop, tu tires gentiment les ficelles. La Chine, elle n'aurait pas du servir à cela. Oh, elle partageait la doctrine communiste. Économiquement, avec les plans de production et la collectivisation, c'est un zéro pointé, ils s'en seraient sûrement rendu compte des années plus tard. Par contre, au niveau des idées, c'était parfait pour diriger une population aussi vaste, ça collait comme une seconde peau. Pas pour autant que nos amis Chinois voulaient se plier au commandement de Moscou, et il y a eu quelques tensions avec le Grand Timonier, Mao... Rien qui conduise à un conflit armé, bien entendu, mais quand même. Les Russes n'aimaient pas trop qu'on reprennent leur idéologie sans accepter leur autorité. C'était pas trop en accord avec le "tous uni". Alors ils ont voulu leur donner une petite leçon en tranchant la tête. Du moins, c'est ce qu'on m'a dit, sauf que c'est bien possible que ce soit  les Ricains qui aient préparé le coup. Impossible de savoir, maintenant, et puis quelle importance après ? C'était cuit, le virus était lâché dans le foyer d'infection le plus propice à son développement. Des dizaines, des centaines de millions de personnes de façon pas trop éloignés les uns des autres. Et tu sais d'où vient ce virus ? Je te le donne dans le mille : la O-3 Corporation. Jamais entendu parler ? Allons, creuse-toi un peu les méninges. Tu as du la voir au moins une fois, la carte du professeur, ou bien entendre parler de ce qu'il y avait dessus."

Oui, elle le savait. Il y avait ce symbole des trois cercles alignés, le symbole de cette mystérieuse corporation. Il en avait rarement fait cas, pour la bonne raison que cela n'évoquait chez lui presque aucun souvenir. A moins qu'il n'ait jamais osé lui en parler, de peur de l'effrayer ? Angoissée, elle le pressa de continuer d'une pression du pistolet contre ses tempes.

" Garde bien ça en  tête que je ne veux pas te raconter des bobards, j'ai pas trop intérêt. Alors si ça te ne plaît pas, pas la peine de tirer, hm ? Oui, il travaillait là-bas, Twilight. Je ne l'aurai pas su si je n'avais pas du avoir un minimum d'infos sur l'homme en question. Apparemment, il était chargé de faire des rapports prévisionnels si jamais la Terre devait ressembler à ce qu'elle est maintenant, une boule à demi morte pleine de pustules ambulants et de petits bons hommes qui essayent de survivre dessus, comme à Camp Darwin. Désolé de te l'apprendre, c'était pas un saint, ton protecteur. Je ne dis pas qu'il a participé au développement du virus qui transforme en zombie, de toute façon, ce n'était pas sa branche. Par contre, il était au courant d'informations sensibles, de très haute importance, et il n'a jamais rien fait pour empêcher les choses d'arriver. Je suis sûr qu'il avait un poste plus important que conseiller au centre dirigé par Rockwell. Puisque j'en parle, il t'avait dit qu'il avait descendu tout le monde là-bas avant de débarquer à Camp Darwin ?"

Rat avait camouflé le sarcasme autant que possible, sans pouvoir se retenir de jouer à ces piques dangereuses. Il se demandait si elle ne comptait pas de toute façon le flinguer pour solde de tout compte, alors autant en profiter un peu. Il avait lentement baisse ses bras, comme pour mieux récupérer contre le mur orné de peintures grotesques. Un de ses doigts était glissé du côté arrière de sa ceinture, prête à dégoupiller une grenade; il tenait toujours en avoir une sur lui.

Si elle lui tirait dessus, il espérait avoir un dernier réflexe nerveux. Pas de raisons qu'il soit le seul à crever.

" Il m'a dit qu'il avait déjà tué, fit Pauline avec une note incertaine dans la voix.

