Nebulosa

- Ça vous dérange si on rejoint Hayner et Roxas ?

- Pas du tout ! Ce sera l’occasion pour Chirithy d’examiner Roxas... encore une fois, s’amusa Aqua.

Perché sur les épaules de Ventus, Chirithy sifflotait joyeusement, déjà prêt à changer de cobaye.

- On se retrouve pour la grande Course Folle ! lança Terra en envoyant à Ventus un biscuit à l’effigie d’un Mog, qui le fit léviter dans un petit tourbillon de vent jusqu’à sa main.

Aqua et Terra regardèrent Ven et Chirithy s’éloigner, puis reprirent leur marche dans les allées de Disneyville. Le parc avait bien changé depuis leur dernière visite, dix ans plus tôt. Partout, des stands, des animations, des couleurs vives ; des cris de joie et des éclats de rire fusaient dans toutes les directions.

En flânant, ils croisèrent des visages familiers : Merlin, concentré à jongler avec des boules de feu ; un peu plus loin, les Trois Bonnes Fées faisaient tournoyer des rubans enchantés, un spectacle haut en couleur. Non loin de là, Isa tirait sur une corde de jeu avec une intensité suspecte, sous le regard amusé de Lea.

À sa gauche, Terra rayonnait. Il semblait pleinement heureux, tout entier plongé dans l’instant, comme soulagé de pouvoir enfin respirer. C’était le but de la journée, après tout.

Aqua, elle, restait figée dans une sorte d’état flottant. Toute cette effervescence l’enveloppait sans la pénétrer. Elle avançait dans les allées comme on traverse un rêve : tout était là, lumineux, vivant, mais elle ne parvenait pas à s’y laisser aller. Quelque chose en elle restait en retrait. Et c’était toujours cette part-là qui gagnait. Elle sortit de ses pensées et tourna la tête vers Terra, qui la fixait avec un froncement de sourcils.

- Pardon, tu me parlais ?

- Je te demandais si tu voulais une glace ?

- Euh… oui, pourquoi pas.

- Ça va ?

- Oui, oui. Et toi ?

Il ne répondit pas. À la place, il déposa un baiser léger sur sa tempe, un geste tendre, familier, puis s’éloigna vers un stand tout proche. Elle resta seule, cernée par la foule, comme prise dans un tourbillon dont elle était absente.

L’événement, organisé par Mickey et Minnie, devait redonner un peu d’énergie à tout le monde. Une parenthèse, dans une période où le découragement grandissait à mesure que les recherches sur Sora stagnaient.

Aqua avait failli ne pas venir. Terra croyait l’avoir convaincue, et elle l’avait laissé croire. Mais ce n’était pas sa promesse de légèreté qui l’avait décidée : c’était simplement une façon de repousser la prochaine mission.

Elle n’en pouvait plus du Royaume des Ténèbres. De ses silences poisseux, de son air qui collait à la peau. À force, elle avait l’impression d’en porter l’empreinte jusque dans ses rêves. Chaque retour la laissait vidée. Chaque nuit, la même scène : elle se noyait dans la Marge. Réveil en sursaut, gorge sèche, poitrine contractée, la peur encore accrochée à ses membres. Il lui fallait du temps, chaque fois, pour comprendre qu’elle était revenue. Pour retrouver Terra, endormi à ses côtés. Pour croire à la lumière.

Elle vit son compagnon revenir, rayonnant, un cornet à la main. Trois boules colorées – eau de mer, miel doux, citron vitaminé – et un Croustirock pour lui. Ce genre d’attention, avant, lui aurait réchauffé le cœur. Aujourd’hui, cela ne soulevait qu’un souffle à peine tiède. Une trace fugace.

- Je t’ai pris tes parfums préférés. Ça ira ?

Elle attrapa la glace, esquissa un sourire.

- Oui. Merci.

Terra croqua dans sa friandise.

- Tu es sûre que ça va ?

- Oui, ça va.

Elle aurait voulu hurler que non. Que rien n’allait. Que ce poids sourd qui lui écrasait la poitrine l’empêchait de respirer. Mais elle se retint.

- Sûre ?

- Terra.

Sa voix trembla malgré elle. Pourquoi fallait-il toujours qu’il insiste ? Ne voyait-il pas ce mur qu’elle dressait chaque jour un peu plus haut entre eux ? Ou le voyait-il trop bien, et ne savait-il comment le franchir ?

- D’accord… mais je suis là, tu sais ? Tu me le dirais, si ça n’allait pas ?

- Oui.

Elle n’osa pas dire non, même si c’était vrai.

Elle se remit en marche. Pas plus vite, pas plus lentement. Juste assez pour faire comprendre qu’elle n’avait plus envie de parler. Terra suivit en silence. Et le silence s’installa, compact et gênant, comme un troisième invité dans leur duo.

Ils aperçurent Ventus au loin avec Hayner, Pence et Olette. Roxas, Xion et Naminé étaient aussi là, tous en file pour le Flipper Géant.

Chirithy avait changé d’épaule, perché maintenant sur Roxas, et comme toujours, procédait à une inspection minutieuse : petit tirage de cheveux, patte dans la bouche, regards interloqués en direction de Ven, qui riait aux éclats. Ce rituel entre eux avait le don d'amuser tout le monde — même Aqua esquissa un vrai sourire. Un bref, mais sincère.

