Kaboum : Le réveil des Karmadors

Chapitre 16 : Le Conseil figé, le destin en marche

5611 mots, Catégorie: B

Dernière mise à jour 28/10/2025 13:41

Esther et Martin Bordelea avaient quitté l'Académie en secret, aidés par un complice inattendu : Dixie, la minuscule gardienne des couloirs dérobés. Sans elle, jamais ils n'auraient pu échapper à la vigilance de Sollonella et aux sortilèges de surveillance de l'aile ouest.

— C'est bon... souffla Dixie avant de disparaître dans une bouche d'aération. Plus personne ne vous suit.

Martin, encore haletant, jeta un coup d'œil derrière eux.

— Je suis sûr qu'on va finir dans une salle de détention à vie pour ça, murmura-t-il.

— Si on réussit, personne n'osera nous punir. Si on échoue... tu peux toujours te recycler comme cracheur de feu dans un cirque intergalactique.

Ils rirent doucement, nerveusement. L'ombre imposante de l'Épicerie Bordeleau se dessina devant eux.

Mais ce matin-là, quelque chose était différent.

La boutique était fermée. Pas de lumière vive, pas de client matinal. Pourtant, une faible clarté oscillait derrière la porte vitrée. Et surtout, posée sur le comptoir, visible à travers la vitre embuée : une note manuscrite.

Martin fronça les sourcils.

— C'est pas très... rassurant.

Esther poussa doucement la porte. Elle était déverrouillée. Une clochette tinta, plus douce que d'habitude.

Ils s'approchèrent de la note.

Je vous ai vus dans le rêve. J'attendais ce jour. Allez à l'arrière.

Martin recula d'un pas.

— Ok. Maintenant je flippe pour de vrai. Il nous a "vus dans le rêve" ? C'est une blague, hein ? Ça sonne comme le début d'un film d'horreur.

Esther ne dit rien. Elle avisa les rayons familiers, la vieille horloge au mur figée sur 6h06. Elle avanca vers la porte battante au fond du magasin. Derrière, une odeur de pain, de café et de savon à linge.

Et puis une voix.

— J'espérais que vous viendriez avant que la cafetière explose. J'ai mis trop de grains.

Greg était là. Vêtu d'un pull à capuchon trop grand, ses cheveux ébouriffés couverts d'un filet de farine. Il se tenait debout près d'un grille-pain, une baguette entre les dents, comme si de rien n'était.

— Greg... commença Esther, incertaine.

Il la regarda avec une intensité inaccoutumée. L'habituelle gentillesse de ses traits était là, mais quelque chose vibrait sous la surface. Comme un autre Greg, invisible jusqu'à présent.

— Vous avez besoin que le temps s'arrête, pas vrai ? Et vous êtes pile dans le bon moment.

Esther le fixa droit dans les yeux.

— Tu peux le faire ? Arrêter le temps ? Vraiment ?

Greg hocha la tête. Lentement. Gravement.

— Oui. Mais c'est pas gratuit. Et ça vient avec un prix que vous devez connaître avant de décider quoi que ce soit.

Martin leva la main comme à l'école.

— Est-ce qu'on peut payer en croustilles et secrets de famille ? Parce qu'on en a pas mal.

Greg sourit. Un vrai sourire, mêlé d'épuisement.

— Venez. Je vais tout vous expliquer. Mais une chose d'abord.

Il se tourna vers l'horloge.

— Elle. C'est elle qui compte. Et elle ne vous attendra pas longtemps.

L'aiguille bougea d'un cran. Un seul. Un bruit sourd, presque dérangé. Comme un avertissement venu d'ailleurs.

Et dans le regard de Greg, pour la première fois, brillait une lueur que même le temps semblait craindre. 


 Greg s'assit lentement sur le tabouret, l'air fatigué, presque vidé. Ses mains tremblaient à peine, mais assez pour qu'Esther le remarque. Le silence s'installa brièvement, juste le ronronnement du frigo en fond sonore.

— Vous savez déjà que je peux figer le temps... mais vous ignorez ce que ça me coûte, dit-il d'une voix sourde.

Martin fronça les sourcils, mais Esther s'avança un peu, le visage grave.

— En fait, Greg... j'ai commencé à le comprendre.

Il leva les yeux vers elle, surpris. Esther garda sa voix calme, presque désolée.

— La dernière fois, au QG... pendant que tu observais les capteurs de flux... je t'ai discrètement scanné avec un ancien instrument d'analyse karmadienne.