-                     - Tué ? reprit le faux soldat de Maverick en exagérant le ton. Massacré, tu veux dire ! Lorsque j'ai reçu des nouvelles et d'autres instructions de l'équipe d'insertion infiltrée en ville, on m'a rapporté l'histoire de Hunk, le seul survivant du commando parti inspecté le centre dans lequel travaillait depuis quelques temps Twilight. Une véritable boucherie. Seuls les grands pontes doivent connaître les raisons. Et après ce petit carnage, voilà notre gentil professeur qui arrive comme une fleur à Camp Darwin, prétextant l'amnésie et montrant des symptômes bizarres. Tu ne trouve pas ça étrange ? Moi, j'étais juste chargé de faire des observations. Par contre lui, il devait sûrement avoir un boulot à faire ici. Il devait complètement se ficher du reste, et savoir que tout finirait par flancher. Si tu veux mon avis, il ne doit même pas être mort comme vous le pensez tous. Je le vois plutôt bien planqué dans un abri loin d'ici. Il aura juste du partir en laissant la clé sous le paillasson sans prendre la peine d'embarquer son fourbi. C'est pour cela que je suis dans ce réduit miteux, pour prendre tout ce qu'il a pu laisser. Pourquoi tu fais cette tête, la mignonne ? Tu crois que ce n'est pas possible, qu'il ne t'aurai jamais laissée derrière avec les autres pouilleux ?"

Pauline lui donna un coup de crosse. C'était précisément ce qu'elle était en train de penser, et elle ne croyait plus qui ce qu'il était en train de dire. C'était trop gros, trop impossible. C'est lui qui arrivait comme un cheveu dans la soupe dans toute cette histoire. Pourquoi cette corporation se serait-elle intéressée à Camp Darwin ? Ash n'aurait jamais pu jouer avec eux tous, son amnésie était réelle...

" C'est pas en étant violente que tu arrangeras la vérité, chérie, ricana Rat en se massant le haut du crâne de sa main libre. C'est normal aussi que tu aies du mal à gober tout ça. Après tout, ça devait être le but. Je ne suis pas dans le haut de l'échelle, je ne peux rien te dire.

-                     - Qu'est-ce que cette organisation à a voir avec les zombies maintenant ? demanda agressivement Pauline, changeant de sujet et voulant évacuer les doutes qui essaimaient dans son esprit.

-                     - Hmm, ça ? minauda l'homme qui n'était pas dupe de la manœuvre.  C'est aussi une bonne question. Au final, je ne suis même pas sûr que ce soit bien eux qui aient lancé le fléau sur la planète. Les Russes ont peut-être volé un échantillon, les Ricains sont peut-être venus mettre un terme à ces recherches souterraines et tester cette nouvelle arme biologique pour un assassinat en douceur, ou encore autre chose, qui sait ? En tout cas, ce n'est pas comme s'ils n'avaient pas prévu le coup. Twilight devait donc faire des rapports pour ce genre de cas... Et eux-mêmes, ils sont drôlement bien préparés. Il y a plus, bien plus. Ils-"

Rat s'arrêta alors que Pauline écoutait très attentivement, les yeux soudainement veinés de rouge, la gorge tressautant, donnant l'impression que s'y était fichée une grenouille sautant pour sortir de cet endroit peu hygiénique. Il finit par tousser et cracher un petit peu de sang, tandis que ses yeux pleuraient des larmes du même liquide dont il allait couler encore bien des litres alors que l'aube se lèverait. A genoux, il rampa fébrilement, toussant de plus en plus fort et tapissant le sol froid de ses expectorations.

"Oh, merde, merde, croassa-t-il entre deux quintes. Ils sont encore plus dangereux que j'pensais... Oh merde... Ils sont déjà capables de faire ça ?

-                     - Tu avais dit que tu savais qui avait tué Ash... Qui ? " questionna Pauline en se retenant de hurler, horrifiée plus par l'idée de perdre cette information que par l'étrange mal qui s'emparait du soldat traître.

Ce dernier tourna vers elle des yeux dignes des meilleurs films d'épouvante de catégorie Z, en se gratifiant d'un nouvel accès de toux sanglante.

" Pas Josh...  Petite, reste pas là. Regarde dans ses papiers, doit y avoir quelque chose pour l'autel... Emmène ce que tu peux, et décampe tout de suite..."

Indifférente à ses recommandations, la jeune femme l'agrippa par la veste et le secoua en lui criant de révéler l'identité du véritable coupable. Avec un demi-sourire de résignation, Rat laissa échapper d'autres paroles entrecoupées de toux chargée d'hémoglobine.

