Une vie

Chapitre 5 : LE CHANGEMENT

3144 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 20/01/2024 11:36

CHAPITRE 5

LE CHANGEMENT

 

Malgré ses maladresses de débutante, Rin arrivait davantage à maîtriser se sauts mais aussi à se réceptionner correctement. Surtout, elle comprenait le fonctionnement de ses muscles extenseurs ; elle y était plus ou moins obligée car son état se modifiait. Auparavant, sauter par-dessus un tronc d’arbre couché en travers du chemin ne lui avait jamais demandé une telle prise de conscience de son anatomie. Elle voulait sauter ? Elle sautait sans se poser de questions, sachant que son geste serait bien coordonné. Mais à présent, il fallait doser. Ce genre d’action était inné pour les youkai, à acquérir pour les humains.


Elle fronçait souvent les sourcils, sous le poids d’un effort intellectuel intense, pour calculer au plus juste l’impulsion qu’elle devait prendre. Jaken s’étonnait de voir qu’elle pouvait être sérieuse … de temps en temps. Sitôt les exercices qu’elle s’imposait terminés, Rin vaquait à ses deux occupations favorites : chanter et cueillir des fleurs, au grand dam de Jaken. Ne s’épuisait-elle donc jamais ? Où trouvait-elle toute cette formidable énergie ? Le crapaud était plus fatigué qu’elle. Sesshoumaru, en revanche, suivait ses progrès du coin de l’œil, sans encouragement ni critique. Le soir se son « atterrissage forcé », il lui avait simplement expliqué ce qui s’était passé, pliant sous l’expression avide des yeux de la fillette :


—   Rin.

—   Oui, Sesshoumaru-sama ?


Puis, il lui apprit la vérité sans la ménager mais de manière très laconique, en la regardant droit dans les yeux :


—   Ce que tu as accompli tout à l’heure, tu ne le dois qu’aux quelques gouttes de sang de Koshiromaru. Tu devras t’attendre à d’autres changements.


Elle ne répondit rien mais but les paroles d’essence divine de son maître. Elle n’avait pas quitté son regard une seconde. C’était la première fois qu’il lui parlait autant. Alors se priver, ne serait-ce que le temps d’un battement de paupière, de ce regard ambré était un sacrilège ! Son dieu lui avait accordé l’immense privilège de son attention. Puis il détourna les yeux et fixa l’horizon. Elle se rendit compte qu’elle s’était présentée à lui sans même se débarbouiller, un véritable crime de lèse-majesté ! La terre séchée commençait à lui tirailler le visage. Il n’y avait pas de rivière à proximité mais Ah-Un était là. Après voir effectué une toilette rapide mais soignée, elle reprit sa place et demanda :


—   Sesshoumaru-sama ?

—   Qu’y a-t-il ?

—   Est-ce que Rin deviendra … comme vous ?

—   Non, Rin jamais, répondit-il sans hésitation.


La petite fille fit une moue, un léger pincement au cœur.


—   Tu n’auras même pas les capacités d’un … hanyou, et là, ce fut au cœur de Sesshoumaru de se serrer, … mais quelques-unes quand même, poursuivit-il, sentant qu’il venait de blesser sa pupille.


 Mais, un instant ! Pourquoi voulait-il rattraper la situation ? Elle était humaine et jamais ne deviendrait youkai. Les choses étaient ainsi que cela lui plaise ou non !


Le lendemain de ce douloureux aveu, Rin pour une raison que Sesshoumaru ignorait, se mit à s’entraîner d’arrache pied. Elle attrapait ainsi des pommes de pins ou d’autres denrées comestibles situées à bonne distance au-dessus de sa tête. Puis, elle sautait de branches en branches narguant parfois Jaken au passage. Ce petit jeu durait depuis quelques semaines. Que voulait-elle prouver au juste ?


Voyant que Rin était de plus en plus à l’aise, l’idée vint à Sesshoumaru de la tester sur sa rapidité. Et quoi de mieux pour la stimuler qu’une course dont l’arrivée se situait dans un champ de fleurs ? Jaken, qui ne participait à ses gamineries que sous la menace, donnait le départ, tâche ô combien lassante puisque son maître arrivait toujours premier. La distance n’était certes pas grande à parcourir, une centaine de mètres, mais Rin arrivait toujours essoufflée, le cœur près de rompre, au bout d’une dizaine de secondes. Sauf cette fois.


