Mites et légendes : Provençal le Gaulois

Chapitre 1 : Une chaise vide et trop de fesses pour s’y asseoir

1281 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 23/11/2025 17:08

La Table ronde n’était pas extensible. Et pourtant, les héros, eux, l’étaient. Chaque semaine, un nouveau prétendant surgissait du fin fond du royaume, armé d’un palmarès douteux et d’un ego bien trop large pour les chaises de Camelot.

Le château, déjà saturé de capes, d’épées et de récits glorieux, ne pouvait plus accueillir tous les auteurs de faits d’armes. Il ne restait qu’une seule place autour de la Table. Une seule. Et elle devait être attribuée avec discernement. En théorie.

Ce jour-là, la réunion hebdomadaire battait son plein. Enfin, façon de parler. Seuls six chevaliers étaient présents, en plus du Roi Arthur : Lancelot, Calogrenant, Dagonet, Bohort et Léodagan. Le Père Blaise, fidèle à son rôle de greffier désabusé, ouvrit la séance d’un ton las, en déroulant un parchemin aussi long que la barbe de Merlin.

— Aujourd’hui, nous devons définir qui sera le prochain et dernier chevalier autour de la Table, annonça-t-il.

Arthur, affalé sur son trône, leva un sourcil.

— Oui, mais on n’est que six présents !

— Ah bon ? Et moi, je compte encore pour du beurre ? lança Blaise, piqué au vif.

— Si on commence à demander son avis à un simplet… marmonna Léodagan, sans même lever les yeux.

Blaise serra les dents. Il avait l’habitude. Il reprit, en consultant sa liste.

— Le dernier siège est stratégique. Il nous faut un chevalier d’une grande compétence. La découverte du Graal peut dépendre de lui.

À cet instant précis, la porte à double battant s’ouvrit dans un fracas théâtral. Deux chevaliers en armure, les cheveux en bataille, déboulèrent dans la salle, renversant deux chaises et s’écrasant sur la Table comme deux sacs de pommes de terre.

— Mais bon sang, Karadoc et Perceval ! Qu’est-ce que vous fabriquiez ? s’écria Arthur.

— Désolé, Sire ! On n’a pas entendu le réveil ! répondit Perceval, essoufflé.

— Il est quinze heures !

— Ah ! fit Karadoc, la bouche pleine de saucisson, qu’il mâchouillait avec application.

Arthur soupira. Il allait falloir reprendre depuis le début. Père Blaise énonça alors une liste de candidats potentiels : Edmond le Conquérant, Gérard le Dévoreur, Hélène la Pieuse, Roman de Renart, Kadoc de Vannes, Provençal le Gaulois, …

— Non, non, on arrête ça de suite. C’est quoi cette liste ?

— Mais, Sire, c’est la liste officielle créée par le SRAARC, dit le Père Blaise.

— Le quoi ? Arthur se leva et posa les mains à plat sur la Table et baissa la tête, consterné par tant d’incompétence. Il se concentrait pour ne crier sur personne.

— Le Syndicat Royal des Artisans et Agriculteurs du Royaume de Camelot. On a pensé que ça pourrait être intéressant de donner une voix au peuple. Comme ça, plutôt que de nous emmerder une journée entière avec leurs doléances, on fait semblant de les écouter et on en parle en quatre ou cinq minutes en réunion. Après, on leur dit que c’est pas possible, qu’on manque de fonds, qu’on les a bien entendus, qu’on pensera à eux, qu’on reviendra vers eux quand on pourra et puis on finit en leur serrant la main. Ça leur donne l’impression d’être important, alors qu’on ne fera rien.

— Et vous me sortez ça comme ça, Léodagan ?

— Oh, moi, vous savez… C’est un peu « merde » à tout…

— Bon, reprenons la liste, dit-il. Edmond le Conquérant ?

— Trop effrayant, objecta Bohort. Rien que son nom me donne des sueurs.

— Vous avez peur d’un pseudonyme, Bohort ? ironisa Léodagan.

— Je peux aller à la toilette ? demanda Perceval, la main levée.