" Ils font des trucs, avec les âmes... J'sais pas comment ça marche... Twilight doit pas être mort... Si tu veux le retrouver, essaye d'arriver au rassemblement de la lumière... Ils pensaient que lui y viendrait forcément si ça marchait comme le type qui a une voix qui lui ressemble crevait pas dans le processus... Essaye de trouver... Shangrila..."

Lorsqu'elle le secoua à nouveau pour obtenir une réponse à la seul question qui lui importait, il était déjà mort. Mais, dans son demi délire, cela ne l'arrêta pas, et il passa encore de longues minutes pendant lesquelles elle cogna le cadavre contre le mur. Rat, à l'instar de toute dépouille mortelle qui se respecte et qui reste bien morte au lieu de marche sur deux guiboles en putréfaction pour aller croquer de la chair fraîche, resta de marbre face à ces assauts répétés. L'Autre resta en phase quelques temps, s'amusant de cette réaction erratique si humaine, puis se projeta au-dehors du corps de son hôtesse pour examiner les documents qui étaient restés sur la table. Certains s'étaient échappés de la mallette piégée lorsqu'elle l'avait refermée en toute hâte, et si elle n'avait pas pris cette précaution, Rat aurait pris le tout en se souciant bien moins d'elle. La baraka ne le lâchait pas, en fin de compte, même si il y avait eu une certaine période d'infortune. Lorsqu'il jugea qu'elle avait assez extériorisé sa frustration sur un tas de bidoche en train de refroidir qui ne lui apprendrait plus grand-chose sinon que la chair humaine faisait un bruit ressemblant vaguement à 'bonk' en rebondissant contre la pierre, il réintégra ce réceptacle physique et lui donna l'équivalent d'un électrochoc psychique. Pauline sursauta, remise en selle d'un seul coup.

Je te laisserai bien encore jouer avec le bonhomme encore quelques minutes, mais d'une part je crois qu'il serait effectivement bon d'aller voir ailleurs si les zombies sont plus putréfiés, et d'autre part que tu devrais jeter un coup d'œil à cette feuille, là.

De mauvaise grâce, la blondinette quitta la compagnie du défunt qui n’avait pas tellement servi, à part poser encore d’autres questions, et consulta le document cité. D’abord avec un intérêt mitigé, puis avec de plus en plus d’attention. Lorsqu’elle réalisa qu’elle ferait mieux de s’informer précisément du reste du contenu de la mallette, elle embarqua le tout, n’oubliant pas le pistolet du mort qu’elle cala entre son pantalon et sa hanche, et s’équipa de la lanterne. Elle préférait poursuivre sa lecture loin de cette pièce qui avait encore plus de relents de mort, et elle ne conservait une démarque assurée que grâce aux ondes bienfaisantes de l’Autre. Elle aurait bien aimé bénéficier d’un break dans toute cette folie.

Une fois le passage à nouveau refermé derrière elle, occultant le corps de Josh et les secrets du prêtre infortuné, ainsi que les preuves de pratiques excentriques de As, elle se dirigea vers sa « chambre » attitrée le plus discrètement possible. Il lui semblait être passé une éternité depuis sa petite incursion en bas, mais le soleil ne dardait toujours pas le bout de ses rayons, si réconfortants. L’aube ne tarderait pas pour autant… Et elle devait lire, puis faire son choix avant qu’il ne fasse jour. Les informations défilaient sous ses yeux, lui laissant imaginer des choses autrement plus graves que les tribulations d’une petite communauté de survivant. Jamais elle n’accorderait de crédit aux insinuations de Rat (pour qui travaillait-il au fait ? Cette O-3 Corporation, ou bien encore une autre entité ?) concernant son Ash.

Elle devait découvrir la vérité, et cette dernière paraissait bien avoir pris une ligne directe bien loin d’ici, sans envoyer de carte postale. Elle revenait à ce bout de parchemin annoté, que Ash avait trouvé au début des travaux de réfection de l’église.

Shangrila. Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ? Elle n’avait jamais entendu parler de ce lieu auparavant. Ce qui posait un certain problème pour déterminer sa localisation, voir, un problème certain. Tout naturellement, elle demanda l’avis éclairé de l’Autre.

Nous n’avons pas de temps pour le jeu des questions réponses ! chuchota-t-il au creux de son esprit.

