Kaboum : Le réveil des Karmadors
Le soleil du matin baignait la cour intérieure d'une lumière dorée. Esther se tenait au centre du cercle formé par les apprentis qui avaient répondu à son appel. À ses côtés, Martin et Greg échangeaient un regard déterminé, tandis que Dixie, toujours pleine d'énergie, faisait tournoyer des étincelles autour de ses doigts. Simon et Sébastien, récemment réapparus après leur étrange disparition, observaient les environs comme s'ils s'attendaient à tout moment à une nouvelle embuscade. Fulgure, le jeune sino-canadien au regard perçant, les bras croisés, restait en retrait, mais sa présence trahissait sa volonté de coopérer, malgré son passé d'intimidateur envers Martin. Anne Marie, postée non loin de ce dernier, ne cessait de le surveiller du coin de l'œil. Elle s'était approchée de Martin avant l'entraînement, et lui avait chuchoté d'un ton glacial, tout en croisant les bras :
— S'il recommence à t'emmerder, c'est moi qu'il va devoir affronter. Et crois-moi, il va regretter d'avoir mis un pied ici.
Martin, rougissant, avait à peine osé répondre, mais il n'en avait pas perdu une miette.
Esther, elle, avait en tête un plan clair. Il n'était plus temps de convaincre ou de répéter ses intentions : ce matin marquait le début de leur véritable préparation. Elle avait prévu des entraînements par vagues : contrôle de leurs dons, exercices de résistance mentale, séances tactiques et analyse de terrain. L'objectif était simple — devenir plus forts ensemble, unis, imprévisibles et prêts à résister à l'invisible, y compris au Conseil si cela devait un jour se produire. Aucun d'entre eux n'avait reçu la même formation, mais cela ne comptait plus. Ce qu'ils construiraient, ici et maintenant, serait à leur image : libre, imparfait, mais sincère.
Alors qu'elle observait les premiers échauffements, Esther perçut une tension discrète. Gina, à quelques mètres de là, fixait Pétronille d'un œil brillant de jalousie à peine dissimulée. Cette dernière, élégante dans sa posture, faisait léviter avec aisance plusieurs pierres au-dessus de ses paumes. Une démonstration sobre, mais redoutablement précise.
— Elle fait ça comme si c'était rien... marmonna Gina à voix basse.
Esther tourna la tête dans sa direction, sans rien dire. Elle savait reconnaître ce regard. Gina, pourtant puissante, avait toujours voulu une affinité plus directe avec les forces invisibles — comme celle que maîtrisait Pétronille. Et ce don précis, cette télékinésie parfaite, semblait pour l'instant hors de sa portée.
Esther s'approcha, posant une main calme sur l'épaule de Gina.
— Tu es puissante à ta manière. Ce qu'on va créer ici, ce n'est pas une hiérarchie de talents. C'est une alliance. On se complète, pas vrai ?
Gina hocha lentement la tête, sans répondre. Pétronille, de son côté, n'avait rien remarqué. Ou peut-être que si. Son regard croisa brièvement celui de Gina, et un sourire à peine esquissé effleura ses lèvres.
Esther sentit alors que cette journée allait être déterminante. Il ne s'agissait plus seulement de s'entraîner. Il s'agissait d'apprendre à vivre ensemble, avec leurs failles, leurs jalousies, leurs blessures, et leur potentiel immense.
Ils s'étaient retrouvés dans une vaste clairière en retrait de l'Académie, un endroit laissé à l'abandon depuis des années, autrefois utilisé pour les épreuves physiques. Le sol était craquelé, la mousse grimpait sur les murets effondrés, mais Esther y voyait un potentiel immense. Le soleil filtrait à travers les feuillages, et déjà, une énergie nouvelle circulait dans l'air.
« Aujourd'hui, c'est pas une simulation. C'est le vrai début, » déclara-t-elle, debout sur une pierre surélevée. Ses bras croisés sur la poitrine, elle observait ceux et celles qui avaient décidé de rester.
Autour d'elle, une quinzaine d'élèves. Certains encore incertains, d'autres déjà concentrés, presque fiers d'être là. Fulgure faisait des étirements, souple comme un chat. Anne Marie surveillait du coin de l'œil les moindres faits et gestes de ce dernier. Petronille était adossée à un tronc, les bras croisés, tandis que Gina se tenait à bonne distance d'elle, mâchoire serrée.
Esther inspira profondément.
"Si je veux qu'on devienne une véritable force contre les Krashmals, il faut plus que du courage. Il faut qu'on apprenne à se battre ensemble... même si on se déteste parfois."
Elle descendit de la pierre et s'avança vers le centre.
« Premier entraînement. Je veux tester votre capacité à travailler en binômes, même avec quelqu'un que vous ne connaissez pas. Ou que vous n'appréciez pas. »
Des regards se croisèrent. Inquiets. Méfiants. Martin, visiblement nerveux, s'était rapproché d'Anne Marie comme un chiot qui cherche refuge. Elle lui tapota l'épaule.
« Tu fais équipe avec moi, Volcan d'air, » lui dit-elle avec un clin d'œil moqueur.
Fulgure s'avança et se posta sans un mot. Esther le fixa.
« Tu seras avec... Dixie. »
Dixie, toujours joyeuse, leva les bras au ciel. « J'espère que t'as pas peur de voler, ninja ! »
Il haussa un sourcil, puis s'inclina légèrement.
« Tant que tu me suis. »
Gina s'apprêtait à avancer, mais fut aussitôt devancée par Petronille.
« Si je dois être avec quelqu'un, autant que ce soit toi, » déclara cette dernière d'un ton neutre.
Gina la dévisagea, le regard sombre.