Martin haussa un sourcil.

— Tu l'as quoi ?

— L'électrodiagnostiqueur, répondit-elle sans le regarder. C'est un outil de lecture corporelle. Il mesure les tensions neurologiques, les ruptures bioélectriques, les déséquilibres énergétiques... bref, ce que ton corps subit chaque fois que tu figes le temps.

Greg pâlit légèrement.

— Tu m'as scanné... à mon insu ?

— Je n'ai rien volé, Greg. C'était pour t'aider. Je m'inquiétais pour toi. Ce que j'ai vu m'a confirmé mes doutes.

Martin regarda l'un puis l'autre, perdu.

— Ok, moi je comprends plus rien. Est-ce que quelqu'un ici va mourir ou on parle juste d'un gros mal de tête ?

Esther ignora son frère.

— Greg, chaque fois que tu ralentis le flux temporel, ton système nerveux prend une claque monumentale. J'ai vu des micro-saignements autour de certaines synapses, des trous dans tes cycles cognitifs courts. Tu mélanges les jours. Et tu oublies, pas vrai ?

Greg ne répondit pas tout de suite. Il regarda ses mains, puis ferma les yeux.

— Je note tout dans un carnet. Sinon... je perds le fil.

Esther hocha lentement la tête.

— Tu n'as pas besoin de continuer à t'abîmer comme ça pour nous. Tu pourrais t'arrêter.

Mais Greg secoua la tête, son sourire triste revenant sur ses lèvres.

— Non. Pas tant que vous aurez besoin de moi. Pas tant que je peux encore tenir debout... même si tout me glisse entre les doigts.

Un silence retomba, puis Greg reprit, plus doucement, son regard perdu dans le vide.

— Il y a autre chose. Depuis quelque temps... je rêve. Pas comme d'habitude. Ce sont des rêves précis. Forts. Des sortes de... fragments. Je me vois... dans un costume. Orange et noir. Entouré d'une lumière. Je suis un Karmador.

Esther le fixa, interdite.

— Tu te vois en Karmador ?

— Oui. Et pas juste une fois. Chaque nuit. Parfois, je fige le monde entier autour de moi. Et dans tous ces rêves... j'ai cette sensation. Celle d'avoir toujours été fait pour ça. Comme si je n'étais pas juste un rouage du temps... mais l'un de ses gardiens.

Martin passa une main sur sa nuque, impressionné.

— Bon... là, c'est moi qui flippe. Tu rêves que t'es un super-héros interdimensionnel et en vrai, t'as les moyens de le devenir ?

Greg baissa les yeux.

— J'ai peur que ces rêves me montrent ce que je dois faire. Ou ce que je suis en train de devenir. Et j'ai encore plus peur qu'ils aient raison.

Esther s'approcha. Sa voix était douce mais ferme.

— Tu es la solution, Greg. Celle qu'on cherchait depuis le début.

Greg cligna des yeux, troublé.

— Moi ? Linspecteur ma encore rendu visite et ma reveler dune mission risquer ou je devrais a un moment, figer lAcademie... au grand complet.

Esther hocha la tête, déterminée.

— Pas au grand complet. Juste... les membres du Conseil.

Greg la fixa, son regard se durcissant à mesure que ses pensées s'emballaient.

— Tu veux que je... les bloque ? Tous ? Dans un arrêt temporel total ? C'est risqué, Esther. Je ne suis pas une machine.

— Non, tu ne l'es pas. Et c'est pour ça que j'ai fabriqué quelque chose.

Elle posa doucement son sac au sol et en sortit un petit coffret métallique. Lorsqu'elle l'ouvrit, plusieurs composants scintillèrent à la lumière tamisée de l'arrière-boutique : des mini-capteurs, des cristaux d'énergie régulés, et au centre, un module en forme de spirale alimenté par une pulsation douce.

— J'ai passé mes nuits à concevoir ça, murmura-t-elle. Ce sont des stabilisateurs neuronaux couplés à un synchroniseur d'ondes karmadiennes. Ils répartiront la charge énergétique entre toi et les balises que je vais placer à l'intérieur de l'Académie. Tu n'auras pas à supporter tout seul le poids du gel temporel.

Greg s'approcha lentement, comme s'il découvrait une relique sacrée.

— C'est... impressionnant.

— Ce n'est pas parfait, reprit Esther. Et je ne peux pas t'assurer que ça t'épargnera complètement. Mais au moins... ça évitera que ton cerveau s'écroule au bout de deux minutes.