Comme Ash avait toujours dénié ma présence, il avait aussi rejeté en grande partie mes pouvoirs. Certains, il ne pouvait que les avoir, c’était, disons, l’échange équivalent pour m’accueillir en lui. Je sais encore que tu es toute confuse- tout se précipite en une tempête éclair. Crois en mon jugement. D’une manière ou d’une autre, Camp Darwin est condamné, et je préfère filer avant que ne commence à chambarder dans tous les coins, si tu vois où je veux en venir. Allons, je te connais bien, désormais. Ici ne t’attendent majoritairement, sans ton grand blond, que de l’indifférence ou des dangers potentiels. Tu n’as aucune envie particulière de rester ici. Plus de Ash, et une vengeance assouvie. Va voir ce qui se cache dans l’autel, et partons. Je te guiderai à l’extérieur, tu n’auras rien à craindre. Avec ton courage, nos potentialités et mes connaissances, nous défierons tous les obstacles.

Et si le Très-Haut le veut, si c’est possible, nous retrouverons celui que tu aimes. Fais-moi confiance…

De là où il était juché, métaphoriquement parlant, dans un recoin confortable entre son ça et son Moi, Pauline ne pouvait guère deviner le sourire qui flottait sur ses lèvres. C’est vrai, elle n’attendait plus grand-chose de la part d’Osmund ou de Maverick. Avant l’arrivée d’Ash, elle vivait dans la peur de la prochaine venue de Josh.

Sa Némésis n’était plus que quelques morceaux de viandes éparpillés en-dehors de Camp Darwin. Derrière elle, un passé brumeux, autour d’elle, un présent dangereux, devant elle, un avenir inconnu.

Il n’y avait pas besoin d’hésiter très longtemps. Ses lectures l’avaient rapproché du lever du soleil, c’était maintenant ou jamais. Sautant à bas du lit rudimentaire, elle reprit son paquetage et se dirigea vers l’autel au milieu des ronflements sonores d’Osmund, qui  n’avait pas bougé un sourcil au son de l’explosion. En voilà au moins qui ne se doutait de rien ! Le réveil serait peut-être un peu, brutal, pour lui. Elle n’en avait cure. Son esprit était déjà entièrement tourné vers le futur, un futur éloigné de ce drôle d’endroit.

Sur l’autel, elle trouva facilement la moulure spéciale dont parlait Ash dans une note qui lui était destinée. Un petit déclic, et le bord de l’autel se souleva de quelques millimètres. Elle l’ouvrit complètement avec quelques grincements, et amena la lumière de sa lanterne pour examiner l’intérieur. Elle n’y trouva qu’un gros sac à dos élimé, mais en inspectant l’intérieur, elle vit qu’il avait déjà été rempli pour une balade folklorique dans le semi-désert qui s’étendait dans les plaines : boîtes de conserves, pansements, désinfectant, gourdes et petites bombonnes d’eau, corde, lampe torche, couteau suisse, boussole, huile, briquet, biscuits, couteau de boucher de belle taille, crayon, papier, un journal vierge, un pistolet neuf mm et des cartouches, et autre matériel de ce genre. Un seul élément détonnait dans l’ensemble : un exemplaire du premier tome de Dune de Frank Herbert, paru peu avant l’Infestation. Ni elle ni l’Autre ne comprirent ce que ça venait faire là.

Pauline ouvrit de nouveau la mallette et fourra son contenu dans une poche du sac à dos, préférant s’encombrer le moins possible en plus de tout cet attirail. Un seul problème subsistait : la grande porte. Logiquement, elle devait être fermée, et elle ne pourrait pas l’ouvrir d’elle-même- ce serait coûteux en énergie, et tout le monde serait au courant.

L’alternative était de piquer une tête dans les douves, qui brassaient les restes dissous de zombies en pagaïe…

Ne t’inquiète pas pour cela, fit l’Autre, cajolant. J’ai toujours excellé dans l’art d’ouvrir des passages pour m’introduire là où ne m’attendait pas. Cap vers le Dehors ! Une fois loin d’ici, nous aurons long à discuter, toi et moi.

Elle hocha la tête. L’Autre devenait son seul point de repaire au milieu de ce marasme, elle devait se fier à lui. Elle se releva un peu péniblement sous le poids du sac à dos, laissant lanterne et mallette par terre après avoir refermé l’autel.