« T'as pas peur que je t'envoie valser ? »
Petronille pencha la tête. « T'as pas peur que je t'écrase contre un arbre avec mes pensées ? »
Une tension palpable s'installa. Esther fronça les sourcils.
« Suffit. Je tolère pas les règlements de compte. Si vous avez des comptes à régler, ça sera sur le terrain — avec respect. »
Les deux jeunes femmes ne se répondirent pas, mais se mirent lentement en position.
Esther continua les assignations : Simon et Sébastien, les deux anciens Sentinelles, seraient ensemble. Deux autres élèves en soutien les rejoindraient.
Puis, Esther claqua des mains.
« Échauffement. Cinq tours du terrain. Ensuite, j'alterne : test de télékinésie pour certains, esquive, combat au corps-à-corps, et stratégie pour d'autres. Pas de pause. Pas de plaintes. Je veux savoir de quoi vous êtes capables. »
Les élèves se mirent en mouvement.
Martin trébucha au premier tour, s'empêtra dans une racine, et s'écrasa dans la terre. Fulgure leva les yeux au ciel, mais Anne Marie se précipita pour l'aider.
« C'est qu'un échauffement, Martin. T'as pas encore sauté du haut d'une falaise... »
Il rougit. « J'attendais justement ce moment pour briller. »
Plus loin, Gina, pendant la course, lançait des regards furtifs à Petronille, observant la facilité avec laquelle elle soulevait une pierre sur leur passage sans même toucher le sol.
Esther, en retrait, prit quelques notes mentales. Il va falloir gérer les rivalités... mais au moins, ils sont là.
Elle s'avança à nouveau.
« Vous êtes pas ici pour être parfaits. Vous êtes ici pour tomber et vous relever. Ce qui compte, c'est que vous restiez debout. Et un jour, vous serez ceux et celles qu'on appellera des Karmadors. »
Un léger vent souffla à travers la clairière, soulevant les cheveux d'Esther comme un frisson d'espoir. C'était le début de quelque chose. D'imparfait, mais prometteur.
Le terrain d'entraînement improvisé, un plateau rocailleux en périphérie de l'Académie, résonnait déjà des premiers échos d'affrontements. Le vent balayait les poussières sèches, soulevant des remous d'air chaud sous les pieds des jeunes Karmadors. Esther s'était placée un peu à l'écart, observant avec attention. Elle avait déjà distribué les consignes : aucune attaque létale, pas de provocation inutile — mais les regards échangés entre Gina et Pétronille suffisaient à allumer la mèche.
Gina, campée solidement sur ses jambes massives, serrait les poings. Sa musculature impressionnante ne faisait aucun doute sur ses origines : elle pouvait briser des rochers à mains nues. Mais aujourd'hui, c'était une autre sorte d'épreuve. En face, Pétronille flottait presque, légère et sûre d'elle, ses yeux brillants d'une énergie invisible.
— « Prête à jouer, ma géante ? » lança Pétronille d'un ton narquois.
— « Pas jouer. M'entraîner, » répliqua Gina en grinçant des dents. « Et te montrer que la force n'est pas si facile à manipuler. »
À peine les mots échappés, Pétronille leva la main.
Les rochers autour d'elle frémirent, un grondement sourd naissant dans le sol. D'un geste sec, elle les fit tournoyer autour de Gina comme une nuée d'insectes de pierre. Esther fronça les sourcils, attentive : c'était audacieux. Pétronille faisait preuve d'une précision presque cruelle.
Gina tenta de balayer les projectiles d'un coup de bras, mais déjà l'un d'eux l'atteignait à l'épaule. Elle recula de quelques pas, grogna, puis frappa le sol du pied. Le choc souleva un pan de terre qu'elle projeta vers Pétronille.
Mais la télékinésiste avait anticipé. Elle pivota, esquiva, et dans un sourire effronté, tendit les doigts vers Gina... qui, à son grand étonnement, sentit ses bras se soulever contre sa volonté.
— « Qu'est-ce que... tu fais ?! » cria-t-elle, furieuse.
— « Un petit test. Pour voir si même la force peut devenir... une marionnette. »
Les muscles de Gina tremblaient alors qu'elle résistait, luttant contre la sensation d'être tirée par des ficelles invisibles. Pétronille, concentrée, fronçait les sourcils, toute son énergie focalisée. Mais elle avait sous-estimé la résilience brute de Gina.
Dans un cri de rage, cette dernière libéra une onde de choc en martelant le sol de ses deux poings. Une onde tellurique se répandit, coupant net le lien mental. Pétronille chancela, surprise, et dut reculer.
— « Tu peux essayer de me contrôler, mais t'as pas encore vu ce que c'est que d'être une montagne qui bouge ! »
Esther s'interposa rapidement, les bras levés.
— « Stop ! C'était suffisant pour aujourd'hui. » Sa voix avait tranché l'air. « C'était un excellent test. Vous avez toutes les deux montré ce que vous valez. Mais ce n'est pas un combat à mort. On est une équipe. »
Les deux rivales se regardèrent encore un instant, haletantes. Puis Gina baissa les yeux, le souffle court, et Pétronille haussa les épaules, enjouée.
Mais dans le regard d'Esther, il n'y avait pas que de l'admiration. Il y avait aussi de l'inquiétude. Elle avait vu la faille — cette tension entre jalousie, orgueil et soif de reconnaissance. Et elle savait que si elle voulait guider ce groupe, elle allait devoir bien plus que diriger des entraînements.
Elle allait devoir apprendre à faire coexister des forces qui se repoussent... tout en les rendant plus puissantes ensemble.