Jaken, résigné, donna le signal. Il aurait même été prêt à fermer les yeux pour permettre à Rin de tricher un peu, histoire de réduire l’écart déshonorant entre son maître et l’humaine. Mais au moment où il abaissa le Nintojo, les deux concurrents avaient disparu. Il roula des yeux exorbités après avoir constaté qu’à l’autre bout, Rin se tenait assise, triomphante, aux côtés de Sesshoumaru. Il ne fut pas le seul à être surpris :


—   Rin ?


La fillette se releva pour rencontrer le regard étonné de son tuteur. L’intonation qu’il avait donnée à son nom laissait supposer qu’il voulait une explication.


—   Heu … désolée, Sesshoumaru-sama, mais … j’ai triché.


Le regard de Sesshoumaru ne se fit pas plus dur mais plus interrogateur, ce qui encouragea Rin à poursuivre :


—   Eh bien, au moment où vous êtes parti, je me suis accrochée à votre ceinture. Je n’ai pas couru mais je suis arrivée en même temps que vous.


Elle s’était suspendue à sa ceinture ?! Et il n’avait même pas remarqué qu’il l’avait traînée, ni par le poids supplémentaire, ni par son odeur ? Mais … un moment. Comment a-t-elle pu trouver le temps de saisir son étoffe ? « Au moment où vous êtes parti » avait-elle dit. Il y avait deux mètres d’intervalle entre eux, elle n’a donc pas pu la saisir avant le départ mais plutôt en se jetant dessus à une vitesse telle qu’il ne s’en était pas aperçu. Ce qui revenait à dire que pendant une fraction de seconde, Rin avait eu un réflexe « inhumain ». Si elle pouvait faire cela, à plus long terme serait-elle capable de se déplacer rapidement. Sesshoumaru avait foi en son raisonnement et ne s’était pas trompé car au bout de quelques efforts supplémentaires et de concentration, Rin le talonnait sévèrement et n’arrivait plus pantelante à ses pieds. Cela faisait donc deux changements. Rin avait réussi en dernier lieu à décupler sa vitesse.


Pourvu qu’elle ne ressemble pas d’ici peu à … Il ne pouvait mentionner ce nom synonyme d’opprobre et d’infériorité. Il se demandait toutefois comment il avait réussi à rester en vie après toutes ces épreuves et ce, malgré la puissance sans cesse croissante de Naraku. Une chance qu’il avait à ses côtés l’impertinente humaine qui l’avait déjà défié à maintes reprises, cette réincarnation de Kikyou qui se promenait dans une tenue outrageante, infiniment plus courte que celle des prostituées. Et ce moine, qui avait tout d’un serviteur de Bouddha sauf la retenue à l’égard de la gent féminine ce que la Taijijya tentait de stopper. Un léger rictus déforma le coin de ses lèvres. Décidément, son frère, en plus d’être une tare familiale était bien mal entouré : une fade réincarnation de prêtresse, un moine lubrique, une chasseuse de démon crédule et un kitsune aux pouvoirs ridicules. Et Naraku , n’arrivait pas à en venir …


—   SESSHOUMARU-SAMA !!


Un cri à réveiller les morts vint rompre le calme du campement et mettre un terme aux réflexions du youkai. Ce fut une Rin essoufflée, non pas à cause d’une course ou d’une poursuite, qui accourut vers lui. Il huma l’air mais aucun youki ne flottait dans les environs.


—   Regardez, Sesshoumaru-sama !


Elle s’agenouilla auprès de lui, le poing tendu. Puis, lentement, elle déplia les doigts, à la manière d’une fleur de lotus qui éclot, et laissa voir une dent au creux de sa main. Elle ouvrit la bouche et montra au démon un emplacement vide, celui d’une prémolaire, dont la taille correspondait au petit morceau blanc exhibé.


—   Tu perds tes dents de lait. Bientôt, toutes tes dents tomberont pour faire place à d’autres, définitives.


Rin avançait en âge. D’abord les dents, puis l’émergence de caractères physiques purement féminins conjugués aux bouleversements internes. D’ici là peut-être, aurait-elle rejoint les siens. Il ne se sentait absolument pas l’envie d’expliquer toutes les significations de ces changements à l’humaine. Au pire des cas, Jaken se montrerait utile, pour une fois.


Rin s’habitua peu à peu à voir tomber régulièrement ses dents de lait. Parfois, elle forçait un peu la chose ; quand elle sentait l’une d’elle branlante en passant systématiquement la langue par-dessus ou dessous, elle « accélérait » le détachement en la faisant bouger davantage avec ses doigts. L’extraction en devenait alors plus facile et pas forcément douloureuse. Une fois l’opération réussie, elle se débarrassait du vestige et se rinçait soigneusement la bouche pour éviter le goût désagréable du sang mais également une infection.


