Nebulosa
Allongé sur le banc froid, une main glissée sous sa tête, Terra sentait l’humidité de la pierre piquer doucement son dos et le côté de sa jambe, posé contre le dossier. Au-dessus de lui, un voile blanc et épais de nuages effaçait les étoiles, engloutissant aussi les tours du château de la Contrée.
Il poussa un long soupir, puis se redressa lentement.
- Je ne sais même pas pourquoi je continue de venir ici, murmura-t-il à voix basse.
Cela faisait près de deux semaines qu’Aqua ne venait plus, qu’elle l’évitait. Même en mission, elle conservait ce détachement glacial. Ventus parvenait parfois à lui arracher un sourire, mais dès que Terra prenait la parole, son visage, son corps, tout en elle se refermait aussitôt.
C’était d’autant plus déconcertant qu’il n’avait rien anticipé. Leur dernière soirée s’était déroulée dans une douceur inattendue, mais ce fut le matin suivant que la rupture subtile s’installa : Aqua quitta les draps du lit, pour la première fois, sans un mot. Terra ne prit pleinement conscience de ce changement que lorsqu’il la croisa, seule, dans la Salle des Sièges, quelques heures plus tard.
En dehors de leur chambre, des rendez-vous rituels au Sommet et des moments où ils se savaient seuls, ils s’abstenaient de gestes d’affections entre eux pour éviter que Ventus ne découvre l’intimité de leur relation. Mais ce matin, Aqua était seule dans la Salle et quand Terra s’était approché d’elle pour l’embrasser, elle avait détourné le visage avant de quitter la pièce sans un mot.
Par la suite, et les rares fois où il le pouvait, Terra avait essayé d’évoquer le sujet, mais elle avait immédiatement clos la discussion prétextant la concentration pour expliquer ce changement soudain de comportement. Les premiers jours, il avait aussi tenté de frapper à la porte de sa chambre, mais sans réponse de sa part, il avait préféré rebrousser chemin, ne sachant pas s’il devait insister ou la laisser seule.
Depuis, chaque soir, il lui envoyait le même message sur le Gummiphone : « Je suis au banc si jamais… ». Puis il venait ici, patientait, espérait.
Peu importait la douleur que pourrait provoquer la discussion, il se sentait prêt à tout affronter — reproches, aveux, et même la rupture — tant qu’elle acceptait de lui parler.
Mais ce soir encore, le contact ne viendrait pas. Il sortit son Gummiphone, sans trop savoir pourquoi — sans doute espérait-il voir la petite enveloppe familière s’afficher, signe d’un message d’Aqua. Mais l’écran resta vide. Il déverrouilla l’appareil et se perdit dans les méandres des conversations passées.
Le dernier message d’Aqua remontait à deux semaines :
« Je ne peux pas venir ce soir, quelques papiers à trier, on se retrouve dans ta chambre vers 23h, ok ? »
Il relut aussi ses échanges passés avec Ventus :
« Tu ne trouves pas Aqua bizarre en ce moment ? »
« Si », avait-il simplement répondu. Il aurait voulu en parler plus profondément avec lui, mais il était complètement perdu et n’avait donc pas insisté.
- B‘soir, glissa une voix féminine derrière lui qui le fit sursauter.
- Aqua !
Il se redressa, la regardant avec un mélange de surprise et de joie. Son cœur fit un bond dans sa poitrine ; il avait du mal à en croire ses yeux. Elle se tenait là, debout dans la pénombre, la lanterne éclairant le bleu profond de ses cheveux. Un lourd silence s’installa, que Terra brisa prudemment.
- Tu veux… t’asseoir ?
Sans un mot, Aqua contourna le banc sur la droite de Terra et s’assit à ses côtés. Un nouveau silence s’installa, mais rapidement, elle posa sa tête sur son épaule. Terra inclina légèrement la sienne pour y appuyer la sienne, rendant ce moment un peu moins pesant.
Il n’osa pas aller plus loin, de peur de la brusquer. Il voulait simplement profiter de cet instant. Mais l’amertume s’insinua bientôt en lui, comme un parasite monstrueux qui remuait ses entrailles. Aussi beau et inattendu que fût ce moment, le passé de ces deux dernières semaines le rongeait, et son besoin de comprendre était plus fort. Il se reprochait de ne pas réussir pleinement à savourer cet instant, mais il sentait qu’il n’aurait peut-être jamais d’autre occasion pour poser ses questions. Alors, sans pouvoir se retenir, elles franchirent ses lèvres.
- Pourquoi ce silence ? J’ai fait quelque chose de mal ? Tu veux rompre ?
Sous le choc de ses questions, Aqua se redressa et s’écarta presque aussitôt. Elle s’adossa à la paroi rocheuse du banc, croisa les jambes, puis les bras, le regard perdu dans le vide. Elle ne répondit pas.
- Tu ne vas pas recommencer…, dit-il la voix trop tranchante, trop tendue — il s’en rendit compte aussitôt. Je croyais que tu me faisais confiance ? Sa voix, cette fois, était plus douce. Mais son regard restait intransigeant.
- Je te fais confiance, souffla Aqua, sans bouger, sans le regarder.
Cette réponse heurta Terra de plein fouet. Il se leva d’un coup et se planta devant elle, mais elle ne broncha pas.
- Alors explique-moi, s’écria-t-il, ses mains s’ouvrant dans un geste d’exaspération. Je peux tout entendre !
Aqua décroisa lentement les jambes, se leva, frôla Terra en passant. Elle recula de quelques pas, comme pour trouver un peu d’air.
Elle inspira.
- Je n’y arrive pas.
- Eh bien moi non plus je n’y arrive plus !
- Je comprends, dit-elle simplement sans se retourner.
- Je… Tu… Tu comprends ? C’est tout ?
- Je suis désolée…
Les bras de Terra lui tombèrent le long de son corps. Il ravala sa salive ; sa gorge le brûlait. Son amertume s’était muée en écœurement.
- Moi aussi…
Aqua sentit Terra s’éloigner derrière elle. Elle se retourna, regarda sa silhouette se fondre dans le brouillard nocturne.
Quand elle fut certaine qu’il était assez loin, elle invoqua sa Keyblade et lança un sort de dissimulation. Un dôme translucide l’enveloppa, étouffant les sons, la dissimulant aux regards.
Elle se rassit sur le banc glacé, les bras repliés sur son ventre, la tête basse. Ses épaules secouées de spasmes muets. Un cri rauque lui échappa, suivi de larmes incontrôlables.
- Qu’est-ce qui m’arrive… ? murmura-t-elle, le visage enfoui dans les mains.
Même dans les Ténèbres, elle ne s’était jamais sentie aussi étrangère à elle-même. Comme détachée de son corps, de ses pensées. Spectatrice impuissante de sa propre chute.