Je veux que tu les vises uniquement. Pas Gina. Pas les autres qui n'ont rien à voir avec les décisions du Conseil. Juste eux. Je sais que tu peux faire la différence entre ceux qui méritent d'être figés... et ceux qui méritent une seconde chance.

Greg hocha lentement la tête.

— Je ferai de mon mieux. Je vous le promets.

Un silence doux s'installa, interrompu seulement par le bourdonnement d'un néon qui clignotait faiblement au plafond.

Martin inspira profondément.

— Bon... si on échoue, on aura figé une bande de hauts dirigeants interdimensionnels dans le temps avec l'aide d'un gars qui vend du beurre d'arachide. Si on réussit... on aura figé une bande de hauts dirigeants interdimensionnels dans le temps avec l'aide d'un gars qui vend du beurre d'arachide.

Il sourit.

— Dans les deux cas, ça fait une super anecdote.

Greg haussa les épaules, un sourire plus assuré sur les lèvres.

— Alors... qu'est-ce qu'on attend ?

Esther referma le coffret métallique avec un clic net. Ses yeux rencontrèrent ceux de Greg.

— On attendait que tu sois prêt. Maintenant... on l'est tous.


Le vent sifflait au sommet de la colline, agitant les longues herbes sauvages et les capes des trois jeunes Karmadors. D'ici, on distinguait les flèches dorées de l'Académie, fière et lointaine, entourée d'un voile nuageux qui vibrait d'énergie.

— On est exactement à trois kilomètres du point central, confirma Esther, les yeux rivés sur son bracelet holographique. Cette colline est l'un des pivots du champ.

Greg ajusta la dernière balise dans l'herbe, l'air nerveux. Elle émettait une lueur violette et pulsante, en résonance avec les autres déjà installées.

— Et vous êtes sûrs que ça ne va pas nous exploser à la figure ? Parce que là, j'ai littéralement l'impression qu'on joue avec le temps comme s'il s'agissait d'un ballon de plage...

Martin, plus loin, leva un sourcil.

— Franchement, si ça explose, j'espère juste que je me transforme en caillou cool. Genre un gros caillou musclé.

Esther ne répondit pas, concentrée sur les flux qui dansaient autour de son écran.

— Chaque balise forme un nœud énergétique. Dès que Greg les active, un maillage temporel va se refermer autour de l'Académie. Plus rien ne bougera à l'intérieur pendant quelques heures. Ni Conseil, ni ennemis, ni structure physique.

Greg recula d'un pas, observant l'ensemble des balises qui se mettaient lentement à vibrer à l'unisson.

— J'ai jamais lancé une charge de ce type. Si je perds le contrôle du flux, je peux tout figer à des kilomètres.

— Tu ne la perdras pas, affirma Esther. Tu n'es pas seul. On sera là pour t'ancrer.

Martin s'approcha, inquiet malgré lui.

— Et nous ? On va rester figés aussi ?

— Non, répliqua sa sœur. On sera en dehors du noyau central, protégés par ce cercle. Si tout est bien synchronisé.

Un grondement sourd s'éleva soudain du sol, comme si la terre elle-même s'éveillait sous l'effet des balises. Des cercles d'énergie commencèrent à tournoyer autour d'elles, dessinant dans l'air des spirales bleutées.

Greg se concentra, posant ses mains sur la balise principale. Ses doigts se mirent à trembler.

— Ça monte... ça pulse trop fort... je sens que le champ veut se refermer tout de suite.

Esther se précipita, plaçant ses mains au-dessus des siennes sans le toucher directement.

— Calme-toi. Respire avec la pulsation. Visualise le flux comme une étoile, pas une tornade.

— Facile à dire quand t'as pas l'impression d'avoir un orage dans le ventre !

Martin tenta de désamorcer la tension :

— Vous savez, à ce stade, je préférerais qu'un Krashmal géant nous fonce dessus plutôt que d'être écrabouillé par une déchirure temporelle.

Mais à cet instant précis, les balises brillèrent d'une lumière éclatante. Une onde circulaire s'échappa de la colline, fendant l'air dans un bourdonnement profond. Les arbres à des kilomètres frémirent, des oiseaux s'éparpillèrent dans le ciel, et l'Académie, au loin, sembla... se figer.

Les nuages au-dessus de l'édifice suspendirent leur mouvement. Les feuilles en chute restèrent en suspension, prisonnières d'un instant éternel.