Mais un jour, deux choses inhabituelles se produisirent en un court laps de temps. Alors que ses dents définitives poussaient un peu plus, elle remarqua que certaines étaient plus longues que d’autres. Bien consciente que ces dents-ci n’avaient pas la taille « réglementaire» et l’empêchaient de manger correctement sans se mordre les lèvres, elle en avisa son maître mais sans hurler, cette fois : Sesshoumaru l’entendait parfaitement bien. Jaken l’avait déjà sermonnée à plusieurs reprises sur l’acuité des sens du youkai et l’inconfort que ses cris hystériques provoquait. A quoi bon paniquer de toute façon ? Sesshoumaru était la science infuse ; il avait forcément la réponse à son petit désagrément. Il la vit ainsi arriver calmement mais sentit une odeur salée, très faiblement. Rin tentait de retenir au mieux ses larmes ; elle savait pertinemment que ces marques de faiblesse avaient le don d’agacer Sesshoumaru.


—   Sesshoumaru-sama ?

—   Oui, dit-il froidement, nullement affecté par ce qui pouvait causer des larmes à la petite.

—   Vous m’avez bien dit que les dents que j’aurai désormais, je les garderai toute ma vie, sauf si je me les casse ?

—   C’est bien cela.

—   Est-ce que vous trouvez que celles-ci sont normales ? demanda-t-elle en désignant tour à tour de son index deux canines hypertrophiées de sa mâchoire supérieure après avoir ouvert grand la bouche.


Sesshoumaru ne put que se remémorer la liste qu’il avait mentalement élaborée des changements qui étaient à craindre. Ceux-ci se manifestaient mais très rapidement. Voilà des crocs maintenant ! Après avoir fugacement observé Rin, il reprit son air détaché :


—   Ces dents sont des crocs, à la place des canines, trancha-t-il.


Heureuse d’avoir obtenu une réponse mais pas rassurée pour autant, elle repartit, traînant le pas, vers le champ de fleurs dans lequel elle s’était occupée jusque maintenant. Sesshoumaru pouvait sentir la peine et la tristesse nouer la gorge de la petite, mais surtout la peur. Par fierté, elle s’était abstenue de pleurer devant lui. Il chassa immédiatement cet embryon de culpabilité qui germait dans son esprit.


Le soir arrivait et Rin fut sommée de revenir près du camp où Jaken avait préparé le feu, comme à son habitude. Mais Rin ne daignait pas faire son apparition.

—   Imbécile d’humaine ! siffla Jaken. Elle fait des caprices à présent ! Pourtant, mon seigneur ne l’a jamais encouragée à … gulp !


Il fut stoppé net dans le début de sa sempiternelle tirade sur les humains par un regard meurtrier du youkai. Il était salutaire de ne plus dire un mot. Mais tout de même ! Supporter les sautes d’humeur de cette satanée gamine, c’était vraiment s’abaisser. Et pour un youkai de la noblesse de Sesshoumaru …


—   Sesshoumaru-sama ! Où êtes-vous ?


Préoccupé par ses éternelles revendications, il ne s’était même pas aperçu que son maître avait quitté les lieux en un clin d’œil. Peut-être était-il parti retrouver l’incommodante et irrespectueuse humaine ? Il ne voulait pas être à sa place : si elle avait osé faire se déplacer le Seigneur des territoires de l’Ouest, elle allait passer un sale quart d’heure et se prendre une mémorable correction ! Est-ce qu’il allait s’en débarrasser une bonne fois pour toute ? Jaken priait intérieurement pour que le quatuor redevienne trio.


Sesshoumaru se dirigea d’un pas tranquille vers le champ de fleurs. Il avait senti une odeur de sang mêlée à du sel. Le tout émanait de Rin. Sinon, aucune autre odeur à part le parfum capiteux des fleurs sauvages. Comme il s’en doutait, Rin était toujours là, assise au milieu de la végétation luxuriante. Mais ses épaules se soulevaient anarchiquement et elle s’essuyait de temps en temps les larmes avec le dos de ses mains. Curieux !


—   Rin.


