Le Revers de L'Infini - Tome 2 : L'Eveil
L’après-midi s’étire paresseusement sur le campus. La lumière du printemps entre à flots par les grandes baies vitrées du réfectoire, posant sur les tables des reflets d’or et de poussière. Les rires, les bruits de plateaux, de couverts, de conversations croisées emplissent l’air d’une agitation vivante, familière.
Aya avance dans la file, son plateau entre les mains. Elle sent la chaleur de la pièce sur sa peau encore un peu marquée par la mission. Elle choisit distraitement son repas : riz, soupe, légumes sautés, puis se faufile entre les tables. Autour d’elle, des voix s’élèvent, des éclats de rire, des exclamations fatiguées.
Mais tout cela glisse sur elle. L’agitation ne la trouble pas.
Elle repère un coin calme, une table un peu à l’écart, baignée de lumière. Elle s’y installe, pose son livre à côté de son plateau et commence à manger sans un mot.
Son visage est détendu, les gestes méthodiques. Un instant de paix simple, presque fragile.
Yu Min-Jae entre peu après. Il marche d’un pas tranquille, les yeux rivés à son téléphone, l’air concentré sur un message qu’il ne lit sans doute qu’à moitié. Son sac pend d’une épaule, un peu de travers. Arrivé à la file, il relève la tête et la voit. Un sourire lui échappe, spontané.
Il compose son plateau rapidement, puis s’approche.
— Bonjour Aya ! Tu vas bien ?
La voix la tire de sa lecture. Aya lève les yeux, un peu surprise, puis son expression s’adoucit.
— Oui, ça va. Et toi ?
— Ça va, merci.
Yu pose son téléphone sur la table, l’écran tourné vers le bois. Geste rare chez lui, signe discret qu’il veut vraiment être présent.
Son sourire est simple, sincère.
— Je t’ai pas vue ce matin… Tu faisais un truc ? Enfin, ça me regarde peut-être pas…
Il se gratte la nuque, un peu maladroit. Aya le regarde, penche légèrement la tête, amusée par sa gêne.
— On était en mission avec Jin-Ho.
Elle dit ça calmement, sans chercher à impressionner, tout en reprenant une bouchée.
— Et toi ? Tu as fait quoi ?
— Du rattrapage théorique avec monsieur Nanami. Y a des différences de programme avec mon ancienne école.
Il sourit, l’air un peu plus détendu.
— Il est sympa, au final.
Aya acquiesce, doucement.
— Oui, il est gentil, c’est vrai. Comme monsieur Gojo.
Un sourire léger fleurit sur ses lèvres, sans qu’elle s’en rende compte. Le nom réchauffe quelque chose en elle.
Yu la fixe, intrigué par cette nuance dans son ton.
— Ils sont super impressionnants, tous les deux. Ce sont de supers modèles pour nous.
Yu hoche la tête, piquant dans son plat.
— C’était bien ta mission ?
— Oui. C'était simple, et j'étais avec Jin-Ho. On a fait équipe… et finalement, ça s'est bien passé.
Un petit sourire illumine son visage.
— Il est très impressionnant avec son feu.
Yu esquisse un sourire amusé.
— J'ai pas trop parlé avec lui, mais… il a l'air un peu sanguin. Non ?
— Il l’est. Une fois, il m’a fait peur, et Cindy lui a envoyé un verre d’eau à la figure.
Aya rit doucement, la main sur la bouche.
— Sur le moment, j'ai pas compris. Il était trempé et furieux. Mais je crois qu'il m'en veut plus, maintenant.
Yu rit franchement.
— Alors monsieur Gojo vous a testés en duo. Il est malin, hein ?
— C’est vrai.
Aya baisse un instant les yeux vers son plateau, pensive.
— Et toi, t'étais déjà aussi efficace contre les fléaux dans ton ancienne école ?
La question le surprend. Un léger battement de silence.
Yu se fige, puis esquisse un sourire nerveux.
— Ah... pas vraiment. J'étais même surpris moi-même. J'ai pas trop compris ce qui s'est passé. J'ai juste… réagi.
Aya l’observe avec bienveillance.
— Tu peux me dire, tu sais. C’est normal de pas tout comprendre tout de suite.