Greg, haletant, recula d'un pas, son énergie drainée.

— C'est... fait. J'ai jamais ressenti un truc pareil. J'ai cru que le temps me traversait de part en part.

Esther observa l'Académie figée. Une larme, discrète, coula le long de sa joue.

— On vient peut-être de se donner une chance.

Martin regarda les balises.

— Et maintenant ?

Esther inspira.

— Maintenant, on rentre. Avant que l'effet ne s'inverse... ou que quelqu'un d'autre ne comprenne ce qu'on vient de faire.

Ils descendirent la colline en silence, tandis que derrière eux, le monde retenait son souffle.

Le sol craquait sous leurs pas alors qu'ils gravissaient la colline rocailleuse, balayée par un vent sec et chargé de poussière. Derrière eux, les lumières de l'Académie des Karmadors pulsaient faiblement à travers la brume de chaleur, silhouette lointaine d'un monde en suspens. L'endroit où ils se trouvaient était reculé, mais parfait pour déployer la première balise : à flanc de montagne, dissimulé sous les pins.

Greg jetait des regards nerveux autour de lui, sa respiration légèrement sifflante.

— Tu penses vraiment que ça va marcher ? demanda-t-il à voix basse, rompant le silence.

Esther s'arrêta un instant, cherchant dans son sac un petit boîtier de contrôle.

— Je le pense. Pas seulement parce que j'ai bâti ces balises moi-même, mais parce que... tu es le seul qui peut stabiliser le champ de stase une fois enclenché.

— Je suis pas sûr d'aimer cette idée, marmonna Greg. Savoir que je suis... la clé, c'est pas vraiment rassurant.

Martin, en retrait, observait les environs. Il n'était pas à l'aise, ses doigts jouant nerveusement avec l'attache de son gant.

— Et si Sollonella nous repère ? Ou pire... si quelqu'un d'autre active ses propres senseurs ?

Esther hocha la tête.

— C'est pour ça que chaque balise est codée. Même si quelqu'un en intercepte une, il ne pourra pas l'activer sans que Greg soit à proximité.

Greg la regarda de biais.

— Super. Donc si je me fais capturer, ils ont les deux. Moi et la clé.

— Ne sois pas dramatique, répondit doucement Esther, même si son regard restait fixé sur le boîtier.

Ils atteignirent enfin le plateau. Un large espace de pierres plates et de racines apparentes, surplombant la vallée. De là, l'Académie semblait minuscule... mais ils savaient tous que le cœur du pouvoir se trouvait entre ses murs.

— Ici, murmura Esther. On place la première balise ici. Martin, tu couvres le nord. Greg, l'est. Moi je prends le sud-ouest. Il en restera trois à poser ensuite.

Martin s'approcha d'elle, hésitant.

— T'es sûre que t'en fais pas trop avec tout ça ? Greg est pas un outil...

Esther releva la tête vers lui.

— Je sais. Mais c'est lui qui résiste au champ magnétique de stase. C'est son corps qui le neutralise. Ce n'est pas moi qui l'ai choisi. C'est comme si... c'était déjà prévu.

Greg fronça les sourcils.

— Tu veux dire... une espèce de prédestination karmique ?

— Ou biologique, répondit-elle simplement.

Un silence lourd s'installa, rompu seulement par un sifflement métallique : la balise venait de s'enclencher. Elle émit un petit flash lumineux, invisible à l'œil nu, mais perceptible par les capteurs intégrés dans leurs bracelets. Une onde se propagea en spirale.

Martin la fixa.

— On n'a plus le droit à l'erreur, hein ?

— Non. Pas à ce stade.

Un frisson parcourut Greg. Il se tourna vers l'Académie au loin, puis serra les poings.

— OK. Prochaine balise. 



Le couloir menant au hall d'entrée baignait dans une lumière spectrale, filtrée par les vitraux immenses. Les pas du trio résonnaient dans l'immense atrium comme des coups de marteau dans le silence sacré. Chaque mètre les rapprochait du cœur du plan.

Esther s'arrêta brusquement, levant la main.

— Chut... Vous entendez ?

Des voix, étouffées mais précises. Des murmures, des pas lourds qui s'approchaient lentement.

Martin ferma les yeux une seconde, étendant discrètement la main vers le plafond. L'air autour d'eux frissonna. Un courant discret s'éleva et s'intensifia pour devenir un souffle qui dévia les échos de leurs mouvements. Il maîtrisait encore difficilement la météo, mais juste assez pour qu'ils passent inaperçus.