Le silence s'était installé dans le grand dortoir d'entraînement, seulement troublé par les échos métalliques de quelques outils que manipulaient des élèves en pleine confection de leur équipement. Assise au fond de la salle, sur un banc de bois, Esther s'était éloignée de l'agitation, les doigts tâchés d'encre et de graphite, un carnet entrouvert sur ses genoux. Son regard sautait de page en page, révélant une série de croquis méticuleux : des silhouettes stylisées, des armures colorées, des logos flamboyants, des idées de noms et d'alliances tactiques. Elle annotait chaque détail avec une attention presque maniaque.
Karmadora Noctura — manipulation des ombres.
Titanessa — force surhumaine, blindage musculaire.
Mara-Téléka — télékinésie de niveau avancé.
Elle s'arrêta sur le dessin d'un casque au design complexe, puis sourit en coin.
— Si papa voyait ça... il serait probablement en train de me corriger la symétrie, mais je crois qu'il serait fier. Fier de nous. De Martin. De moi.
Son regard s'échappa de ses croquis pour glisser vers l'autre bout de la salle. Martin était là, en compagnie d'Anne Marie. Tous deux riaient, adossés contre un mur, discutant avec passion de techniques de défense. Anne Marie, toujours vive et spontanée, lançait des mouvements de bras pour illustrer ses propos. Martin l'écoutait avec admiration, les joues à peine rosées. Esther, de loin, observa son frère avec tendresse.
Il est sur la bonne voie... Allez Martin, un peu de courage. Avoue-lui ce que tu ressens. Tu le mérites.
Mais l'instant de douceur fut bientôt interrompu par une série de détonations sourdes, provenant du centre de l'arène d'entraînement. Des blocs de pierre volaient dans tous les sens, propulsés à grande vitesse. Petronille, concentrée, manipulait de lourds rochers qu'elle projetait d'un simple geste de la main. En face d'elle, Gina, la peau striée de lignes bleutees sous l'effet de son pouvoir titanesque, encaissait chaque impact avec une résistance impressionnante. Mais plus l'affrontement durait, plus la tension montait.
— C'est tout ce que tu as, la Télékineuse ? lança Gina, les bras croisés. Je croyais que tu allais me faire danser.
— Oh, tu veux danser ? ricana Petronille. Alors laisse-moi t'apprendre à valser.
Elle fit claquer ses doigts. Soudain, les bras de Gina se tendirent malgré elle. Une étrange force invisible semblait les tirer comme des ficelles. Ses jambes bougèrent par saccades, comme contrôlées par une main extérieure.
— Tu... tu joues à quoi là ?! rugit Gina.
— À la marionnette. Tu fais une très belle poupée de chiffon, répondit Petronille d'un ton moqueur.
Mais Gina, les muscles tremblants, résista. Son pouvoir de Titanes la protégeait, même contre la manipulation mentale de Petronille. D'un cri puissant, elle brisa l'étreinte invisible, puis fonça droit vers la télékinésiste.
— Je suis pas ton jouet !
Les deux filles s'élancèrent dans un choc brutal. L'arène trembla sous l'impact de leurs forces respectives. L'affrontement n'avait rien d'un simple exercice. Il était devenu un exutoire pour des rivalités plus profondes. La jalousie de Gina envers le pouvoir élégant de Petronille, et l'arrogance dissimulée de Petronille face à la force brute de Gina.
Esther fronça les sourcils.
— C'est pas du tout ce que j'avais en tête pour un entraînement d'équipe... murmura-t-elle.
Elle se leva, rabattit son carnet contre sa poitrine, et s'élança en direction du terrain, déterminée à calmer le jeu. Mais dans son cœur, elle sentait que ces tensions étaient inévitables. Rassembler une équipe de jeunes Karmadors n'avait rien d'un conte de fées. Il y aurait des éclats, des désaccords, de la fierté à piétiner, et beaucoup de patience.
Et malgré tout ça, elle savait que c'était sa mission. Sa première vraie mission.
Et elle n'échouerait pas.
La nuit était tombée sur l'Académie, mais les jardins étaient encore baignés d'une lumière douce provenant des lanternes suspendues aux branches des arbres. Le vent faisait bruisser les feuilles comme un murmure discret. Martin marchait à côté d'Anne Marie, mains dans les poches, le regard fixé droit devant lui pour cacher son trouble.
— Tu n'étais pas obligé de m'accompagner, dit-elle avec un sourire léger.
— Je sais... mais... je voulais.
Il hésita, cherchant ses mots. Depuis plusieurs jours, une angoisse lui rongeait l'esprit. Les dangers à venir, les Krashmals, les entraînements de plus en plus rudes... tout cela le hantait. Mais plus que tout, c'était l'idée de perdre Anne Marie qui le terrifiait.
Ils s'arrêtèrent près de la fontaine centrale, dont l'eau scintillait sous la lumière. Martin fixa les reflets dans l'eau, incapable de soutenir son regard.
— Anne Marie... je sais que tu es forte, plus forte que moi, même... mais... il y a des moments où j'ai peur. Pas seulement pour moi.
Elle tourna légèrement la tête vers lui, intriguée.
— Peur de quoi ?
Martin inspira profondément, comme pour se donner du courage.
— Peur de te perdre. Peur qu'un jour... je te voie partir au combat et que tu ne reviennes pas.
Le silence s'installa, seulement troublé par le clapotis de l'eau. Martin sentit ses mains trembler dans ses poches.
— Tu sais, reprit-il d'une voix plus basse, j'ai essayé de me convaincre que c'était juste... l'amitié. Mais chaque fois que je te vois sourire, chaque fois que tu te moques gentiment de moi... ça me frappe. C'est plus que ça. Bien plus.