Plus loin, Riku et Kairi étaient assis à une table à l’écart. Leur verre intact trahissait le temps écoulé. Kairi triturait une peluche Mog, le regard figé. Riku, courbé sur son Gummiphone, semblait ailleurs.

Aqua s’approcha d’eux presque malgré elle, attirée comme par une vibration familière — ce genre de mélancolie muette qu’on reconnaît sans l’avoir entendue. Terra suivait en silence.

- Bonjour vous deux.

Riku leva simplement la tête et esquissa un sourire, tandis que Kairi sursauta, comme tirée d’un sommeil sans rêves. Dans un rictus crispé, Aqua murmura un petit « désolée ».

- Ce n’est rien, répondit Kairi en tirant une chaise.

Riku en tira une autre, sans rien dire, et rangea lentement son terminal dans sa poche. Kairi paraissait déjà un peu plus présente. Peut-être que le simple fait d’être dérangée l'avait fait remonter à la surface.

- C’est vraiment une belle idée, cette fête, dit Terra, sincère.

- Oui… murmura Kairi.

Elle soupira doucement. Aqua aussi, presque au même instant. Riku, lui, se contenta d’un léger hochement de tête.

- Pourtant, t’as pas l’air dans ton assiette, reprit-il, comme pour inviter Kairi à dire ce qu’elle taisait.

Aqua le fusilla du regard. Il l’ignora volontairement.

- Oui, admit Kairi tout de suite, ce qui surprit Aqua. Ienzo et Even insistent pour que je ne reste pas trop longtemps en sommeil, que je fasse des pauses régulières. Je sais qu’ils ont raison.

Elle haussa les épaules, un peu lasse.

- Voir autre chose que le labo, c’est important. Et ça me laisse du temps pour bosser mes sorts, m’entraîner au combat… mais…

Elle lança un coup d’œil vers Riku. Il regardait ailleurs, les mains enfoncées dans les poches.

- …c’est compliqué d’apprécier tout ça sans lui.

- Je comprends, dit Terra d’une voix douce. J’espère qu’on le retrouvera... j'ai bon espoir.

- Merci.

Elle lui adressa un mince sourire. Un sourire fragile, mais réel. Même Riku, en silence, laissa remonter un coin de lèvres.

Aqua sentit le regard de Terra sur elle.

Cette fois, c’est elle qui détourna les yeux. Elle était partagée — une sorte d’agacement mêlé d’admiration. Kairi, en quelques mots, avait réussi à faire ce qu’elle-même s’interdisait. Elle avait exprimé sa peine. Et, comme par magie, elle paraissait plus légère. Était-ce vraiment si simple ? Et si oui, pourquoi était-ce si difficile pour elle ? Si elle ne pouvait pas se confier à Terra, à qui alors ? Elle vivait avec lui. Elle ressentait son amour. Elle le savait sincère. Et pourtant, quelque chose coinçait. Un mur. Invisible, mais bien là.

- Ça vous tente une partie de Mickey-Palets ? proposa Terra avec un sourire. J’ai entendu dire que Mickey les a ensorcelés pour qu’ils rebondissent plus vite, plus haut.

Kairi redressa vivement la tête, comme si l’idée d’un vrai jeu lui redonnait soudain un peu de souffle.

- Riku ? demanda-t-elle doucement.

Il leva les yeux, prit une profonde inspiration, puis souffla lentement par le nez, comme pour chasser un poids invisible. Un sourire léger se dessina au coin de ses lèvres, et il hocha la tête.

Un éclat de joie illumina le visage de Kairi. Elle attrapa la main de Riku et l’entraîna vite avec elle, comme pour l’empêcher de changer d’avis.

- Et toi, ça te dit ? demanda Terra, une fois leurs amis éloignés.

Aqua haussa les épaules.

- On va dire que oui...

Son cœur restait lourd, fatigué.

Elle se leva et commença à marcher vers la salle d’arcade. Terra la suivit rapidement, prit sa main dans la sienne et la fit pivoter doucement vers lui. Ses mains encadrèrent son visage, il déposa un baiser tendre au coin de ses lèvres, puis un autre, plus profond.

Mais Aqua ne ressentit rien, ou presque. Le baiser lui sembla distant, une forme douce d’inconfort. Quand Terra la serra contre lui, l’étreinte lui procura une chaleur plus réelle, plus apaisante. Son cœur ralentit, trouva un souffle, le temps d’un instant.

Puis il murmura, à son oreille, trois mots qu’elle ne s’attendait pas à entendre.

- Je t’aime.

Elle resta figée, muette, serrant un peu plus fort Terra contre elle, comme pour cacher la tension qui crispait son visage.

Ses sourcils se froncèrent, sa mâchoire se contracta, et dans son esprit, une voix assourdissante hurla : Tu n’as pas le droit d’être aimée.

Une pensée qu’elle accueillit comme une vérité immuable, impitoyable.

Terra relâcha son étreinte, chercha son regard, mais elle détourna les yeux.

- On fait équipe ?

- Oui. D’accord.