Il relève légèrement la tête, croise son regard.
— J'voulais pas être un boulet. Souta était là, il couvrait mes arrières. Alors j'ai juste… pris sur moi.
— Tu as été très fort.
Aya lui offre un vrai sourire cette fois, sans détour.
Yu baisse les yeux, visiblement touché.
— Et la toute première fois que tu as vu un fléau ?
Yu rit, un peu gêné.
— Je suis parti en courant. Il m'a pas suivi.
Aya éclate d’un rire bref, surpris par son honnêteté.
— Qui t’a recruté, alors ?
— Un prof de Séoul. Il disait que mon énergie maudite était bizarre, qu'elle attirait l’attention.
Aya plisse les yeux, intriguée.
— Et tu avais déjà fait disparaître un fléau avant notre mission ?
— J'en ai fait fuir. Je les calmais. Mais pas les faire disparaître comme ça. Non.
Aya le fixe, troublée par la précision de ses mots.
— Et t’as ressenti quoi ?
Yu hésite, cherche ses mots.
— Comme si c’était pas moi. Comme si… je demandais, et qu’il obéissait. Pas de force. Pas de cri. Juste... un ordre silencieux.
Il pose sa main sur sa poitrine.
— Un battement. Pas le mien. Un truc ancien. Instinctif. Et les fléaux reculent.
Aya le regarde, fascinée malgré elle.
— Tu as parlé de tout ça à monsieur Gojo ?
Yu secoue doucement la tête.
— Non. J’savais pas quoi lui dire. J’sais même pas ce que c’est, moi.
Aya, calme :
— Lui cacher ça, c’est pas une bonne idée. Il voit tout. Et il est là pour ça, tu sais.
Yu hoche lentement la tête, songeur.
— Merci, Aya. J’vais y penser. C’est cool d’avoir quelqu’un comme toi ici.
Aya rougit, un peu déstabilisée.
— Me dis pas merci. C’est normal.
— Pas pour moi. Alors... merci quand même.
Il lui sourit franchement.
Souta entre à cet instant, silencieux comme une ombre. Les mains dans les poches, il traverse la salle sans un mot, prend une pomme sur le comptoir, mord dedans et balaie la pièce du regard. Son regard accroche Aya. Il hoche la tête, discret.
Aya lui rend un sourire léger.
Yu remarque l’échange et, un brin taquin, murmure :
— Il a toujours ce regard de mec qui lit dans les pensées… mais je crois qu’il t’aime bien. Il surveille juste tout.
Aya rougit, baisse les yeux.
— N’importe quoi. Il est juste attentif, c’est tout.
— C’est ce que j’ai dit, rit Yu.
Aya le regarde un instant.
— Je t’aime bien, tu sais.
La phrase tombe, douce et sincère.
Yu relève la tête, un peu surpris, puis son expression s’éclaire.
— Moi aussi, Aya.
Il baisse les yeux, gêné mais touché.
— T’es sympa avec moi depuis le début. Ça compte beaucoup.
Aya sourit, sincère.
— Je déteste laisser les gens de côté. Surtout les nouveaux.
— Heureusement que t’étais là, alors.
Un silence s’installe, paisible. Les bruits du réfectoire deviennent un murmure autour d’eux.
Souta s’assoit à une table voisine, livre en main, toujours en retrait. Il mord dans sa pomme sans lever les yeux, mais son oreille reste attentive.
Yu le remarque.
— Il a un peu baissé sa garde, non ? C’est bon signe.
Aya acquiesce doucement.
— Oui. Je suis sûre que ça viendra vite.
Yu sourit.
— Il est dans ma classe. Faudrait qu’on s’entende. Son pouvoir est stylé...
Aya hoche la tête.
— Oui. C’est le plus fort de nous tous, je pense.
Yu observe Souta.
— Il a ce calme un peu tranchant.
Il revient vers elle.
— Mais toi aussi t’es impressionnante. Tu le vois pas encore, c’est tout.
Aya rit doucement.
— Moi ? Non. C’est Cindy surtout.
Yu secoue la tête.
— Cindy, c’est toi. Vous êtes pas deux. Et puis, on commence à la voir, ta lumière. Même si toi tu fais semblant de pas la remarquer.