— Vous arrivez en retard et… Bon, allez-y. Mais revenez vite.

Le Père Blaise griffonnait nerveusement sur son parchemin. Il se demandait comment il allait transformer cette mascarade en récit héroïque.

— Gérard le Dévoreur ? proposa-t-il.

— Le dévoreur de quoi ? s’inquiéta Karadoc.

— De mondes ? De rêves ? De petits rongeurs tout mignons ? tenta Blaise en regardant Bohort.

— Et si c’était de gâteaux ? Non, moi, je prends pas le risque, dit Karadoc en sortant un morceau de pain de sa chausse droite. Il ne peut y avoir qu’un seul Karadoc dans ce royaume, déclara-t-il fièrement. J’ai un titre à défendre. Je veux être considéré en tant que tel.

— En tant que quoi ? demanda Arthur.

— En tant que tel ! conclut Karadoc.

Arthur inspira profondément. Il allait exploser, mais il avait une réputation à tenir.

— Hélène la Pieuse ? souffla-t-il.

Un silence pesant s’abattit sur la salle. Bohort avait les larmes aux yeux. Calogrenant s’était assoupi. Dagonet fixait l’embrasure de la porte comme si elle allait lui répondre. Karadoc sortit un morceau de fromage de son autre chausse.

— Merde ? proposa Léodagan.

— L’affaire est donc conclue, ce ne sera pas Hélène la Pieuse, trancha Arthur.

— Roman de Renart ? tenta Blaise.

— Non mais merde, on est en réunion, pas en méditation ! s’écria Arthur en renversant son siège.

— Attendez, dit Perceval en revenant des latrines, c’est qui ce Roman ?

— C’est pas Roman, c’est Renart, corrigea Bohort.

— Ah bon ? Parce que moi, j’croyais qu’on parlait d’un gars qui écrivait des romans.

— Non, c’est un renard.

— Un renard qui écrit des romans ?

— Non, un renard qui fait des coups tordus.

— Ah ! Comme Léodagan, alors !

— Quoi ?!

— Non mais c’est vrai, vous êtes rusé, vous aussi.

— Je suis pas un foutu renard, moi !

— Et puis, reprit Karadoc, si c’est un renard, il va vouloir piquer dans les réserves. Moi, je partage pas mon saucisson avec un goupil.

Le Père Blaise soupira. Il griffonna sur son parchemin :

« Roman ou Renart, on ne sait plus trop,

L’un écrit des livres, l’autre vole le gigot.

À Camelot, c’est sûr, faut pas trop réfléchir,

Sinon on finit par confondre lire et fuir.

Un renard à la Table ? C’est peut-être rigolo,

Mais entre deux fromages, il mangera les mots.

Moralité, Sire, si vous voulez mon avis :

Prenez pas Roman, ni Renart, ni leur parodie. »

Arthur leva les yeux au ciel.

— Bon, on passe à Kadoc. Au moins, lui, il dit rien.

— Non, il ne dit rien parce qu’il est con à aspirer de la compote par les narines ! s’exclama Léodagan.

Perceval se leva en sautillant. Il devait retourner aux latrines. Tout le monde lui fit signe de la main de s’en aller et d’arrêter de bloquer le débat.

— Enfin, nous arrivons au bout. Je suppose que Provençal le Gaulois, on n’en parle pas, vu qu’il n’est même pas du coin, dit Arthur.

— Ah, si, on va en parler, répliqua Blaise. Parce que tout le peuple en parle. Lui, il a des faits d’armes qui remontent jusqu’ici. C’est le héros du moment, dans toutes les conversations du château, des cachots aux maîtresses royales !

Karadoc se leva, se râcla la gorge et commença à expliquer qu’on parlait de ce Provençal même à l’auberge. D’ailleurs, la serveuse leur avait raconté, à Perceval et lui, que ce Provençal aurait sauvé une auberge des gobelins qui s’étaient introduits par les toilettes.

Karadoc fit commander de quoi grignoter. Il en aurait pour un moment.


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