Il leva enfin les yeux vers elle.
— Anne Marie... je t'aime.
Elle resta immobile, le fixant, sans dire un mot. Le silence dura assez longtemps pour que Martin sente son cœur battre douloureusement dans sa poitrine. Puis, elle s'approcha d'un pas, réduisant l'espace entre eux.
— Tu sais que tu es maladroit... que tu parles trop parfois... et que tu as cette manie de vouloir toujours protéger tout le monde, même quand tu es blessé, dit-elle doucement.
Elle marqua une pause, un léger sourire au coin des lèvres.
— Et c'est pour ça que je t'aime aussi.
Martin sentit un poids quitter ses épaules, remplacé par une chaleur qu'il n'avait jamais connue. Anne Marie posa sa main sur la sienne, et dans ce contact, tout danger, toute peur sembla s'effacer, au moins pour cette nuit-là.
Esther, assise un peu à l'écart sur un banc de pierre, terminait une esquisse de costume aux lignes élégantes, assorti à l'aura lumineuse d'un des Karmadors qu'elle avait récemment recrutés. Ses doigts tâchés de graphite glissaient avec précision sur la feuille, tandis qu'elle notait sur le côté quelques idées de noms qui pourraient convenir. Chaque coup de crayon nourrissait une étrange fierté : elle n'était pas seulement spectatrice de cette aventure... elle en était l'architecte. Elle imaginait déjà la réaction de leur père s'il voyait à quel point elle s'impliquait : ce petit sourire fier, peut-être même un éclat d'admiration qu'il ne montrait pas souvent.
Relevant la tête, elle aperçut, au loin, Martin et Anne Marie. Ils marchaient côte à côte, leur conversation semblait intime, ponctuée de gestes hésitants de la part de Martin. Elle devina, à la tension dans ses épaules et à ses regards fuyants, qu'il était en train de lui dire quelque chose d'important. Puis, elle vit le moment où il s'arrêta, inspira profondément et parla avec plus de sérieux, presque avec crainte. Anne Marie ne répondit pas tout de suite ; elle garda le silence quelques secondes, avant de poser doucement une main sur le bras de Martin, un sourire sincère illuminant son visage. Même à cette distance, Esther sut ce que cela signifiait.
Un sourire tendre se dessina sur ses lèvres. Elle ne fit aucun geste pour se manifester, préférant rester spectatrice discrète de ce moment qui appartenait à son frère. Doucement, elle baissa de nouveau les yeux vers son carnet, raturant une ligne pour en tracer une nouvelle. Les silhouettes de Martin et Anne Marie s'éloignèrent, se fondant dans l'agitation de l'Académie, tandis qu'Esther, le cœur plus léger, se replongeait dans ses préparatifs, plus déterminée que jamais à faire briller son équipe.
La salle de jeux de l'Académie vibrait d'une ambiance à la fois détendue et électrique. Les lampes suspendues projetaient une lueur chaude sur le tapis vert d'une grande table de billard, et plus loin, deux tables de poches et un jeu de poules attendaient des challengers. Simon et Sébastien occupaient déjà l'espace avec leur énergie habituelle, s'élançant l'un après l'autre en une course improvisée autour des tables. Leurs pas rapides résonnaient, parfois si vifs qu'on n'entendait plus que des claquements d'air, comme si le temps lui-même tentait de les rattraper.
— J'te l'ai déjà dit mille fois, ricana Simon en esquivant un coin de table, je suis plus rapide que toi !
— Dans tes rêves ! répliqua Sébastien en surgissant de l'autre côté du billard comme un éclair. T'as peut-être la vitesse, mais moi j'ai le contrôle. Toi, t'es juste un tourbillon maladroit !
Ils éclatèrent de rire en même temps, essoufflés mais incapables de résister à la compétition fraternelle. L'un lança une boule sur le billard, l'autre l'intercepta avant qu'elle n'ait roulé deux secondes, juste pour prouver qu'il avait de meilleurs réflexes.
— Regarde, ça c'est du talent, lança Sébastien avec un sourire en coin.
— Pff, du talent ? T'appelles ça tricher, moi, répondit Simon en lui donnant une petite tape sur l'épaule.
Un éclat de rire féminin retentit soudain à l'entrée de la salle. Gina venait d'apparaître, appuyée contre l'encadrement de la porte, observant la scène avec une tendresse discrète. Ses yeux brillaient, mais son sourire cachait une ombre de regret.
— Toujours en train de vous chamailler, dit-elle doucement en avançant vers eux. Vous n'avez vraiment pas changé.
Les deux frères interrompirent leur duel pour la regarder. Simon esquissa un sourire, Sébastien croisa les bras comme pour masquer son émotion, mais tous deux semblaient heureux de la voir là.
— Gina, dit Simon, t'es... revenue.
— Ouais, souffla Sébastien, on croyait que t'avais complètement disparu de nos vies.
Elle inspira, mal à l'aise, puis laissa retomber ses épaules.
— Je sais. Et je suis désolée. Désolée de ne pas avoir été là pour vous, surtout quand vous étiez en danger. J'ai fait mes choix, parfois les mauvais... mais je veux pas fuir cette fois.
Un silence s'installa, seulement troublé par le roulement lointain d'une boule de billard qui s'entrechoqua contre une autre. Simon se rapprocha, un léger sourire attendri aux lèvres.
— T'sais, tu nous as manqué. Même si t'as raté quelques courses improvisées et quelques victoires que j'ai évidemment toutes remportées, ajouta-t-il pour alléger l'atmosphère.
— Dans tes rêves, encore, rétorqua Sébastien avec une grimace moqueuse, ce qui fit rire Gina malgré elle.