Sa voix n’était ni plus douce ni plus autoritaire que d’habitude mais la fillette fut effrayée et, dans un dernier réflexe, sécha du mieux qu’elle put ses yeux rougis par les pleurs. Elle se retourna, toujours assise, pour faire face à Sesshoumaru qui s’avançait et … s’agenouilla devant elle. Surprise, elle cacha ses mains derrière le dos mais reniflait sans cesse.


—   Que se passe-t-il, Rin ?

—   Rien.

—   Dans ce cas, pourquoi pleures-tu ?


La petite resta interdite. Elle ne pouvait pas lui mentir, cela ne servait à rien. Alors, en prenant son courage à deux mains, elle tendit ses dernières à son maître, doigts ballants, les extrémités couvertes de sang.


—   Ça fait mal.


Il étudia l’une des deux mains : ses ongles étaient tombés, mais pas à la suite d’une quelconque violence et il pouvait deviner la naissance … non … impossible … pourtant la forme ne trompait pas … de griffes ! Vu la rapidité avec laquelle les griffes avaient commencé à faire leur apparition, elles devraient être totalement visibles d’ici quelques heures à peine. Rin tremblait ; tellement de changements en si peu de temps !


—   Sesshpumaru-sama, Rin a peur.


C’en était trop pour la fillette : elle était désorientée et ne savait plus à qui s’adresser. Qu’elle grandisse, passe encore, mais qu’elle subisse en même temps des changements « d’identité » … Terrorisée, elle brava pourtant les interdits. Elle se jeta contre le youkai et fondit complètement en larmes. Toutefois, pour ne pas attiser davantage sa colère, elle garda ses bras le long du corps : le salir de ses larmes était une offense mais le souiller de son sang représentait la mort. Sesshoumaru, contre toute attente, l’entoura de son unique bras pendant quelques secondes. La petite releva la tête et plongea son regard dans celui du démon mais n’y lut aucune trace d’agressivité. Soulagée, elle se releva en même temps que lui et fit route jusqu’au camp.


Instinctivement, elle savait qu’elle ne risquait rien bien qu’il ne lui en eût pas dit davantage. Elle se ressaisit, inspira un grand coup et tenta de faire bonne figure devant un Jaken passablement ennuyé de la voir revenir … et en vie ! Elle courut jusqu’à un petit filet d’eau et passa ses mains sous l’onde fraîche et apaisante. Le sang partait et elle pouvait voir de minuscules pointes faire leur apparition. Elle en profita également pour tenter de faire dégonfler ses paupières.


Le repas se passa calmement, dans le silence. Rin n’avait qu’une hâte : se glisser sous la couverture auprès d’Ah-Un et voir, au réveil, ce qui lui aurait poussé au bout des doigts. Lorsqu’elle s’allongea près du dragon, elle émit un soupir de soulagement et repensa à ce qui s’était produit quelques minutes auparavant. Sesshoumaru l’avait prise dans « ses » bras ! Pas bien longtemps mais suffisamment pour que l’émotion qu’elle avait ressentie à ce moment restât gravée dans sa mémoire.

 

Il s’était comporté comme un père, tâchant de calmer la peur de son enfant. Son imposante armure l’empêchait d’avoir un contact direct avec lui mais son bras était chaud, très chaud, tout comme devait l’être le reste de son corps. Même s’il ne le montrait pas, surtout pas en présence de Jaken, Sesshoumaru était un être généreux et tendre. Son frère qu’elle avait déjà rencontré … enfin, entendu vomir des atrocités sur son compte était à des années lumières de la réalité. Comment pouvait-il le traiter de monstre, d’assassin et d’ambitieux alors qu’il avait pris sous son aile une encombrante humaine ? De quel droit se permettait-il de dire qu’il était froid et dépourvu de sentiments quand il accourait pour la sauver du danger ? Sesshoumaru était bon ; elle se jura de faire ravaler ses blasphèmes à Inuyasha.


Au moment où elle se pelotonna contre le dragon, une étoile filante passa au-dessus de sa tête. Elle croisa ses petits doigts encore meurtris et fit le plus pur des vœux d’enfant :


—   Je souhaite rester auprès de Sesshoumaru-sama pour toujours !


Là-dessus, elle s’endormit, confiante dans l’avenir.


Quand elle se réveilla, elle manqua s’écorcher en se frottant les yeux. Instantanément réveillée par la désagréable sensation, elle observa ses mains. Des griffes aussi impressionnantes que celles de son maître avaient poussé pendant la nuit. Elle examina ses orteils discrètement en les ramenant à elle sous la couverture. Ses ongles étaient toujours là.

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