— Ça vient du couloir nord, souffla Greg en consultant le petit cadran d'énergie qu'Esther lui avait remis. Il leva les yeux vers elle. — T'es sûre de cette balise ? Celle-là... c'est la plus risquée.

Esther acquiesça sans détourner les yeux de l'entrée.

— Elle doit être placée ici. C'est l'axe principal du Conseil. Si on ne fige pas cet endroit... Gina ne pourra jamais entrer sans être repérée. Et les Sentinelles resteront bloquées à l'extérieur.

Elle sortit un petit cylindre argenté de sa veste, le tenant comme si c'était un cœur qui battait trop fort.

— Une fois enclenchée, elle enverra un signal aux autres. Les balises s'activeront en chaîne, et le Conseil sera figé dans un rayon de cent mètres. Pas les autres... pas Gina.

— Tu es sûre qu'on peut faire confiance à la programmation ? demanda Greg. Tu l'as testée ?

Esther hocha la tête, d'un air plus confiant qu'elle ne l'était réellement.

— Elle est calibrée pour reconnaître les signatures énergétiques des membres du Conseil. Je me suis servie de leurs scans mémorisés dans l'électrodiagnostiqueur. Et je sais qu'on n'aura qu'une seule chance.

Des pas résonnèrent à nouveau, cette fois plus proches. Une silhouette apparut entre les colonnes... puis une voix familière, tranchante.

— Esther... Martin ?

Sollonella.

La voix venait de derrière eux.

Greg n'hésita pas. Il leva la main, son regard se durcit. Le temps se mit à vibrer autour d'eux, comme si chaque chose cherchait à ralentir... à céder sous la pression.

Mais avant que la déformation temporelle ne se stabilise, Esther s'avança d'un pas, posant la balise au sol, sans un mot. Puis, dans un souffle presque douloureux, elle se retourna vers Sollonella, dont le regard sévère transperçait les secondes figées.

— Je suis désolée, murmura-t-elle. Ce n'est pas contre toi... mais pour tous les autres.

Elle activa la balise.

Une onde d'énergie parcourut le sol comme une marée silencieuse. Le hall entier frémit, la lumière sembla se figer dans les vitraux. Le regard de Sollonella se statufia. Son corps suspendu dans l'instant, figé dans une expression d'incompréhension mêlée de dignité.

Greg chancela légèrement.

— C'est fait, dit-il d'une voix vacillante.

Esther posa une main sur son bras pour le soutenir, et Martin s'approcha, observant les lignes d'énergie qui pulsaient autour de la balise activée.

— On l'a fait... dit-il doucement.

Ils restèrent là quelques secondes, le silence couvrant tout, comme une couverture céleste. L'Académie, autrefois sous contrôle du Grand Conseil, venait de basculer.

Pas en ruine.

Pas détruite.

Juste... figée.

Et enfin prête à être reprise par ceux qui n'avaient jamais cessé de la défendre.



Sur l'autoroute, dans une voiture noire profilée, filant à toute allure entre les collines bleutées...

Gina, au volant, gardait une main ferme sur le guidon. Ses yeux, d'un brun perçant, oscillaient entre la route et le rétroviseur. Le ciel était couvert, mais aucune pluie ne venait troubler la trajectoire. Sur la banquette arrière, deux des Sentinelles bavardaient à voix basse, mais le silence de Gina laissait planer une tension à peine voilée.

— On aurait jamais cru revoir un jour cette route... murmura Corinne, le regard perdu à travers la fenêtre.

Gina sourit, mais c'était un sourire tendu. Elle jeta un bref regard à la lettre pliée en trois sur le siège passager.

— Et pourtant, nous y voilà... soupira-t-elle. Ce papier, aussi mince soit-il, a changé la donne.

Gaia se pencha vers elle depuis l'arrière.

— Tu es sûre qu'elle est authentique ? Je veux dire... la signature, c'est bien celle de Sollonella, mais le ton... quelque chose m'a paru étrange.

Gina hocha lentement la tête, ses doigts se resserrant inconsciemment sur le volant.

— Je me suis dit la même chose. C'est trop... lisse. Trop bienveillant. Sollonella n'a jamais été du genre à adoucir les angles. Même dans ses écrits.

— Qu'est-ce qu'elle disait déjà ? demanda Corinne.