Aya détourne un peu le regard, les joues rosies.
— Je voudrais pas qu’on me voie trop. Un fléau-démon m’a déjà remarquée… Elle va revenir.
Yu repose calmement ses baguettes.
— Alors on l’attendra ensemble. Elle veut t’atteindre ? Elle passera par nous.
Aya le fixe, émue.
— Merci. Vraiment.
Souta lève alors lentement les yeux de son livre.
— Si elle revient, ton pouvoir suffira peut-être pas. Elle est pas comme les autres fléaux. C’est une démone. Elle hésitera pas.
Aya sursaute, un peu vexée.
— T’es pas obligé de commenter tout ce qu’on dit.
Souta croque dans sa pomme en fixant Yu, impassible.
— Si elle revient, c’est Aya qu’elle vise. Et moi, je compte pas la perdre.
Aya rougit violemment, cache son visage derrière son verre.
Yu baisse les yeux, un sourire discret au coin des lèvres.
— Alors on est deux. Mais toi, t’as le regard qui fait fuir. Moi j’ai juste une aura bizarre.
Souta relève un sourcil.
— Si tu le dis.
Aya repose son verre.
— Bref. Pour l’instant, elle est pas là. Tout va bien.
Yu sourit.
— Et tant qu’elle est pas là, on profite.
Souta, sans lever les yeux :
— Mais on baisse pas la garde.
Aya lève les yeux au ciel, agacée.
— Si tu veux participer, viens t’asseoir avec nous !
Souta referme son livre, lentement, se lève, et vient s’asseoir en face d’eux.
— Très bien. Me voilà.
Il la fixe.
— Satisfaite ?
Aya hausse les épaules.
— Au moins, là, on sait que tu écoutes.
Yu sourit.
— Oui. Et tant qu’on est ensemble, on progresse plus vite.
Il jette un regard à Souta.
— Même si certains grognent plus qu’ils parlent.
Souta roule des yeux. Aya pouffe.
Elle se penche légèrement, enthousiaste.
— J’ai testé un nouveau truc ce matin avec Cindy.
Yu s’anime aussitôt.
— Oh ? C’était quoi ?
— Je l’ai fait attaquer à distance. J’étais pas devant le fléau, j’ai tout vu à travers ses yeux.
Yu ouvre grand les siens, admiratif.
— Waaa… C’est trop stylé ! Elle est trop forte, Cindy !
Souta, sans lever la tête :
— Pratique. Moins de risque pour toi.
Il tourne une page, impassible.
— Bien joué.
Aya sourit, sincèrement touchée.
— Merci.
Et, un instant, le brouhaha du réfectoire s’efface. Il ne reste que trois voix, trois présences. Un équilibre fragile, mais réel. Presque chaleureux. Mais soudain, un grincement long et grave fend le fond de la salle. Les doubles portes s’ouvrent lentement, dans un bruissement métallique. L’air semble se figer, juste assez pour que les conversations s’interrompent une seconde avant de reprendre, plus basses.
Des pas calmes, lents mais assurés, résonnent sur le sol carrelé. Le claquement régulier des semelles tranche avec le vacarme ambiant. Un élève plus âgé franchit le seuil. Plutôt grand. Silhouette élancée, épaules droites, allure sobre. Sa démarche a quelque chose de méthodique, presque militaire, sans être raide. Ses mains sont dans les poches, son regard d’un bleu sombre balaye la salle avec une précision qui semble peser sur chaque visage.
Autour, les voix se font murmures. Un frisson parcourt l’atmosphère. Là où il passe, les discussions ralentissent, les gestes se figent une fraction de seconde.
Son regard s’arrête sur certaines tables. Une évaluation silencieuse, neutre mais pesante. Puis, brièvement, sur celle d’Aya, Yu et Souta.
Aya sent ce regard la frôler comme une vibration froide, pas hostile, mais d’une intensité dérangeante. Elle ne bouge pas, la fourchette suspendue un instant au-dessus de son assiette. Yu, lui, relève lentement les yeux, instinctivement sur la défensive. Souta, sans un mot, referme légèrement son livre, le regard fixé sur le garçon.