Durant le court chemin qui la mena jusqu’à l’entrée du lieu saint, des souvenirs traversèrent le champ de sa conscience. Elle ne conserverait que le meilleur de ce qu’elle avait vécu. Pourquoi s’embarrasser du reste ? Il irait rejoindre le passé.

Ses mains juvéniles poussèrent les battants des portes d’entrée, pleines d’un enthousiasme à venir. La liberté était si proche ! C’était enivrant.

Jusqu’à ce qu’elle se rende compte qu’une main s’apprêtait à taper au chambranle de bois assez bien rafistolé. Une main qui appartenait à un individu dont l’œil unique brillait d’un éclat fou, transcendant les ombres nocturnes qui allaient décroissantes.

« Quelle bonne surprise ! s’exclama Lionel. Notre chère petite possédée vient nous ouvrir, c’est trop de complaisance. Tu vas avoir l’honneur d’être la première bouchée du banquet que constituera les hypocrites de ce lieu. Fais le vide en toi et accepte la Vérité en ton cœur… »

Le sang de Pauline se figea pendant que le kriss, se trémoussant et chantant des notes lugubres, dessinait des arabesques aériennes près, bien trop près de sa gorge.

 

 

 

Cauchemar. C’était le seul mot qui venait à l’esprit de Maverick. Ce qui ne devait être qu’une petite opération éclair permettant d’assurer l’avenir de Camp Darwin s’était transformé en un mortel jeu de cache-cache dans les rues où la folie grandissait à chaque minute. Une comédie bien ficelée qui tournait à la farce macabre.

Les explosions n’avaient été ni dévastatrices ni énormes, mais en kyrielles dans trop d’endroits en même temps, déclenchant la panique. Le feu se propageait en languettes versatiles et gourmandes, ingérant tout ce qui était combustible, y compris la chair d’inconscients ou de malheureux (ou les deux, en fait).

Ils avaient perdu énormément de temps en organisant des relais depuis la rivière pour endiguer la propagation de l’incendie. Tout cela pendant que retentissaient des cris inquiétants de part et d’autres des habitations… Mais le feu était resté leur priorité première. Lorsqu’ils en eurent enfin terminé, les rapports au moins n’étaient pas catastrophiques : la porte n’avait pas été ouverte. Il avait laissé une petite formation là-bas, pour s’assurer que personne ne prendrait la poudre d’escampette de façon inopportune.

Les hommes étaient tous pleinement réveillés maintenant- rien d’étonnant. Il y allait y avoir beaucoup plus de sport que prévu. Trop, en fait. La réalité de la conspiration de cette peste d’Elisabeth Forsythe l’avait un tantinet ébranlé, mais il n’avait pas réalisé jusqu’à quel point il s’était montré négligent, ou d’une autre côté, à quel point elle méprisait Camp Darwin. Il ne comprenait pas toujours très bien ses motifs, et ses lieux au défunt Ash Twilight. Par contre, il avait très vite pris en compte le fait qu’il n’avait pas tellement la main gagnante. Il pensait tout simplement enfermer la bande de rigolos à l’intérieur de la ville, la quadriller, les retrouver, les acculer et les exécuter en exhortant les citoyens en état de se lever de les aider à cette noble chasse. Une chasse dotée d’un enjeu extrême.

Il ne pensait pas que ce serait facile, non. Il ne pensait pas non plus que les loups allaient devenir au mieux des proies en alternance. Les salopards d’en face (enfin, façon de parler, ils n’en avaient toujours pas coincé un seul, donc impossible de savoir où ils se cachaient) utilisaient des snipers et des lunettes vision nocturne. Jolie séance de ball-trap pour les planqués…

En quelques secondes, il avait du déplorer presque cinq pertes avant qu’ils ne puissent se mettre à couvert. C’est là, au pire moment possible, qu’il voyait à quel point des mois à protéger un camp qui n’avait presque jamais été attaqué avait émoussé les sens de ses soldats. Malgré l’entraînement, ils avaient perdu en professionnalisme, et se comportaient d’une manière qui l’aurait d’ordinaire fait éclater de rire si cela ne présageait pas d’une mort possible pour lui. Il avait le plus grand mal à rassembler ses hommes et à les diriger dans la pénombre, sous le menace d’une balle de fusil à longue portée. Lui-même se laissait gagner en partie par l’angoisse de ce danger invisible. Que foutaient Osmund et ses prêtres, les citoyens ? La moitié de Camp Darwin au moins devait avoir été réveillée en sursaut par le bruit des explosions. Ils auraient du être en ébullition et chercher à savoir ce qu’il se passait. Au lieu de cela, il n’entendait que les échos lointains de ce qui pouvait être une agitation quelconque, aucune promesse d’aide. Il avait la désagréable impression d’être seul aux commandes d’un bataillon de moutons apeurées face à des ombres qui déchireraient leur chair au moindre déplacement trop longtemps à découvert.