Gina prit une inspiration avant de réciter :

— « À l'attention de Gina et de ses Sentinelles. Le Grand Conseil des Karmadors a réévalué les décisions prises antérieurement. Votre présence est désormais souhaitée au sein de l'Académie, et vos postes sont restaurés, dans l'intérêt supérieur de la formation karmadorienne. » Elle leva un sourcil.

Un silence s'installa. La voiture roulait toujours, filant entre les arbres hauts et les vallées boisées.

— Et pourtant... on y va, dit doucement ladjointe de Thomas à l'arrière. On fait confiance à cette lettre.

— Pas seulement à la lettre, répondit Gina après un instant. À ce que ça représente. L'espoir. Une deuxième chance. Et même si c'est une ruse — on verra bien à l'arrivée — je préfère affronter ça la tête haute.

— Et si c'était un piège ? souffla une autre voix.

Gina ralentit légèrement. Au loin, se dessinait l'ombre majestueuse de l'Académie des Karmadors, dressée comme une forteresse au sommet d'un promontoire.

— Alors on fera ce qu'on a toujours fait : tenir notre position. Protéger les nôtres. Et garder les yeux ouverts.

Elle esquissa un sourire plus sincère, bien que teinté d'appréhension.

— Mais j'ai l'étrange sensation... que quelque chose a changé. Qu'il y a une intelligence derrière tout ça. Une volonté de réparer.

— Tu penses à qui ? demanda Corinne.

Gina ne répondit pas tout de suite. Elle appuya doucement sur l'accélérateur.

— On verra bien quand les portes s'ouvriront.


Les pas de Gina résonnaient doucement dans les couloirs familiers de l'Académie. Derrière elle, ses Sentinelles progressaient en formation instinctive — ni menaçants, ni relâchés. Ils n'étaient pas venus pour se battre. Du moins... pas encore.

Gina effleura les pierres murales, comme pour capter les échos de l'endroit qu'elle avait tant aimé. L'émotion montait, douce et amère à la fois. Elle jeta un regard en coin à la lettre pliée dans sa poche. Celle signée de Sollonella.

"Le Conseil des Karmadors accepte humblement le retour des Sentinelles dans ses murs. L'ordre a besoin de ses piliers. Venez."

Elle avait relu cette phrase au moins cinquante fois. Il y avait quelque chose dans le ton, une tournure... elle n'avait jamais entendu Sollonella s'exprimer de cette manière. Mais l'espoir d'une paix l'avait emporté sur le doute.

— Là-bas ! chuchota soudain Corinne, en désignant le bout du couloir.

Gina leva les yeux.

Devant eux, dans l'immense salle des Archives, se tenait une silhouette qu'elle connaissait trop bien : Sollonella, droite comme un cyprès, son long manteau bleu retombant comme une cascade d'encre. Autour d'elle, plusieurs membres du Grand Conseil. Tous en cercle. Immobiles.

Un soulagement traversa le cœur de Gina.

— Sollonella... dit-elle d'une voix claire, un sourire mêlé de respect aux lèvres. Merci. Merci pour votre ouverture... et votre confiance retrouvée.

Elle s'avança de quelques pas, les bras légèrement ouverts.

— Je dois admettre que je ne m'attendais pas à autant de... solennité. Mais vous n'avez pas idée de ce que ce moment représente pour nous.

Silence.

Aucune réponse.

Pas un battement de cil.

Même le tissu de la robe de Sollonella ne frémissait pas.

Gina s'arrêta. Ses yeux s'assombrirent.

— Sollonella ? répéta-t-elle, plus doucement.

Toujours rien.

Elle tourna lentement la tête vers ses compagnons, puis se remit à fixer la scène figée devant elle. Un doute froid glissa dans son ventre.

— Reculez, souffla-t-elle à ses Sentinelles. Position défensive. Immédiatement.

Les autres obéirent sans discuter, se plaçant en cercle. Corinne, desormais en Lumina, avait les mains qui s'illuminèrent de leur énergie respective, prêtes à frapper ou à parer.

— Ce n'est pas un piège... c'est une illusion. Ou une stase. Quelqu'un veut nous faire croire que tout va bien.

Un des plus jeunes recula d'un pas.

— Ce sont les Krashmals ? Ils ont pris possession de l'Académie ?

— Je ne sais pas encore. Restez calmes, et observez. Si c'est un piège, on ne va pas leur offrir notre peur.

