Le Revers de L'Infini - Tome 2 : L'Eveil
Le soleil est haut.
Dans la salle d’entraînement, la chaleur retombe lentement des poutres métalliques. L’air a cette odeur âcre de poussière et de sueur mêlées. Jin-Ho achève ses étirements, les muscles encore tendus, la peau luisante. Ses mouvements sont précis, mesurés, tout en lui transpire la discipline. Le silence règne, à peine troublé par le grincement régulier du bois sous ses pas.
La porte coulisse soudain, rompant cette bulle de calme.
— Jiiiin-Ho~ ! Mon petit dragon ambulant préféré.
La voix de Gojo éclate dans la salle comme un rayon de soleil malvenu. Il entre, mains dans les poches, lunettes sur le nez, l’air à la fois nonchalant et inévitable. Son sourire est une provocation tranquille, son ombre longue sur le tatami.
— Dis, t’as des plans dans l’heure qui vient ? Non ? Super. T’es en mission !
Jin-Ho se redresse, essuie une goutte de sueur de sa tempe, le regarde comme on observe une tempête arriver au ralenti.
— Avec qui ?
Gojo s’approche, chaque pas résonne dans la salle vide. Son sourire s’élargit, carnassier, comme s’il savourait à l’avance la réaction.
— Aya ! Vous deux. En binôme. Une petite balade dans une maison hantée. Rien de trop flippant, mais un bon test de coordination.
Le silence se fige un instant.
Jin-Ho serre la mâchoire.
— C’est une blague ?
Gojo fait mine d’être outré.
— Moi ? Blaguer ? Jamais quand il s’agit de jeter deux ados têtus dans une baraque pleine de poupées flippantes.
Il lève les mains, innocent. Puis sa voix perd son ironie, redevient plus douce, plus sérieuse.
— Jin, t’es puissant, mais tu bosses trop seul. Et elle, elle se replie trop sur elle-même. Mais ensemble ? Vous pourriez être solides.
Jin-Ho détourne le regard, la mâchoire contractée.
— Elle m’écoute pas. Elle se prend pour une cheffe avec son truc chelou.
Gojo glisse les mains derrière sa tête, hausse un sourcil amusé.
— Parfait ! Tu vas devoir apprendre à écouter quelqu’un d’autre. Et elle va devoir apprendre à bosser avec un lance-flammes ambulant. On appelle ça : la pédagogie du chaos.
Il sort une fiche de mission d’un revers élégant, la lui tend.
— Départ dans une heure. T’as le temps de râler à voix basse et de mettre un t-shirt sec.
Et, sur le ton du comédien qui clôt sa scène :
— À plus taaaard ! Je vais prévenir ton binôme de ce pas !
La porte se referme sur son rire, tandis que Jin-Ho reste immobile, la fiche à la main.
Il la regarde longuement, puis souffle, bas :
— …Une maison hantée et Aya. Génial.
Dans la bibliothèque.
Le silence y est plus dense qu’ailleurs. La lumière des vitres hautes glisse entre les rayonnages, traçant des lames dorées sur les tables. Aya lit, le dos droit, son livre ouvert sur les genoux. Chaque page tournée est un geste mesuré. C’est son territoire.
— T’as de la chance, Aya...
La voix de Gojo fend le calme comme une craie sur un tableau.
Elle sursaute, relève la tête. Il est là, adossé à une étagère, sourire malicieux et posture décontractée.
— T’es la seule élève que je viens chercher dans une bibliothèque au lieu de te téléporter directement dans une rizière !
Il s’avance, tape doucement sur le bois d’un rayon.
— Lecture de mission ou lecture d’évasion ? Pas grave. T’as une vraie mission maintenant.
Aya sursaute un peu.
— Bonjour monsieur Gojo... dit-elle, en refermant lentement son livre. Souvent les phrases commencent comme ça...
Elle se lève, le serre contre elle.
— Une mission ?
— Ouiiii Bonjooooour Ayaaa ! Oui, une mission. Une maison, des bruits de ficelle, des ombres dans les coins... Une malédiction de bas niveau, capricieuse mais pas méchante. Pas de danger réel. Juste assez pour obliger deux élèves à bosser ensemble.
Il recule d’un pas, l’œil pétillant.
— Tu fais équipe avec Jin-Ho. Oui, celui-là. Le grognon. Et non, je ne viens pas. Mais je garde un œil ouvert.
Aya cligne des yeux, son expression glissant de la curiosité à la crainte.
— Jin-Ho… s’il m’en veut encore, ça promet...
Gojo tourne les talons, sifflotant.
— Ramène Cindy. Garde ton calme... lui, il aura probablement oublié le sien !