Cauchemar. La nuit réveillait les peurs les plus primaires, ataviques, de l’être humain. C’est le temps de la journée pour les mauvais esprits, les démons, les forces maléfiques. L’absence du soleil pourvoyeur de vie. Le temps où il y a quelques années, tout citoyen honnête qui ne versait pas dans les débauches nocturnes comptait bénéficier d’une bonne nuit de sommeil plus ou moins méritée. Elisabeth avait tout bien ficelé, même s’il ne comprenait pas comment ils avaient pu cacher de telles armes à leur arrivée ici. Dans son état d’alors, presque mis à mort par la Bête, il n’avait pas inspecté lui-même les nouveaux arrivants. Et il n’avait pas songé à le faire plus tard. Cette Forsythe avait du s’attirer par la cajolerie ou son tempérament fougueux quelques privilèges pour pouvoir voler en dessous de son radar.

Et voilà ce quoi il en était arrivé, après tant d’efforts, de sacrifices. Enfermé dans les enceintes de sa propre cité à éviter les balles imprévisibles de ceux qu’il avait accueilli en tout bien tout honneur selon les conseils du psychologue.

N’était-ce pas une nouvelle farce du géant blond disparu ? On pouvait se permettre toutes les suppositions. Oh, oui.

Sentant sa fin prochaine venir, et sachant pertinemment que cette drôle de femme qui l’avait connu des années auparavant ne lui ferait aucun mal, il lui avait laissé, à elle aussi, une lettre de dernières volontés. Mettre le boxon, faire un carton, et essayer d’arracher la tête du Colonel avant de se faire la malle.

A tout le moins, Maverick ferait tout pour que cette dernière éventualité ne se produise pas. Il en emporterait le plus grand nombre avec lui, et finirait sûrement (peut-être ?) à en finir avec toutes ces perturbations, quelque peu agaçantes à la fin. Quelque peu.

« Rassemblez vous tous ! ordonna-t-il à voix assez basse pour ne pas donner une idée de leur position aux snipers. Nous ne pouvons pas attendre éternellement en restant cachés. Ils nous feront sortir avant que l’aube ne vienne. Nous allons devoir combattre, pas seulement pour nos vies, mais pour protéger Camp Darwin en son entier. La machination est encore plus grande que ce que je ne pensais. Des gens que vous appréciez ou aimez sont peut-être en train de mourir en ce moment. Nous devons répliquer et éliminer ces traîtres. Je ne garantis pas que nous nous en sortirons tous vivants, ce serait mentir. Mais nous perdrons tout si nous ne restons pas soudés tout de suite. Plus que tout, ce sera Camp Darwin qui sera perdu. Venez. Le Très-Haut guidera nos tirs. »

Des bruits de pas feutrés et quelques murmures d’encouragement lui répondirent. En définitive, il ne pouvait pas situer s’il avait dit cela pour les convaincre eux, ou bien pour se convaincre lui-même. Il n’arrivait pas à chasser l’image du psychologue blond, posté dans un quelconque endroit cosmique, en train de les regarder à l’aide d’une longue-vue et de se gausser d’eux.

Cauchemar.

A plusieurs centaines de mètres de là, ignorant de tout de la bataille furtive qui s’engageait, et des autres moins regardantes au niveau de la sonorité entre ceux qui avaient reçu la Vérité de la part de Lionel, Mc Hook était posté à la tour de guet gauche, scrutant parfois l’intérieur du camp avec l’une des rares paires de jumelles adaptées pour la vision nocturne incluses dans le matériel ramené au moment de la fondation de Camp Darwin. Les autres n’étaient plus maintenant que des débris calcinés dans une partie d’un des entrepôts qui n’avaient pu être sauvés à temps. Sûr de lui, Maverick avait préféré que ce soient eux les guetteurs qui profitent de la paire restante pour empêcher toute évasion. Bien sûr, il s’en mordait les doigts à cet instant, sans pouvoir piquer un long sprint à découvert pour aller la réquisitionner.