Elle plissa les yeux, cherchant un indice sur les visages figés. Il n'y avait pas de souffrance, pas de peur. Juste... l'immobilité absolue.

Et puis, soudain, une voix douce résonna derrière eux.

— C'est moi... C'est Esther. Vous n'avez rien à craindre.

Les Sentinelles se retournèrent d'un bond, prêts à agir, mais Gina, elle, resta figée.

Cette voix... elle la reconnaissait.

Mais comment ?

Elle fit volte-face lentement. Son regard croisa celui dEsther, qui tenait un carnet dans les mains, et dont les yeux brillaient d'une étrange confiance.

— Tout va bien, répéta Esther avec douceur. C'est moi qui ai provoqué ça. Juste... pour qu'on puisse parler sans être interrompus.

Gina la dévisagea, le souffle un peu court.

Esther descendit lentement les marches, le regard fixé sur son ancienne mentor.

— Je vais tout vous expliquer... Mais pour l'instant, vous êtes en sécurité. Je vous le promets.


L'auditorium baignait dans une lumière tamisée, les grands rideaux pourpres encadrant l'estrade centrale. Le silence pesait comme une brume sur la salle. Les bancs étaient presque tous occupés : Gina et les Sentinelles à l'avant, les jeunes apprentis Karmadors derrière, visiblement confus et encore sous le choc du retour précipité.

Esther, droite et calme malgré son cœur battant à tout rompre, s'avança jusqu'au centre de la scène. À sa gauche se tenait Martin, les bras croisés et l'air grave. À sa droite, Greg observait la salle avec une concentration rare, comme s'il évaluait les réactions de chacun.

Gina, assise au premier rang, se leva.

— Qu'est-ce qui s'est passé, Esther ? demanda-t-elle doucement, sans colère, mais avec cette fermeté maternelle qu'on ne pouvait lui enlever.

Esther inspira profondément, puis regarda l'ensemble des visages tournés vers elle. Elle sentait la responsabilité de ce moment comme un poids immense sur ses épaules, mais aussi une urgence de vérité.

— On a figer le Conseil des Karmadors, dit-elle d'une voix claire. Ce n'était pas un acte de trahison, ni un geste irréfléchi. C'était... nécessaire.

Un murmure parcourut la foule.


— Nous avons placé des balises autour de l'Académie, dit Martin, légèrement nerveux. Des balises qui nous ont permis de... de mettre le Conseil en pause. Juste assez pour vous faire revenir, vous, Gina. Et pour que la vérité éclate enfin.

Gina s'approcha lentement de la scène. Son regard allait de l'un à l'autre. Lorsqu'elle parla, ce fut avec retenue.

— Vous avez falsifié une lettre. Vous avez manipulé la situation.

— Oui, répondit Esther sans détour. Mais ce que nous avons vu, ce que j'ai scanné dans le cristal... ça allait bien au-delà de nos soupçons.

— Tu ne pouvais pas juste venir nous voir ? souffla l'un des Sentinelles.

— Et risquer que le Conseil le découvre avant qu'on n'ait rassemblé les preuves ? répliqua Greg, en levant un sourcil. Vous savez comme moi que certaines choses se trament dans l'ombre. On n'a pas trahi l'Académie. On essaie de la sauver.

Un silence pesant suivit.

Gina baissa brièvement les yeux. Puis elle releva le menton.

— Et maintenant ? Vous avez notre attention. Toute notre attention. Alors j'espère que ce que vous avez à dire vaut les règles que vous avez brisées.

Esther hocha la tête, le regard ancré dans celui de Gina.

— Oui. Et ce n'est que le début. Ce que je vais vous montrer va tout changer.

Martin hocha la tête doucement, appuyant silencieusement sa sœur.

— Cette Académie... elle a formé nos parents. Elle a été un lieu d'apprentissage, de courage, de grandeur. Mon père, aujourd'hui dans le coma, s'est battu toute sa vie pour protéger les autres. Ma mère... était une Karmador remarquable. Et je sens que son héritage vit encore en moi. En chacun de nous.

Esther marqua une pause, visiblement émue, mais ne se laissa pas submerger.

— Si je suis ici aujourd'hui, c'est parce que je veux continuer ce qu'ils ont commencé. Pas en suivant des règles figées. Mais en nous adaptant. En étant libres, mais unis.

Greg fronça les sourcils, impressionné par son aplomb. Gina, de son côté, avait posé une main sur son menton, méditative.