Le trio partagea un petit éclat de rire qui brisa la tension. Mais Simon reprit un air plus sérieux, croisant son regard.
— Dis, Gina... Riu. Est-ce qu'il a essayé de te recontacter, après... après sa trahison ?
Le nom pesa lourd dans l'air. Gina serra les poings, mais répondit avec une franchise tranchante :
— Non. Et c'est mieux comme ça. J'ai choisi mon camp maintenant. Je reste méfiante, mais... je sais où est ma place. Avec vous.
Un souffle de soulagement traversa la salle. Sébastien s'approcha à son tour, posant sa main sur l'épaule de Gina.
— Alors on est trois. Trois contre le reste du monde, s'il le faut.
Un silence réconfortant suivit ses mots, ponctué par le cliquetis des boules de billard. Puis Sébastien, avec un air nostalgique, lâcha :
— Vous savez ce qui me manque ? L'épicerie Bordeleau.
Un sourire attendri passa sur leurs visages.
— Ah oui... soupira Simon. Et surtout Fernand. Tu te rappelles quand il s'énervait parce que tu courais trop vite entre les rayons et que tu renversais tout ?
— Et toi qui volais toujours un morceau de jambon derrière son dos, ajouta Sébastien.
— Si Fernand était un Karmador, intervint Gina avec un petit rire, il aurait sûrement le pouvoir du couteau de boucher suprême.
— Ouais, lança Simon. "Attention, voici Lame d'Acier, le pourfendeur des steaks !"
Ils éclatèrent de rire tous les trois, les images absurdes chassant un instant leurs inquiétudes.
Soudain, Greg poussa doucement la porte et entra dans la salle où se trouvaient Gina, Simon et Sébastien. Sa haute silhouette se découpa dans l'encadrement, et son regard se posa aussitôt sur Gina avant de vite se détourner, comme s'il craignait d'avoir été surpris.
— Te voilà enfin, lança Simon en croisant les bras. On commençait à croire que tu t'étais volatilisé.
— Non... j'avais besoin de réfléchir un peu, répondit Greg d'une voix basse, avant de lever brièvement les yeux vers Gina.
Elle soutint son regard avec douceur.
— Tu sembles préoccupé... Comment tu te sens, Greg ?
Il hésita, cherchant ses mots. Ses mains se crispèrent sur le dossier d'une chaise, puis il finit par s'asseoir.
— Pour être franc... je suis inquiet. Ces balises installées autour de l'Académie, c'était ingénieux... mais est-ce que ce sera vraiment suffisant pour contenir ce qui nous menace ? Et le Grand Conseil, figé comme il l'est... ça ne me rassure pas.
Sébastien hocha lentement la tête.
— Tu n'es pas le seul. J'ai vu ces runes de près : elles sont puissantes, mais rien n'est infaillible.
— Exact, renchérit Simon. Si quelqu'un de suffisamment déterminé et puissant veut franchir ces protections, il trouvera une faille.
Gina fronça les sourcils, puis posa son attention de nouveau sur Greg.
— Mais toi... au-delà de tes inquiétudes, tu as l'air plus pâle que d'habitude.
Greg pinça les lèvres, esquissa un sourire maladroit comme pour minimiser, mais finit par soupirer.
— Tu as l'œil... J'essaie de ne pas le montrer, mais je commence à me sentir faible. Comme si... comme si quelque chose me drainait de l'intérieur.
Un silence s'installa. Simon et Sébastien échangèrent un regard préoccupé, mais ce fut Gina qui se pencha légèrement vers lui.
— Greg, ce n'est pas le genre de chose à ignorer. Tu devrais laisser Esther t'examiner. Elle a la capacité d'analyser ce qui t'arrive.
Greg entrouvrit la bouche, surpris.
— Aller voir Esther... ?
— Oui, reprit Gina avec fermeté, mais aussi une douceur rassurante. Elle seule pourra dire si cette faiblesse vient d'une conséquence des balises ou de... quelque chose d'autre.
Il la contempla une seconde de trop, troublé par son regard, puis détourna vivement les yeux pour éviter qu'on devine son trouble.
— D'accord... si tu penses que c'est nécessaire, j'irai la voir.
Simon, d'un ton plus pragmatique, ajouta :
— C'est la meilleure option. Si nos protections sont liées à l'état de ceux qui les ont conçues, on doit s'assurer que tu restes au maximum de ta force.
Sébastien posa une main amicale sur l'épaule de Greg.
— Tu n'es pas seul dans cette histoire, frère. On veillera tous à ce que rien ne t'arrive.
Greg inspira profondément, reprenant un peu de contenance.
— Merci. J'espère juste que ces balises tiendront assez longtemps... et que le Conseil se réveillera avant qu'il ne soit trop tard.
Le silence qui suivit était chargé de gravité. Seule la détermination dans les yeux de Gina adoucissait un peu l'atmosphère.
Greg soupira doucement, amusé malgré lui, mais un peu gêné.
— Eh bien... je suppose que je n'ai pas le choix. Mais si je commence à rougir ou bafouiller, ne me le fais pas remarquer, d'accord ?
Gina lui lança un regard franc, mais avec un petit sourire qui trahissait sa satisfaction.
— Promis... mais seulement si tu continues à être utile pour ces balises et à ne pas tomber d'épuisement.
— Marché conclu, répondit-il avec un clin d'œil malicieux. Mais sache... que tu ne m'as pas facilité la tâche.
Le trio éclata de rire doucement, et pour la première fois depuis un moment, l'atmosphère se fit plus légère.
Puis, le sourire de Greg se figea légèrement. Il porta une main à sa tempe, fronçant les sourcils.