Mc Hook, pensant à juste titre que le reste de ses camarades parviendraient sans peine à débusquer les traîtres, ne faisait pas montre d’une vigilance sans faille. Le coup de fouet d’adrénaline retombé, les heures de sommeil manquées commençaient à se faire sentir. Il ne pensait pas, de toute façon, que Elisabeth et les autres seraient assez bêtes pour se faire canarder ici. Même un passage en force serait de la folie. Elisabeth avait une belle figure, c’était dommage, malgré son caractère électrique, c’était un joli brin de femme. Il ressentirait certainement une pointe de dépit au cœur s’il se retrouvait obligé de lui coller un pruneau en plein dans sa mignonne tête. Enfin, c’était l’ère de la vraie égalité, non ? Tout le monde avait le droit de mourir à l’insu de son plein gré, peu importait le sexe.

Mc Hook bâilla. Avec un petit peu de honte. Il ne risquait pas sa peau ici, et se demandait comment Burton allait se débrouiller- et si les citoyens ne risquaient pas trop gros. Des fois, le vent donnait l’illusion d’entendre des cris frénétiques, souvent interrompus en plein milieu. Vraiment, il faudrait qu’il puisse rapidement se remettre au pieu. On ne pouvait pas bien massacrer son prochain sans une bonne rasade de whisky dans l’estomac, par Saint Patrick !

Pardon, pas le Très-Haut. Il fallait qu’il prenne le coup.

Plusieurs minutes passèrent dans le cadre silencieux de la grande porte, seulement interrompu parfois par ces bruits, et d’autres fois par ceux de balles. Le Colonel devait être en train de donner à ces rigolos ce qu’ils méritaient, une bonne avoinée de plomb dans le buffet. Toujours pensif, il chaussa ses jumelles et surveilla les environs de la grande porte : toujours rien. Dans moins d’une heure, des jumelles normales seraient suffisantes, et les fugitifs perdraient l’avantage de l’obscurité. Par curiosité, puisqu’on n’avait plus entendu le chant mélancolique des zombies ne pouvant rien se mettre sous la dent, il se tourna et regarda l’horizon. Il crut d’abord distinguer des rassemblements amorphes au lointain, et augmenta le grossissement des  verres. Oui, il devait s’agir de silhouette. Oh, doux Très-Haut, il y en avait plein, de ces silhouettes. Bon sang, il n’avait fait ça que par jeu… Tous les zombies du secteur devaient avoir été nettoyés par la pluie, n’est-ce pas ?

Mais non. Au grossissement maximum, il perçut très bien qu’une Horde attendait à plusieurs kilomètres de là. Et si son imagination stimulée par la peur ne lui jouait pas un sale tour, il croyait bien voir aussi –ce qui, selon toute logique, aurait du être impossible à cette distance- deux prunelles jaunes qui tranchaient sur le vert de la vision nocturne. C’était pas précisément le moment d’alerter le Colonel pour des prunes au beau milieu d’une bataille, mais il n’avait pas grosse confiance. Il prit sa décision quelques nanosecondes plus tard, et hurla à pleins poumons l’alerte aux zombies, qui contrevenant encore à la routine habituelle, attaquaient après minuit.

Nul son ne fit écho à son hurlement. Ce coup-ci, ça sentait définitivement mauvais. Il regagna la terre ferme avec toute la vélocité que lui permettaient ses membres pas fraîchement reposés, pour s’apercevoir qu’il était seul, absolument seul. Impulsivement, il hurla à nouveau. Quelques secondes plus tard, quelqu’un finit par sortir des ténèbres.

« C’est toi qui braille comme un cochon qu’on égorge, Henry ? Tu crois que tu vas faire venir l’ennemi de cette façon ? »

L’Irlandais poussa un soupir de soulagement. Il s’agissait de Clark, « l’opérateur radio ». Un poste plus symbolique qu’autre chose, parce que jusqu’à présent, personne n’avait jamais répondu à ses appels ponctuels. Il n’en continuait pas moins à mettre un point d’honneur à assurer cette fonction, dans l’espoir qu’un jour d’autres survivants passeraient à portée d’ondes hertziennes.