Elle soupire. Le calme de la bibliothèque retombe aussitôt, mais il n’a plus la même saveur.
Une heure plus tard...
La cour baigne dans une lumière presque blanche.
Le gravier craque sous les pas. Aya attend, son livre contre elle, les doigts serrés sur la couverture.
Jin-Ho arrive enfin, mains dans les poches, le regard dissimulé par la frange.
— Salut. T’es venue. Cool.
Son ton est neutre.
— On y va, on fait le job. Pas de drame, pas de blabla.
Il tourne déjà les talons.
— Tu suis ou tu réfléchis encore ?
Aya fronce légèrement les sourcils.
— Super… monsieur autorité.
Elle le suit, sans un mot de plus.
— C’est pas de l’autorité. C’est du bon sens, marmonne-t-il. Si t’avais plus confiance en toi qu’en ton bouquin, on gagnerait du temps...
— Tu me connais pas… tais-toi. Répond-elle sèchement.
Il esquisse un sourire bref.
— Touché.
La maison Nishikawa...
Ils s’arrêtent au bout d’une rue morte, bordée de lampadaires tordus et de fils électriques emmêlés. Devant eux, la bâtisse se dresse, avalée par le lierre et les années.
Les volets battent doucement. Les vitres, opaques, reflètent à peine la lumière du jour.
Une plaque rongée par la rouille pend de travers :
Maison Nishikawa – Marionnettiste traditionnel. Fermée depuis vingt ans.
Un frisson passe sur la peau d’Aya. L’air semble plus lourd.
— Charmant, grogne Jin-Ho.
Il désigne la façade du menton.
— Tu sens déjà que c’est tordu. Les fléaux aiment le bois pourrissant. Tu veux préparer ton invocation ou pas ?
Aya soupire, une ombre de sourire aux lèvres.
— Charmant...
Elle s’avance.
— Tu viens ou tu réfléchis ?
— C’est moi ou tu commences à aimer mon style ? dit-il avec un sourire en coin.
Ils poussent la porte. Le grincement qui s’en échappe est long, grinçant, presque plaintif.
L’air change aussitôt : un souffle glacé s’engouffre, porteur d’une odeur de cire et de poussière.
Aya entre, resserrant son livre contre elle.
— Je peux envoyer Cindy en éclaireuse...
— Ouais. Fais-le, dit Jin, les bras croisés, concentré.
Aya ferme les yeux. Son énergie pulse doucement, familière. Cindy s’étend, traverse les murs.
Aya ouvre les yeux.
— La troisième porte en bas.
Jin hoche la tête.
— Tu guides, je frappe. Pas d’erreur. On est seuls.
Aya le fixe.
— Je peux frapper aussi.
— Alors montre-moi.
Un éclat de lumière blanche envahit la pièce : le feu noir danse au bout de sa main, ondulant comme une ombre vivante. Cindy glisse dans la pièce. Une poupée immobile sur une chaise tourne la tête d’un mouvement sec. Aya tend la main. Le feu s’élance.
Hurlement. Cendres. Silence.
Jin observe.
— Feu noir, hein…
Un petit souffle d’admiration traverse sa voix.
— J’commence à comprendre pourquoi Gojo t’a recrutée.
Ils avancent. Escaliers grinçants, couloir étroit.
Une porte s’ouvre sur une marionnette pendue à ses fils, yeux vides. Jin tire : explosion, poussière.
— De deux ! ricane-t-il.
Ils continuent. L’étage supérieur s’enfonce dans l’obscurité. Dans le grenier, l’odeur de moisissure est presque insupportable. Une marionnette humanoïde se dresse, tordue, tenant une aiguille géante. Jin-Ho claque des doigts et envoie une boule de feu.
Explosion. Bois éclaté. Silence.
— Facile.
Aya lève un sourcil.
— Dernière pièce… Tu me laisses le Grand Chelem ou pas ?
— T’as l’air de bien t’amuser… fais-toi plaisir.
Il pousse la porte suivante. Une marionnette d’enfant est assise au milieu du plancher. Son ombre, par contre, se déplace. Un bond. Jin déclenche son feu.
Explosion. Poussière. Odeur de brûlé.
— Déçu… C’était beaucoup trop simple…
Aya esquisse un sourire.
— Peut-être qu’on a été trop bons.
Ils fouillent le reste de la maison. Rien. Le silence pèse à nouveau. Le vent passe dans les interstices, remue un rideau éventré.
Jin s’étire, se frotte la nuque.
— Allez, on se tire.
Aya le regarde, enfin plus légère.
— On y va ?
— On y va.
Ils sortent ensemble. Derrière eux, la maison retombe dans son mutisme.