— Argh... mon crâne... la douleur... ça revient...
Gina fronça les sourcils, immédiatement sérieuse.
— Greg... ça va ? Tu veux qu'on aille voir Esther pour t'analyser ?
Greg hocha la tête, essayant de masquer la gêne, mais sa voix tremblait légèrement.
— Oui... je crois que ce serait préférable. Ce n'est pas encore insupportable, mais je sens que ça pourrait empirer si je continue ainsi.
Simon et Sébastien échangèrent un regard inquiet, et le ton de la discussion changea, la légèreté laissant place à la prudence. Malgré tout, l'attirance maladroite et les taquineries entre Gina et Greg avaient laissé un fil de complicité qui flottait encore dans l'air.
Gina fit un pas vers Greg, les traits sérieux mais toujours attentifs à son état.
— On devrait aller voir Esther tout de suite. Tu ne peux pas continuer comme ça.
Greg tenta un sourire, maladroit et un peu coquin malgré la douleur.
— Je me débrouille... je ne voudrais pas interrompre vos retrouvailles, après tout.
— Ce n'est pas une question de retrouvailles, répliqua Sébastien avec un haussement de sourcils. C'est une question de survie. Et toi... tu comptes pour nous.
Simon hocha la tête, lançant un regard complice à son frère.
— Exact. Et si tu t'effondres maintenant, qui va nous aider avec toutes ces balises autour de l'Académie ?
Greg laissa échapper un petit rire malgré la douleur, mais ses mains se crispèrent légèrement sur ses tempes.
— Très bien... je cède. Vous gagnez.
Gina lui posa une main sur l'épaule, un geste ferme mais rassurant.
— Allons-y, et essayons de ne pas trop traîner. Plus vite Esther pourra te scanner, mieux ce sera.
Greg soupira, prenant une profonde inspiration.
— D'accord... je vous fais confiance.
Les trois se mirent en marche, avançant à travers la salle de jeux où les lumières diffuses reflétaient les billes et les tables de poules. Simon et Sébastien se chamaillaient doucement pour savoir lequel était le plus rapide, lançant des petits paris et des éclats de rire, tandis que Greg suivait en boitant légèrement, encore embarrassé par son état et par l'attention que Gina lui portait.
Gina, en silence, ne cessait de jeter des regards à Greg, mesurant chaque signe de douleur sur son visage.
— Tu sais, murmura-t-elle, je ne veux pas que tu te forces à être fort pour nous. Si ça devient trop, tu le dis.
Greg hocha la tête, un sourire timide aux lèvres.
— Merci... c'est rare que quelqu'un me parle comme ça.
Le trio continua de traverser la salle, tandis que Simon et Sébastien reprenaient leurs blagues de rapidité, cherchant à détendre l'atmosphère. Mais à chaque pas, Greg sentait une lourdeur dans son crâne, un rappel que les balises et leur pouvoir avaient un prix réel, et que bientôt, il devrait affronter ses limites.
La salle d'opération était baignée d'une lumière blanche et froide, les murs tapissés d'écrans et de gadgets aux formes étranges. Des instruments bourdonnaient doucement, pulsant au rythme des capteurs qui entouraient Greg. Il se tenait au centre, crispé, la main posée sur son front, tandis qu'Esther ajustait un petit appareil lumineux sur son poignet.
Gina s'avança, le regard dur.
— Esther... tu ne peux pas me faire croire que tu ne l'utilises pas comme un cobaye, dit-elle d'une voix ferme. Arrêter le temps, manipuler les balises... Greg n'est pas un objet.
Esther leva les yeux calmement, sans se laisser impressionner.
— Gina, je comprends ton inquiétude. Mais je n'ai jamais eu l'intention de le mettre en danger inutilement. Chaque ajustement que je fais est pour protéger l'Académie et pour que Greg ne subisse pas de dommages irréversibles.
Gina croisa les bras, les sourcils froncés.
— Tu appelles ça protéger ? Il a déjà des palpitations, son crâne le fait souffrir, et toi... tu continues de manipuler ses pouvoirs. Tu veux lui faire porter le poids du temps sur ses épaules !
Greg, gêné, tenta d'intervenir.
— Ce n'est... pas si dramatique, je... je peux le gérer.
Gina se tourna vers lui, les yeux brillants d'inquiétude.
— Tu peux le gérer ? Tu sens ce que ça fait à ton cerveau ! Tu risques de te retrouver... de ne plus être toi.
Esther s'approcha, posant ses mains à plat sur la table, ses yeux rencontrant ceux de Gina.
— Je sais ce que je fais. Greg n'est pas un cobaye, il est volontaire. Et il est conscient des risques. Nous avons travaillé ensemble pour concevoir les balises et stabiliser les flux.
— Et si ça ne suffit pas ? lança Gina, la voix tremblante. Et si l'un de ces dispositifs échoue ? Tu vas rester là à jouer à la scientifique pendant qu'il... lui...
Greg la coupa doucement, un petit sourire malicieux sur les lèvres malgré la douleur.
— Gina... tu peux me faire confiance. Je suis pas si fragile, et puis... j'ai des gens qui me tiennent à cœur, dit-il en jetant un regard discret à Gina.
Gina inspira profondément, essayant de calmer sa peur et sa colère, tout en fixant Esther.
— D'accord... mais si quelque chose tourne mal, je ne resterai pas les bras croisés. Je ne laisserai pas Greg devenir ton... expérimentation.
Esther hocha la tête, comprenant la gravité des mots de Gina.
— C'est entendu. Mais je t'assure que je ferai tout pour qu'il sorte indemne.