« Tu peux pas savoir comme je suis content que tu sois là, Clark. Monte avec moi et frotte tes yeux. Sinon, tu ne me croiras pas. Et grouille-toi. Je ne sais pas où sont passés les autres, et j’aime pas ça. »

Devant l’air d’urgence peint sur le visage de Mc Hook et la constatation effective qu’ils n’étaient plus que tous les deux aux environs de la grande porte, il le suivit jusqu’aux remparts, pris les jumelles et vérifia de visu que la menace n’existait pas que dans l’esprit embrumé de l’Irlandais.

Ce dernier éprouva une joie presque sauvage quoiqu’assez déplacée en s’assurant que son frère d’arme partageait désormais la même angoisse mortelle.

« Faut pas perdre de temps, fit Clark. Je ne sais pas ce qu’ils font à l’église ou au mirador, la cloche aurait déjà du sonner et la lumière en train de balayer le camp pour retrouver Elisabeth et ses hommes. Cours aussi vite que tu peux et fais leur bien comprendre qu’il faut s’activer et réveiller tout le monde. A la limite, il faudrait même arrêter de chasser les traîtres. On a un bien plus gros poisson qui va arriver bientôt.

- J’suis bien d’accord sur tout ça, mais qu’est-ce que tu comptes fabriquer pendant que je vais me fouler la rate à alerter le reste du village ?

- Je vais tenter ma chance avec la radio. Je sais bien que vous pensez tous que c’est du temps perdu d’habitude, mais le Patron m’a jamais dit d’arrêter. »

Ouais, enfin ça, c’est parce que ça fait quelques plombes qu’il avait oublié que tu t’en occupais, pensa Mc Hool en évitant de l’exprimer tout haut.

« Ce serait bien un miracle que ça marche, c’est ce que tu dois penser, continua Clark, se trompant de facto. Alors prie le Très-Haut en chemin et dit aux autres de faire pareil, on va en avoir besoin. S’il y a la Bête avec eux, ça ne peut qu’être un mauvais signe. »

Henry hocha la tête. Sur ce point, il ne pouvait pas lui donner tort. Toujours dubitatif sur l’équivalence des rôles qu’ils allaient jouer, il le laissa mettre un terme à leur conciliabule pour aller s’occuper de sa précieuse radio.

Partant au trot vers l’église en premier, il restait hanté par le mystère de la place soudainement vidée de presque tous ses occupants. Il pouvait presque sentir qu’il y avait quelque chose de pas sain dans l’air, et ce n’était pas dû aux remugles de fumées venant des bâtiments sauvés des flammes.

Lorsqu’il arriva devant le sanctuaire des novélistes, avisant Lionel qui faisait danser son drôle de couteau en direction de, oui, ça devait être Pauline, harnachée comme si elle allait faire une ballade dans les plaines, il se dit que c’était encore pire que ce qu’il pouvait imaginer.

 

. La radio, sur un mode d’alimentation archaïque, fonctionnait toujours, fidèlement, tandis que Clark répétait inlassablement le message sur toutes les fréquences auxquelles il avait accès :

« Ici la communauté des survivants de Camp Darwin. Cette fois-ci, ce serait franchement sympathique de répondre, qui que vous soyez. C’est pour votre propre intérêt aussi. Une Horde, commandée par une créature inconnue, s’apprête à attaquer notre camp à cette heure-là. La créature contrôle les zombies, aussi absurde que cela puisse paraître. Si vous êtes dans le secteur, regroupez vous à notre position pour que nous ayons tous une meilleure chance de survie. Si vous êtes dans la zone, si vous m’entendez, il est urgent de nous apporter un soutien. La Horde arrivera dans moins d’une heure. Voici nos coordonnées… »

Une fois, deux fois, trois fois, encore. A chaque minute qui passait, son angoisse augmentait. Jusqu’à ce que l’impossible se produise : une réponse, en clair, à peine hachée de quelques touches de friture.

« Ici le général Doe. Nous avons bien reçu votre appel de détresse. Notre convoi aérien va passer par votre secteur, nous allons vous porter assistance immédiatement. Confirmez réception. »

Mais Clark, étendu sur le sol, ne pouvait plus confirmer grand-chose.

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