— J'ai découvert des vérités, poursuivit Esther. Des fragments laissés par mon père... et des noms oubliés, comme celui de Jean Francois. Un homme que je dois retrouver. Il était autrefois un ami de ma famille, mais il a trahi notre confiance... et a rejoint les Krashmals.

Des murmures parcoururent la salle à l'évocation de ce nom. Esther, imperturbable, poursuivit :

— Je ne veux pas simplement me battre. Je veux comprendre. Je veux entraîner ceux et celles qui ont le courage de voir plus loin que les apparences. Je veux fonder une nouvelle section, un cercle d'entraînement pour former les Karmadors de demain. Non pas en niant le passé... mais en le redéfinissant.

Elle se tourna brièvement vers Martin qui lui sourit, puis vers Greg qui acquiesça d'un petit signe.

— Des leçons. Des combats simulés. Des stratégies contre les Krashmals. Des cours sur nos pouvoirs, mais aussi sur la loyauté, l'histoire et la vérité. Et ensemble, nous nous préparerons pour ce qui s'en vient. Parce que ce qui arrive... ce n'est pas qu'une guerre de l'ombre. C'est une fracture dans ce que nous pensions immuable.

Son regard devint plus perçant.

— Alors... je vous le demande. Pas comme une dirigeante, mais comme une camarade.

Elle s'avança d'un pas.

— Qui... parmi vous... souhaite se joindre à moi ?

Le silence persista. Puis... des bruits de pas.

Un élève au fond de la salle se leva. C'était Dixie, sa longue tresse tombant sur son épaule. Elle hocha la tête, posément.

— Tu peux compter sur moi, Esther. J'en ai assez qu'on me dise qui je suis censée être.

Un autre mouvement. Deux silhouettes familières entrèrent par le fond de l'auditorium. Des murmures s'élevèrent dans la foule.

— C'est... Simon ? Et Sébastien ?

Les deux frères, ex-Sentinelles, s'avancèrent d'un pas ferme. Simon, l'aîné, leva une main.

— Désolé pour notre silence. On a fait un détour pour mieux comprendre les Krashmals... On est prêts à revenir. Et à réparer ce qu'on a mal fait.

— On est avec toi, Esther, ajouta Sébastien. Jusqu'au bout.

Puis, une autre silhouette se leva. Une fille aux cheveux blond avec des meches bleus, descendit les escaliers, les bras croisés.

— Pétronille, annonça-t-elle simplement, en arrivant sur scène. Et je n'aime pas les causes perdues. Mais toi... tu n'as pas peur. Ça me plaît. J'en suis.

Puis, d'un coin de la salle, une autre silhouette se leva. Légère. Silencieuse. Sa posture droite trahissait une rigueur martiale.

C'était Fulgure.

Vêtu de son uniforme noir, il descendit les marches sans un bruit, l'expression neutre, mais déterminée. Ses cheveux noirs légèrement en bataille tombaient sur son front. Il se plaça devant Esther.

— Je ne suis pas d'accord avec tout ce que tu dis, commença-t-il calmement. Mais tu as de la volonté. Et j'ai vu ce que tu peux faire. J'ai été dur avec ton frère. Trop dur.

Martin, étonné, ouvrit la bouche mais ne dit rien.

Fulgure le regarda droit dans les yeux.

— Je ne viens pas pour semer le trouble. Je viens parce que je crois qu'on a une chance d'apprendre les uns des autres. Et si je dois changer... alors je changerai.

Mais avant qu'il n'aille plus loin, une voix fusa à travers la salle.

— Attends une minute.

Anne Marie.

Elle s'avança à son tour, sa longue chevelure blond comme le ble dansant légèrement sous la lumière des néons du plafond. Elle s'arrêta devant Fulgure, croisant les bras.

— Si jamais tu recommences à t'en prendre à Martin, que ce soit pour une remarque, une moquerie ou un geste... tu vas le regretter.

Fulgure baissa les yeux, respectueux.

— Je comprends.

— Bien, répondit-elle, glaciale.

Puis elle se tourna vers Esther, plus douce.

— Je suis avec toi. Depuis le début.

Martin, les joues en feu, détourna le regard.

D'autres élèves, en silence, commencèrent à se lever. Pas tous. Certains quittèrent la salle, visiblement apeurés ou en désaccord. Mais une chose était certaine : le noyau d'un nouveau mouvement venait de naître.

Esther les regarda un à un. L'émotion la submergea un instant, mais elle tint bon.

Elle n'était plus seule.



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