Un silence pesant tomba sur la salle, seulement troublé par le léger bourdonnement des gadgets. Greg posa une main sur sa tempe, un sourire gêné mais confiant se dessinant.
— Je... je me sens bien soutenu. Merci.
Gina détourna le regard, serrant légèrement les poings.
— Alors... faisons en sorte que ça marche.
Esther ajusta les derniers paramètres sur les balises, tandis que Greg se préparait à canaliser son pouvoir, le trio conscient que chaque seconde comptait, et que l'ombre du danger planait toujours sur l'Académie.
Greg respirait encore avec difficulté, ses mains crispées sur le rebord de la table, lorsque l'écran central s'illumina soudain d'un rouge inquiétant.
— Qu'est-ce que... balbutia-t-il.
Esther s'approcha rapidement du radar principal, ses yeux scannant les signaux avec attention.
— Non... murmura-t-elle. Certaines balises dans la forêt ont été endommagées. On dirait... qu'elles ont été détruites.
Gina s'avança, fronçant les sourcils, tandis que Simon et Sébastien se penchaient sur l'écran, leurs visages crispés par l'inquiétude.
— Comment ça se fait ? demanda Gina. Qui... qui ferait ça ?
Le radar continua de clignoter, et de nouvelles indications apparurent : des silhouettes colorées se déplaçant rapidement dans la zone des balises. Le système ne pouvait pas identifier les individus, seulement leur présence et leur mouvement.
— Ce n'est pas juste un accident, expliqua Esther, la voix tendue. Ces signaux montrent que quelqu'un est là et qu'ils s'en prennent à nos installations.
— Ils savent ce qu'ils font... murmura Sébastien, les yeux rivés sur l'écran. Regarde comme ils se déplacent méthodiquement.
Greg se leva péniblement, posant une main sur l'épaule de Gina pour se soutenir.
— Si ces balises sont détruites... dit-il, la voix tremblante, je ne pourrai plus contrôler le flux temporel autour de l'Académie.
Gina croisa les bras, décidée, malgré le mélange de peur et de colère.
— Alors... on doit réagir vite. Esther, tu peux localiser exactement où ils sont ?
Esther tapa rapidement quelques commandes, ses doigts dansant sur les écrans tactiles.
— Je peux avoir leur position approximative grâce au radar satellite... mais on ne voit que les couleurs. Aucun visage, aucun détail. Ils se déplacent dans la forêt, et il y en a plusieurs.
Simon esquissa un sourire nerveux en coin, lançant à Sébastien :
— Alors, qui de nous deux est le plus rapide pour aller leur mettre une raclée ?
— Ne rigole pas, répliqua Sébastien, concentré. On ne sait même pas combien ils sont.
Gina, les yeux fixés sur les signaux mouvants, intervint :
— Pas le temps pour les paris. Il faut couvrir les balises et s'assurer que Greg puisse continuer à les stabiliser.
Greg, la mâchoire crispée, ajouta :
— Je commence déjà à sentir une tension énorme... si l'une des balises tombe, mon corps pourrait...
Il s'arrêta, la douleur revenant dans son crâne, et Gina posa sa main sur son épaule, fermement.
— On ira voir Esther tout de suite. Si quelqu'un veut arrêter nos plans, ils devront passer par nous.
Le radar continuait de clignoter, captant les mouvements des silhouettes colorées qui s'approchaient lentement des balises, leur progression méthodique annonçant que la situation venait de prendre une tournure critique.
Elle inspira brusquement et appuya sur une série de touches. Une alarme retentit dans tout l'établissement, stridente et implacable.
— Qu'est-ce que tu fais ?! cria Gina, surprise.
— J'avertis tout le monde. Qu'ils trouvent un abri immédiatement, répondit Esther d'un ton ferme.
À travers les murs, des pas précipités résonnèrent. Les apprentis Karmadors, figés un instant par la sirène, se dispersèrent dans les couloirs. Martin et Anne Marie, restés côte à côte, échangèrent un regard lourd d'inquiétude.
Puis, un autre écran s'activa. Une caméra de surveillance fixée à l'orée de la forêt montra une silhouette. La créature avança vers l'objectif, dévoilant des traits à la fois humains et monstrueux. Une gueule tordue, des crocs saillants, des yeux jaunes de prédateur. La démarche, elle, évoquait une hyène.
Esther blêmit. Martin, à ses côtés, serra les poings.
— Fiouze... murmura-t-il d'une voix presque brisée.
Esther déglutit, mais refusa de se laisser happer par le flot de souvenirs douloureux qui lui traversait l'esprit.
— Peu importe, dit-elle, les yeux fixés sur l'écran. Ce n'est pas le passé qui compte. C'est ce qu'il va faire, maintenant.
Pendant ce temps, Greg porta brusquement une main à son ventre, comme si une douleur fulgurante venait de le transpercer. Son souffle devint court, rauque, et ses yeux se voilèrent d'une lueur inquiétante. Autour de lui, l'air se mit à vibrer, et des symboles étranges apparurent, tournoyant dans une lumière blafarde. C'étaient des chiffres anciens, gravés comme dans la pierre, flottant dans l'espace, s'illuminant et disparaissant au rythme des spasmes qui secouaient son corps.
— Greg ! s'écria Esther en s'élançant vers lui. Elle posa ses mains sur ses épaules, tentant de stabiliser ses tremblements. « Respire... Écoute-moi. Ce que tu vois autour de toi, ce ne sont pas des illusions, ce sont des inscriptions liées à ton pouvoir. Rappelle-toi ce que je t'ai dit : ne lutte pas contre elles... accompagne-les. »
Greg serra les dents, ses lèvres tremblant sous l'effort.
— « Ça... brûle... Je ne contrôle rien ! »
Esther approcha son visage, son regard ferme mais doux.
— « Tu n'es pas seul. Tu m'entends ? Je suis là. Inspire, expire. Laisse les symboles circuler, pas toi. »
Un grondement sourd résonna alors dans le bâtiment. Les écrans de surveillance grésillèrent, se brouillant d'interférences, avant que des étincelles n'éclatent dans les haut-parleurs. La lumière au plafond clignota furieusement, puis s'éteignit dans un claquement sec. L'établissement entier bascula dans l'obscurité.
Un silence pesant dura une seconde... puis les alarmes de sécurité se déclenchèrent dans un hurlement strident.
Martin, qui jusque-là s'était tenu près d'Anne Marie, sursauta et serra instinctivement son bras.
— « C'est pas bon signe... Je le sens. »
Sur l'un des rares écrans qui résistait encore aux pannes, une silhouette se matérialisa : une créature mi-humaine, mi-hyène, aux crocs saillants et au rictus déformé. Fiouze. Son rire guttural résonna à travers les grésillements.
— « Pas lui... » murmura Martin, les poings crispés.
Mais avant que l'ombre ne prenne toute la scène, Gina s'avança, déterminée, son regard fixé sur la créature.
— « Occupez-vous de Greg. Fiouze, c'est pour moi. »
Elle leva ses mains et inspira profondément. Dans un mouvement fluide, son corps sembla s'embraser d'une énergie nouvelle. Son costume surgit de cette lumière : une armure souple orange et noire, traversée de lignes incandescentes. Une capuche noire, immense, tomba sur ses épaules, et un masque d'argent étincela sous la faible lueur des écrans.
Esther écarquilla les yeux, stupéfaite.
— « Mais... Gina... c'est exactement... le design que j'avais imaginé pour toi. »
Gina ajusta la capuche, ses yeux flamboyant derrière le masque.
— « Alors ça veut dire que tu me connais mieux que moi-même. »
Soudain, un hurlement atroce déchira la pièce. Greg, plié en deux, écumait de douleur. Ses paumes s'étaient ouvertes dans une lumière aveuglante, comme deux soleils miniatures. Des lignes de feu s'étiraient dans l'air, dessinant la forme d'un cercle parfait. L'espace lui-même vibrait, se distordait.
— « Ça s'ouvre... je... je ne veux pas ! » cria Greg, la voix brisée.
Esther le maintint de toutes ses forces, son cœur battant à tout rompre.
— « Greg, écoute-moi ! Ce n'est pas un ennemi qui te détruit, c'est toi ! Ne laisse pas la douleur te gouverner. »
Mais Greg hurla à nouveau, sa voix résonnant comme un écho multiple. Ses mains projetèrent une lumière si vive que tout le couloir se retrouva baigné d'éclats aveuglants. Le portail se fissurait dans l'air, grondant comme une gueule prête à s'ouvrir.
La douleur traversa Greg comme une vague brûlante, le forçant à plier les genoux. Ses mains tremblaient, et autour de lui, les étranges symboles lumineux, semblables à des chiffres anciens, continuaient de tournoyer dans l'air, flottant comme des éclats d'une langue oubliée.
« Greg ! Reste avec nous, respire ! » cria Esther en s'élançant vers lui. Elle tendit la main, récitant à voix basse quelques paroles qu'elle avait mémorisées dans les anciens grimoires, espérant apaiser la souffrance qui l'écrasait.
Mais déjà, l'énergie éclata. Une onde de choc invisible se propagea dans la pièce avec un fracas assourdissant. Tous furent projetés violemment en arrière : certains heurtèrent les murs, d'autres s'écrasèrent au sol en haletant. Les écrans explosèrent en pluie d'étincelles, les lampes grésillèrent, plongeant la salle dans une obscurité rythmée par des éclairs aveuglants.
Au milieu de ce chaos, seul Greg demeurait debout, figé comme une statue, les bras écartés malgré lui. Ses paumes irradiaient une lumière blanche, aveuglante, et l'air se mit à se tordre autour de lui. Peu à peu, un vortex apparut, s'ouvrant dans le vide, d'abord une simple distorsion, puis un véritable tourbillon grondant, avalant la poussière et les éclats de verre comme un gouffre insatiable.
Greg tenta de lutter. Ses muscles tremblaient, son visage était déformé par l'effort et la peur.
« Esther... aide-moi ! » hurla-t-il, sa voix brisée, emportée par le rugissement du tourbillon. Ses pieds glissaient vers l'ouverture, ses doigts cherchaient désespérément un appui, mais ses propres mains, sources du phénomène, refusaient de s'éteindre.
Esther, étourdie contre un mur, tenta de ramper vers lui, mais la force de l'aspiration la repoussa encore. Elle tendit son bras vers son frère de cœur, impuissante.
« Tiens bon, Greg ! Résiste ! »
Il secoua la tête, des larmes perlant à ses yeux. Le tourbillon l'attira brutalement en arrière. Dans un dernier cri de désespoir, Greg hurla son prénom :
« ESTHER ! »
Puis, son corps fut happé, englouti dans la spirale lumineuse. Un silence glacial s'abattit aussitôt. Les lumières clignotèrent une dernière fois avec violence, puis revinrent, faiblardes mais stables.
La pièce était dévastée. Gina, encore sonnée, se redressa avec peine, son masque argenté fendu d'une fissure. Esther resta figée, les yeux écarquillés, fixant l'endroit où Greg avait disparu, son souffle court, ses doigts tremblant encore.
La seule chose qui demeurait dans l'air, c'était le vide béant laissé par son cri.